INFORMATION JUIVE Mars 2010 5
PESSAH
questionnement. A nouveau, ce n’est
pas vraiment un hasard si la Torah, en
général plutôt avare de répétitions,
réitère quatre fois l’injonction : “Et si
ton fils te demande “pourquoi tous ces
rites, tu répondras” en variant chaque
fois la teneur de la réponse du père. Ce
n’est pas davantage un hasard si dans
la fameuse et populaire Ma nichtana,
l’enfant pose quatre questions.
Cette quadruple injonction a donné
naissance à un des plus suggestifs
passages de la Haggadah : l’épisode
des quatre fils. Le Sage, l’Impie, le
Simple et Celui qui ne sait pas poser
de questions. En effet, les rabbins ont
pensé que chacun de ces dialogues
entre les pères et les enfants correspond
à quatre postures différentes face à la
Torah. On les retrouve dans la diversité
des attitudes juives dans leur rapport à
la judéité.
Le premier, le Sage pose des
questions très sophistiquées. Il sait
différencier les trois grandes
dimensions de la loi juive. Il y a
EDOUT : les lois qui témoignent : le
Shabbat, les fêtes, la circoncision. Il y
a MICHPATIM : les lois
interpersonnelles, le Code civil. Et
enfin, HOUKIM : les lois sans
apparente explication rationnelle :
manger cachère, porter des Tsitsit. Le
Sage les assume toutes. Il voudrait
simplement en savoir davantage. C’est,
par excellence, le Juif orthodoxe pétri
de la foi du charbonnier.
Définir le second – le Racha – est plus
difficile. Littéralement, ce terme signifie
à la fois méchant et coupable. Ici, il
conviendrait plutôt de parler soit
d’impie, soit de sceptique, soit même
d’hérétique. Il lui est reproché, en
disant “pourquoi vous imposez-vous
cette servitude ?”, de se désolidariser
de la communauté. La Haggadah et
nous-mêmes savons de qui on parle. Il
y a deux sortes de Juifs : ceux qui
disent NOUS et ceux qui disent VOUS.
Par charité juive, je m’abstiens de citer
des noms. Il vous suffira de lire les
journaux pour combler cette lacune.
Le troisième fils, le Simple, est tout
simplement un ignorant. Il ne
comprend rien aux rites du Sédère.
Quant au quatrième – Celui qui ne
sait pas poser de questions – il en
poserait sans doute s’il faisait partie des
convives ! C’est le Juif absent. Se
privant du Sédère, il se prive par la
même occasion de l’opportunité
d’interroger la tradition.
Ce panorama n’est gère optimiste.
Apparemment, même s’il ne constitue
pas une statistique, trois Juifs sur quatre
semblent, à des degrés divers, hostiles
ou indifférents à leur judéité. Mon père,
de mémoire bénie, avait l’habitude, à
chaque Sédère, d’interpréter la
parabole des quatre fils non pas dans
une perspective spatiale – la diversité
de ceux qui croient au ciel et de ceux
qui n’y croient pas – mais dans une
dimension temporelle : il s’agirait de
quatre générations. Grandeur et
décadence…
Première génération : le Sage, le
Hakham. C’est le Juif du Shtetl ou du
Mellah. Il connaît la Torah. Il l’observe.
Il émigre en France, ou ailleurs dans la
Diaspora, et emporte avec lui son
patrimoine, comme disait Danton, à la
poussière de ses chaussures. Il a un fils
: c’est la seconde génération. Ce fils,
comme il convient, fait des études,
souvent supérieures. Il devient un esprit
fort. Il jette sa kippa aux orties. Je me
suis laissé dire qu’on a vu quelquefois
des immigrants d’Afrique du Nord, juifs
ou musulmans – prendre le bateau pour
aller en France et commencer par jeter
leur chéchia à la mer. En tout cas, cet
esprit fort est fortement assimilé. Bien
entendu, il ne fera pas à son père
l’injure de ne point assister au Sédère.
Mais quelquefois le sarcasme l’emporte
sur le respect. C’est le Racha.
A son tour - troisième génération - le
Racha a un fils. Celui-ci n’a guère de
chances de recevoir une éducation
juive, même s’il a peut-être célébré sa
Bar-Mitzva, quelquefois pour préserver
la paix des familles. Mais, une fois par
an, il assiste au Sédère de son grand-
père. Et il dit : qu’est-ce que c’est que
cela ?
Que se passe-t-il à la quatrième
génération ? Le Hakham est mort. Le
grand-père, c’est dorénavant le Racha.
Certes, il a souvent mis de l’eau dans
le vin de sa laïcité. En vieillissant, il
éprouve quelquefois la nostalgie du
Sédère d’antan. Il se sent un peu plus
Juif depuis la résurgence de
l’antisémitisme, ou à cause de la Shoah,
ou parce qu’il a des cousins en Israël.
Mais, il ne fait plus de Sédère : son
petit fils n’aura plus l’occasion de poser
des questions.
Cette perte générationnelle me paraît
décrire assez justement l’histoire de
nombre de familles juives, et, vue de la
sorte, la parabole des quatre fils a des
accents divinatoires.
Elle présente cependant, dans son
apparent pessimisme, une véritable
lacune : quid du Baal Techouvah, de
l’enfant qui retrouve ses racines, de tous
ces retours, quasi-miraculeux, auxquels
nous assistons ? Quid du cinquième
fils ?
Tout comme l’on a ajouté une
cinquième coupe, pour le prophète
Elie, je pense que le cinquième fils, s’il
a la chance d’être présent, existe dans
chaque Sédère. On dit souvent que la
différence entre un rabbin et un
psychanalyste, c’est une génération. Et
combien de générations entre un
psychanalyste – qui n’est évidemment
pas forcément le Racha - et un rabbin
? Rien ne dit qu’il faudra fatalement
attendre la quatrième génération. Alors,
si vous avez à votre table un cinquième
fils potentiel, donnez-lui les réponses.
S’il ne pose pas de questions, sachez
les prévenir. Bref : c’est le moment où
jamais, pour nos frères, de se mettre
en quatre… J.E
Le cinquième fils, s'il a la chance d'être présent,
existe dans chaque Sédère.