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jouent un rôle à leur insu ou non, cette mort théâtralisée devrait être fictive à tout le
moins. Elle n'en est pas moins réelle, symétriquement inversée à la scène précédente !
Elle n'a pas de faux mais une scie de circonstance.
La Mort apparaît ici comme la doublure du comédien, juste derrière lui. Il s'apprête à
monter dans l'arbre pour trouver refuge, arbre non pas de vie mais de mort, bois qui lui
sert de cercueil, se rendant à sa dernière demeure de son plein gré. Là, où il voulait
échapper à la mort est l'endroit où précisément elle l'attend comme le dit l'histoire de
Samarcande. Le comédien négocie avec la Mort mais on ne joue pas avec elle comme
avec les hommes. On ne peut pas l’illusionner. La mort est douloureusement réelle,
tranchante comme une scie, terreur ultime.
L’opposition dans la mise en scène de Bergman, est radicale, jouxtant plongée et
contre-plongée, haut-bas, donnant une impression de vertige. Effectivement, Skat va
tomber de haut. Quand l'arbre tombe et que le comédien est réellement mort (en
hors-champ), dans un « cri silencieux », grimace qui en dit long sur sa terreur au point
qu’elle le rend muet (il ne joue plus et est sincère à ce moment-là), un écureuil surgit et
monte gracieusement sur le tronc d'arbre scié. Et ce petit animal, si fin et si beau, au
pelage roux et doux, avec sa queue en panache, vient nous jouer un dernier petit tour
comme si, lui aussi, voulait faire parti de la représentation. Il monte comme sur les
planches, image dédramatisée après la tragédie. Ironie légère comme une plume pour
dire peut-être qu’après la mort, il n’y a pas d’au-delà, pas de Dieu, simplement qu’un
petit écureuil. Ce qui n’étonne nullement chez Bergman qui s’est toujours interrogé sur
le silence de Dieu ou son absence. La mort est la seule réalité effective.
Ce plan surprenant vient donner une touche frivole et apaisée en même temps qu'elle
inclut la tragédie que seul l'homme connait à l'avance mais qu’il repousse sans cesse, se
perdant dans un tas d’illusions, ce qu’on appelait auparavant les péchés. Comme pour
signifier que la vie a une seule issue, celle de mourir (la mort contient la vie et non le
contraire), qu’elle est inéluctable dans une nature continuant paisiblement son cycle,
sans se soucier des angoisses humaines. C’est là que prend tout son sens cette phrase
célèbre de Shakespeare dans Macbeth : « La vie est une histoire racontée par un idiot,
pleine de fureur et de bruit, et qui ne signifie rien. »
Joli pied de nez à l’homme qui tente lui d’échapper au réel et à la mort par une
représentation et une duplication de lui-même volontairement fausse et simpliste. Sans
doute que la mort le rappelle à l’humilité face à son indécrottable vanité. La finesse et
l’habilité de Bergman n’est pas de faire de cette mort un drame horrible ou une tragédie
remplie de pathos mais de rappeler qu’elle est naturelle, réelle, hasardeuse, sans morale
aucune, opposée à toute dissimulation. Le cinéma à travers son langage si particulier,
mêlant artifices et émotions à l’inverse de la philosophie, n’est-il pas là pour nous
« apprendre à mourir » pour parodier Montaigne. C’est sans doute la magie réelle du
cinéma que de redonner la complexité et la simplicité du monde (de l’homme face à
celui-ci) à travers sa doublure imagée, ce qu’on appelle simplement la Beauté.