Le Septième sceau de Bergman (la mort du comédien)

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Le Septième sceau de Bergman (la mort du comédien)
Le septième sceau (1957) est un film en noir et blanc du cinéaste suédois Ingmar
Bergman. Scrupuleux observateur des passions humaines sous le scalpel nordique, ayant
mêlé comédies et drames dans une abondante filmographie, il est bien loin de l’univers
lisse et aseptisé que l’on tente de donner de cette partie du monde de nos jours.
Le titre est une référence biblique tirée de l’apocalypse, le septième et dernier sceau qui
permet d'ouvrir le Livre de la révélation (apocalypse voulant dire révélation), et de
connaître les secrets divins qu’il enferme. Seul l'Agneau (le Christ) peut briser ce seau
venant après les six premiers symbolisant les fléaux dont est accablé l'homme (religion
trompeuse, guerre, famine, persécution, pestes ou épidémie, violence, et mort). Ingmar
Bergman propose une interrogation sur l’homme se débattant en vain dans un monde
réel et tragique.
Dans l’extrait proposé, le cinéaste place une scène de comédie en pleine nature, dans une
forêt, l'exact opposé de l'artifice propre à la représentation. Il y a ici un retour aux
sources de l'illusion théâtrale, doublée de l'illusion cinématographique, le cinéaste ayant
été aussi bien réalisateur de films que metteur en scène de théâtre.
Pas de doute, l'homme sort bien de la nature autant qu'il s'en dissocie, et il est à lui tout
seul un théâtre, soit qu'il simule un rôle dans sa vie, soit qu'il l'accomplisse sur une scène
ou devant une caméra. C'est ainsi que l'on parle du monde comme un théâtre. L'homme
est double et dupe de lui-même. Il est joué. Théâtre par le fait que ces hommes et ces
femmes sont des comédiens sans costumes et aussi qu'au lieu de se disputer réellement
dans l’extrait, ils jouent une pièce dans un lieu qui n'est pas leur travail habituel : les
planches. Ce qui donne à cette scène un aspect irréel et théâtral de comédie. Là où on
pensait que le vrai se passait se déroule l’illusion de réalité dans la réalité elle-même.
C'est toute la duplicité qu'installe le cinéaste d'emblée en plaçant ces comédiens en
pleine nature, matrice du monde, dans une scène quotidienne, mais qui n'en continue
pas moins de jouer la mascarade. Comme pour dire, que acteurs ou non, les hommes
n'en continuent pas moins de tenir un rôle à jouer, pions d’un plus vaste échiquier que le
film pose dès le début entre le Chevalier et la Mort. Dès lors, cette petite troupe
itinérante qui représente quelques pièces pour survivre dans un monde hanté par la
mort et la maladie, n'en continue pas moins de jouer, se débattant avec un hypothétique
sens, face à sa misérable condition. Le film emblématise ce point d’indistinction entre
illusion et réalité dans son processus filmique même comme s’il se souvenait de La
tempête de Shakespeare quand celui-ci fait dire : «Nous sommes de l'étoffe dont sont
faits les rêves, et notre petite vie est entourée de sommeil.»
Le dispositif est idyllique : dans une mise en scène toute en distance et simplicité, fait de
plans sobres (en plans américains ou rapprochés poitrine le plus souvent), une troupe de
comédien se chamaille : une jeune femme Kunigunda surgit comme sur une scène et
s’adresse à son mari, Plog, qu’elle a trompé et lui annonce qu’elle n’aime plus son amant,
Skat. Elle a fauté et tente de reconquérir son mari en l'amadouant par la nourriture
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(« Quand nous rentrons à la maison, je te ferai des boulettes de pâte de porc. ») et en
dénonçant Skat qu'elle qualifie comme étant faux, ce qu'il est, étant acteur, vêtu comme
un bouffon. (« Il n'est que fausse barbe et fausses dents faux partout. ») Le ton badin en
cette occasion en dévoile l’artificiel.
Dénonçant le faux, elle est fausse elle-même et tente d’illusionner son mari sur ses
responsabilités. L’embonpoint de ce dernier montre bien les faiblesses qu’il a au niveau
du ventre pour se laisser berner à ce point par la nourriture (péché de gourmandise). Le
faux ne se cache pas seulement derrière des accessoires, postiches, faux nez et autres
barbes. Plog se laisse illusionner, Kunigunda illusionne pour échapper à son
comportement, elle-même s’étant « fait du cinéma » sur une séduisante aventure
extra-conjugale (péché de chair), illusionnée aussi par le comédien, ce pourquoi ce
dernier est mis en accusation. Le métier de comédien a souvent été vu comme vil, une
occupation d’oisif et de truqueur. Etre séduit n’est-il pas non plus succomber à une
virtualité alléchante, être marié tout en menant une double vie ? L’être humain n’est-il
pas aussi celui qui joue sur deux tableaux (donner une représentation fausse de soi tout
en la trahissant dans les faits) pour remporter la mise ?
Pour ajouter au processus, cette scénette se passe devant les autres comédiens qui
commentent en apartés (comme au théâtre) les tribulations rocambolesques du couple
reconstitué : « Seigneur, pourquoi avez-vous créé la femme ? », « L'acteur joue sur les
émotions. C'est la moitié de la bataille. » disent-ils presque goguenards, révélant non
seulement la duplicité de la séduction féminine et les artifices scéniques employés au
théâtre mais aussi le côté mécanique et prévisible du comportement humain.
Skat va alors redoubler son rôle, d’homme et d’acteur car il n’est pas du tout effrayé en
une telle circonstance par le fait qu’on veuille le tuer, et il en remercie même son futur
auteur. Il va donc jouer le jeu jusqu’au bout par ce qu’il sait faire de mieux pour échapper
à son assassinat : l’acteur. Il va simuler sa mort mais ce sera une mort de théâtre. Il
prend place sur une scène improvisée près d’un arbre, se tue et meurt avec emphase et
ridicule. On ne peut y croire. Les autres comédiens assistent à la scène sans drame et
font comme si elle avait bien eu lieu, le feuillage faisant office de rideau. « Il est mort.
L'acteur le plus mort que j'ai jamais vu. » dit l’un, prononçant le mot d’acteur au lieu
d’homme.
Contre toute attente, en off, on entend la charrette des comédiens s’en aller comme si ce
jeu n’avait pas été si factice que cela. Le couteau se relève, dévoilant l'artifice de théâtre,
Skat se redresse, content de lui (« J'ai bien joué cette scène. »). Il se retrouve seul
comme s'il avait franchi un seuil impalpable, point d’indistinction entre illusion et réalité
indiqué plus haut. Le comédien passe d'une fausse scène réelle à une scène réelle
théâtralisée, celle de sa mort effective.
Seul, Slak doit se protéger des ours, loups et fantômes, rappel de la peur ancestrale de
l’homme face à la nature. Sa mort près de l’arbre annonce sa mort réelle dans l’arbre.
Sauf que la mort, elle, ne joue pas et ne triche pas même si dans ce film, elle est
personnifiée en noir comme il se doit, comme jouant un rôle pour les besoins de la
représentation filmique. A l'inverse des comédiens qui ne sont pas sur une scène mais
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jouent un rôle à leur insu ou non, cette mort théâtralisée devrait être fictive à tout le
moins. Elle n'en est pas moins réelle, symétriquement inversée à la scène précédente !
Elle n'a pas de faux mais une scie de circonstance.
La Mort apparaît ici comme la doublure du comédien, juste derrière lui. Il s'apprête à
monter dans l'arbre pour trouver refuge, arbre non pas de vie mais de mort, bois qui lui
sert de cercueil, se rendant à sa dernière demeure de son plein gré. Là, où il voulait
échapper à la mort est l'endroit où précisément elle l'attend comme le dit l'histoire de
Samarcande. Le comédien négocie avec la Mort mais on ne joue pas avec elle comme
avec les hommes. On ne peut pas l’illusionner. La mort est douloureusement réelle,
tranchante comme une scie, terreur ultime.
L’opposition dans la mise en scène de Bergman, est radicale, jouxtant plongée et
contre-plongée, haut-bas, donnant une impression de vertige. Effectivement, Skat va
tomber de haut. Quand l'arbre tombe et que le comédien est réellement mort (en
hors-champ), dans un « cri silencieux », grimace qui en dit long sur sa terreur au point
qu’elle le rend muet (il ne joue plus et est sincère à ce moment-là), un écureuil surgit et
monte gracieusement sur le tronc d'arbre scié. Et ce petit animal, si fin et si beau, au
pelage roux et doux, avec sa queue en panache, vient nous jouer un dernier petit tour
comme si, lui aussi, voulait faire parti de la représentation. Il monte comme sur les
planches, image dédramatisée après la tragédie. Ironie légère comme une plume pour
dire peut-être qu’après la mort, il n’y a pas d’au-delà, pas de Dieu, simplement qu’un
petit écureuil. Ce qui n’étonne nullement chez Bergman qui s’est toujours interrogé sur
le silence de Dieu ou son absence. La mort est la seule réalité effective.
Ce plan surprenant vient donner une touche frivole et apaisée en même temps qu'elle
inclut la tragédie que seul l'homme connait à l'avance mais qu’il repousse sans cesse, se
perdant dans un tas d’illusions, ce qu’on appelait auparavant les péchés. Comme pour
signifier que la vie a une seule issue, celle de mourir (la mort contient la vie et non le
contraire), qu’elle est inéluctable dans une nature continuant paisiblement son cycle,
sans se soucier des angoisses humaines. C’est là que prend tout son sens cette phrase
célèbre de Shakespeare dans Macbeth : « La vie est une histoire racontée par un idiot,
pleine de fureur et de bruit, et qui ne signifie rien. »
Joli pied de nez à l’homme qui tente lui d’échapper au réel et à la mort par une
représentation et une duplication de lui-même volontairement fausse et simpliste. Sans
doute que la mort le rappelle à l’humilité face à son indécrottable vanité. La finesse et
l’habilité de Bergman n’est pas de faire de cette mort un drame horrible ou une tragédie
remplie de pathos mais de rappeler qu’elle est naturelle, réelle, hasardeuse, sans morale
aucune, opposée à toute dissimulation. Le cinéma à travers son langage si particulier,
mêlant artifices et émotions à l’inverse de la philosophie, n’est-il pas là pour nous
« apprendre à mourir » pour parodier Montaigne. C’est sans doute la magie réelle du
cinéma que de redonner la complexité et la simplicité du monde (de l’homme face à
celui-ci) à travers sa doublure imagée, ce qu’on appelle simplement la Beauté.
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Madame Bovary
Le chef d’œuvre de Gustave Flaubert, Madame Bovary, écrit en 1857, la même année
que Les Fleurs du mal de Baudelaire, met en place dans cet extrait l’héroïne Emma
Bovary à l’opéra avec son mari, Charles.
A la suite d’Honoré de Balzac et de Stendhal, Gustave Flaubert est un romancier que l’on
a appelé réaliste, courant littéraire qui étudie avec minutie la réalité en tentant de la
retranscrire le plus fidèlement possible. Cependant, si Flaubert sait mieux que
quiconque qu’un texte ne produit rien de réel mais que du texte, ce dernier n’en dit pas
moins quelque chose de pertinent vis-à-vis du réel, sa compréhension. Son style sobre et
précis ne laisse pas de place aux allusions de l’auteur (pensées, notations, indications)
sur ses personnages ; le narrateur efface les traces de son énonciation ou de sa présence
comme si le lecteur lui-même assistait de plain pied à cette observation minutieuse du
couple Bovary dans le contexte de la province française (le nord) au XIXe siècle.
Le texte est découpé en trois parties avec une conclusion abrupte. D’entrée de jeu, on
note la mise en abyme opérée par Gustave Flaubert puisqu’il décrit une représentation
d’opéra à travers une représentation littéraire, sorte de cadre dans le cadre. Dans son
style précis, sans afféterie, le romancier décrit la représentation musicale au moment
précis où les comédiens jouent avec emphase, et l’on sait que la musique peut dérouler
ses nappes d’émotions fortes pour transporter artificiellement l’auditeur dans ses
sentiments intérieurs. Surtout que Flaubert ne prend pas par hasard la musique
romantique du compositeur Donizetti mettant en scène le livret Lucie de Lammermoor,
une histoire d’amour.
En quelques courtes phrases, le narrateur décrit avec une certaine méchanceté la
représentation de l’opéra, notamment les chanteurs, Lucie avec « sa plainte aiguë », la
basse-taille du ministre qui ronfle « comme un orgue ». Il poursuit dans la même veine :
« Ils étaient tous sur la même ligne à gesticuler ». Ces chanteurs expriment des
sentiments excessifs : la colère, la vengeance, la jalousie, la terreur, la miséricorde, la
stupéfaction, preuve que nous sommes dans un spectacle, rempli de pathos, destiné à
impressionner le spectateur, style lyrique à l’opposé de celui « réaliste » de Flaubert. Il y
a sans doute ici une critique induite de Flaubert envers ce style de représentation
artistique qui tient plus à ensevelir le spectateur sous un déluge d’émotions extrêmes que
de lui faire comprendre ce qui se passe sur scène.
En somme, les chanteurs semblent en faire trop comme si le narrateur indiquait que l’on
ne pouvait pas y croire tellement leurs gestes sont par trop démonstratifs, clinquants,
ampoulés. Ils ont l’air de pantins désarticulés qui tentent de nous faire croire qu’ils sont
vivants. À l’inverse, le spectacle ne peut que plaire à Emma, toute à son rêve, en bonne
romantique qui se ment à elle-même.
Justement, le romancier s’attache ensuite au héros masculin sur lequel l’héroïne va
projeter son idéal. Il ne manque pas d’en décrire le ridicule et de le désigner comme un
« amoureux outragé » qui gesticule dans son habit, qui s’agite encore en « faisant
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sonner contre les planches les éperons vermeils de ses bottes molles ». Le portrait offert
n’est guère avantageux, c’est le moins que l’on puisse dire.
Ce personnage masculin (sorte de doublure d’Emma en quelque sorte) va nous
permettre de passer à la seconde partie de l’extrait qui met en scène Emma Bovary. En
cohérence avec le style adopté par Flaubert, celui-ci ne décrit pas son héroïne de
l’extérieur mais de l’intérieur, il nous fait glisser subrepticement en elle par la courte
phrase « pensait-elle » : nous passons ainsi de la scène à l’intériorité d’Emma, de la
représentation de l’opéra à celle qu’Emma se fait dans sa tête. Le chanteur semble
tellement convaincant par sa gesticulation que tout de suite l’imagination d’Emma
s’enflamme et pense que ce chanteur doit être nanti d’une forte capacité d’amour pour
l’exprimer si bruyamment sur la scène, sans se rendre compte ou l’ayant oublié qu’un
comédien simule des émotions. C’est bien le drame et c’est dire qu’Emma ne fait plus
trop la différence entre la réalité et la fiction.
D’ailleurs, la phrase simple « entraînée vers l’homme par l’illusion du personnage »
révèle le piège dans lequel tombe Emma, piège qu’elle s’est inoculée elle-même. À la
place de la scène de l’opéra, elle installe une autre scène émanant de son esprit : elle
imagine que cet homme dont elle a oublié le rôle pourrait être un amant extraordinaire,
qu’ils pourraient s’aimer à la folie, voyager à travers les pays, et qu’elle pourrait être une
compagne dévouée. Le dédoublement s’opère peu à peu. Flaubert emploie le
conditionnel pour bien indiquer la fiction que s’invente Emma, comme une projection de
son esprit tourmenté et sentimental.
La troisième partie offre un tournant crucial. « Mais une folie la saisit » indique
qu’Emma a substitué cette fois-ci la réalité à son rêve, à son illusion qui ne peut que la
pousser à un plus grand malheur, à une plus grande insatisfaction, la conduisant non
seulement à une double vie mais à un acte sacrificiel au final : le suicide. Emma ne rêve
plus, elle est persuadée que le comédien la regarde lors de la représentation et s’adresse
directement à elle : « il la regardait, c’est sûr ! » Dans son style réaliste, d’une grande
économie de moyen, Flaubert n’emploie plus le conditionnel mais l’imparfait pour
signifier le changement de condition. Le dédoublement a eu lieu.
La dernière phrase de l’extrait se veut aussi brève et sèche que tranchante et
démystifiante. Une vraie guillotine ! Ce retour à la réalité est un démenti aux illusions
d’Emma comme à ceux de tout lecteur potentiel qui, par le réalisme de Flaubert, fait
comprendre intimement le mécanisme de l’illusion métaphysique doublée d’une illusion
artistique qui ne fait pas saisir le phénomène mais le renforce ou le prolonge. On ne peut
mieux dire ici que Flaubert est un romancier anti-romantique.
Au moment où le rideau se baisse sur la scène, le romancier, par son dispositif narratif
particulier, « lève » le rideau, déchire la toile des idées reçues et des sentiments naïfs.
D’une façon romanesque, il opère une mise en abyme du spectacle dans le spectacle et en
révèle le danger potentiel : celui où le jeu de l’illusion scénique ne devient plus feint à
l’instar de l’illusion métaphysique dans l’esprit d’Emma. En somme, son rêve a remplacé
sa vie. La vie, elle, est concrète et réelle. Le rêve, lui, est illusoire et irréel.
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Gustave Flaubert donne en quelque sorte raison si l’on peut dire à Marcel Proust quand
celui-ci disait dans Le temps retrouvé : « La vraie vie, c’est la littérature ! » dans le sens
où la littérature vient expliciter ce que l’individu ne saisit pas dans la vie de tous les
jours. Un jaloux ne comprend pas la jalousie, le roman, lui, le peut malgré les artifices
dont il joue pour imiter la réalité. Malgré le fait que le roman ne produise que du texte, il
n’en dit pas moins des choses essentielles sur la réalité et la propose au lecteur. Dans ce
cadre dans le cadre évoqué plus haut, le premier est impitoyablement l’inverse du
second.
Edgar Degas Répétition du ballet sur la scène (1878-1879)
La danse, un des arts les plus érotiques qui soit, c’est le mouvement, la légèreté, la grâce,
la beauté et la fragilité des corps face à la pesanteur du temps et de la vieillesse. Edgar
Degas, peintre impressionniste, issu d’une famille de mélomanes, était un habitué de
l’Opéra même s’il y peignit peu les chanteurs. Il s’intéressait beaucoup plus aux
musiciens et surtout, aux danseuses.
Nous sommes avec ce tableau intitulé Répétition du ballet sur la scène, peint en
1878-1879, sur une scène de l’Opéra de Paris, construit par Charles Garnier, lieu
incontournable de la vie culturelle et mondaine de la société parisienne.
Le peintre nous projette dans un tableau qui décrit une scène d’Opéra, si proche du
théâtre, dans une mise en abyme au niveau de la représentation, sorte de cadre dans le
cadre. L’impression générale du tableau est comme dissonante, nullement idyllique.
Malgré son affection et son amour de l’Opéra, Degas s’éloigne des conventions visuelles
idylliques qui pèsent sur l’iconographie théâtrale de l’époque, aussi bien dans la
composition que dans le choix des situations.
Cette Répétition d’un ballet sur la scène montre le travail des danseuses sur la scène
dans une étrange vision. Par sa touche impressionniste, presque monochromique d’une
façon générale, courant pictural dû à l’apparition des tubes en peinture qui permettent
une exécution rapide et émotive du sujet, il est ici à la fois réaliste et fantomatique, ou
l’un et l’autre se livrent une fascinante rivalité au point qu’il est impossible de distinguer
la part de l’un et la part de l’autre.
Le tableau est comme divisé en deux entre beauté et douleur. Optant pour un cadrage
décentré qui axe son tableau tout en perspective, il dépeint avec finesse et un grand
contraste, les attitudes gracieuses des ballerines en action dans le fond et les poses
inélégantes des danseuses au repos au premier plan.
Degas parvient à retraduire tout le travail de ces ballerines, à cette dure et lente maîtrise
du corps, à cette tension permanente qu’elles impriment à leurs gestes et à leurs pas de
danse qui leur usent les nerfs et l’esprit. Face à ce labeur si ingrat parfois, si physique,
Degas n’en reste pas à une vision idyllique puisque les ballerines du premier plan ne sont
pas celles qui sont les plus gracieuses. Ce sont précisément celles qui sont mises en
avant-plan, qui décrivent l’harassant travail journalier, la fatigue et la douleur de
l’exercice répété quotidiennement afin de parvenir à une illusion de perfection lors du
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spectacle.
On sent effectivement la souffrance et la solitude du repos après l’intense travail : l’une
s’étire, l’autre se gratte le dos dans un moment de relâchement, une troisième ouvre la
bouche après sans doute un effort violent, comme figée dans un cri muet. Une quatrième
nous tourne le dos plongé dans sa solitude, le regard baissé et pensif. On croirait
entendre leur souffle court. De l’autre côté, à l’inverse, les ballerines dansent, parfaites
dans leur attitude gracieuse, effectuant des pointes ou une révérence charmante. Le rêve.
Justement, comme l’indique le titre du tableau, nous ne sommes pas dans la magie de la
représentation lors d’une grande première par exemple qui éblouit les yeux des
spectateurs. Nous sommes au contraire dans une répétition qui traduit toute
l’imperfection, les ratures, les maladresses de l’avant spectacle. Travail inlassablement
répété, refait, défait, et répété encore. Le tout sous l’œil du chorégraphe placé tout au
fond du tableau, tapi dans l’ombre, assis sur une chaise, œil que l’on devine impitoyable
et attentif à la moindre erreur d’exécution.
Cette représentation picturale de Degas constitue l’envers du tableau du spectacle si l’on
ose dire, jetant un éclairage cru et délicat sur ces femmes travaillant âprement pour la
beauté du geste et pour plaire aux spectateurs qui, eux, ne verront jamais cette intense et
difficile répétition et n’en goûteront que la crème.
Nous sommes donc ici dans l’antichambre de la danse. Degas en dessine la beauté et la
dureté, dans une étrange composition qui tient à la fois de l’impressionnisme et du
réalisme. D’où ce contraste entre le côté gracieux de ces ballerines en arrière plan et
l’aspect réaliste du difficile travail accompli en premier plan. Il ne faut pas oublier non
plus l’aspect menaçant du fond, plein d’ombre, qui s’ouvre comme un gouffre ou une
caverne, comme pour dire que ce monde est plus obscur que l’éclat de la représentation
en elle-même. D’autant que l’éclairage lunaire illumine fantomatiquement ces ballerines.
Un éclairage cru, accentué et renvoyé par la blancheur de leur habillement, qui les rend
fragiles et douces, si fragiles et donc si humaines, à l’égal de petites figures de plâtre
prêtes à se briser au moindre souffle de vent.
On imagine sans peine que les ballerines d’aujourd’hui en voyant ce tableau un jour
seront rendre grâce au peintre de les avoir si justement saisies et comprises dans leur
difficile et belle passion.
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L'illusion
Si l'illusion vient du latin illusio (ironie, illusion, tromperie) et est dérivé de illudere («
jouer avec, se jouer »), elle en réfère à un mécanisme précis, logé dans l'esprit humain. Si
l’illusion amuse et obsède l’être humain car possédant un double mécanisme, celui de
mentir autant que se jouer des apparences, elle pose question à l’homme qui tente de
percer le mystère de sa présence au monde. Il s’agit de questionner cette dialectique
existentielle au cœur de l’homme dans ses tenants et aboutissants.
Dans une première partie, nous montrerons que l'illusion fait partie intégrante de la
"nature" humaine, et qu'elle ne peut apparaître qu'avec la conscience qui pose un
dilemme à l’homme dans le déchiffrement de la réalité. Dans une seconde partie, l'art,
loin de n’être qu’un artefact vide de sens ou une duplication mécanique de la réalité,
tente d'une manière poétique à travers des artifices, de s’approcher de cette réalité pour
subvertir l'illusion originelle. Enfin, dans une dernière partie, nous indiquerons que cette
illusion artistique propose une vision singulière de l'artiste, révélant par sa pertinence et
son sens de l’observation des aspects inattendus du réel.
Parménide, philosophe grecque, nous l'avait dit : « L’être est et le non être n’est pas »,
l'un existe et l'autre n'existe pas. Ce que l'on peut prendre pour une tautologie, marque la
ligne de démarcation entre réalité et illusion. L’illusion fait référence au réel et à son
inverse, le simulacre, donc au double comme l'indique le philosophe contemporain
Clément Rosset dans Le réel et son double. L’auteur met en perspective la structure de
l’illusion, une façon de percevoir un événement comme si deux aspects de celui-ci
prenaient chacun une existence autonome. Dédoubler le réel, c’est être en délicatesse
avec lui, faire croire qu’on le tient pour référence alors qu’on est en train de le nier.
Il y a donc dans l'illusion, la dimension du faux et du jeu, soit que ce mécanisme passe
inaperçu, soit au contraire qu’il est feint. Nous prendrons ici le premier aspect,
l’interprétation erronée mais non révélée, émanant d'un jugement faux, d'une
représentation narcissique ou parcellaire que l’individu s’est inoculé lui-même. Comme
on le dit, il s'est fait du cinéma ou s'est fait des illusions.
Avec l'apparition de sa conscience et du langage, l'individu se construit une
représentation mentale du monde pour s'y tenir de plain pied et y jouer un rôle au
milieu des autres. Dans cette laborieuse construction, il élabore un espace réflexif et
imaginaire mais reste inexpérimenté face au monde qui préexiste avant lui. Cette vision
est d'autant plus imprécise et parcellaire que l'individu subit le monde durant ses
premières années. C’est dire aussi que quand on regarde le monde, il n’est jamais sûr que
nous ne soyons pas en train de le rêver, phénomène classique que retranscrivent les
œuvres artistiques comme La vie est un songe de Calderon.
C'est dire encore que l’homme, comprenant qu’il est destiné à la mort, poussé dans une
rivalité et compétition sociale, tourmenté de passions diverses qu’il expérimente avant
même de les connaître, est dissocié de la nature et ne peut plus jamais faire un. L’animal
n’a pas ce souci puisqu’il est enfermé son éternelle immanence alors que l’homme se
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retrouve avec la responsabilité du monde sur les bras : il doit le prendre en charge pour
être réellement homme. Il est à lui-même comme le monde l’est à lui, une énigme et un
mystère. Il doit se le représenter pour le comprendre et se comprendre. On saisit la
dialectique à l’œuvre entre le monde réel et l’image juste que l’on en donne ou que l’on
s’en donne. Le point central est que le réel existe et est vérifiable concrètement alors
l’irréel n’existant pas, il devient sujet à moult suppositions intouchables, et d’autant plus
mystérieuses qu’elles sont invérifiables.
Que l’homme se laisse abuser par ses sens, l’affaire est entendue (cas du mirage, illusions
d’optique) car il ne parvient pas à accommoder sa vue à la réalité physique. Mais
l’homme a aussi un esprit et une affectivité. L’illusion métaphysique est plus coriace à
démasquer car elle s'illustre quant à cette façon de prendre une représentation faussée
ou simplifiée pour le réel même. Cas fondateur de Narcisse dans les Métamorphoses
d’Ovide qui tombe amoureux de son image dans l’eau sans le savoir, délaissant Echo,
une altérité, un être concret et charnel.
Cette représentation est problématique car cette vue de l’esprit peut être manipulée,
orientée, simplifiée pour le faire agir au point que celle-ci peut parvenir à le faire aller
contre lui-même ou autrui (passion amoureuse, violence, actes sacrificiels) ou au service
d’autrui (hystérie collective, foule fanatisée) souvent par l’intermédiaire de média
(télévision, publicité, magazines). L’imagination n’est pas une notion bénéfique dans
l’absolu car elle peut glisser à notre insu des éléments erronés dans la représentation
que nous nous faisons d’une chose ou d’un objet. Dans tous les cas, cette imagerie se
substitue au réel. Platon avec le mythe de la caverne dans La république avait posé ce
problème d’une façon emblématique : les hommes prennent des ombres pour des
réalités alors que la véritable essence des choses leur échappe.
Or, l'être humain a aussi une conscience réflexive qui lui permet de faire le point comme
avec un objectif. À ce titre, il a besoin d'en passer par autrui pour tenter de voir net,
notamment par ceux qui ont déjà expérimenté le monde avant lui. C’est tout le sens de la
réflexion du philosophe Paul Ricœur : « La meilleure relation de soi à soi passe par
autrui. » Enoncé presque inacceptable, révélant que nous sommes incapables
d'appréhender le réel avec nos yeux. Si l’individu peut s’éduquer, discuter avec autrui,
nous en restons dans un domaine verbal, conceptuel alors qu’un autre domaine est là
tout proche : l’art qui est une vision singulière et critique d’autrui en correspondance
avec notre propre vie intérieure fait d’émotion, de sensibilité et d’intelligence.
Après avoir étudié ce mécanisme de l’illusion au cœur de l’esprit humain, avançons plus
avant dans ce besoin qu’à l’individu de feindre l’illusion cette fois-ci à travers des
représentations visuelle et sonore, un système artificiel.
Il est en effet curieux que l'homme doive en passer par une représentation artistique
pour saisir le monde qu'il a devant lui. À un niveau simple, l'homme aime jouer avec ce
phénomène de l’illusion tout en sachant ce qu'il en retourne comme dans les tours de
magie ou les illusions d’optique. Au niveau artistique, on connaît le dilemme qui oppose
Platon et d’Aristote à propos de la mimésis. Pour Platon, l’art est une pale copie,
mensongère, liée au vraisemblable alors que le monde des Idées est liée au Vrai, à
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l’essence des choses. Pour Aristote, elle permet une compréhension de la réalité par les
procédés de l'imitation aboutissant à l'illusion artistique qui s'est développée à partir de
la Renaissance et qui domine la pensée de l'art pendant plusieurs siècles.
L’art ou le spectacle qui utilise une simulation de réalité par divers artefacts, offre en
même temps une fenêtre sur le monde, sortant l’homme de la cage de son moi, que
celle-ci soit une représentation définie comme un espace scénique physique comme au
théâtre ou délimité par un cadre comme en peinture, en photographie ou en cinéma.
Cette fenêtre lui offre un espace imaginaire, une illusion non plus dissimulée à ses
propres yeux mais feinte, comme une doublure mentale de son propre monde intime,
initié et projeté par autrui.
En effet, l'art ne présente pas mais re-présente, présente une seconde fois comme si
l’homme avait mal vu le réel une première fois. Le philosophe Henri Bergson, dans Le
Rire, nous le disait. S’il voyait le réel de ses propres yeux, il n'aurait pas besoin de
représentation. La seule présentation du réel, là étalé devant lui, lui serait évidente.
Justement, comme l’homme est « mal voyant », il a à sa portée divers modes de
représentations visuelles et sonores.
Le roman joue avec des images littéraires comme la métaphore, la métonymie, créant
des liens concrets avec les référents réels. D’illustres romanciers comme Balzac, Zola,
Proust ou Flaubert ont tenté de représenter le monde (ou un monde) en le
reconstruisant avec leur verbe, leur style, leur composition, leur personnage de papier.
La Terre de Zola, avec sa volonté si naturaliste, présente une connaissance du monde
paysan, comme en trois dimensions, avec ses maisons, ses saisons, ses secrets, ses
féroces rivalités, ses rapports avec la nature et les bêtes etc., y compris quand ce monde a
disparu depuis longtemps. Bien sûr, cette entreprise littéraire ne joue pas que d’une
reconstruction réaliste mais allusive, comme Jorge Louis Borges qui parle dans Fictions
avec une sobriété de ton de l’angoisse de l’homme dans le monde, jeté comme dans un
labyrinthe. Edgar Poe dans ses Nouvelles histoires extraordinaires, par l’intermédiaire
du fantastique et de l’étrange, ne cesse d’interroger le monde dans son étrangeté. Dans
Le portrait ovale, le peintre peint inlassablement sa femme, histoire d’en capter la
beauté mais avec une telle obsession que celle-ci en meurt d’épuisement. Poe ne peut
mieux révéler que le peintre préfère la représentation à la réalité concrète.
Le théâtre en use autrement par une confrontation physique et réelle avec le spectateur.
Les acteurs existent bien comme être vivant, les décors sont bien physiquement
construits, offrant une troublante correspondance avec la vie réelle, simulation le réel
vivant par du réel fabriqué, délimité par une scène qui fait office de frontière entre le réel
et l’irréel. Molière dans L’avare, reprenant une fable de la Fontaine, avait compris le
procédé de cette illusion scénique pour proposer à ses contemporains une joyeuse
critique du comportement où l’avare a un rapport abstrait avec son or, enterré dans un
coffre et ne lui offrant aucune réelle jouissance.
La peinture, elle, va patiemment établir au cours des années un espace pictural, toute
une construction imagée avec la perspective née au Quattrocento, théorisée par Leon
Alberti, dessinée par des peintres comme Lorenzetti ou de Domenico Veniziano dans
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leur L'annonciation. Ce système perspectif avec multiples points de fuite, représentant le
monde avec ses dimensions physiques, mettait le spectateur au centre du tableau,
comme point de vue (cosa mentale), et simulait les conditions de la vision réelle,
remplacement d’une vision dominée par la théologie par une vision à hauteur d’homme
et pour l’homme. Canaletto, utilisant la camera obscura comme son confrère Vermeer,
allait perfectionner leur vision picturale pour la confondre avec le monde réel. D’autres
comme le Père Borrel del Caso dans son tableau en trompe-l’œil, Fuyant la critique
(1874-1899), joue de cette illusion en faisant sortir le personnage du cadre. Figurant
celui-ci comme un théâtre, le peintre tentait d’y retranscrire beautés et merveilles,
secrets et tromperies dans une dialectique inépuisée.
Avec la photo, l’image acquiert une autre dimension, celle de ressembler étrangement à
la réalité, même si l’image est plate et plane. C’est une telle révolution dans son analogie
avec la réalité que dès lors les peintres impressionnistes vont s’éloigner de cette
ressemblance en peignant leur vue émotive de la réalité. Le procédé apparaît si
mécanique que les pictorialistes (Demachy, Stieglitz) vont vouloir à la fin du XIXe siècle
redonner à la photo la dimension artistique de la peinture. Dès lors, à l’époque du
positivisme, l’homme va photographier le monde sous toutes ses coutures pour en percer
les secrets que sa simple vue ne révèle pas. Le photographe de presse, de guerre ou
simple poète de la rue, devient le témoin singulier de l’étrangeté, de la beauté et de la
brutalité du monde. La célèbre photo de Robert Capa de 1937 où un républicain espagnol
est atteint d’une balle dans le dos fera croire que l’on peut capturer la mort en pleine
action. Elle étonna pour cette raison le monde entier.
Avec son invention en 1895, grâce à son mécanisme de 24 images par seconde projeté
sur un écran, qui ajoute l'illusion photographique de la profondeur à celle du
mouvement si semblable à la réalité, à la vision psychologique intérieure, le cinéma est
sur le point de confondre le réel à sa doublure imagée. D'ailleurs, le spectateur s'installe
devant l'écran et plonge dans une histoire comme s’il y assistait réellement tout en
sachant que tout n'est que fiction. L’image animée est à ce point si impressionnante
(même en noir et blanc) qu’elle peut simuler l’espace du rêve comme l’ont relevé les
surréalistes. Cet analogon est la présence du réel visé sans être ce réel lui-même. Le
cinéma peut aller d’une représentation réaliste comme le néo-réalisme italien ou au
contraire l’expressionnisme allemand, retraçant l’inquiétante menace qui pèse sur le
monde. Dans un autre genre, Woody Allen dans La rose pourpre du Caire s’amuse à
faire sortir un acteur de l’écran, voulant rencontrer cette jeune femme qui se console
sans cesse au cinéma de sa vie malheureuse comme Madame Bovary de Flaubert.
Par son impression de réalité si intense, on saisit que le cinéma ait pu servir de
propagande pour orienter notre représentation du monde. La confusion peut être telle
que Federico Fellini la déjoue dans E la nave va en montrant le hors cadre à la fin de son
film (montrant la caméra se filmant elle-même dans un miroir) ou en jouant de l’artifice,
simulant l’allusion à la réalité tout en en indiquant l’artifice pur.
L’illusion sonore participe aussi de cette reconstruction du réel car nous avons aussi des
oreilles. Cas du bruitage au cinéma qui peut, dans sa doublure sonore, fait prendre des
pas dans la neige avec de la maïzena ou des effets sonores au théâtre. S’il en va
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autrement avec la musique qui, au cinéma, illustre une ambiance ou une vérité
psychologique ou sentimentale, elle imite difficilement le monde réel sauf cas rares
comme Beethoven qui recrée l’orage avec les éclairs dans sa Sixième symphonie dite
pastorale. Dans les années 1930, à la radio, Orson Welles, par sa seule voix, réussit si
bien à ce jeu en adaptant la Guerre des Mondes de H.G. Wells qu’une partie du public
crut réellement à une invasion des martiens sur la terre.
Après avoir démontré que l’illusion, en tant que faux à travers les arts, offre une
troublante ressemblance avec la réalité même, abordons maintenant le pourquoi de cette
nécessité dans cette troisième et dernière partie.
Il n’y a pas négation de la réalité opérée par l’illusion artistique. Dans sa célèbre phrase
« Quelle vanité que la peinture qui attire l'admiration par la ressemblance des choses,
dont on n'admire point les originaux ! », le philosophe Pascal ne s’en prend pas à la
peinture en tant que telle mais pointe du doigt la négation qu’elle opère dans l’esprit
envers les objets concrets du monde. Comme le montrait Poe dans la nouvelle citée plus
haut.
S'il y a illusion, il y a désillusion, mise à nu de la réalité. Au fond, être désillusionné est
peut-être la meilleure chose qui puisse arriver à l’homme : il voit net et juste. Certes, si
l'homme peut dévoiler la réalité grâce à son expérience, l’art est une fenêtre poétique
ouverte sur le monde, le dévoilement de ce monde par les moyens de l’illusion même.
Renversement total de perspective où l’art est le retour du réel par la porte du faux.
Par cette scrupuleuse reconstitution qui n’en passe pas forcément par le réalisme, l’art
redonne une matière concrète et tangible à un réel qui nous échappe. C’est qu’une œuvre
d’art nous prête d’autres yeux que les nôtres. Au moins un instant, nous chaussons la
vision de l’artiste, dans son exploration et interrogation de la réalité ou de l’existence. Ce
que l’on ne pouvait pas vivre, ni même voir ce que nous avions pourtant devant les yeux,
cette œuvre d’art défait non seulement préjugés et visions hâtives, mais redonne à vivre
l’ambiguité et à la complexité du réel. Dans Le Malade imaginaire de Molière qui,
comme son titre l’indique, met en scène un rapport halluciné de l’individu avec
lui-même. De même dans Le Misanthrope où Alceste dit mépriser les hommes mais
s’acoquine d’une coquette, archétype de la mondanité et de l’apparence, et tente de lui
faire tenir le rôle d’une femme de cœur ! Hamlet dans la pièce éponyme de Shakespeare
redouble le processus en faisant représenter une pièce de théâtre dans la pièce de
théâtre, histoire de faire prendre conscience à sa mère du crime qu'elle a commis. On
voit bien dans cet exemple que la représentation théâtrale tente de ramener à la réalité
une conscience aveuglée par le pouvoir.
Orson Welles avec son célèbre Citizen Kane (1941) déploya une mise en scène
sophistiquée alliant profondeur de champ, montage et plan séquence avec la
collaboration de son chef opérateur Gregg Toland, pour nous faire comprendre ce qui se
cache derrière la volonté de puissance, un banal fait tiré de l’enfance, redonnant au
passage de l’humanité à ce personnage a priori détestable. Certains cinéastes vont jouer
de cette indistinction fondatrice entre rêve et réalité tel Stanley Kubrick dans Eyes Wide
Shut. Le docteur Bill, ayant entendu sa femme Alice lui raconter un désir vis-à-vis d’un
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officier de marine, devient jaloux, s’imagine que sa femme veut ou l’a trompé et erre
dans la ville pour la tromper à son tour. Kubrick met le doigt ici sur la confusion entre la
représentation mentale que l’on se fait du monde et de quelqu’un et la réalité effective de
ce monde et de cette personne, redoublant dans sa mise en scène l’indistinction entre
rêve et réalité.
Une œuvre d’art qui jouerait de l’artifice pour illusionner l’homme sur sa condition ferait
redescendre celui-ci dans son aveuglement originel. Le problème n’est pas tant des
œuvres de divertissement (romans d’Agatha Christie, romans d‘aventures etc.) que de
celles qui donnent une vision simpliste et édulcorée de la réalité, celles qui, précisément,
perdent un peu plus madame Bovary dans sa cécité existentielle ou redescendent
l’homme dans la caverne originelle de Platon. Ce que Milan Kundera appelle le kitsch,
cette « traduction de la bêtise des idées reçues dans le langage de la beauté et des
émotions. » En cela, l’art n’a rien d’un monde abstrait, tout aussi factice soit-il, mais à
l’inverse redonne à l’individu la chair, la complexité et l’ambiguité du réel, en en donnant
une vision sceptique, ironique (humoristique), critique à travers une somme de détails
concrets et inaperçus. Il y a là une sagesse existentielle selon Kundera, et si pour lui, la
bêtise de l’homme est éternelle, seul l’art redonne à l’homme sa singulière beauté.
Nous avons vu que l’homme se méprenait facilement sur la réalité et que l’art est une
représentation privilégiée autant que spécifique, un espace illusoire où l’homme est en
dialogue intime avec lui-même par l’intermédiaire d’autrui. C’est peut-être de nos jours
cet espace poétique de connaissance du monde qui est menacé par la représentation
simpliste des médias ou celle que l’individu se donne pour se leurrer et leurrer le monde.
Croyant être lui-même, il est rempli des yeux d’autrui. La réalité peut être effacée par ce
qu’on appelle la « réalité augmentée » comme si la réalité ne se suffisait-elle pas toute
seule. L’homme a toujours un besoin obscur et menaçant de doubler la réalité. Ne
serait-ce pas le « crime parfait » que mettait en perspective l’ouvrage éponyme de Jean
Baudrillard dans ce qu’il appelait l’hyperréalité où la virtualité remplacerait la réalité au
point où cette dernière disparaîtrait purement et simplement ? Qu’est-ce que l’art peut
nous dire sur un tel processus à l’œuvre de nos jours ?
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