SPECIALISATION AMERICAINE : UNE STRATEGIE DE NOUVEAU KEYNESIENNE ? Alain Villemeur Auteur de « La croissance américaine ou la main de l’Etat » paru aux Editions du Seuil en janvier 2007. A l’occasion de la mort de Milton Friedman en novembre 2006, le très libéral « Financial Times » reconnaissait que Keynes et Friedman sortaient tous les deux gagnants de la guerre d’influence qu’ils se livraient depuis plusieurs décennies1. Simultanément, l’ancien conseiller du Président W. George Bush, Gregory Mankiw2, estimait que les économistes de l’école monétariste avaient disparu des sphères de l’administration fédérale et que leurs conceptions n’avaient plus d’influence pratique. Quel retournement de situation en faveur de John Maynard Keynes, alors que ses conceptions économiques étaient jugées dépassées depuis le choc pétrolier de 1973 ! Car, après la célèbre déclaration en 1971 du Président Nixon « nous sommes tous keynésiens », l’administration fédérale renonce officiellement, dans la foulée des chocs pétroliers, aux politiques keynésiennes. La primauté de la lutte contre l’inflation, la confiance absolue dans les marchés, la recherche de l’Etat minimal, autrement dit le laisser-faire, paraissent signer irrévocablement la défaite de Keynes la victoire de Friedman, en d’autres termes celle des néolibéraux. En réalité, il convient de revisiter cette vision naïve et idéologique de l’histoire économique des Etats-Unis. La forte croissance américaine depuis le début des années 1990 qui s’oppose durablement à la croissance moyenne et déclinante de la France et de l’Europe, nous invite aussi à rouvrir le débat. Depuis 1990, la croissance moyenne annuelle aux Etats-Unis est supérieure de plus de 1 % à celle de l’Europe, ce qui se traduit par une plus forte augmentation du pouvoir d’achat couplée à un quasi plein-emploi. Ce différentiel de performances dans la durée donne le vertige. Ces performances exceptionnelles sont-elles à mettre au crédit du néolibéralisme ? Ou au contraire, ne doivent-elles pas davantage à Keynes et à l’interventionnisme judicieux de l’Etat qu’au laisser-faire ? On reconnaîtra l’importance de cette interrogation alors que l’Union Européenne et la zone euro se sont construites en s’inspirant de la pensée de Friedman. Rejet du laisser-faire et politique industrielle L’ouvrage « la croissance américaine ou la main de l’Etat » vise à y répondre en voyageant au coeur de l’économie américaine et en mettant en évidence, au delà des discours convenus ou teintés d’idéologie, les réalités des politiques économiques poursuivies. Dans cet article, nous montrerons que les politiques monétaires et budgétaires sont ouvertement keynésiennes depuis les années 1990. Nous exposerons la nouvelle politique industrielle qui donne une place prépondérante à l’innovation ; elle est à mille lieues de l’Etat minimal et du laisser-faire cher aux néolibéraux. Néanmoins, le nouveau moteur économique de l’innovation, que les 1 Wolf M. (22 novembre 2006), « Keynes contre Friedman : le match n’a fait que des gagnants », Financial Times. 2 Mankiw G. (2006), The Macroeconomist as Scientist and Engineer, NBER Working Paper, n°12349, june. 1 Etats-Unis savent si bien stimuler, renouvelle la problématique de l’intervention étatique. Enfin, nous nous interrogerons sur les fondements de ce nouveau rôle de l’Etat, fondements que l’on trouve chez les grands économistes comme Keynes, Schumpeter et Veblen. Cette analyse met en valeur le contraste avec les politiques économiques de l’Europe et de la France. Des politiques monétaire et budgétaire ouvertement keynésiennes Pour les néolibéraux, la « révolution monétariste » de Milton Friedman imposait une banque centrale, complètement indépendante du pouvoir politique et chargée du contrôle de l’inflation ; la monnaie est alors une affaire jugée trop sérieuse pour être laissée aux mains d’un gouvernement toujours tenté de financer les déficits publics et de s’accommoder de l’inflation. Penchons-nous sur les objectifs actuels de la Réserve Fédérale ? La loi « pour le plein emploi et la croissance économique »3 les précisent : la Réserve Fédérale doit assurer « la croissance à long terme des agrégats monétaires et fiduciaires compatibles avec le potentiel d’augmentation à long terme de la production nationale, afin d’atteindre effectivement les objectifs de plein emploi, de stabilité des prix et de modération des taux d’intérêts à long terme ». Derrière le paravent monétariste, on voit que le plein emploi est placé au même rang que la stabilité des prix et vient même avant dans l’énumération ! L'objectif de croissance et de plein emploi dans les statuts de la Réserve Fédérale a fait l'objet de nombreux débats récurrents, toujours tranchés en faveur de son maintien. Joseph Stiglitz, prix Nobel et conseiller du Président Bill Clinton raconte que ce dernier s'était fermement opposé à une tentative de suppression de l'objectif4. Ainsi, il existe un consensus conscient et argumenté pour maintenir l'objectif de croissance et de plein emploi. Mais, plus important, cet objectif a été poursuivi avec ténacité et succès à plusieurs reprises, notamment à des moments clés de la politique monétaire en 1995 et en 2000, comme illustre l’encadré ci-contre. Depuis les années 1990, une politique monétaire favorable à la croissance Après la récession de 1991, l'économie est repartie grâce à la politique de forte baisse des taux d'intérêt menée par Alan Greenspan. En 1995, la politique monétaire fait l'objet d'un grand débat et de profondes controverses : faut-il augmenter les taux d’intérêt, pour éviter tout risque inflationniste, comme le préconise les monétaristes, ou faut-il les maintenir faibles pour dynamiser l’économie ? La Réserve Fédérale décide de maintenir cette politique accommodante afin d'asseoir encore plus solidement la croissance, estimant que le risque de forte inflation est très faible, compte tenu de la mondialisation en cours et de la révolution technologique qui poussent à la baisse les prix industriels. La suite lui donnera amplement raison et on reconnaîtra le coup de génie d'Alan Greenspan. Les années suivantes sont celles de la « nouvelle économie », avec une croissance annuelle de plus de 4 % et l’élévation rapide du niveau de vie. Sous sa conduite, les États-Unis auront connu de 1992 à 2001 le plus long cycle de croissance de toute leur histoire ! Il y gagne le surnom de « Maestro » et acquiert une aura sans précédent dans le monde économique. Le deuxième grand rendez-vous avec l'histoire fut l'effondrement boursier. Dès 2000, Alan Greenspan fait chuter brutalement les taux d'intérêt, sans l'ombre d'une hésitation. Car il se souvient des terribles ravages du précédent de 1929 et de la mollesse des réactions d'alors qui transformèrent un choc boursier en crise économique majeure. Oserait-on affirmer que cette décision n'est pas motivée par l'urgence de relancer l'économie et par l'effet puissant de redynamisation des entreprises et de la demande des ménages lié à des taux d'intérêt faibles ! 3 4 Humphrey-Hawkins Full Employment Act de 1978. Stiglitz J. (2004), « Une banque centrale indépendante ou démocratique ? », Le Monde, 27 février. 2 Aux moments clés de ses mandats, Alan Greenspan aura montré qu’il n’était nullement le fairevaloir d’une théorie monétariste, fusse-t-elle bien ancrée dans les esprits, mais bien le farouche promoteur de la croissance et du plein emploi. En définitive, Alan Greenspan réhabilite les préoccupations de relance chère à Keynes pour contrer un choc boursier majeur. Face au même choc boursier, la BCE, fidèle à sa priorité de lutte contre l'inflation, décale la chute des taux d'intérêt, quasiment de deux ans. Il faudra attendre 2003 pour que des taux réellement bas soient atteints alors que l'Allemagne est en quasi-récession et que la France flirte avec la croissance nulle : quasiment deux ans de perdus dans l'emploi de l'arme monétaire5. Le comportement de la BCE permet ainsi de mieux apprécier le caractère peu orthodoxe de celui de la Réserve Fédérale. L’indépendance de la Réserve Fédérale vis-à-vis du gouvernement américain est sérieusement tempérée par le pouvoir du Congrès de modifier ses statuts ou par celui du Président qui peut renouveler ou non le mandat du Président de la Réserve Fédérale. Par contre, côté européen, la BCE est la seule banque centrale de la planète qui n’ait pas à rendre compte de son action « devant une instance qui dispose du pouvoir d’en modifier les statuts, même si ce pouvoir est soigneusement encadré », comme l’a montré Jean-Paul Fitoussi6. Dans la boîte à outils du parfait néolibéral, il n'est évidemment pas prévu d'utiliser massivement le budget fédéral, en le poussant vers un large déficit, pour relancer une économie au bord de la récession, comme le préconisa Keynes pour la première fois. Les néolibéraux expliquent alors, de manière très savante, que les ménages anticipent rationnellement une future augmentation des impôts, ce qui conduira à annihiler l'effet attendu. C’est ce qui s’est pourtant produit à grande échelle pour relancer l’économie après l’effondrement boursier. Le Président George W. Bush décide une relance budgétaire massive, en mettant aussi à profit les énormes excédents de l'ère de son prédécesseur et de la « nouvelle économie ». Il s'agit d'aider les entreprises et les secteurs sinistrés ; cette relance sera faite dans la durée, compte tenu des attentats terroristes du 21 septembre 2001 et de la guerre d'Irak. En 2003, le déficit budgétaire atteint même le record de 5 % du PIB, confirmant par la même le pragmatisme économique américain Pendant ce temps, l'Europe en crise entend limiter les déficits à 3 % du PIB pour respecter le fameux Pacte de Stabilité et de Croissance. Les dirigeants européens ont décidé qu'aucune circonstance ne pourrait justifier un déficit supérieur ! Refaisons un peu d’histoire. C’est sous la présidence du « très » libéral Président Ronald Reagan que le déficit fédéral devient quasi permanent, en partie pour financer sa fameuse « guerre des étoiles ». Ronald Reagan aura pratiqué à grande échelle le déficit américain pour relancer l’économie au début des années 1980...et en définitive ne plus s'arrêter, jusqu'à ce que le Président Bill Clinton décide de profiter de la nouvelle économie pour engranger des excédents. Ainsi, de Reagan à Bush, le consensus le plus total existe pour employer à grande échelle l'arme budgétaire, conformément à la pure tradition keynésienne. L’intervention en faveur de l’industrie et de l’innovation La politique en faveur de l’industrie et de l’innovation revêt d’autant plus d’intérêt qu’un net décrochage de l’Europe par rapport aux Etats-Unis a été mis en évidence en terme de 5 Les taux d'intérêt réels à court terme sont négatifs aux États-Unis de juillet 2002 jusqu'en 2004 alors qu'ils sont toujours positifs en Europe. Fitoussi J-P., Le Cacheux J. (2003), Rapport sur l'état de l'Union européenne, Fayard, Presses de Sciences Po. 6 Fitoussi J.-P. (2002), la Règle et le Choix. De la souveraineté économique en Europe, coédition Seuil/La République des Idées. 3 spécialisation industrielle, de recherche-développement, de brevets et de renouvellement du tissu industriel7. Un lieu commun sur les Etats-Unis veut qu’ils n’aient pas mis en place de politique industrielle ; ils auraient renoncé, à intervenir sur les marchés, notamment dans le secteur industriel et feraient totalement confiance à une concurrence quasiment pure et parfaite. On est là dans l’aveuglement le plus total… Prenons les exemples les plus récents. Face à la grippe aviaire, le Président George Bush a immédiatement demandé au Congrès plus de 7 milliards de dollars pour subventionner les industries de vaccins aux États-Unis. Celles-ci sont, on le sait, moins puissantes que l'industrie européenne. Les États-Unis décident de faire face à une menace et d'en profiter pour bâtir une puissante industrie des vaccins à coups de massives subventions. Et avec l'espoir que demain ces industries s'emparent d'un marché mondial ! Les clusters -désormais appelés pôles de compétitivité en France- sont aussi un autre exemple de politique industrielle de grande envergure. Depuis plusieurs décennies, les pouvoirs publics ont favorisé ces clusters, c'est-à-dire des zones géographiques concentrant l’industrie, les centres de recherche et les universités autour d’une même famille de technologies. La Silicon Valley -à l’origine de l’invention du transistor, du microprocesseur, du microordinateur, et plus récemment de l’iPod- en est le symbole. Quelle est la nouvelle manne de la Silicon Valley ? Les fonds gouvernementaux pour financer de nouvelles technologies antiterroristes8. Les deux laboratoires fédéraux de la région, le Sandia Lab et le Lawrence Livermore National Lab ont vu leurs budgets exploser. Le budget R&D du ministère Homeland Security est passé à 2 milliards de dollars en 2006 et doit être multiplié par 5 dans les prochaines années ! Et les processus de l’innovation, qui ont fait leurs preuves, sont à l’œuvre : les laboratoires travaillent en étroite association avec les entreprises technologiques privées et des jeunes pousses ont déjà été créées. Car nombre de ces technologies seront utilisées dans un environnement quotidien (lieux publics, routes, magasins…) et le marché mondial s’annonce évidemment des plus prometteurs. Là aussi, à coups de milliards de dollars les pouvoirs publics financent sans réticence leurs pôles de compétitivité et sont en train de faire émerger une nouvelle industrie de l’antiterrorisme qui est à l’heure actuelle sans concurrence en Europe. L'État intervient tous azimuts à partir du moment où la croissance, l'emploi et la suprématie technologique américaine sont en jeu. Ici, pour inciter les universités et les entreprises à collaborer, là pour orienter les recherches sur les sujets d'avenir ou pour soutenir fortement le déploiement des nouvelles technologies ou pour refuser une OPA jugée contraire aux intérêts américains9, mais aussi pour inciter les étudiants étrangers à venir faire des thèses, pour autoriser les brevets logiciels ou ceux sur les organismes vivants, pour protéger la propriété intellectuelle des entreprises et des universités... Reconnaissons que la croyance dans le progrès technologique est toujours aussi vive aux Etats-Unis, ce qui facilite ce rôle de l’Etat10. Le meilleur exemple, chargé de signification, est la loi dénommée « Bayh-Dole Act » adoptée en 1980 afin de donner aux universités la propriété industrielle de leurs découvertes et le droit d’organiser les transferts de technologies. Cette loi accorde la préférence aux PME pour les 7 Cohen E., Lorenzi J.-H. (2000), Politiques industrielles pour l’Europe, Conseil d’Analyse Economique, La documentation Française. 8 Les Echos (2006), « L’antiterrorisme, manne de la Silicon Valley », 20 avril. 9 Citons le refus de la prise de contrôle de la société Unocal (septième compagnie pétrolière américaine) par la compagnie pétrolière chinoise Cnooc. 10 Lorenzi J.-H., Villemeur A. (2004), « La religion du progrès au coeur de la croissance » in Chevalier J.-M., Mistral J., La raison du plus fort, les paradoxes de l’économie américaine, Robert Laffont. 4 transferts de technologie et exige que les produits qui en sont issus soient majoritairement fabriqués aux États-Unis. Par la loi, l’État incite ainsi à la discrimination positive envers les PME et au patriotisme économique ! Depuis 1980, ce sont 158 universités qui conduisent des actions de transfert de technologies, soutenant la création de nombreuses jeunes pousses11 (par exemple 400 en 2005) et contribuant ainsi à la croissance américaine. Dans le cadre de la révolution technologique, l'État fédéral s'est montré à la pointe pour inciter, voire imposer, la diffusion des Technologies de l’Information et de la Communication. C'est ainsi que le programme «National Information Infrastructure »12 (NII) a été mis en place par l'administration Clinton dès 1993 en affichant clairement l'objectif stratégique de la société de l'information (voir l’encadré). Les nouvelles technologies : le soutien aux Etats-Unis, l’indifférence en Europe Le programme « National Information Infrastructure » va fortement inciter, d'une part les universités et l'enseignement secondaire à acheter des micro-ordinateurs et à se connecter à Internet, et d'autre part les administrations à s'informatiser et à développer l’e-administration. Ce faisant, il dope la demande en micro au grand bénéfice des fournisseurs américains de matériels, en même temps qu'il fera découvrir le réseau Internet à des millions d'Américains, petits et grands. Ce programme a ainsi préparé l'avènement de « la nouvelle économie » qui verra un investissement sans précédent dans les nouvelles technologies, en même temps que la forte croissance économique paraissait sans fin. A l'évidence, le programme NII a jeté les bases d'une utilisation massive de ces technologies, à tel point que les Américains battront tous les records, à la fois comme investisseurs et utilisateurs. Faut-il alors s’étonner de constater un million d’ordinateurs connectés en 1992, environ 9 millions en 1995 et une future explosion exponentielle du nombre d'utilisateurs ? Le parallèle avec l'Europe est saisissant. Car à la même date, en 1993, Jacques Delors, alors Président de la Commission Européenne, préconise une forte relance économique pour créer des millions d'emplois et accélérer la diffusion des innovations technologiques. Tout particulièrement, il recommande de créer des infrastructures dans le secteur de l'information et de créer des réseaux transeuropéens dans les transports et l'énergie. Peine perdue, le livre blanc élaboré à cette occasion se heurte à un rejet en bloc. Là encore, les libéraux et les dogmatiques sont du côté européen. Le livre blanc13 restera lettre morte malgré « la bataille d’Hernani » livrée par Jacques Delors14 ; on ne peut que regretter vivement cette occasion ratée, au vu du manque de dynamisme européen. Pendant ce temps, l’Europe reste indifférente aux enjeux des technologies de l’information et de la communication. Faut-il s’étonner alors que l’investissement dans ces technologies, soit, par habitant, deux fois plus grand aux Etats-Unis que dans la zone euro ? Il n'y a pas que l'État fédéral pour impulser des investissements dans les nouvelles technologies. Les grandes villes américaines se passionnent actuellement pour l'Internet sans fil wi-fi et sont en tête dans l’utilisation de cet outil. Au début 2006, une centaine de villes ont déjà déployé des réseaux wi-fi réservés aux besoins municipaux ou à des besoins de sécurité. Des grandes villes comme Philadelphie et San Francisco sont en train de déployer des réseaux à plus grande échelle ; désormais, tout utilisateur pourra alors se connecter gratuitement via son ordinateur (fixe ou portable) ou tout appareil mobile équipé d'un wi-fi, demain au travers de son téléphone mobile, pour accéder à tous les services du Net, aux informations locales et aux services de pompiers et de police. 11 Depuis 1980, on les estime au nombre de 5171. Catinat M. (1998), « La politique communautaire de stimulation de la société de l’information », in Pascal. Petit, L'économie de l’information, les enseignements des théories économiques, Paris, La Découverte, p. 37-52. 13 Delors J. (1993), Pour entrer dans le XXIe siècle, Michel Lafon, Ramsay, p. IV. 14 Delors J. (2004), Mémoires, Plon : p. 424-427. 12 5 Toute politique industrielle ou de l’innovation se trouve confrontée à la politique de la concurrence. Deux surprises nous attendent de ce côté de l’Atlantique. La première vient d’une loi, datant de 198215, dénommée « Small Business Development Innovation Act » qui concerne les PME (voir l’encadré). Elle vise à leur assurer une part des marchés publics, soit directement, soit par l'intermédiaire des grandes entreprises. Au total environ 100 milliards de dollars de contrats viennent doper la croissance des jeunes entreprises ! L'aide en faveur des PME aux États-Unis Une Agence (Small Business Administration - SBA)16 existe pour mettre en oeuvre le «Small Business Act ». Les objectifs minimums pour les PME (moins de 500 personnes) sont actuellement de 23 % des contrats directs et de 40 % de la sous-traitance. Des programmes permettent d'atteindre ces objectifs : - sont réservés aux PME tous les marchés inférieurs à un montant de 100 000 $ ou les marchés auxquels au moins 2 PME peuvent répondre ; - doivent obligatoirement donner lieu à des plans de sous-traitance tous les marchés supérieurs à 1 million $, avec un engagement de confier une fraction aux PME. En cas de nonrespect, il y a obligation de rembourser à l'Agence la différence entre l'objectif et le réalisé. En outre, 2,5 % des budgets externes de R&D des principales agences sont attribués directement à des PME dans le cadre d'une procédure spéciale (Small Business Innovative Research). Des programmes importants de capital investissement sont également menés au travers des SBIC (Small Business Investment Company). Ils ont porté sur plus de 30 milliards de dollars depuis leur création ; en 2003, les SBIC (118) fournissent 8 % des fonds investis en capitalrisque mais 64 % des fonds investis en amorçage. Cette aide en faveur des PME est à l'évidence une distorsion de grande ampleur de la concurrence pure et parfaite. Plusieurs raisons majeures le justifient. La première est tout simplement qu'il convient d'aider les PME à devenir les champions de demain qui bousculeront les grandes entreprises vieillissantes et qui partiront à la conquête du monde entier. La deuxième raison réside dans la formidable capacité des PME à générer de la croissance et surtout de l'emploi. Tout le monde sait que ce sont les PME qui créent le maximum d'emplois17, contrairement aux grandes entreprises. Pour lutter contre le chômage, l'intérêt public bien compris est alors de les aider car elles sont porteuses d’emplois en nombre. Enfin, l’Etat américain a parfaitement perçu que les innovations radicales éclosent surtout dans les PME et l’économiste William Baumol18 a calculé qu’elles sont en moyenne treize fois plus inventives par salarié que les grandes entreprises. Avec une telle inventivité, on comprend alors toute l’importance de choyer les PME car c’est là qu’on trouve une grande part des futurs produits19. En 1996 fut signé l'Accord sur les Marchés Publics (AMP) au sein de l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC) ; les Américains ont alors obtenu une dérogation qui leur permit de maintenir le SBA. L'Europe, qui a donné son accord à cette dérogation n'a pas, actuellement, le droit de développer une telle politique en faveur des PME. Une autre surprise provient de la forme d’aide aux entreprises la plus répandue au sein des clusters, la subvention. A priori, dans les pays développés, deux formes sont rencontrées, la 15 En réalité, une première version de cette loi en faveur des PME a été promulguée dès 1953. Alphonse P., Ducret J. (2005), « Le financement des PME américaines : l’action publique de la Small Business Administration », Problèmes économiques, n°2.885, octobre. 17 Par exemple, aux États-Unis, durant les années 1990 les PME (moins de 500 personnes) contribuent à environ trois quarts de la croissance de l’emploi ; les entreprises de moins de 20 personnes, à hauteur de 50% des emplois créés. 18 Baumol W. (2001), The Free-Market Innovation Machine. Analysing the Growth Miracle of Capitalism, Princeton University Press. 19 Villemeur A. (2005), « Innovation : pourquoi l’Amérique gagne », Sociétal, n°47. 16 6 subvention et le prêt remboursable. La théorie voudrait qu’un libéral soit opposé par principe à la subvention, car elle ne fait que protéger les entreprises inefficaces contre la discipline du marché et crée une plus forte distorsion de concurrence que le prêt remboursable. Aux ÉtatsUnis, la subvention domine, tandis qu’en France, c’est le prêt remboursable ! Un nouveau rôle pour l’Etat A l’évidence, les politiques économiques des Etats-Unis sont de pure tradition keynésienne vis-à-vis des armes monétaires et budgétaires tandis que le laisser-faire cher aux monétaristes n’est qu’un mythe. Les distorsions de la concurrence, qui sont pratiquées à grande échelle, montrent la primauté de la politique industrielle et de l’innovation. Ces politiques réhabilitent-elles pour autant les politiques économiques d’après la Seconde guerre mondiale qui ont été dénommées le « keynésianisme » ? Ces politiques ne sont plus d’actualité ; un des leviers, la célèbre relance par les salaires n’est plus d’une quelconque efficacité. Car, comme l’ont prouvé de nombreuses expériences, elle induit la suppression de nombreux emplois, surtout en bas de l’échelle, ce qui déprime la demande, tandis que les nouveaux produits risquent d’être achetés à l’étranger. Le bilan est alors désastreux car il conjugue les hausses du chômage et du déficit extérieur. La politique économique des Etats-Unis, que modèle « la main de l’Etat » de manière pragmatique, conserve donc les outils keynésiens de la monnaie et du budget tout en récusant les autres outils du keynésianisme. Face à cette conclusion, nous ne pouvons pas manquer de nous interroger sur les fondements de ce nouveau paradigme dans le rôle de l’Etat et sur les économistes dont la pensée l’influence fortement. Pour y répondre, il convient tout d’abord de rappeler qu’une nouvelle réalité se fait jour : les économies compétitives sont celles qui sont le plus avancées dans la transformation en économies de la connaissance. Et les Etats-Unis ont pris la tête de ce mouvement. Les dirigeants européens l’ont reconnu par la déclaration de Lisbonne en mars 2000, en fixant à l’Europe l’objectif de rattraper ce mouvement. La relance par l’innovation reconnaît le rôle clé de l’innovation mis en évidence par Schumpeter et ainsi réconcilie les deux grands économistes (voir l’encadré). Nous la dénommons « relance endogène » car elle puise ses fondements dans le progrès endogène et dans les multiples acteurs de la chaîne de l’innovation. Keynes, Schumpeter et Veblen, les nouveaux inspirateurs L’Europe a produit au 20e siècle les deux grands économistes, John Maynard Keynes et Joseph Schumpeter : le premier fut porté aux nues durant les Trente Glorieuses, le second fut longtemps méconnu. Keynes est à l’origine du concept de relance qui fit merveille pour atténuer les conséquences de la crise de 1929 et surtout pour dynamiser les économies après la Seconde Guerre mondiale. Mais il a complètement ignoré les travaux de Schumpeter, pourtant un contemporain, et a ainsi fait l’impasse théorique sur le moteur économique qui réside dans l’innovation et dans l’entrepreneur. Car dès 1926, Schumpeter20 montre l’importance du rôle de l’entrepreneur qui vise à rassembler des moyens autour d’un nouveau produit, bref qui cherche à innover. L’entrepreneur prend souvent un risque important car la réussite n’est évidemment jamais garantie ; l’entrepreneur ne courra ce risque que si les perspectives de profit sont importantes. 20 Schumpeter J.A. (1935), Théorie de l’Evolution Economique, Recherches sur le profit, le crédit, l’intérêt et le cycle de la conjoncture, Dalloz, Paris 1935, 1999, traduction de l’édition allemande parue en 1926. 7 Schumpeter formule le concept connu de la « destruction créatrice », selon lequel le capitalisme détruit en permanence des activités tout en en créant d’autres ; dans ce processus, des emplois disparaissent continûment tandis que de nouveaux emplois surgissent. Il n’est plus possible de l’ignorer dans un monde où des produits surgissent quotidiennement et où la destruction créatrice opère au su et au vu de tout le monde. Comment comprendre l’efficacité d’une telle relance par l’innovation ? Pour y répondre, il nous faut faire appel à l’économiste américain Thorstein Veblen (1857-1929), le premier à avoir mis en exergue le rôle des institutions dans les processus économiques réels21, tout particulièrement en considérant qu’il existe une interaction dynamique entre la technologie et les institutions. Dans la lignée de Velben, les institutions sont définies comme « les contraintes établies par les hommes qui structurent les interactions humaines »22, l’institution primordiale étant la propriété. Les nouvelles institutions développées aux Etats-Unis durant ces dernières décennies, comme la discrimination positive envers les PME (Small Business Act) ou le droit des universités à breveter les produits de leur recherche (Bayh Dole Act) ou encore les dispositifs favorisant le capital investissement, doivent être considérés comme des institutions primordiales à l’heure de l’économie de la connaissance. Explicitons, de manière simplifiée, le mécanisme d’une telle relance. Imaginons un investissement supplémentaire dans l’innovation débouchant sur de nouveaux produits suscitant l’engouement des consommateurs. Les entreprises vont créer de nouvelles installations de production, tout en offrant de nouveaux services, et embaucher du personnel, dont de jeunes actifs, en pariant sur une certaine pérennité des produits. Les consommateurs, en plébiscitant ces nouveaux produits, vont conforter ces stratégies entrepreneuriales. Les jeunes actifs, dont la propension à consommer est forte, vont amplifier la demande. Hausse de la croissance économique, création d’emplois et réduction du chômage sont donc au rendezvous. La politique économique américaine pour relancer l’économie après le choc boursier de 20002001 l’illustre parfaitement. Le Président George W. Bush a accéléré les dépenses de R&D et tiré argument du terrorisme pour doper de nombreux programmes dans l’informatique et les biotechnologies. Les projets de nouvelles activités et de nouveaux produits ont fleuri, favorisés par la baisse des taux d’intérêt décidée par la Réserve fédérale. En parallèle, l’augmentation du pouvoir d’achat et l’effet richesse lié aux biens immobiliers a stimulé la consommation. Mais pour comprendre l’efficacité de cette relance, nous devons faire appel au rôle des institutions mis en évidence dès la fin du 19e siècle par l’économiste américain Thorstein Velben. Dans les années 1980, l’Etat a su remarquablement adapté ses institutions en faveur des entreprises et de l’innovation, au travers par exemple du SBA, du Bayh-Dole-Act ou encore des dispositifs favorisant le capital-risque. Ces institutions ont tout particulièrement favorisé l’éclosion de nouveaux produits et à l’évidence elles ont donné toute leur mesure durant les vingt dernières années. Elles ont accéléré le développement des PME qui s’avèrent être le fer de lance de cette nouvelle dynamique économique. La France, qui ne dispose d’aucune de ces institutions, illustre ce retard institutionnel, très handicapant à l’ère de l’économie de la connaissance. En écho à la question formulée dans cet article, deux conclusions nous paraissent s’imposer. La première établit aux Etats-Unis le nouveau rôle interventionniste de l’Etat qui est fidèle à la conception générale de Keynes en matière de politique monétaire et budgétaire mais qui a 21 22 Chavance B. (2007), L’économie institutionnelle, La découverte North D. (1994), « Economic performance through time », American Economic Review, vol. 84, n°3, juin 8 aussi abandonné les autres leviers du keynésianisme. La nouvelle politique en faveur de l’industrie et de l’innovation repose sur des institutions qui démultiplient l’efficacité des investissements dans l’innovation et qui, à cette fin, remettent en cause la primauté de la politique de la concurrence. La deuxième conclusion s’adresse à l’Europe, qui veut par la stratégie de Lisbonne devenir une économie plus compétitive et rattraper l’économie dominante des Etats-Unis : une condition est de s’inspirer en matière d’industrie et d’innovation de ce nouveau rôle de l’Etat et de ses institutions. 9