Physiologie de la douleur: données récentes
F. Guirimand
Centre d’évaluation et de traitement de la douleur, Service d’anesthésie-réanimation chirurgicale,
Hôpital Ambroise Paré, Boulogne-Billancourt
session V
Néphrologie Vol. 24 n° 7 2003, pp. 401-407 401
Résumé • Summary
Au cours du temps, la relation entre un stimulus douloureux
et la perception qu’il engendre évolue constamment. Cette dis-
torsion concerne toutes les étapes de la transmission, depuis la
périphérie jusqu’aux centres supérieurs. En périphérie, les stimu-
lations nociceptives activent les terminaisons libres des nocicep-
teurs C ou Aδ. Les molécules impliquées proviennent de la lyse
cellulaire, des tissus environnants inflammés et des fibres senso-
rielles elles-mêmes. Les progrès de la biologie moléculaire ont
enrichi cette soupe inflammatoire de composition de plus en
plus complexe: ATP et récepteur purinergique P2X3, bradykinine
et récepteur B2, ions H+ et récepteur ASIC, récepteur vanilloïde
sensible à la chaleur, inflammation et synthèse de canaux
sodiques résistants à la tétradotoxine (TTXr), etc. Acides aminés
excitateurs et peptides modulent la transmission de la première
synapse, à l’arrivée des fibres périphériques dans la moelle. Les
cibles supraspinales sont multiples: relais bulbaires, ponto-
mésencéphalique, thalamiques puis corticaux. Tout au long de
ce trajet, de multiples mécanismes modulent la transmission des
messages: la perception douloureuse dépend de l’équilibre entre
influx excitateurs et influx inhibiteurs. Ainsi, certains contrôles
inhibiteurs descendants issus du tronc cérébral joueraient un rôle
déterminant dans la reconnaissance du caractère douloureux de
l’information et lui conféreraient un caractère prioritaire.
Mots-clés: Douleur – Nociception – Inflammation – Moelle.
Along the time, the relation between a painful stimulus and
the created perception keeps on evolving. The distortion
between stimulation and perception concerns all the steps of the
painful messages transmission, from the peripheral level to the
supraspinal sites. At the peripheral level, C or Aδfibres are
excited by noxious stimuli. Involved molecules are released from
cellular lysis, inflamed surrounding tissues and C or Aδfibres
themselves. The progresses of molecular biology have once
again enriched this peripheral inflammatory mix, which compo-
sition becomes more and more complicated: ATP and P2X3
purinergic receptor, bradykinin and B2 bradykinin receptor, H+
and ASIC proton receptor, vanilloïd receptor activated by heat,
inflammation and increase in synthesis of sodic channels resis-
tant to the tetradotoxine (TTXr)… The first synapses are modu-
lated by excitatory amino-acids and many peptides, at the end of
the peripheral nerves in the dorsal horn of the spinal cord A lot
of supraspinal sites are activated: the brain stem, the ponto-
mesencephalic regions, the thalamic sites and the cortex. Along
the way, multiple mechanisms modulate the pain transmission :
the painful perception depends on the balance between both
exciting and inhibitory effects. Descending inhibitory controls
triggered by noxious stimuli would play a decisive role in the
extraction of the painful characteristic of information and would
give it priority over other stimuli.
Key words: Pain – Nociceptors – Spinal cord – Inflammation.
Introduction
La douleur aiguë est un processus physiologique remplissant
d’abord une fonction d’alarme: avertir le sujet qu’un stimulus dit
« nociceptif » menace son intégrité physique. Le terme nocicep-
tif, introduit par Sherrington au début du siècle, caractérise un
stimulus qui entraîne la mise en jeu de mécanismes de défense
visant à sauvegarder cette intégrité: localisation et mesure de
l’intensité du stimulus (caractère sensori-discriminatif), compo-
sante affective, cognitive (modification de l’attention, anticipa-
tion, mémorisation), réactions motrices, verbales, végétatives
(tachycardie, hypertension, etc.). Mais comme toutes autres
fonctions de l’organisme, ce système peut subir des dérègle-
ments. Un excès de nociception ou une lésion neurologique sur
les voies nociceptives entraîne des modifications plus ou moins
réversibles du système nociceptif. Au cours du temps, le symp-
tôme initial « douleur aiguë» se transforme; les mécanismes bio-
chimiques et électrophysiologiques évoluent continuellement.
Après plusieurs mois d’évolution, il peut passer à la chronicité du
fait de facteurs neurophysiologiques, psychologiques, comporte-
mentaux et sociaux.
Il est difficile de savoir ce qui caractérise le mieux un stimulus
susceptible de déclencher une douleur aiguë mais une forte
intensité semble un caractère commun, que ce soit une brûlure,
une piqûre, un pincement. L’application de certaines substances,
dites algogènes déclenche aussi des douleurs. En présence de
processus inflammatoires, un stimulus mécanique de très faible
intensité peut être source de réactions douloureuses intenses (à
la suite d’un « coup de soleil» par exemple). Les phénomènes
d’allodynie (douleur produite par un stimulus non nociceptif) et
d’hyperalgésie (sensibilité accrue à un stimulus nociceptif) font
bien entendu partie du champ d’étude de la physiologie de la
perception douloureuse.1,2,3
Depuis cinq ans, les données de la biologie moléculaire ont
considérablement enrichi nos connaissances sur les mécanismes
consécutifs à des stimulations douloureuses, notamment l’inflam-
mation périphérique et les phénomènes de sensibilisation péri-
phérique et centrale. Les mécanismes de transduction concernent
la transformation d’une énergie thermique électrique ou chi-
mique en un potentiel de récepteur qui secondairement se pro-
page; ils étaient jusqu’à maintenant inconnus. La description de
certains récepteurs comme les récepteurs vanilloïdes sensibles à la
chaleur permet d’entrevoir les régulations de cette transduction.
Les données développées ici n’ont aucune prétention d’exhausti-
vité; elles n’ont pour but que de mettre en exergue certains pro-
cessus actuellement décryptés en sachant qu’il faudra encore plu-
sieurs années pour que ces nouvelles approches se traduisent en
bénéfice pharmacologique pour les patients. Le lecteur avide
d’une mise au point plus complète complètera utilement ces don-
nées à la lecture de revues générales.4,5
Mécanismes périphériques:
de la périphérie à la moelle
Classification des nocicepteurs
Contrairement aux systèmes sensoriels auditif ou visuel, il
n’existe pas de cellule réceptrice spécialisée dans la nociception.
Les messages nociceptifs sont générés au niveau des terminai-
sons libres de fibres sensitives Aδet C, par des mécanismes de
transduction (transformation d’une énergie en potentiel de
récepteur) multiples et adaptables en fonction du type et de la
durée de la stimulation. Les fibres Aδde calibre fin (2-5 µm), sont
faiblement myélinisées avec une vitesse de conduction de 4 à
40 m/s. Les fibres C, de calibre très fin (0,3-3 µm), sont dépour-
vues de myéline et sont à conduction lente (inférieure à 2 m/s).
La peau est l’une des structures possédant la plus forte densité
d’innervation avec en moyenne 200 terminaisons libres par cm2
dont une majorité de fibres C de type polymodal (répondant à
des stimulations thermique, mécanique, chimique et électrique).
Les muscles, les articulations et les viscères contiennent aussi des
récepteurs polymodaux Aδet C mais leur caractère spécifique-
ment nociceptif n’est pas démontré; certaines fibres jouant un
rôle dans l’adaptation circulatoire ou respiratoire au cours de
l’exercice musculaire. En dehors d’une inflammation, les viscères
semblent insensibles aux stimulations mécaniques ou ther-
miques et les fibres C viscérales ne sont pas spécifiques de la
nociception mais participent à de multiples régulations. Par
exemple, certaines fibres pleurales ou pulmonaires sont activées
par des substances irritantes et seraient impliquées dans la surve-
nue d’une dyspnée.
A cette classification résultant d’une approche histologique
et psychophysique, s’ajoute aujourd’hui celle d’une approche
neurochimique; on différencie en effet les fibres C en deux
groupes: le groupe des fibres qui synthétisent des peptides
dites « peptidergiques» en opposition aux « fibres non peptider-
giques ».6,7 Les peptides en question sont ceux connus depuis de
nombreuses années comme impliqués dans la transmission spi-
nale des messages nociceptifs: la substance P et le CGRP (calcito-
nin gene-related peptide). Les fibres peptidergiques expriment le
récepteur au NGF (nerve growth factor) ; les autres sont sensibles
à un autre facteur de croissance nerveuse, le GDNF (glial derived
neurotrophic factor).
Les nocicepteurs modulent leur réponse en fonction de l’in-
tensité et de la durée de la stimulation, par des mécanismes
adaptatifs très précis. A l’inverse du phénomène de « fatigue»,
la sensibilisation des fibres se manifeste après répétition d’un
même stimulus nociceptif par une diminution du seuil d’activa-
tion, une augmentation des réponses et l’apparition d’une acti-
vité spontanée. Par exemple, on connaît des récepteurs articu-
laires « silencieux» à l’état normal qui, en présence d’une
inflammation, répondent aux mouvements (nociceptifs ou non)
de l’articulation. De tels récepteurs sont probablement mis en
jeu dans l’allodynie et l’hyperalgésie rencontrées dans les patho-
logies articulaires inflammatoires.
Médiateurs et récepteurs biochimiques
périphériques
La bradykinine,lasérotonine, les ions potassium et l’hydro-
gène sont classiquement des substances algogènes qui « acti-
vent » les nocicepteurs.8-10 La production d’acide lactique est à
l’origine des douleurs rencontrées au cours de l’ischémie ou
d’exercices musculaires. Les mastocystes libèrent de l’histamine,
substance habituellement prurigineuse, qui devient douloureuse
à concentration élevée. L’agrégation plaquettaire est source de
sérotonine. L’ATP est présent à des concentrations millimolaires
dans toutes les cellules de l’organisme. Il est libéré au cours de
processus actifs (libération vésiculaire) lors de stimulations dou-
loureuses ou passivement lors d’une lyse cellulaire. Les plaquettes
étant riches en ATP, leur agrégation provoque aussi une libération
importante de ce neurotransmetteur. La substance P (SP) se
trouve en particulière abondance dans les fibres fines périphé-
riques et intervient dans la transmission des messages nociceptifs
vers les neurones spinaux. Cependant ce peptide joue aussi un
rôle essentiel dans les mécanismes périphériques de la nocicep-
tion.8,10 Les terminaisons libres des nocicepteurs libèrent des
agents vasodilatateurs capables d’augmenter la perméabilité vas-
culaire et, par conséquent, la fuite plasmatique. Après stimula-
tion nociceptive, l’influx nerveux se propage non seulement vers
la moelle mais aussi de façon antidromique, vers les autres termi-
naisons libres de la même fibre qui vont à leur tour libérer des
peptides dont la substance P ou le CGRP ; il en résulte une vasodi-
latation, une dégranulation des mastocytes. Cette inflammation
neurogène est à l’origine de l’amplification « en tache d’huile»
de l’hyperalgésie connue sous le nom de réflexe d’axones.11 Le
peptide associé au gène de la calcitonine (CGRP), la sérotonine et
la neurokinine A, participent aussi à ces processus. Somatosta-
tine, galanine, peptide vasoactif (VIP) jouent des rôles encore
obscurs. L’ensemble de ces réactions dépend des conditions phy-
sico-chimiques locales qui sont modulées par le système sympa-
thique. Après lésion nerveuse périphérique, les nocicepteurs C
développent une autre forme de sensibilisation, associée à une
libération accrue de noradrénaline à partir des terminaisons sym-
pathiques. L’ATP est aussi un coneurotransmetteur de la noradré-
naline dans les neurones du système sympathique. Ceci pourrait
faire le lien entre douleur entretenue par le sympathique et sti-
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mulation de récepteurs aux purines par libération d’ATP ; d’où la
notion de couplage anormal entre efférences sympathiques et
neurones afférents primaires.12-14
Les prostaglandines et probablement les leucotriènes sont
peu algogènes mais jouent un rôle essentiel puisqu’elles sensibi-
lisent les récepteurs à l’action d’autres substances.16,17 Ces phé-
nomènes de sensibilisation, c’est-à-dire d’abaissement du seuil
d’activation des nocicepteurs, participent à l’hyperalgésie pri-
maire observés dans les états inflammatoires. C’est d’ailleurs
dans leur action sur la synthèse des prostaglandines qu’il faut
rechercher l’explication principale de l’action antalgique des
anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS). Les macrophages
libèrent des neurotrophines (NGF) et les cytokines qui déclen-
chent la cascade de l’inflammation; l’activation de la phospholi-
pase A2provoque la libération à partir des phospholipides mem-
branaires d’un précurseur: l’acide arachidonique, à l’origine de
la formation de thromboxane, de prostacycline et de prostaglan-
dines. L’aspirine et ses dérivés inhibent la cyclooxygénase (COX),
responsable de cette dernière étape. Les études de clonage et de
séquençage de la cyclooxygénase ont permis d’identifier deux
iso-enzymes, dénommées COX-1 et COX-2 dont le rôle fonc-
tionnel est différent. La COX-1 est une enzyme constitutive de la
cellule; elle est exprimée dans la plupart des tissus (plaquettes,
muqueuse gastrique, endothélium vasculaire, etc.) et contribue à
l’homéostasie cellulaire. L’aspirine et les AINS non sélectifs inhi-
bent la COX-1. La COX-2 est une enzyme adaptative, dont la
synthèse peut notamment être induite dans les cellules exposées
à des agents pro-inflammatoires – cytokines, mitogènes, endo-
toxines –. Son inhibition est à l’origine des effets anti-inflamma-
toires et probablement des effets antalgiques des AINS. La pré-
sence de COX-2 dans certaines aires cérébrales permet aussi
d’expliquer certains effets centraux des AINS.
Les récepteurs vanilloïdes
La capsaïcine est une substance naturelle qui entre dans la
composition d’une large variété de piments. Elle appartient à
une famille d’irritant naturel, les vanilloïdes, qui sont très large-
ment utilisés dans les préparations culinaires. Son application
locale entraîne une stimulation des fibres afférentes primaires ce
qui provoque une sensation de chaleur, voire de brûlure intense;
elle entre d’ailleurs dans la composition de différents baumes
révulsifs. Son mécanisme d’action est une sensibilisation de cer-
taines fibres C à la chaleur: après application, une stimulation
chaude devient douloureuse et la sensation de brûlure est exa-
cerbée; en d’autres termes, elle induit une allodynie et une
hyperalgésie au chaud. Paradoxalement, ces sensations sont sui-
vies d’effets analgésiques et anti-inflammatoires.
Le récepteur à la capsaïcine est aujourd’hui bien décrit. Il
s’agit du récepteur vanilloïde VR1, de type canal ionotropique
s’ouvrant sous l’effet d’un stimulus thermique supérieur à 48°C ;
une fois ouvert, il laisse entrer le calcium et d’autres cations à
l’intérieur de la cellule, déclenchant ainsi les processus d’excita-
tion cellulaire.17-19 La régulation de ce récepteur est très instruc-
tive: en présence d’ions H+ (un milieu acide dû à une ischémie
par exemple), le seuil d’activation de ce récepteur est abaissé:
une simple température ambiante suffit alors à déclencher son
ouverture. Ainsi, un nocicepteur dit « silencieux» (10 à 20% des
fibres C de la peau, des viscères et des articulations) peut dans
certaines circonstances se réveiller. A l’inverse, le froid met le
récepteur VR1 au repos, bloquant ainsi l’entrée de calcium dans
le nocicepteur. VR1 est aussi l’objet d’une régulation encore plus
fine: son seuil d’activation dépend aussi de sa phosphorylation,
d’où l’implication de protéine-kinase et d’autres récepteurs:
citons par exemple le récepteur trkA répondant au NGF. Les
conditions biochimiques locales sont donc des facteurs détermi-
nants de la mise en jeu de ce récepteur. L’expression même du
récepteur VR1 est variable puisque si à l’état de base, seulement
17% des fibres C expriment ce récepteur; ce taux augmente jus-
qu’à 100% en présence d’une inflammation. D’ailleurs, la pré-
sence de récepteur VR1 est essentielle au développement de
l’hyperalgésie thermique rencontrée au cours de l’inflammation,
comme l’ont montré des expériences réalisées sur des souris
knocked out. Ce mode d’action explique bien qu’un stimulus
induit au cours du temps des réponses variables, très dépen-
dantes des conditions physico-chimiques locales.20-22
Les récepteurs à la bradykinine B1 et B2
Les kinines (bradykinine et kallidine) sont des peptides aux
rôles multiples dans l’hyperalgésie: ils interviennent dans la cas-
cade de l’inflammation en stimulant la production de cytokines
(interleukines, TNF-α, etc.), la libération d’acide arachidonique et
la dégranulation des mastocystes. La bradykinine active et sensi-
bilise les nocicepteurs via des récepteurs de type B2, déclenchant
ainsi la libération de peptides (substance P, CGRP). Les tissus nor-
maux sont dépourvus de récepteurs de type B1 qui ne sont syn-
thétisés qu’en présence d’une inflammation par intervention du
facteur nucléaire NF-κB. Le récepteur B1 est donc dit « induc-
tible », à l’opposé du récepteur B2, «constitutif ».23-25
Les récepteurs à l’ATP
L’adénosine triphosphate (ATP) est aujourd’hui bien plus
qu’une réserve énergétique de la cellule. C’est aussi un neuro-
transmetteur important impliqué dans l’initiation et la transmis-
sion des processus douloureux.12,13 L’ATP interviendrait particu-
lièrement dans les douleurs en relation avec des phénomènes
ischémiques ou vasculaires (angine de poitrine, migraine, dysmé-
norrhée, etc.). Après chirurgie, on peut penser que l’importance
des lyses cellulaires provoque de fortes libération d’ATP qui vont
contribuer au processus douloureux. Les douleurs engendrées
par des phénomènes de nécroses (comme au cours des patholo-
gies malignes) pourraient aussi relever d’une action prépondé-
rante de l’ATP.
L’ATP agit via des récepteurs purinergiques aujourd’hui clo-
nés et classés en deux familles: les récepteur P2X qui sont des
récepteurs de type canaux ioniques et les récepteurs P2Y qui
sont des récepteurs métabotropiques liés à une protéine G. Sept
récepteurs P2X (classés de 1 à 7) sont identifiés. Il faut s’intéres-
ser particulièrement au récepteur P2X3 que les nocicepteurs
périphériques non peptidergiques expriment plus spécifique-
ment. A noter que ce récepteur est exprimé aux deux extrémités
du neurone, à la fois en périphérie (au niveau de la peau, de la
langue, des viscères, de la vessie et de la pulpe dentaire, etc.) et à
l’extrémité spinale. Il semble bien que dans un tissu normal, la
concentration d’ATP requise pour stimuler un nocicepteur soit
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très élevée. Mais, le même effet est obtenu avec des concentra-
tions bien moindres en présence d’une inflammation.
Chez le volontaire sain, l’application iontophorétique d’ATP
engendre une douleur de faible intensité. Après application de
capsaïcine pour déclencher une hyperalgésie, l’effet algogène de
l’ATP est considérablement renforcé. Il en est de même après
exposition de la peau aux ultraviolets. Ceci démontre encore une
fois la plasticité de la réponse des récepteurs, ce qui traduit les
très larges capacités d’adaptation de la réponse neuronale péri-
phérique à une stimulation douloureuse.26
Les récepteurs à l’acidité
Les nocicepteurs sont pourvus de récepteurs de type ASIC
(acid-sensing ionic channel) qui s’activent en milieu acide. Cette
famille de six récepteurs contribue aussi au renforcement de l’ex-
citation neuronale en présence d’une acidose: inflammation,
lésion tissulaire ou exercice musculaire intensif.26,27
Les récepteurs aux neurotrophines: TrkA et TrkB
Au cours d’une lésion tissulaire ou d’un phénomène inflam-
matoire, la synthèse de facteur de croissance nerveuse (NGF ou
nerve growth factor) s’accroît fortement sous l’effet des cyto-
kines (interleukines, TNF-α). Le NGF est un élément important de
la cascade inflammatoire car il stimule la dégranulation des mas-
tocytes, contribuant ainsi à la sensibilisation des nocicepteurs et
donc au développement d’une hyperalgésie. Le NGF se lie de
façon spécifique au récepteur TrkA (tyrosine kinase). Le com-
plexe NGF-TrkA qui s’internalise, joue un rôle direct en augmen-
tant la synthèse puis la libération périphérique et centrale de
neuropeptides (substance P et CGRP);28,29 il accroît la synthèse
de canaux sodiques de type TTXr mais aussi celle d’une autre
neurotrophine, le BDNF qui se lie aux récepteurs TrkB et participe
largement à la sensibilisation centrale.
Les canaux sodiques
La dépolarisation de la membrane du neurone puis la propa-
gation d’un potentiel d’action requièrent l’ouverture de canaux
sodiques dépendant du voltage. Ces canaux sont classés selon
qu’une toxine – la tétrodotoxine – les bloque ou non; ils sont
communément appelés canal sodique TTXr et TTXs selon qu’ils
sont résistants ou sensibles à la tétrodotoxine. Anesthésiques
locaux, anti-arythmiques, anticonvulsivants bloquent les canaux
sodiques TTXs des nocicepteurs périphériques. Au cours d’une
inflammation, la synthèse de canaux TTXr est renforcée. De
nombreuses substances impliquées dans les phénomènes
inflammatoires renforcent les courants sodiques, notamment les
protéines kinases A et C sous la dépendance des prostaglandines
E2, et de la bradykinine. Autrement dit, il semble bien que les
canaux sodiques TTXr contribuent à l’hyperalgésie impliquant les
prostaglandines E2. Cette approche pourrait avoir des consé-
quences thérapeutiques, ouvrant la porte à de nouvelles pers-
pectives au moyen de bloqueurs de canaux sodiques beaucoup
plus spécifiques que ceux actuellement disponibles. Ceci permet
d’ailleurs d’espérer une efficacité bien supérieure à celle des anti-
inflammatoires: de nombreux médiateurs de l’inflammation ne
dépendent pas des cyclooxygénases et exercent pourtant les
effets hyperalgésiants via des canaux sodiques TTXr.26,30,31
Les analgésiques périphériques visent à interrompre le cercle
vicieux de l’inflammation, notamment par blocage du métabo-
lisme des leucotriènes et des prostaglandines. D’autres molé-
cules d’action périphérique pourraient bloquer sélectivement les
récepteurs à la bradykinine, à l’histamine ou à la sérotonine.
Mais il est à craindre que, devant la multiplicité des substances
mises en jeu, l’action analgésique périphérique d’un médica-
ment trop sélectif soit limitée. De plus, certaines données encou-
rageantes issues de l’expérimentation animale se révèlent déce-
vantes chez l’homme: l’exemple le plus récent concerne les
antagonistes des récepteurs NK1, substances antinociceptives
chez l’animal mais dépourvues d’effet antalgique chez l’homme.
Mécanismes spinaux de la nociception
Anatomie
Après leur trajet dans les nerfs périphériques, la majeure par-
tie des fibres afférentes primaires gagnent le système nerveux
central par les racines rachidiennes postérieures (ou leur équiva-
lent au niveau du nerf trijumeau pour la face). Les corps cellu-
laires sont localisés dans les ganglions rachidiens. A l’entrée dans
la moelle, les fibres afférentes de gros calibre, non nociceptives,
gagnent les colonnes dorsales pour se terminer à la jonction cer-
vico-bulbaire d’où ils activent le système lemniscal. Les fibres
fines Aδet C s’étalent sur un à six segments dans la substance
blanche dorso-latérale pour se terminer dans les couches superfi-
cielles (I et II) de la corne dorsale; cette diffusion sur plusieurs
étages réduit la « netteté» du message douloureux en le mélan-
geant à d’autres informations non nociceptives et issues d’autres
territoires. L’information est ensuite divulguée soit vers le cer-
veau (neurones ascendants), soit vers d’autres étages de la
moelle ou vers la partie antérieure de la moelle qui contient les
motoneurones commandant les activités réflexes (exemple: reti-
rer sa main d’un endroit brûlant, etc.). Dans la moelle, les fibres
périphériques font synapses avec deux types de neurone:
1. Les neurones nociceptifs dits non spécifiques, encore appelés
neurone à convergence, ou encore neurone à large gamme récep-
tive (wide dynamic range ou WDR) car ils répondent aussi à des sti-
mulations non nociceptives. Ils sont situés dans les couches pro-
fondes de la corne dorsale de la moelle (couche V). Leur fréquence
de décharge et la durée d’émission des signaux codent l’intensité
de la stimulation. Des fibres afférentes primaires, provenant de ter-
ritoires cutané ou viscéral peuvent faire synapse avec un même
neurone de projection. Cette convergence viscéro-somatique sert
de base physiologique à l’explication des douleurs projetées: une
stimulation d’origine viscérale sera intégrée au niveau des centres
supérieurs comme provenant d’un territoire cutané (exemple:
douleur dans l’épaule droite de la colique hépatique).
2. Les neurones nociceptifs spécifiques ne répondant qu’à des
stimulations mécaniques ou thermiques intenses. Ils sont locali-
sés en plus grand nombre dans les couches les plus superficielles
de la moelle (couches I et II). Ces neurones expliquent le rappro-
chement entre des sensations thermiques et douloureuses, deux
sensations importantes pour l’homéostasie.
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Neuromédiateurs et neuromodulateurs
Les neurotransmetteurs libérés à cette première synapse ont
fait l’objet de nombreuses recherches: plus d’une vingtaine de
substances sont potentiellement libérées à ce niveau. Outre
l’adénosine triphosphate (ATP) dont il a déjà été question en
périphérie, ces substances sont classées en deux groupes: les
acides aminés excitateurs d’une part et les peptides d’autre part.
Acides aminés excitateurs
La corne postérieure de la moelle est riche en glutamate et
en récepteurs du glutamate. La stimulation électrique ou chi-
mique des fibres afférentes primaires déclenche une libération
de glutamate et d’asparte dans les couches superficielles de la
moelle. Les récepteurs au glutamate sont répartis en deux
grandes familles: les récepteurs ionotropiques et les récepteurs
métabotropiques.
Les récepteurs ionotropiques (c’est-à-dire, liés à un canal ionique)
sont subdivisés selon leurs ligands en récepteurs au N-méthyl-
D-aspartate (NMDA), au alpha-amino-3-hydroxy-5-methyl-4-isoxa-
lone propionate – AMPA/kaïnate. Ces récepteurs sont actuelle-
ment clonés. Le récepteur NMDA a particulièrement retenu l’at-
tention; à l’état basal, ce récepteur est inactif car son canal
ionique est obstrué par les ions magnésium; suite à un stimulus
nociceptif intense et répété ou soutenu, la dépolarisation du
neurone conduit à l’ouverture du canal ionique et à une entrée
massive de calcium dans la cellule qui contribue en fin de
compte, à l’accélération de la dépolarisation. On conçoit facile-
ment que le récepteur NMDA soit impliqué dans les mécanismes
centraux d’hyperalgésie. La kétamine est un antagoniste non
spécifique des récepteurs de type NMDA, ce qui explique ses
propriétés analgésiques dès les faibles doses, bien inférieures à
celles utilisées en anesthésie.
Les récepteurs « métabotropiques », liés à une protéine G, sont
couplés à la phospholipase C ou à l’adényl cyclase. Ces récepteurs
contrôlent l’activation de nombreux « seconds messagers» intra-
cellulaires, qui ne sont d’ailleurs nullement spécifiques de la noci-
ception: entrée de calcium dans la cellule, production d’inositol
triphosphate (IP3) et de diacylglycérol. Il s’ensuit toute une cas-
cade d’événements dont l’activation de l’oxyde nitrique (NO) syn-
thétase puis de la guanylate cyclase, entraînant la synthèse de NO
et de (GMPc) intracellulaire. Le NO participe à des modifications
géniques et vraisemblablement à l’activation des gènes à expres-
sion immédiate.
Peptides et transmission synaptique
De nombreux peptides sont présents dans les fibres périphé-
riques afférentes et dans les couches superficielles de la moelle.
Parmi ces peptides, le plus étudié est la substance P. Décrite par
Von Euler et Gaddum dès 1931 comme agent vasodilatateur, et
identifiée en 1970, la substance P (SP) est un peptide de 11 acides
aminés appartenant au groupe neurokinine de la famille des
tachykinines. La substance P agit préférentiellement sur les récep-
teurs à la neurokinine de type NK1 tandis que les neurokinines A
et B sont plus sélectives des récepteurs NK2 et NK3. Les gènes de
ces trois récepteurs ont été clonés. Des données suggéraient que
la SP était un neuromédiateur excitateur au niveau des terminai-
sons des fibres afférentes fines, mais ce rôle est aujourd’hui
controversé car la SP n’est ni nécessaire ni suffisante pour provo-
quer une douleur. C’est pourquoi ce neuropeptide apparaît plus
aujourd’hui comme un neuromodulateur que comme le neuro-
transmetteur de la transmission des influx nociceptifs.
Le CGRP (Calcitonin gene-related peptide) est un peptide de
37 acides aminés qui dérive du même gène que la calcitonine.
Plusieurs arguments sont en faveur de son rôle excitateur dans la
transmission des messages nociceptifs au niveau spinal. Au
niveau médullaire, le CGRP n’est en effet présent que dans les
fibres afférentes primaires; sa libération est augmentée lors de
l’application d’une stimulation nociceptive; il potentialise les
effets excitateurs de la SP.
De nombreux autres peptides sont colocalisés dans les fibres
afférentes primaires et sont libérés lors de stimulations nocicep-
tives. Somatostatine, cholécystokinine (CCK), neuropeptide FF,
neurokinine A, peptide intestinal vasoactif (VIP), arginine-vaso-
pressine, ocytocine, peptide libérant de la gastrine (GRP), gala-
nine, angiotensine II, hormone corticotrope (ACTH), dynorphine,
enképhalines sont autant de substances qui, outre leurs effets
propres, modulent les effets des neuromédiateurs à la première
synapse des voies nociceptives. A ces substances, il faut ajouter
d’autres neuromodulateurs agissant à l’étage spinal: les amines
d’origine supraspinale, l’acide gamma amino-butyrique (GABA)
l’acétylcholine et l’adénosine. S’il était nécessaire, ces aspects
neuropharmacologiques apportent des éléments supplémen-
taires à l’idée que la corne postérieure de la moelle est bien plus
qu’un simple connecteur entre la périphérie et le cerveau.
La biologie moléculaire a permis d’accélérer nos connais-
sances des mécanismes cellulaires durant la dernière décennie.
Un grand nombre de récepteurs des neuromodulateurs cités pré-
cédemment sont déjà clonés. La famille des récepteurs opioïdes
s’est agrandie avec le clonage du récepteur ORL1; son ligand est
la nociceptine connue aussi sous le nom d’orphanine FQ.
De la moelle au cerveau
La majeure partie des fibres ascendantes croisent la ligne
médiane au niveau médullaire et gagnent dans le quadrant
antéro-latéral controlatéral qui comprend les faisceaux spinoréti-
culaires et spinothalamiques. Cette disposition anatomique
explique les analgésies consécutives à une cordotomie antérola-
térale, encore quelquefois indiquées en douleur du cancer.
D’autres voies anatomiques sont décrites: récemment, l’accent a
été mis sur l’implication des colonnes dorsales dans la transmis-
sion de la douleur viscérale. Les neurones nociceptifs se projet-
tent principalement vers trois sites: la formation réticulée, le
mésencéphale et le thalamus latéral. Le faisceau spinothala-
mique rassemble des neurones dont la majorité répond à des sti-
mulations nociceptives. Les neurones issus de la corne posté-
rieure se projettent sur le thalamus latéral. Les neurones issus de
la corne antérieure se terminent dans les régions médianes du
thalamus. Le faisceau spinoréticulaire a pour cible les noyaux
gigantocellulaire et réticulaire latéral et une région très caudale,
dénommée subnucleus reticularis dorsalis, (SRD). La mise en évi-
dence des fibres ascendantes se projetant à la fois aux niveaux réti-
culaire et thalamique est une preuve anatomique supplémentaire
session V
Néphrologie Vol. 24 n° 7 2003 405
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