– I –
Constitution de la problématique
Le politique a précocement été, pour moi, un objet philosophique essentiel et l’est
toujours resté. Ce n’est pourtant que tardivement que j’en ai fait véritablement l’objet de
recherches. Expliquer cette contradiction permettra de présenter à la fois ce qui a initialement
motivé mes travaux et ma façon assez inhabituelle de les conduire.
Jeune étudiant pourtant, j’avais entrepris une thèse de doctorat (doctorat d’État, le seul
encore à cette époque), sous la direction de Jacques D’Hondt, dont l’objet devait être « la
théorie de l’idéologie chez Marx ». Cette thèse devait rester à l’état d’ébauche et être
justement livrée à la « critique rongeuse des souris ». Les raisons en sont assez facilement
assignables : le choix d’un tel sujet, au milieu des années soixante-dix, dans un contexte où le
marxisme se posait encore en horizon indépassable, montrait avant tout que j’ignorais cette
forme particulière de principe d’incertitude dans lequel je vois aujourd’hui la condition même
de la recherche en philosophie. Dans bien des disciplines, c’est plutôt d’un principe
d’ignorance qu’il faudrait parler. Mais, si le terme de recherche doit avoir un sens précis en
philosophie, c’est, me semble-t-il, en ce qu’il implique que la constitution du problème même
que l’on aborde ait perdu son évidence ou qu’on la lui fasse perdre. Il faut pour cela que se
rencontrent les questions que l’on pose aux élaborations que l’on trouve devant soi et celles
que l’on se pose sur son propre horizon de pensée. Il n’est pas certain à cet égard que la
précocité de plus en plus grande du travail de thèse n’ait que des avantages. La recherche
suppose, en tout cas, une espèce d’inquiétude.
Voir ébranlé ce que l’on croyait acquis ne conduit pourtant pas spontanément à une telle
attitude. La dislocation de l’univers de certitudes qui avait pris le nom de marxisme l’a montré
à l’envi : c’est le plus souvent une certitude qui en chasse une autre et les détenteurs de vérité
ne font habituellement que changer de livrée. Je n’ai jamais été tenté par de telles
(re)conversions. Aussi bien, l’enseignement de la philosophie, que je n’ai jamais considéré
comme une tâche subalterne, absorba longtemps mon énergie, d’autant plus qu’il me
permettait de procéder, pour mon propre compte et dans cet espace semi-privé semi-public
qu’est le cours, à une lente mais méthodique révision de ma « conscience philosophique
d’autrefois ». Ce fut plus à mes yeux un temps de maturation qu’un temps perdu.