Les PDEM sont-ils condamnés à une croissance durablement faible ? Eléments de correction Constat factuel : la croissance potentielle des PDEM depuis la crise des subprimes ne revient pas à son niveau d’avant crise et semble tendre vers un taux d’environ 1% - 2% par an. En prenant un regard historique, on constate que ce taux de croissance est celui du capitalisme depuis la fin du 19ième siècle, à l’exception de deux périodes précises : la crise des années 1930 et les trente glorieuses. Ce qui fait dire à certains économistes (en particulier américains comme Larry Summers, Robert Gordon ou même J.K.Galbraith) que le rythme de croissance serait revenu depuis les années 1980 à sa tendance séculaire (séculaire = le siècle). Pourquoi parler de stagnation lorsque la croissance est supérieure à zéro, ici environ 1 à 2%, parce que comme le souligne Michel Aglietta, pour ce taux de croissance du produit, les PDEM ne sont pas en mesure de maintenir les choix sociaux et les politiques publiques qui ont été mises en place après la seconde guerre mondiale. Pour un taux de croissance de 2% par an, l’économie « stagne ». Il suffit pour cela de se rappeler combien d’années il faut pour faire doubler un produit lorsque le taux de croissance annuelle est de 2% ou 1% (amusez-vous à faire le calcul !). Patrick Artus et Marie-Paule Virard ont sorti début 2015, un ouvrage au titre explicite « Croissance zéro. Comment éviter le chaos ? ». Première partie : les arguments qui défendent l’idée d’une croissance durablement faible pour les décennies à venir. Seconde partie : les arguments qui défendent l’idée que des transformations de l’économie / réformes structurelles sont en mesure de produire davantage de croissance et de sortir de cette « croissance zéro ». Une remarque importante avant de commencer : J’ai choisi ici de ne traiter que de la problématique de « la stagnation séculaire » ; c’est une problématique intéressante car elle permet de mettre en perspective des mécanismes de croissance en expliquant pourquoi ces mécanismes sont « grippés » et quelles réformes pourraient éventuellement faire sortir les économies, notamment française, de cette situation. Mais attention, il existe une problématique plus générale sur les limites de la croissance qui englobe une dimension économique et une dimension environnementale. On se souvient notamment que le rapport Meadows (publié en 1972) dit également « le rapport du Club de Rome » avait pour titre français « Halte à la croissance » et anglais « The limits of growth » (ce qui ne signifie pas tout à fait la même chose …). Je pense donc que pour un sujet du type : Quelles limites pour la croissance ? La croissance économique a-t-elle des limites ? … Il faut privilégier un traitement large du sujet et ne pas se limiter à la question de la stagnation séculaire que nous allons traiter maintenant. 1. Les facteurs explicatifs du ralentissement de la croissance économique 1.1 Les explications structurelles de la stagnation séculaire L’accumulation des capitaux nécessaires à la croissance est ralentie parce que : - la productivité globale des facteurs est revenue à son niveau d’avant le milieu des années 1990 (aux Etats-Unis) ; la révolution des NTIC n’a pas les effets macroéconomiques des grandes révolutions industrielles précédentes (elle semble plus courte et d’ampleur moins importante). Pour R.Gordon, on peut de nouveau dire comme Solow au milieu des années 1980, que « l’on voit des ordinateurs partout sauf dans les chiffres de la croissance ». Si on cherche à approfondir l’explication de cette baisse de la PGF, on peut également penser associer à cet argument la problématique de la désindustrialisation dans les PDEM. L’économie des services conduit à moins de gains de productivité. Ce n’est pas vrai pour tous les services, mais cela reste quand même le cas pour la restauration, les coiffeurs … on constate donc une montée des investissements dans des secteurs où la PGF est peu dynamique (tourisme ou BTP) ; - la population active augmente faiblement, voire régresse dans certains pays. Le vieillissement de la population affecte le volume des actifs (cf cours de première année) Pensez à distinguer les pays où la population augmente mais vieillie (France – vieillissement par le haut) des pays où la population diminue et vieillit (Allemagne – vieillissement par le bas) ; - le capital humain progresse lentement, voire stagne. On observe un arrêt de l’augmentation des qualifications chez les jeunes. Il existe encore des situations de rattrapage des niveaux de qualification, mais dans les pays qui sont à la frontière technologique (les principaux PDEM) le niveau de qualification de la main d’œuvre ne progresse plus. Nous sommes aujourd’hui à environ 35% de la population active diplômée du supérieur aux Etats-Unis (moins de 30% en France) et le pourcentage de diplômés du supérieur augmente de plus en plus faiblement depuis les années 1980. Il y a donc un véritable problème de formation initiale, qui dans le cas de certains pays (France) n’est absolument pas compensé par la formation continue à l’âge adulte ; - le capital physique augmente peu, voire diminue. On observe une réduction du taux d’investissement (notamment aux Etats-Unis depuis les années 1980). Or, cette réduction du taux d’investissement est concomitante à la baisse des taux d’intérêts réels, ce qui peut semble très surprenant. Comment expliquer cela (moins d’investissement alors que le coût du capital diminue) ? La seule réponse est que le rendement du capital est devenu inférieur au taux d’intérêt réel ; le taux d’intérêt naturel est nettement inférieur au prix réel du capital ce qui est désincitatif pour l’investissement. En résumé, depuis plusieurs décennies l’accumulation du capital physique, technologique et humaine est ralentie, ce qui ralentie la croissance potentielle, et donc la croissance réelle ; ce ralentissement est accentué par les changements démographiques en cours. 1.2 Explications conjoncturelles de la stagnation séculaire Par ailleurs, on constate aussi que l’accumulation des différents capitaux nécessaires à la croissance potentielle est freinée par la situation conjoncturelle qui apparaît après 2008. La séquence conjoncturelle est la suivante : - La crise de 2008 a produit un choc de demande négatif ; ce choc de demande négatif se matérialise par une chute de la consommation et de l’investissement, et cette demande agrégée privée n’a été remplacée qu’en partie par la demande publique à travers des plans de relance ; - Ce choc de demande négatif succède à une période de mondialisation intense qui s’est traduite par une hausse des capacités de production dans les grands pays émergents (Chine notamment) : la chute de la demande globale fait donc apparaître des surcapacité de production mondiales ; - Ces surcapacités de production entraînent un effet dépressif sur l’activité : pression sur les salaires (là où le marché du travail est flexible, comme les Etats-Unis), hausse du chômage (là où le marché du travail est rigide, comme la France), désendettement des agents privés qui alimentent la contraction de la demande privée et fait chuter la rentabilité des entreprises ; - Cette chute de la rentabilité des entreprises correspond à un choc d’offre négatif qui pousse les entreprises à moins investir alors même que les taux d’intérêt sont historiquement très bas. On explique donc ici l’écart entre ce que Wicksell appelait le taux d’intérêt naturel / Keynes appelait la rentabilité marginale du capital, et le taux d’intérêt réel. - Malgré une politique de taux d’intérêt nominal zéro, la politique monétaire ne fonctionne pas puisque la rentabilité du capital reste inférieure à ce taux d’intérêt nominal. Comment est-il possible que la rentabilité du capital soit inférieur à un taux qui est lui même égal à zéro ? Il faut se souvenir que l’on compare la rentabilité du capital au taux d’intérêt réel (et non pas nominal), or comme les prix baissent (déflation), le taux d’intérêt réel est supérieur au taux nominal. Si les prix baissent de 2% et que le taux nominal est à 0, le taux réel est à 2% (=0 – (-2)). Il suffit donc que la rentabilité du capital soit par exemple de 1% pour que malgré un taux nominal à zéro, le coût du capital reste trop élevé (dans notre exemple 2% > 1%). Habituellement avec l’inflation, c’est le contraire qui se produit : pour un taux nominal à 2% et une inflation à 2%, le taux réel est de (2-2) = 0%. - Le premier choc négatif de 2008 a été ensuite alimenté par un second choc négatif lié à la crise des dettes souveraines en Europe : la demande globale s’est de nouveau contractée suite aux politiques de consolidation budgétaire menées par les Etats membres de l’UE ; Au-delà de ce premier élément conjoncturel qui explique pourquoi les entreprises investissent moins et laissent donc leur capital vieillir (ce qui fait diminuer la PGF), Michel Aglietta propose un second élément conjoncturel explicatif de la diminution de la croissance potentielle depuis 20 ans. Son explication est assez simple : depuis les années 1980/1990, on assiste un développement de la finance globalisée, une financiarisation de l’économie, or celle-ci a un impact croissant sur les cycles économiques qui sont de plus en plus des cycles financiers. Les fluctuations économiques dépendent donc de plus en plus de ces cycles, et donc des cycles du crédit. Observations crises : 2001 et 2008. Or que se passe-t-il lorsque le cycle se retourne : le mécanisme présenté en début de cette partie 1.2 = désendettement / chute demande globale / chute rentabilité / ralentissement des investissements / baisse PFG / baisse croissance potentielle. La multiplicité des crises financières (et des cycles financiers) est donc néfaste à la croissance. Les chocs négatifs de demande se transforment en chocs négatifs d’offre (la baisse de la demande entraîne une chute de la rentabilité des investissements donc une chute de l’offre) et ces chocs négatifs ont des répercussions de long terme. Ils affectent la capacité d’accumulation du capital physique, du capital technologique et du capital humain. L’innovation est doublement pénalisée car d’une part en freinant l’investissement, le progrès technique incorporé ralentit, et d’autre part, c’est l’investissement en R&D qui est également touché. La hausse du chômage conjoncturel se transforme en chômage structurel (en France aujourd’hui, plus de la moitié des chômeurs sont des chômeurs de longue durée), ce qui affecte à la baisse le capital humain, etc… Conclusion : les chocs font baisser la croissance potentielle et les cycles font varier les fluctuations de la croissance autour de ce trend de croissance potentielle qui diminue. Dernière remarque : les phases de croissance ne sont finalement plus que les phases de boom de cycle financier. Dernier élément de l’analyse d’Aglietta, les seuls moments de croissance sont des phases de boom qui se finissent en crise (c’est aussi la conclusion de Larry Summers). Ce qui implique donc de repenser les objectifs de la politique monétaire. Celle-ci ne peut plus se contenter de pratiquer des taux zéro et d’attendre la reprise. Il faut aussi qu’elle stabilise le cycle économique qui est devenu un cycle financier. 2. Peut-on sortir de cette stagnation séculaire ? Quelles politiques économiques pour sortir de la stagnation séculaire ? 2.1 Le rôle de l’intervention publique à court terme : les politiques de stabilisation du cycle A quoi peuvent servir les politiques de stabilisation ? Nous sommes en situation de sous utilisation des équipements, chômage conjoncturel (mondial), de sous investissement, car il y a trop d’épargne « thésaurisée ». On se retrouve dans la situation de Keynes des années 1930. C’est le point de vue de P.Krugman. Il faut bien rappeler ici que les politiques conjoncturelles sont nées de ce constat keynésien d’excès d’épargne (pour Keynes, il faut « euthanasier les rentiers »). Leur objectif est la stabilisation de l’activité au plus près de la croissance potentielle. Ce que l’on appelle aujourd’hui la réduction de l’output gap. La politique budgétaire doit faire « repartir » l’économie, comme on fait repartir un moteur. Keynes disait à propos de l’économie britannique, « on a un problème de dynamo » (la dynamo était la pièce qui servait de démarreur dans les voitures). Pour pouvoir relancer l’économie, il faut donc s’appuyer sur les dépenses publiques et l’effet multiplicateur. C’est la décision prises par les Etats en 2008/2009. Les principaux pays du G20 mettent en place un plan de relance coordonné au niveau mondial juste après la crise de 2008 (pour éviter de renouveler la situation de 1930). Mais cette solution a fait long feu. Mais, l’utilisation de la dépense publique est fortement contrainte aujourd’hui. Il existe des tensions autour des dettes publiques, conduisant les Etats européens à recourir à une politique de consolidation budgétaire qui consiste à restreindre la dépense publique. Ce choix rend le policy-mix européen totalement incohérent, puisque du côté des politiques monétaires, au contraire le choix a été fait de fournir de la liquidité aux agents. Les autorités monétaires ont choisi de développer des outils « non conventionnels » pour faire augmenter la masse monétaire en circulation. Ces politiques ne sont pour l’instant pas assez efficaces pour faire augmenter les anticipations d’inflation, donc l’inflation, ce qui ferait baisser le coût du capital par rapport à sa rentabilité et inciterait les entreprises à investir. Les politiques monétaires sont d’ailleurs, elles-aussi sous contraintes : L’utilisation de l’outil monétaire peut avoir des conséquences sur les taux de change et entraîné ce que l’on a appelé le retour de « la guerre des monnaies », lorsque une décision de politique monétaire d’un pays impact son taux de change et donc symétriquement celui des pays partenaires, qui subissent alors cette décision monétaire. D’autre, les cycles économiques devenant de plus en plus des cycles financiers, chaque politique monétaire accommodante fait repartir l’endettement et le risque de krach futur. En résumé, les politiques conjoncturels semblent aujourd’hui peu efficaces pour réduire l’écart de production : - les politiques budgétaires sont sous la contrainte des crises de dettes souveraines ; - les politiques monétaires sont peu efficaces et doivent s’occuper de plus en plus de la stabilité financière ; Est-il possible de dépasser ces deux contraintes ? Pour certains économistes (keynésiens) l’utilisation des politiques budgétaires doit : - faire peser la relance sur les pays qui ont une marge de manœuvre budgétaire, comme par exemple l’Allemagne (Krugman), ce qui permet de faire croitre la dépense publique sans risque de menace de crise de la dette souveraine ; - articuler relance de la demande et investissement dans les technologies vertes (M.Aglietta) ; les investissements publics permettent de lancer des activités qui ne sont pas encore rentables (donc pour lesquelles le rendement du capital est encore très fiable) et qui ne peuvent pas être prises en charge par des investisseurs privés ; - rééquilibrer les flux financiers internationaux en remplaçant la baisse de la demande agrégée des PDEM par une hausse de la demande agrégée dans les PVD (Brender). 2.2 Le rôle de l’intervention publique à long terme : les politiques structurelles Mais on peut aussi faire appel aux politiques économiques structurelles pour agir sur le potentiel de croissance. On retrouve ici tous les projets de réformes structurelles proposés par les grands organismes internationaux qui visent à flexibiliser les marchés des biens et services, et le marché du travail notamment. Mais on retrouve aussi les propositions d’économistes plus influencés par Keynes ou Schumpeter comme E.Cohen, G.Cette et P.Aghion (cf le cours sur les politiques industrielles). Nous avons vu notamment avec Aghion ce qu’apporterait la mise en place d’une socialdémocratie de l’innovation, mais nous n’avons pas trop insisté sur le rôle de la redistribution des revenus dans ce schéma. Il faudrait enrichir la présentation avec les constats de l’OCDE sur le lien inégalités/performances économiques. En réduisant les inégalités de revenus, les économies « fabriquent » davantage de croissance économique. Ce qui est caractéristique des pays nordiques où la redistribution est importante et les inégalités plus faibles. ***************