MERLEAU-PONTY DANS L`INVISIBLE

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MERLEAU-PONTY
DANS L'INVISIBLE
L 'Œil et l'Esprit au miroir
du Visible et l'invisible
Collection La Philosophie en commun
dirigée par S. Douailler, J. Poulain et P. Vermeren
Nourrie trop exclusivement par la vie solitaire de la pensée, l'exercice de la
réflexion a souvent voué les philosophes à un individualisme forcené, renforcé par
le culte de l'écriture. Les querelles engendrées par l'adulation de l'originalité y ont
trop aisément supplanté tout débat politique théorique.
Notre siècle a découvert l'enracinement de la pensée dans le langage.
S'invalidait et tombait du même coup en désuétude cet étrange usage du jugement
où le désir de tout soumettre à la critique du vrai y soustrayait royalement ses
propres résultats. Condamnées également à l'éclatement, les diverses traditions
philosophiques se voyaient contraintes de franchir les frontières de langue et de
culture qui les enserraient encore. La crise des fondements scientifiques, la
falsification des divers régimes politiques, la neutralisation des sciences humaines
et l'explosion technologique ont fait apparaître de leur côté leurs faillites,
induisant à reporter leurs espoirs sur la philosophie, autorisant à attendre du
partage critique de la vérité jusqu'à la satisfaction des exigences sociales de justice
et de liberté. Le débat critique se reconnaissait être une forme de vie.
Ce bouleversement en profondeur de la culture a ramené les philosophes à la
pratique orale de l'argumentation, faisant surgir des institutions comme l'École de
Korcula (Yougoslavie), le Collège de Philosophie (Paris) ou l'Institut de
Philosophie (Madrid). L'objectif de cette collection est de rendre accessibles les
fruits de ce partage en commun du jugement de vérité. Il est d'affronter et de
surmonter ce qui, dans la crise de civilisation que nous vivons tous, dérive de la
dénégation et du refoulement de ce partage du jugement.
Dernières
parutions
Laurent FEDI ((éd.), Les cigognes de la philosophie, études sur les
migrations conceptuelles, 2002.
John AGLO, La Vie et le vivre-ensemble, 2002.
Jean-Marc LEVENT, Les ânes rouges, généalogie des figures critiques de
l'institution philosophique en France, 2002.
Charles RENOUVIER, Sur le peuple, l'Eglise et la République, 2002.
(QL'Harmattan, 2003
ISBN: 2-7475-3724-2
Collection «La philosophie en commun»
dirigée par Stéphane Douailler, Jacques Poulain
et Patrice Vermeren
Serge VAL DI NO CI
MERLEAU-PONTY DANS L'INVISIBLE
L 'Œil et l'Esprit au miroir
du Visible et l'invisible
L'Harmattan
5-7 de l'École-polytechnique
75005 Paris - FRANCE
L'Harmattan
55, rue Saint-Jacques
Montréal CQC) - CANAD H2Y lK9
A la mémoire de ma mère
et de son dévouement infini.
NB : Les titres des ouvrages de Maurice Merleau-Ponty cités dans
le texte, avec indication des pages, sont abrégés comme suit;
PhP.
A.D.
E.P.
S.
V./.
O.E.
P.AL
Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945
Les Aventures de la dialectique, Paris, Gallimard, 1955
Eloge de la philosophie, Paris, Gallimard, 1960.
Signes, Paris, Gallimard, 1960.
Visible et l'invisible, Paris, Gallimard, 1964.
L'Œil et l'Esprit, Paris, Gallimard, 1964.
La Prose du monde, Paris, Gallimard, 1969.
Projet
La phénoménologie qui, selon E. Fink expliquant Husserl, reprend
le thème biblique de la Genèse, sous les espèces de l'origine du monde
et de l'humanité vivrait déjà son Apocalypse. Merleau-Ponty donne,
dès l'Avant-propos de la Phénoménologie de la perception, l'avis« du
lecteur pressé (qui) renoncera à circonscrire une doctrine qui a tout dit
et se demandera si une philosophie qui n'arrive pas à se définir mérite
tout le bruit qu'on fait autour d'elle et s'il ne s'agit pas plutôt d'un
mythe et d'une mode» (PhP., p. II). L'alpha se précéderait en oméga.
Il est vrai que, en 2002, la situation ne paraît pas plus satisfaisante
qu'en 1945. Mais déjà en 1945, Merleau-Ponty remarquait que
Husserl, adepte de la« description directe de (I')expérience » (ibid.,
p. I. Nous soulignons) introduit« dans ses derniers travaux» « une
phénoménologie
génétique
et même une phénoménologie
constructive» (ibid), c'est-à-dire indirecte. Dans le même texte, notre
auteur remarque que Husserl « brouille la notion des «essences» »
(ibid., p. IX). L'essence requiert « le champ de l'idéalité » (ibid),
mais pour conquérir sa « facticité» (ibid). De la sorte, l'éidétique
fonde
le « possible
sur le réel»
-
cette « facticité
du monde»
(ibid., p. XII).
Ceci est indiscutable. Pourtant en 1945 encore, Merleau-Ponty
considère la célèbre épochè phénoménologique, dont Husserl a relancé
nombre de fois la nécessité, outre la réduction de style cartésien
(1913). Selon Merleau-Ponty, la rupture d'avec le monde, ouvrant à la
notion de Zuschauer (spectateur désintéressé) est impraticable, ce qui
expliquerait les relances par Husserl. La rupture « nous apprend le
jaillissement immotivé du monde» (ibid., p. VIII. Nous soulignons).
L'incise merleau-pontyenne revêt une portée considérable. Il existe
des figures de distorsion de la réduction qui biaisent sa radicalité. Tout
Heidegger, dit Merleau-Ponty (ibid., p. I), procède d'une distorsion
autour de laquelle s'enroule l'être du monde. Cette distorsion est plus
généralement rupture, différence, différance, différend, etc. et porte au
devant de la scène la postmodemité déconstructrice. En tout, car la
rupture voulue par Husserl s'esquisse en trace de jaillissement... à
venir, ou révolu, tellement il est immotivé. Complémentairement, la
métaphysique continentale perd sa crédibilité en même temps que sa
montée au créneau phénoménologique. La philosophie anglophone
analytique, par exemple, prétend couvrir tout le terrain relevant de la
pensée philosophique. Il est vrai que l'essor des sciences, des
technologies l'y aide considérablement.
Malgré tout, en 2002, nous ferons nôtre cette phrase du Visible et
l'invisible qui pourrait invalider la donne de la pensée précédente en
train de se généraliser. Voyons avec Merle au- Pont y : « Et de même
que chacun trouve vrai et retrouve en soi ce que l'écrivain dit de la vie
et des sentiments, de même les phénoménologues sont utilisés par ceux
qui disent la phénoménologie impossible»
(\1:1., p. 305/306. Nous
soulignons). Pourquoi cette remise en selle?«
Le fond des choses est
qu'on ne sait pas dire ». Et l'auteur de vilipender au nom d'un
« mystère»
positif la couche
d'étants
plats
-
dont s'occupent,
par
exemple, les analystes anglophones.
Reconnaissons-le: une assertion, doublée d'une citation, n'est pas
pour nous une preuve. Cependant, le retour à l' épochè torve, retorse,
vive, tendancielle est intéressant. Bien comprendre Merleau-Ponty
nous semble signifier qu'il utilise le retors, ce « mystère» parce
qu'invisible, en le faisant valoir continûment. Si l'on veut, l' épochè est
la lancée jamais droite mais fissurée, vibrante, vivant toujours de sa
vibration. Sujet et objet, ainsi, s'entrelacent par ces percées vives
possibles. En même temps, on comprend le passage de l'œuvre de
1945 à l'Œil et l'Esprit - notre texte de 1961, ici commenté - via
l'amplification rendue possible de l'échec husserlien, échec constaté
dès 1945. A la place du mur husserlien de l' épochè, Merl eau- Pont y
invente des chemins qui se croisent en chiasme. Pour autant, la barre
vibrante de j'épochè est maintenue, de sorte que tout verse dans
8
l'immanence et que l'ancienne distinction sujet/objet est caduque.
L'immanence générale est vive. Le visible du mur husserlien est
dévisualisé ou pulvérisé.
Il faut bien sûr, en 2002, analyser les frappes et structures de cette
pulvérisation. L'Œil et l'Esprit se déploie comme la marée qui dépasse
le cheval au galop. Pourtant, il convient de commenter, de suivre au
plus près chaque pas. Nous avons vu combien Le Visible et l'invisible
peut être décisif. TInous aidera à sonder l'épaisseur des empreintes de
sabot dans le sable. Asymptotiquement, L'Œil et l'Esprit est valorisé
par Le Visible et l'invisible, qui joue le rôle d'un commentaire en
contact avec le commenté.
Cette tâche nous semble nécessaire pour constnlire un domaine
« Merleau-Ponty»
(du dernier Merleau-Ponty). Cette tâche n'a pas
été faite pour l'instant. Mais il y a encore mieux à faire. Dans le
contact étroit, assumé, avec L'Œil et l'Esprit, Le Visible et l'invisible
verra, qui plus est, ses analyses activées vers l'invisible, et ce dans le
respect total de l'auteur. Pour tout cela, Merleau-Ponty nous paraît être
un penseur-XXe siècle. La question est cruciale. En effet, le XXe
siècle, la modernité, déjà, ont rompu l'enchantement de la pensée et de
la vie en blessant - voire en supprimant - tout Sujet (divin - humain)
par la raison s'instrumentalisant. Ce que l'on nomme post-modernité
aboutit exactement à ce résultat: toute société idéale, celle des
Classiques, devient dans le réel totalitaire. Merleau-Ponty contournera
d'abord, pour la résorber, l'opposition du sujet et de la raison en
plaçant la vérité dans la perception. De plus, il condamnera les
Aventures de la dialectique, le subjectivisme abstrait et outré de Sartre,
par exemple. La société, enfin, est invisible, faite d'une « décompression» (\1:1., p. 268) très douce qui est l'intervention de la liberté
s'« échappant » positivement dans la perception d'un Être d'esthésiologie immanent. Dans cette pensée-siècle, l' œil cherche l'Esprit. Il
visibilise l'invisible, ou comme dit la même œuvre entre « dans le
monde des prégnances» (ibid.) via la peinture. Ainsi, même après son
seuil sévère et existentiel de léthalité actuelle, la pensée toujours
vivante n'est rien de moins que léthargique. Elle se prépare même dans
notre ouvrage pour ressusciter pour susciter un Siècle réel de pensée
dans sa vélitable ampleur. De la sorte, la soi-disant Eclipse de la rai son (Horkheimer) n'est pas de cette dernière le trépas. Telle est la force
9
du dernier Merleau-Ponty: au XXème siècle, atteindre au réel par une
ontologie du sensible, ontologie qui introduit dans l'invisible.
Introduction
Volontairement reclus dans une demeure, en juillet-août 1960 au
Tholonet, Merleau-Ponty prépare un essai destiné à paraître dans la
revue Art de France 1. Point n'était question pour lui de se préparer
méditativement à sa mort imminente, qui a d'ailleurs bouleversé le
monde philosophique.
Au contraire, il pensait commencer de
condenser les éclats dispersés dans Le Visible et l'invisible, demeuré
par l'auteur inédit. Il convient de noter que Merleau-Ponty, depuis
1945, année de la parution de sa thèse 2 a longuement cheminé, au
moins au deux sens du terme. Assez vite, l'idée s'est formée dans son
esprit que la production de sa thèse aboutissait à une impasse. Cette
dernière confirmait
une remarque de l'Avant-propos
de la
Phénoménologie de la perception. La proposition, «(...) il n'y a pas
d'homme intérieur. L'homme est au monde et c'est dans le monde
qu'il se connaît» (cf. PhP., p. V), sonne le glas de la nécessité
husserlienne
d'un Zuschauer
(spectateur
désintéressé). Cette
discontinuité va scander tout le tracé philosophique de Merleau-Ponty,
en proie à la question de la réduction phénoménologique. D'un autre
côté, Les Aventures de la dialectique ont corrigé les propos de
Humanisme et Terreur, tandis que pour le moins, Sartre est mis à
distance. Cet itinéraire dédoublé explique pourquoi Merleau-Ponty se
tourne « vers un nouvel humanisme»
3,
tentant de transformer une
ancienne ambiguïté négative en une nouvelle ambiguïté positive.
Ce faisant, il prend, - ou reprend avec plus de prégnance -,
conscience de l'intégrale révolution qui s'est développée au XXe
siècle, transformation d'ailleurs largement préparée auparavant.
1.
2.
3.
il s'agit du volume 1, n01 de cette revue, qui paraîtra
La phénoménologie
de la perception,
Gallimard.
Le Visible et l'invisible, p. 223.
en Janvier
1961.
Homme d'instruction quasi intinie, il (re)cherche la signification des
choses tant au plan du minuscule qu'à celui du majuscule. Il sait que
la matrice philosophique de la culture s'est brisée et qu'il convient d'y
remédier. Les sciences, les arts, les techniques, littératures, sociétés,
etc. ont subi un profond métabolisme. Et ce dernier se poursuit sans
que quoi que ce soit de net apparaisse. Aussi peut-on sans risque dire
que ce penseur voit se croiser en lui deux civilisations, une qui se
termine, et une, peut-être, qui commence. Dans cette épreuve se joue
dangereusement la nouvelle ambiguïté. Il faut « partir de zéro »,
c'est-à-dire quitter la« dialectique embaumée» 4 si puissante chez la
presque totalité des intellectuels marxistes de son époque. Aucun
nihilisme ne trouve chez lui porte ouverte, ni anthropologisation
déviante et faible, à connotations toutes prêtes et diverses. Si bien que
Merleau-Ponty mérite d'être examiné comme un exact contemporain.
Descartes, Malebranche, Bergson, Husserl dépassés, il convient de
construire, dans un esprit aristotélicien - mutatis mutandis. D'un
texte contemporain, méconnu à force d'être lu rapidement, et qui se
nomme L'Œil et l'Esprit, nous nous rapprocherons dans un esprit
d'optimum. Cela signifie que le commentaire, très serré, ne sera pas
victime de fascination. Gonflé de l'intérieur par les fragments du
Visible et l'invisible, L'Œil et l'Esprit s'inscrit dans une perspective
très longue, dont nous aurons à reparler.
Nous avons précédemment remarqué que Merleau-Ponty, juste
avant sa mort du moins, substitue une bonne ambiguïté à une
désespérante ambiguïté initiale. Il est facile de la qualifier, et notamment dans L'Œil et l'Esprit qui est notre texte de référence. A des
philosophes « embaumés », il n'est certes pas facile de donner à
comprendre que l'échec husserlien était invisible. Chez ce dernier,
l'invisibilité est issue de son écriture cherchante, circonvolutionnée, et
qui tasse ses supports dans des armoires faute d'être transcrites de sa
cryptique sténographie. C'est donc une invisibilité encore négative,
quoique Husserl ait été, sa vie durant, hanté par le voir (Blick),
« voir» auquel il s'est consacré jusqu'à l'acharnement. Quant à
Merleau-Ponty, il en est autrement. Ses connaissances lui ont montré
comment, en sciences physiques (cf. Louis de Broglie), le tissu
sensoriellement opaque des choses était, de fait, presque totalement
vide au niveau microscopique. Le Visible et l'invisible, avec le
4.
ibid., p. 219.
14
détachement nécessaire, tente de réintroduire ce vide dans les relations
d'existence. Ce projet explique le caractère cryptique du livre, tel qu'il
est apparu à certains commentateurs. C'est pourquoi, nous irons
directement aux œuvres pour savoir vraiment. Ce faisant, nous
constatons que Merleau-Ponty représente l'intrication du visible et de
l'invisible dans l'espace pictural. Telle est la bonne ambiguïté, dont
nous verrons cependant, peu à peu, qu'elle se libère de son
dédoublement. Mais il convient, certes, de suivre patiemment un
auteur qui, sous les dehors d'un texte facile et lisse, ne laisse, en
réalité, rien au hasard. Dieu est dans les détails, dit un proverbe
anglais. Quant on sait, par ailleurs,
scandaleusement
mésestimée
-
l'importance
- beaucoup trop et
d'un tel penseur,
la tâche est
« effrayante» (Cézanne).
Cependant, notre auteur nous conduit directement à ces « choses
elles-mêmes» qui ont fléché le parcours de Husserl. Dans L'Œil et
l'Esprit, mais particulièrement dans le chapitre IV, il nous livre la
clef: celle de l'expérimentation requérant la mise en profondeur.
« Moi, je pense que Cézanne a cherché la profondeur toute sa vie»
(O.E., p. 64), dit Giacometti, alias Merleau-Ponty. Dans Le Visible et
l'invisible, l'auteur s'explicite sur ce point tout de même primordial:
« Je n'oppose pas qualité à quantité (u.). Je cherche (u.) l'autre
dimensionnalité (.oo) à partir d'un zéro de profondeur (.oo), une
dimensionnalité universelle (oo.),l'insertion de la profondeur dans la
perception» (\1:1.,p. 289/290). Cela signifie d'abord, comme il le dit,
dans son intervention à la Société Française de Philosophie, le primat
de la perception. Voilà qui est premier et indiscuté. Notons en passant
que presque toutes les philosophies - sauf celle de Michel Henry sont passées à côté de ce complexe perceptif déterminant. Michel
Henry n'intervient pas par hasard chez nous puisque, comme Me rieauPont y, il tente de théoriser l' autoperception affective de la vie.
Cependant, Merleau-Ponty n'est pas de reste: (cette réforme de la
conscience)« fait que les structures de l'affectivité sont constituantes
au même titre que les autres (.oo)>>(ibid., p. 292. Nous soulignons).
Tout en restant dans la même question, il n'est pas vain de noter que
Merleau-Ponty inclut dans ce qu'il appelle, avec Klee, l'immanence,
les structures de l'affectivité, incroyablement plus complexes que la
simple coïncidence en identité pathétique de l'autoaffection vitale
-
très longuement
élaborée
par M. Henry. Mais il existe un autre pan
15
de la citation sus-nommée (cf. ibid., p. 289/290). L'auteur dit
explicitement ne pas opposer qualité à quantité. A notre avis, cette
considération est à son tour capitale. En effet, puisque« le monde de
la vie»
-
l'immanence
-
5
est un soubassement,
cela engendre
la
dépendance des sphères quantitatives eu égard au domaine du
qualitatif. Nous n'imaginons pas par là, dans la physique, la nécessité
d'un retour précédant la physique galiléenne. Car ce serait insensé...
dans la physique. Toutefois, l'ordre des choses est inversé quand on
évoque non pas la physique mais le physique; le physique, c'est le
rouge laineux, ce petit pan de mur jaune (Proust), etc. Le physique est
l'authentique antécopernicien de la révolution copernicienne. Ainsi se
dessine très clairement, en profondeur, la carte épaisse du Tendre et du
Rugueux. Nous le verrons, un tel domaine est le lieu d'intervention de
l'invisible pur - transversal, dit Husserl, mais un peu au hasard.
La nécessité d'un surgissement en profondeur est donc comprise.
Pour tout remembrer, après la faillite du corpus aristotélico-médiéval,
force est d'étudier les structures« sourdes» de l'existence immense
(cf. note 1) comme dira Merleau-Ponty. Alors l'échec culturel pourrait
virer vers une nouvelle civilisation, qui n'est d'ailleurs pas un
« progrès» par rapport à l'ancienne, comme le constate encore
l'auteur dans la dernière page du livre que nous examinons,
- rappelons-le, à la lumière du Visible et de l'invisible. Reste
l'irrépressible difficulté méthodologique, cependant. Même si la
philosophie dit ne plus posséder de méthode, notre propos sera
justement de parvenir, très progressivement, à l'établir. Le maillon
5.
TIconvient de s'entendre sur« immanence» vocable trop souvent mal compris. 1) Superficiellement, ou à la manière nietzschéemle, l'immanence est
terrestre et s'oppose au Dieu transcendant. 2) Plus profondément est immanent un geste que je ne pense pas comme un geste alors que je pense à la
personne qui reçoit mon geste. On dit alors, pour suivre Husserl, que cette
pensée
non-pensée,
ou cette pensée
dans la pensée
visant un but, est opéra
toire (jungierende). 3) En définitive, la sphère immanente, qui comprend en
elle tous ces gestes (ou intentions) dans les gestes (ou intentions de pensée)
est incommensurable à la pensée habituelle qui fréquente l'espace et le
temps. On dit qu'elle est « im-mense ». Sa caractéristique principale est
d'être l'infrastructure affective (voir la citation de Merleau-Ponty, ci-dessus)
accompagnée de l'extérieur par les superstructures effectives, ou thélnathisantes, ou objectivantes. Husserl parle à cet égard « d'intentionnalité
transversale»,
tandis que Merleau-Ponty
utilise un autre vocable:
l'empiétement.
16
-
faible, Merleau-Ponty le dit, est la réduction phénoménologique
(épochè). N'y aurait-il pas précisément un concept qui, dans le livre,
prend sens peu à peu ? Une réduction tendancielle laisserait glisser le
fameux Principe barbare, expression empruntée à Schelling.
C'est seulement dans ces conditions subordonnées que le
philosophe pourra débattre de la problématique de l'unité barbare et de
l'institué culturel. Ceci est une question tout à fait brûlante: le XXe
siècle offre le plus que sinistre tableau de millions de cadavres tués,
brûlés, et diversement concassés. Et c'est loin d'être terminé. De cela
Merleau-Ponty était tout simplement conscient Toutefois, son geste
doit s'adoucir en paroles discursives. Alors intervient la fonction de
l'art, art qui relève tout de même de la problématique du barbare
généralisé. Ce que l'auteur appelle l'espace préobjectal, que nous
développons descriptivement
en « l' es-paciation de l'espace»
(Maurice Blanchot), est une des formes de l'entrelacs général que
Merleau-Ponty baptise « Être ». Mais tous ces mots sont autant de
chiffres cryptés, de pièges non volontaires, que nous aurons à élucider
en suivant quasi mot à mot L'Œil et l'Esprit. Il nous paraît qu'une telle
perspective, à la fois synthétique et analytique, peut être intéressante.
Merleau-Ponty, d'ailleurs, prend grand soin de structurer lui-même
l'intérêt dont nous parlons, bien que, sans éluder les transitions entre
chapitres, il ne présente pas l'enjeu général et rappelons-le « monumental ». D'abord (chapitre I), il effectue une mise au point en comparant sciences et arts. Ensuite (chapitre II), il se lance avec pondération dans une« défense et illustration» de la peinture. Cela lui permet (chapitre III) de placer Descartes dans le débat, Descartes l'irremplaçable. Au centre du livre, il invoque la profondeur, ou Sigè l'abîme
(chapitre IV). Enfin, il
conclut en s'essayant à déterminer « l'origine de la vérité» qui fut un des titres possibles prévus pour Le Visible
et l'invisible. En somme, sans dénier l'efficace de l'interprétant - au
sens logico-mathématique - pictural, Merleau-Ponty laisse s'esquisser, mais dans l'invisible pur, une pensée qu'il songeait déterminante
pour l'avenir de la philosophie. Or ceci fait plus que nous concerner.
« Tout» semble dit Pourtant, il est comme un malaise qui
persiste. Quel est-il? Depuis La Structure du comportement jusqu'au
Visible et l'invisible, Merleau-Ponty s'attache continûment à indiquer
que la Gestalt n'est point la somme des parties. De cela, nous devons
17
tenir compte. La Gestalt, dont la définition originalement renoue toute
la Tradition, est la forme imprégnant le contenu à même ce dernier qui
existe vraiment à la différence des analyses de Platon, et même de
celles d'Aristote, pourtant plus engagées. De la sorte, le malaise que
nous exprimons ressortit à cette fonction cardinale de la fOlme en le
contenu qui est plus et surtout autre que le tout totalisant des parties.
D'ailleurs, l'auteur utilise souvent le concept de« style» pour rendre
compte de la situation. TIs'agit du style des choses elles-mêmes.
Cette prémisse importante, qui signe la grande nouveauté de
l'auteur, conduit droit à un concept auquel nous n'avons pas accordé
une importance suffisante. C'est celui d'esthésiologie transcendantale,
la véritable obsession du Visible et l'invisible, qui explique en retour
son application cohérente à l'es-paciation topologique picturale dans
L'Œil et l'Esprit,
-
notre texte d'appui.
L'esthésiologie
requise dit la
même problématique que nous avons ensuite différenciée, mais dans le
Même. A l'intérieur de cette problématique, pour ainsi dire dilatée,
nous allons nous attacher à des repérages précis, qui, en définitive,
retentiront sur le sens attaché à la structure du titre de l' œuvre: L'Œil
et l'Esprit. Il est bon, en effet, de placer les choses, afin qu'elles
correspondent à celles des choses elles-mêmes. Pour ce faire, nous
nous aiderons toujours du Visible et de l'invisible, notre constellation
de références discrètes. Il est certain d'abord que la structure « du
champ visuel» est le« lnodèle de toute transcendance» (V:I., p. 284.
Nous soulignons). Merleau-Ponty ne précise pas la signification de
« modèle ». Est-ce un paradigme surélevé, est-ce un exemple
d'application?
Essayons de résoudre peu à peu cette alternative.
L'enjeu, rappelons-le,
concerne l'ampleur même du domaine
esthésiologique, qui bouleverse la traditionnelle esthétique depuis
Baumgarten. En l'occurrence, seules des références aideront à établir
la clarté. Un premier lot va dans le sens suivant: «(Les choses) sont
prélevées sur ma substance, épines dans ma chair» (ibid., p. 234). La
« pulpe» du profond introduit à« un instinct sexuel» transcendantal (ibid., p. 291, 321, 327). Tandis qu'une« prise de la main contient
tout un morceau d'espace»
(ibid., p. 289). Un second groupe de
notations affirme cette prégnance du tactile. L'envers s'applique sur
l'endroit, à l'image du« doigt de gant qui se retourne» (ibid., p. 317).
Et l'incorporation
mutuelle (de toi et de moi) fait que nous
« fonctionnons (tous) comme un corps unique» (ibid., p. 317, 268).
18
Puis l'impression se confirme: toucher, c'est se toucher, tout comme
on le ferait en entrant « en contact en épaisseur avec soi» (ibid.,
p. 309). Evoquons le concept de« partie totale », emprunté à Husserl
et que nous analyserons dans le commentaire. Celle-ci « est arrachée
au tout (et) vient avec ses racines»
(ibid., p. 271). Enfin, une
Einfühlung (empathie) esthésiologique provoque un « embrassement»
(ibid., p. 324). De surcroît, cette généralité esthésiologique est
directement confirmée par d'autres notations. Pour m'assurer du relief
ontologique « quand je me meus» (ibid., p. 283), il convient de
« réorganiser (...), la musique, le langage» (ibid., p. 277). Voilà qui
se nomme une« logique du sensible» (ibid., p. 301) en général!
Quant à la peinture, en retour, elle est« amorphe» (ibid., p. 273),
tandis que Souriau dit du peintre qu'il projette ce qu'il voit en lui, à son
insu (ibid., p. 261). Dans ces conditions, il conviendrait d'entendre la
peinture non point au sens de paradigme platonicien, mais à celui
d'interprétation sémantique, au sens logico-mathématique du terme.
Tout ceci, 11'en doutons pas, rejaillit sur la signification du titre:
L'Œil et l'Esprit.
Mais une question se pose au philosophe Merleau-Ponty: quelles
sont les voies de la pensée '?Il nous paraît que cette question, cœur vif
de la même problématique précédemment dessinée et reprise, prend la
manière suivante: « il y a » deux fonctions de l'œil: a) Organe
physiologique,
il subit
la projection
-
toute
cartésienne
-
d'un
vecteur lumineux, droit et linéaire. b) mais concun'emment, et dans
l'existence
du vécu, il engendre une fluctuation
mouvante
physiopathique. « Pathique » étant le vocable de Henry Maldiney,
traitant de la psychopathologie, et signifiant par là la précession du
pathique sur le gnosique. Dans le premier cas, l' œil est paradigme.
Dans le mouvement, il est comme pris dans la sphère du mouvant.
Il en va de même pour l'esprit. Ce dernier engendre par le
« sentiment» de l'âme, soit un vecteur unilinéaire, dont traite la
Dioptrique de Descartes. Mais tout aussi bien, l' œil embrasse une
Stimmung (atmosphère) qui s'inscrit dans le monde de la vie
husserlien. En bref, mutatis mutandis, la fonction de l'œil double celle
de l'esprit, ce qui constitue une première ambiguïté. Mais il y a pis.
Merleau-Ponty titre: « L'Œil et l'Esprit» (Nous soulignons). De la
sorte, la première ambiguïté est doublée par la seconde qui vient d'être
constatée. En fait, il convient de penser le caractère unifié de deux
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séries d'ambiguïtés dédoublées. Est-ce possible'? N'est-ce pas trop
resitué dans une lignée cartésienne? La perplexité n'est-elle pas une
solution que choisirait l'auteur?
Et enfin, Merleau-Ponty
n'est-il pas intéressé, jusqu'à son
épuisement, par 1'« intouchable» (ibid., p. 307) invisible? Telle est
ainsi notre démarche, qui s'est ressaisie pour mieux amplifier son
identité, tandis que le« flou» de l'invisible pur pourrait articuler le
plan de L'Œil et l'Esprit. En tout cas, nous sommes impérativement
conviés à expliquer minutieusement le texte, à la lumière du Visible et
l'invisible. C'est la condition sine qua non pour enfin restituer
sérieusement à Merleau-Ponty sa véritable place dans une culture de
l'intrication des mobilités de tous ordres.
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