Dossier - Réseaux et contenus
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LA LETTRE DE L’AUTORITÉ DE RÉGULATION DES COMMUNICATIONS ÉLECTRONIQUES ET DES POSTES
GSEPTEMBRE/OCTOBRE 2008
mise en forme, la collecte et le traitement d’in-
formations documentaires ou journalistiques,
autant d’aspects essentiels du modèle tradi-
tionnel, ne doivent pas disparaître, mais bien
au contraire s’affirmer, avec la numérisation.
Toutefois, cette affirmation n’est pas synonyme
de statu quo : pour le livre, comme pour les
autres biens culturels, le processus éditorial
intégrera inéluctablement un modèle
« partagé » (de plusieurs vers plusieurs ou de
tous vers tous), complétant le modèle
« diffusé » (de un ou de quelques uns vers tous)
et s’y substituant en partie.
En vue d’assurer le financement équilibré
de la production culturelle et la sélection de
contenus enrichissant le patrimoine numé-
rique collectif, plusieurs moyens alternatifs
sont envisageables et peuvent être combinés :
certes le droit d’auteur, par exemple collecté
par un micro-paiement accompagnant les
échanges en ligne ; mais aussi la publicité, la
parafiscalité, comprenant notamment des taxes
sur les équipements électroniques de stockage
et de restitution des contenus, des fonds de
soutien, etc..
Une politique culturelle de transition vers le
numérique doit en définitive se donner deux
objectifs : d’une part, donner une forte impul-
sion publique dans les domaines, tels que la
mise en ligne d’éléments indiscutablement
patrimoniaux, où la numérisation ne rentre pas
en conflit direct avec les modèles d’affaire exis-
tants ; d’autre part, dans les domaines sensibles,
mener des expérimentations en concertation
avec les industries de contenus, afin de tester
sans a priori différentes formules innovantes.
C’est dans cet esprit qu’il convient, à mon sens,
de comprendre l’accord Olivennes et rédiger la
future loi sur la diffusion des œuvres sur
Internet : le meilleur remède contre le piratage,
c’est la promotion de pratiques efficaces et
vertueuses, bien davantage que la répression.
L’enjeu est d’importance, car il s’agit tout à
la fois de promouvoir un patrimoine numé-
rique de qualité, d’éviter que certains compor-
tements des internautes ne dégrade de larges
pans de la production culturelle, et de
préserver une culture francophone qui risque-
rait à terme d’être marginalisée sur un Web –
pardon, sur une Toile ! – de plus en plus
dominé(e) par la culture anglo-saxonne. I
Nicolas Curien, Membre de l’Autorité
personne ne comprendrait que des caisses ne
soient pas installées à l’entrée, afin de facturer
l’accès à une telle caverne d’Ali Baba ! En effet,
ce que permet l’étonnante technologie de répli-
cation physique, gratuite et automatique, c’est
uniquement le renouvellement permanent du
contenu de la caverne, et non pas la constitu-
tion préalable de ce contenu. Or, contrairement
à sa réplication, la création du contenu
comporte un coût et représente une valeur
économique, que doit impérativement rému-
nérer un droit d’entrée. Dans cet apologue, la
technologie providentielle n’est autre que la
numérisation, l’inépuisable trésor de la caverne
n’est autre que la musique numérique et le droit
d’entrée n’est autre que l’abonnement à une
plate-forme légale… ou la redevance associée à
une licence globale sur Internet !
Si le montant collecté pour rétribuer la
création musicale est assis sur le nombre des
abonnés aux plates-formes de musique en ligne,
ou sur le nombre des internautes prêts à s’ac-
quitter de la licence globale, ou sur un budget
publicitaire, le risque n’existe-t-il pas que soit
ainsi rompu le lien entre l’artiste qui crée et
le public qui choisit, que l’offre musicale
ne puisse plus être guidée par la
demande ? Non, car le fait que l’assiette
de la rémunération des artistes ne soit
plus indexée sur le volume global de
consommation n’exclut nullement que
la part revenant à chacun soit proportion-
nelle au volume de son audience propre. Il
est en effet techniquement possible de
marquer numériquement les œuvres, afin de
mesurer statistiquement les flux de téléchar-
gement et ainsi rémunérer les ayants droit à
proportion de leur diffusion dans le monde
numérique. Ceci constituerait d’ailleurs un
progrès notable par rapport aux techniques de
sondage utilisées pour les diffusions à la radio,
dont on sait qu’elles introduisent un biais au
détriment des artistes de notoriété modeste.
Vers une politique culturelle
du numérique
Qu’il s’agisse de la musique, du livre, du
cinéma ou de l’audiovisuel, la protection de la
propriété intellectuelle ne saurait évidemment
être réduite à un pur instrument « défensif »,
exclusivement destiné à préserver les intérêts de
« l’ancienne économie de l’information ». Elle
s’inscrit plus positivement dans une démarche
proactive de constitution d’un patrimoine
culturel numérique, dans laquelle la reconnais-
sance sociale des œuvres et leur labellisation
jouent un rôle primordial.
Prenant l’exemple de l’édition littéraire, la
commande et la sélection des manuscrits, le
repérage des auteurs, l’aide à la création et à la
•••
suite de la p. 7
La musique en ligne ne serait pas le premier
bien culturel dont la facturation serait déliée du
volume de la consommation. C’est le cas,
depuis plus d’un demi-siècle, des programmes
diffusés par les chaînes de télévision financées
par la publicité. C’est également le cas, depuis
plusieurs années, pour les films projetés en salle,
avec le développement des cartes illimitées. La
gratuité ou la quasi-gratuité de « l’acte » de
consommation, s’accompagnant du paiement
ex ante d’un « droit » à consommer, ne revêt
aucun caractère dénigrant ou dévalorisant à
l’endroit de la création artistique. C’est là, bien
au contraire, conférer à la musique numérique
le caractère d’une « infrastructure immatérielle
essentielle », à laquelle chacun doit pouvoir
accéder librement, après s’être dûment acquitté
d’un montant forfaitaire abordable.
Pourquoi alors, objecteront certains, ne pas
imposer également une subvention aux boulan-
gers et une distribution gratuite de la baguette
de pain ? Tout simplement parce que, contrai-
rement au fichier numérique, la baguette
est un bien physique « rival », qui est
détruit lorsqu’il est consommé. En outre,
les coûts de la
fabrication et de la distribution du pain,
proportionnels au volume des unités produites,
sont loin d’être négligeables : une tarification à
l’unité est donc dans ce cas le modèle adapté.
La différence essentielle de nature entre un bien
physique, comme le pain, et un bien numé-
rique, comme la musique en ligne, permet de
comprendre combien il est hâtif d’assimiler le
téléchargement gratuit d’une œuvre musicale à
un vol à l’étalage. Pour corriger cette image
trompeuse, voici une image plus conforme,
celle de la caverne d’Ali-Baba.
La caverne d’Ali-Baba
Supposons qu’ait été inventée une techno-
logie « miracle » qui permette de remplacer
physiquement, immédiatement, à l’identique
et sans aucun coût, tout CD retiré des bacs
d’une surface de distribution. Il apparaîtrait
alors impensable que des caisses soient dispo-
sées en sortie de magasin afin de faire payer les
CD emportés par les « clients » : celui qui
emporte cent ou mille CD « cause » en effet
exactement le même coût que celui qui n’en
prend aucun, c’est à dire zéro ! En revanche,
« Le meilleur remède contre le
piratage, c’est la promotion de
pratiques efficaces et
vertueuses, bien davantage que
la répression »