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Sociétal
N° 34
4etrimestre
2001
KEYNES, ENTRE FAUST ET MÉPHISTO
Au-delà du Secrétaire au Trésor de
Roosevelt, Morgenthau, le principal
interlocuteur de Keynes sera
Harry Dexter White, directeur de
la recherche monétaire au Treasury
américain. Le lecteur français d’au-
jourd’hui ignore sans doute que ce
dernier avait écrit sa thèse sur les
comptes extérieurs de la France
sous la IIIe République5. White,
d’origine juive lithuanienne, était
aussi, probablement par idéalisme,
un « compagnon de route » des
Soviets, auxquels il passa de nom-
breux documents6. A ce titre, il
était anti-impérialiste, c’est-à-dire
fort mal intentionné à l’égard des
Britanniques – ce qui permet de
mieux mesurer la capacité de
persuasion qui permit à Keynes
d’emporter quelques concessions.
Cependant, l’essentiel des institu-
tions de Bretton Woods sont
davantage dues à White qu’à
Keynes.
En effet, le but des Etats-Unis, seul
grand pays à disposer alors de
capacités d’exportation, était de
rétablir le libre-échange après la
guerre. Celui de Keynes, au-delà
de la sauvegarde de l’empire britan-
nique et du traitement ordonné
des balances sterling7,
était d’éviter que
le retour à un régime
de change ordonné
se traduise par une
obligation de déflation
pour son pays, en crise
de balance des paie-
ments : il voulait que
l’ajustement vienne
du créancier. Il obtiendra ainsi
l’insertion dans le traité de Bretton
Woods d’une clause de « monnaie
rare », qui ne sera en fait jamais
utilisée – à cause du renfort
apporté par le plan Marshall
d’abord, puis du déficit croissant
de la balance américaine. De
toute façon, les Américains
avaient toutes les cartes en main,
face à un Royaume-Uni potentiel-
lement ruiné, et qu’ils traitaient
effectivement comme « une société
en faillite »…
ZONES D’OMBRE
ET JARDINS SECRETS
Il y a bien d’autres personnages
dans cette biographie. D’abord,
l’indispensable et parfois inénarrable
Lydia8. Ensuite, le disciple favori,
Richard Kahn, qui supplée Keynes
dans de nombreuses fonctions,
dont celle d’économe du King’s
College, et qui sera le financier
de Lydia après le décès de son
mari. Et puis le « cirque », le cercle
des disciples du maître : le couple
Robinson, Nicholas Kaldor, Piero
Sraffa et bien d’autres, que l’on
pouvait rencontrer à Cambridge
dans les années 60.
Ce personnage complexe avait
ses zones d’ombre. S’il n’est plus
aujourd’hui politiquement correct
d’occulter, ni bien sûr de critiquer,
son homosexualité de jeunesse, les
mentalités étaient fort différentes
à l’époque. Le « tabou », respecté
par Harrod, avait été levé par
Moggridge (voir l’annexe 1 de son
Keynes). Mais son côté « Méphisto »
transparaît surtout dans son
humour ravageur, qui n’a pas
toujours facilité son rôle de
négociateur avec les Américains.
Mais le diable s’est un
peu assagi : alors qu’il
n’était pas pratiquant,
il reconnaissait les
vertus de l’anglica-
nisme – et eut des
funérailles nationales
à l’abbaye de West-
minster.
L’homme n’était pas exempt non
plus des préjugés raciaux encore
tenaces dans sa génération. Le fait
d’avoir affaire à un juif ne lui est
pas indifférent, et teinte parfois
son jugement. Ainsi d’une série
de ses interlocuteurs américains,
dont White, qui deviennent sous sa
plume des « rabbins talmudistes ».
Pourtant, le médecin qui lui a per-
mis de survivre quelques années,
notamment grâce aux sulfamides
nouvellement découverts, était
un juif hongrois, qu’il surnommait
affectueusement « l’ogre ».
On peut, par curiosité, chercher
quelle place occupe la France
dans le livre de Skidelsky et les
préoccupations de Keynes : elle est
faible. D’abord, parce que le pays a
été rapidement vaincu, et que les
problèmes économiques n’ont pas
été premiers pour les Français libres.
Les noms de Mendès France et de
Mossé sont simplement cités au
moment de Bretton Woods.Quant
à l’attachement traditionnel des
Français à l’étalon-or, on imagine
les sarcasmes qu’il pouvait susciter
chez le critique de la « relique
barbare ». Ainsi, à la conférence,
« le plan français ressemblait, comme
on pouvait le prévoir, à l’étalon-or.
Il fut ignoré » (p. 301).
Quelle est la personnalité qui, à
l’époque, dans notre pays, aurait
le mieux correspondu à Keynes ?
Plutôt qu’à Rueff, certes grand
théoricien et inspirateur de la
politique économique de 1958,
on pourrait penser à Charles Rist,
professeur, sous-gouverneur de la
Banque de France, et lui aussi
grand patriote.
En tout cas, nul plus que Keynes
ne savait que l’économie n’est
qu’un des aspects de la réalité
sociale. Comme il l’écrivait, les
économistes ne sont pas les dé-
positaires (trustees) de la civilisation,
mais seulement de la possibilité
de la civilisation. Il a d’ailleurs su,
dans sa vie même, relativiser ses
préoccupations professionnelles.
Skidelsky décrit par le menu
comment, malgré sa maladie et ses
multiples charges, il trouvait le
temps de faire vivre l’Arts Theater
de Cambridge, puis la Fondation
nationale pour l’ensemble des
arts. Ce patricien de la pensée
était aussi un esthète. On
comprend le jugement de Hayek
sur son compte : Keynes était
certainement l’homme le plus
extraordinaire qu’un économiste
pouvait rencontrer. l
5H.D. White, The
French International
Accounts, 1880-1913,
Cambridge (Mass.),
Harvard Un. Press,
1933.
6La trahison de
White fut connue
dès 1938. Mais
il fallut attendre
l’après-guerre pour
qu’il soit écarté de
fonctions officielles ;
il mourra libre
en 1948.
7Il s’agit des dettes
accumulées par
le Royaume-Uni,
qui ne pouvait plus
exporter, envers
les membres de
la zone sterling.
Les économistes
qui ont commencé
leur carrière dans
les années 60 ont
pu observer a quel
point le problème
de ces balances,
aujourd’hui bien
oublié, a pesé sur la
devise britannique.
8Voir l’épisode où
Lady Keynes entre
à demi nue au
milieu d’une réunion
et extirpe de sa
poitrine la clef d’une
valise contenant des
documents cruciaux,
et que son mari
croyait avoir
perdue…
Nul, plus que lui,
ne savait que
l’économie n’est
qu’un des aspects
de la réalité sociale.