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Sociétal
N° 34
4etrimestre
2001
1Robert Skidelsky,
John Maynard
Keynes, 1937-1946,
vol. 3, Fighting for
Britain, Londres,
Macmillan, 2000,
580 p.
2Affection
cardiaque d’origine
infectieuse, encore
délicate à soigner
aujourd’hui,
contrairement à ce
que semble avancer
Skidelski.
L E S L I V R E S E T L E S I D É E S
John Maynard Keynes
Troisième volume, 1937-1946
Fighting for Britain
Par Robert Skidelsky
Lord Skidelsky a achevé sa
biographie en trois tomes de
Lord Keynes of Tilton1. Ce dernier
volume est à la fois une description
par le menu de la vie du grand
Anglais, et de Lydia son épouse
(jusqu’au décès de cette dernière,
à 89 ans, en 1981) et un bilan de
l’ensemble de sa vie et de ses
œuvres. Un tel bilan n’est pas aisé,
tant la personnalité de Keynes
apparaît complexe. Alors qu’il est
pacifiste depuis 1918 et surtout
grand iconoclaste, la période
c’est-à-dire la rechute de l’activité
en 1937 puis le deuxième conflit
mondial et la préparation de
l’après-guerre va faire de lui le
« rebelle victorieux » (sur le plan
théorique), puis le « Churchill de
l’économie » (deux expressions
que l’on trouve dans le livre).
Mais, plus fondamentalement, la
mise en relief du double aspect
de Keynes, à la fois Faust et
Méphisto, paraît particulièrement
bien venue.
UN CARACTÈRE
FAUSTIEN
Keynes est l’inspirateur de la
préparation économique de la
guerre totale et de l’après-guerre.
Malgré une grave maladie une en-
docardite2–, il va déployer une ac-
tivité intense pour son pays, tout en
continuant à soccuper, de près
ou de loin, de ses multiples centres
d’intét, principalement artis-
tiques. Sauf à la fin de la guerre, sa
position sera toujours quelque peu
marginale. Certes, il dispose d’un
bureau au Trésor et finira par diri-
ger la délégation britannique à la
conférence de Bretton Woods,
mais sa magistrature est d’abord
d’influence. Sa pensée n’est pas tou-
jours comprise, même si, auprès
des économistes, l’époque est à la
« paradigmatisation » (on excu-
sera le néologisme) de la Théorie
générale. Churchill disait que, lors-
qu’il réunissait une commission de
trois économistes, il recueillait
quatre opinions,
dont deux de M. Keynes ! (En fait,
Churchill disposait de son propre
conseiller économique, Lionel
Robbins).
La réflexion et les propositions
de Keynes durant la période ont
porté sur trois grands problèmes.
A ces trois problèmes il a apporté
des solutions libérales, mais dont le
résultat doit être une mobilisation
totale de l’économie britannique
Keynes, entre
Faust et Méphisto
MICHEL LUTFALLA*
Le dernier volet de la biographie de l’économiste
couvre lariode cruciale qui va de la prépara-
tion de la guerre à celle de l’après-guerre. Un cit
riche et détaillé qui donne la mesure du rôle
historique du personnage, sans laisser de côté
ses difficultés et ses zones d’ombre.
*Economiste de banque.
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L E S L I V R E S E T L E S I D É E S
qui se révèlera plus efficace que la
politique allemande, d’abord du
Dr Schacht, puis du Reich en guerre3:
le financement du réarmement
sans relance de l’inflation. A une
époque la comptabilité natio-
nale en est encore à ses premiers
balbutiements, il fallait calculer
quel était l’écart par rapport à la
croissance potentielle (l’output gap
en franglais moderne) ; les premières
estimations sont dues à Meade
et Stone ;
le paiement de la guerre, autre-
ment qu’en 1914-1918 l’effort
fut largement pa par l’inflation.
Mais celle-ci fut suivie au Royaume-
Uni d’une tentative « réussie » de
flation, due à Churchill, qui
coûta fort cher au pays, jusqu’à
la dévaluation du sterling de 1931.
Dans How to pay for the war, en
1940, Keynes montre bien qu’il
faut une politique coordonnée des
prix, des salaires et des finances
publiques, pour éviter que l’accrois-
sement des revenus suscite une
augmentation de la demande de
biens que la guerre ne permet
plus de produire, et pour réserver
le peu de ressources disponibles
à limportation des matériels
indispensables ;
enfin, le souci d’éviter une crise
dans l’après-guerre à l’image de
la crise de reconversion de 1919-
19204. Celle-ci avait été aggravée
par la dislocation des empires
centraux, conséquence de la paix
de Versailles, dénoncée en son
temps, et avec quelle virulence,
par Keynes.
Ce dernier est à la fois libéral il
s’agit de sauver l’économie de
marché contre les totalitarismes,
en conservant notamment le
mécanisme des prix – et interven-
tionniste. Il est, selon Skidelsky, le
promoteur d’une voie moyenne – la
troisième voie moderne. Il propose,
en effet, une épargne obligatoire,
restituée graduellement après la
fin de la guerre, qui aurait donc
l’avantage déviter la crise de
reconversion. Mais les travaillistes
n’acceptent pas son plan : ils préfè-
rent, au nom de leur égalitarisme,
un rationnement et, à la fin de la
guerre, un prélèvement obligatoire.
Le résultat fut un compromis, avec
notamment une fiscalité
plus importante 54 %
des dépenses de la
guerre furent financés
par la fiscalité, contre
32 % en 1914-1918,
ce qui explique la
moindre inflation. On
retrouvera aussi une
partie des idées « key-
nésiennes » dans le
plan Beveridge, en discussion à ce
moment. Enfin, un autre point, issu
de ses thèses, survivra longtemps
à son décès : une politique de taux
d’intérêt les plus bas possible.
L’AFFRONTEMENT AVEC
LES AMÉRICAINS
Les négociations sur le volet
extérieur, c’est-à-dire d’abord
sur les crédits américains, puis
l’organisation motaire de l’après-
guerre, mobiliseront ensuite
l’essentiel de ses forces. Skidesky
raconte en détail le rôle de
Keynes, pas toujours heureux, dans
ces pourparlers. C’est pour lui
l’occasion de dresser un parallèle
entre Britanniques et Américains,
qui montre que les deux pays n’ont
en fait que peu de choses en
commun : un « choc culturel » multi-
forme entre les alls « anglo-
saxons », que seules la langue, puis
l’hostili aux totalitarismes, avaient
rapprochés ;
choc entre un Royaume-Uni
alors très centralisé, avec une
administration puissante et un
exécutif émanant du législatif, et
des Etats-Unis au pouvoir éclaté,
le Président, même en période de
guerre, devant tenir compte d’un
Congrès peu discipliné. Sans
compter le troisième pouvoir, celui
des juges, et le quatrième, celui de
la presse, très bien informée par des
fuites plus ou moins orientées en
provenance de la Maison Blanche
ou du Congrès. Pour Keynes, les
Etats-Unis sont un pays gouverné
par les juristes et les journalistes ;
choc culturel entre un magicien
du verbe, soucieux
de ménager des
marges d’interpréta-
tion, et une are de
juristes dont Keynes
baptise la langue le
« cherokee » ;
choc économique
surtout : il s’agit pour
le Royaume-Uni, fort
de ses sacrifices pour la cause
commune, d’obtenir des crédits, tou-
jours plus de crédits… sans intérêt
ni remboursement. Washington
torque que le Congrès n’acceptera
jamais un tel don, et que, de toute
manière, Londres doit s’engager
en échange à démanteler le pro-
tectionnisme impérial institué au
moment de la Grande dépression.
Skidelsky crit le tail des gocia-
tions, rendues parfois « complexes »
par Keynes lui-même, qui n’avait pas
toujours la patience cessaire face
à l’organisation assez chaotique de
ses interlocuteurs ;
choc enfin, entre une ancienne
colonie devenue République,
constituée moins de deux siècles
plus tôt contre le roi d’Angleterre
et ses Hessois, et l’impérialisme
britannique : un impérialisme qui
n’est plus certes conquérant, mais
qui veut conserver ses colonies,
et notamment garder des liens
étroits avec la perle d’entre elles,
les Indes – alors que les Etats-Unis
sont à la tête du combat pour
l’émancipation. Roosevelt « haïssait
l’Empire britannique ».
Keynes finira par comprendre
que les Américains… ne sont pas
des Anglais, lui qui considérait
une visite aux Etats-Unis comme
« une maladie grave » qui devait
toujours être « suivie d’une période
de convalescence »…
3On notera
qu’avant la fin de
la guerre, le plan
Keynes pour
une nouvelle
organisation
internationale
est favorablement
commenté dans
la presse nazie
(p. 254).
4Le jeune John
Richard Hicks
estimait au
contraire que
la guerre serait
plutôt suivie par
une phase
d’expansion
rapide, un
« boum » (p. 53).
Keynes considérait
une visite aux Etats-
Unis comme une
« maladie grave »,
qui devait être suivie
d’une convalescence...
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KEYNES, ENTRE FAUST ET MÉPHISTO
Au-delà du Secrétaire au Tsor de
Roosevelt, Morgenthau, le principal
interlocuteur de Keynes sera
Harry Dexter White, directeur de
la recherche monétaire au Treasury
américain. Le lecteur français d’au-
jourd’hui ignore sans doute que ce
dernier avait écrit sa thèse sur les
comptes extérieurs de la France
sous la IIIe République5. White,
d’origine juive lithuanienne, était
aussi, probablement par idéalisme,
un « compagnon de route » des
Soviets, auxquels il passa de nom-
breux documents6. A ce titre, il
était anti-impérialiste, c’est-à-dire
fort mal intentionné à l’égard des
Britanniques ce qui permet de
mieux mesurer la capacité de
persuasion qui permit à Keynes
d’emporter quelques concessions.
Cependant, l’essentiel des institu-
tions de Bretton Woods sont
davantage dues à White quà
Keynes.
En effet, le but des Etats-Unis, seul
grand pays à disposer alors de
capacités d’exportation, était de
rétablir le libre-échange après la
guerre. Celui de Keynes, au-delà
de la sauvegarde de l’empire britan-
nique et du traitement ordonné
des balances sterling7,
était d’éviter que
le retour à un régime
de change ordonné
se traduise par une
obligation de déflation
pour son pays, en crise
de balance des paie-
ments : il voulait que
l’ajustement vienne
du créancier. Il obtiendra ainsi
l’insertion dans le traité de Bretton
Woods dune clause de « monnaie
rare », qui ne sera en fait jamais
utilisée à cause du renfort
appor par le plan Marshall
d’abord, puis du déficit croissant
de la balance américaine. De
toute façon, les Américains
avaient toutes les cartes en main,
face à un Royaume-Uni potentiel-
lement ruiné, et qu’ils traitaient
effectivement comme « une société
en faillite »…
ZONES D’OMBRE
ET JARDINS SECRETS
Il y a bien d’autres personnages
dans cette biographie. D’abord,
l’indispensable et parfois inénarrable
Lydia8. Ensuite, le disciple favori,
Richard Kahn, qui supplée Keynes
dans de nombreuses fonctions,
dont celle d’économe du King’s
College, et qui sera le financier
de Lydia après le décès de son
mari. Et puis le « cirque », le cercle
des disciples du maître : le couple
Robinson, Nicholas Kaldor, Piero
Sraffa et bien d’autres, que l’on
pouvait rencontrer à Cambridge
dans les années 60.
Ce personnage complexe avait
ses zones d’ombre. S’il n’est plus
aujourd’hui politiquement correct
d’occulter, ni bien sûr de critiquer,
son homosexualité de jeunesse, les
mentalités étaient fort différentes
à l’époque. Le « tabou », respecté
par Harrod, avait été levé par
Moggridge (voir l’annexe 1 de son
Keynes). Mais son côté « Méphisto »
transparaît surtout dans son
humour ravageur, qui na pas
toujours facilité son rôle de
négociateur avec les Américains.
Mais le diable s’est un
peu assagi : alors qu’il
n’était pas pratiquant,
il reconnaissait les
vertus de langlica-
nisme et eut des
funérailles nationales
à l’abbaye de West-
minster.
L’homme n’était pas exempt non
plus des préjugés raciaux encore
tenaces dans sa génération. Le fait
d’avoir affaire à un juif ne lui est
pas indifférent, et teinte parfois
son jugement. Ainsi d’une série
de ses interlocuteurs américains,
dont White, qui deviennent sous sa
plume des « rabbins talmudistes ».
Pourtant, le médecin qui lui a per-
mis de survivre quelques années,
notamment grâce aux sulfamides
nouvellement découverts, était
un juif hongrois, qu’il surnommait
affectueusement « l’ogre ».
On peut, par curiosité, chercher
quelle place occupe la France
dans le livre de Skidelsky et les
préoccupations de Keynes : elle est
faible. D’abord, parce que le pays a
été rapidement vaincu, et que les
problèmes économiques n’ont pas
été premiers pour les Fraais libres.
Les noms de Mendès France et de
Mossé sont simplement cités au
moment de Bretton Woods.Quant
à l’attachement traditionnel des
Français à l’étalon-or, on imagine
les sarcasmes qu’il pouvait susciter
chez le critique de la « relique
barbare ». Ainsi, à la conférence,
« le plan français ressemblait, comme
on pouvait le prévoir, à l’étalon-or.
Il fut ignoré » (p. 301).
Quelle est la personnalité qui, à
l’époque, dans notre pays, aurait
le mieux correspondu à Keynes ?
Plutôt qu’à Rueff, certes grand
théoricien et inspirateur de la
politique économique de 1958,
on pourrait penser à Charles Rist,
professeur, sous-gouverneur de la
Banque de France, et lui aussi
grand patriote.
En tout cas, nul plus que Keynes
ne savait que l’économie n’est
qu’un des aspects de la réalité
sociale. Comme il l’écrivait, les
économistes ne sont pas les dé-
positaires (trustees) de la civilisation,
mais seulement de la possibilité
de la civilisation. Il a d’ailleurs su,
dans sa vie même, relativiser ses
préoccupations professionnelles.
Skidelsky décrit par le menu
comment, malgré sa maladie et ses
multiples charges, il trouvait le
temps de faire vivre l’Arts Theater
de Cambridge, puis la Fondation
nationale pour l’ensemble des
arts. Ce patricien de la pensée
était aussi un esthète. On
comprend le jugement de Hayek
sur son compte : Keynes était
certainement l’homme le plus
extraordinaire qu’un économiste
pouvait rencontrer. l
5H.D. White, The
French International
Accounts, 1880-1913,
Cambridge (Mass.),
Harvard Un. Press,
1933.
6La trahison de
White fut connue
dès 1938. Mais
il fallut attendre
l’après-guerre pour
qu’il soit écarde
fonctions officielles ;
il mourra libre
en 1948.
7Il s’agit des dettes
accumulées par
le Royaume-Uni,
qui ne pouvait plus
exporter, envers
les membres de
la zone sterling.
Les économistes
qui ont commencé
leur carrière dans
les années 60 ont
pu observer a quel
point le problème
de ces balances,
aujourd’hui bien
oublié, a pesé sur la
devise britannique.
8Voir l’épisode
Lady Keynes entre
à demi nue au
milieu d’une réunion
et extirpe de sa
poitrine la clef d’une
valise contenant des
documents cruciaux,
et que son mari
croyait avoir
perdue
Nul, plus que lui,
ne savait que
l’économie n’est
qu’un des aspects
de la réalité sociale.
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