« La Sécurité aujourd’hui » Collection dirigé par Philippe Melchoir, directeur de l’Institut des Hautes Études de la Sécurité Intérieure. La sécurité est un enjeu majeur pour nos sociétés. Elle concerne aussi bien la vie quotidienne de la population que le monde de l’entreprise. Pour comprendre et mieux traiter tous ces enjeux - qu’ils soient politiques, sociaux, économiques, historiques ou encore techniques -, I’IHESI a souhaité lancer cette collection : « La sécurité aujourd’hui ». Elle accueillera des ouvrages de spécialistes de tous domaines, dans le but de montrer que la sécurité exige la mise en place d’un partenariat fort entre tous les acteurs, publics et privés concernés. Ces réflexions seront nourries d’expériences menées en France mais aussi à l’étranger. L’Institut des Hautes Études de la Sécurité Intérieure est un lieu de formation, de recherche, d’échanges et de débats sur les problèmes de sécurité. Il accueille et travaille avec tous les acteurs concernés par la sécurité intérieure : universitaires, élus, chefs d’entreprise, policiers, gendarmes, douaniers, magistrats, avocats, journalistes... Les publications de L’IHESI témoignent de la richesse de ces échanges qui alimentent un réseau d’analyses et d’expériences variées. À la frontière entre le monde de la recherche et celui des acteurs de terrain et des décideurs publics, ces ouvrages constituent aujourd’hui des références indispensables pour qui souhaite comprendre, étudier ou travailler dans ce domaine de la sécurité intérieure. Pour tout renseignement complémentaire : IHESI, 19, rue Péclet, 75015 Paris - Téléphone : 01 53 68 20 00 «En application de la loi du 11 mars 1957 (article 41) et du Code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992, toute reproduction partielle ou totale à usage collectif de la présente publication est strictement interdite sans l’autorisation expresse de l’éditeur. Il est rappelé à cet égard que l’usage abusif et collectif de la photocopie met en danger l’équilibre économique des circuits du livre. » La Documentation française, Paris 1998 ISBN : 2-11-004109-9 ad augusta per angusta «.Les riches ont tiré un rideau sur les pauvres, et sur ce rideau ils ont peint des monstres........» Ministère de l’Intérieur Le ministre JPC/PB no 125 Madame Sophie Body-Gendrot Paris le 26 janvier 1998 Madame, Les phénomènes de violences urbaines connaissent depuis une vingtaine d’années une évolution préoccupante. C’est moins la gravité de chaque incident – les événements les plus graves sont moins nombreux qu’il y a quelques années – que la diversité des victimes, des institutions visées et l’augmentation du nombre des actes de violence, qui ne laissent pas d’être inquiétantes. Je souhaite vous confier, conjointement avec Madame Nicole Le Guennec, une mission de réflexion et de proposition sur ce sujet. Vous appuyant notamment sur vos travaux antérieurs et vos études de terrain en France et à l’étranger, il vous appartiendra de procéder : – à une analyse approfondie du phénomène, de ses causes, des motivations des auteurs de violences et des facteurs d’exacerbation ou d’apaisement.; – à l’élaboration de propositions permettant d’éviter ou de prévenir ces violences et d’y adapter la réponse publique, quand elles se produisent. Vous envisagerez le parti qu’on peut tirer des expériences étrangères en la matière. Votre rapport, qui devra comporter bilan de connaissances et orientations de recherches, pour ce qui resterait mal connu, me sera remis avant le 30 avril 1998. Les services du ministère de l’Intérieur, mais aussi l’Institut des hautes études de la sécurité intérieure, vous apporteront tout leur concours. Je vous remercie d’avoir bien voulu accepter cette mission et vous prie d’agréer, Madame, l’expression de mes respectueux hommages. Jean-Pierre Chevènement Ministère de l’Intérieur Le ministre JPC/PB no 126 Madame Nicole Le Guennec Paris le 26 janvier 1998 Madame, Les phénomènes de violences urbaines connaissent depuis une vingtaine d’années une évolution préoccupante. C’est moins la gravité de chaque incident – les événements les plus graves sont moins nombreux qu’il y a quelques années – que la diversité des victimes, des institutions visées et l’augmentation du nombre des actes de violence, qui ne laissent pas d’être inquiétantes. Je souhaite vous confier, conjointement avec Madame Sophie Body-Gendrot, une mission de réflexion et de proposition sur ce sujet. Vous appuyant notamment sur vos travaux antérieurs et vos études de terrain en France et à l’étranger, il vous appartiendra de procéder : – à une analyse approfondie du phénomène, de ses causes, des motivations des auteurs de violences et des facteurs d’exacerbation ou d’apaisement.; – à l’élaboration de propositions permettant d’éviter ou de prévenir ces violences et d’y adapter la réponse publique, quand elles se produisent. Vous envisagerez le parti qu’on peut tirer des expériences étrangères en la matière. Votre rapport, qui devra comporter bilan de connaissances et orientations de recherches, pour ce qui resterait mal connu, me sera remis avant le 30 avril 1998. Les services du ministère de l’Intérieur, mais aussi l’Institut des hautes études de la sécurité intérieure, vous apporteront tout leur concours. Je vous remercie d’avoir bien voulu accepter cette mission et vous prie d’agréer, Madame, l’expression de mes respectueux hommages. Jean-Pierre Chevènement 9 SOMMAIRE Première partie LES INSTITUTIONS DANS L’ŒIL DU CYCLONE LES VIOLENCES URBAINES OU LA RENAISSANCE DU VANDALISME INSTITUTIONNEL Des actions souvent jugées irrationnelles ou gratuites Un marchandage collectif par «.l’émeute.» Des formes non instituées d’«.actions collectives.».? Une remise en cause des «.équipements publics.» Des régulations sociales en panne 13 15 15 15 17 19 20 ÉMERGENCE ET PERMANENCE DES VIOLENCES URBAINES L’émergence des «.émeutes.» et la montée des représentations de la «.dangerosité.» des quartiers La permanence des émeutes : l’échec d’une régulation élaborée dans l’urgence La chronicisation des violences, leur banalisation, et l’apparition de réseaux souterrains Les institutions «.agressées.» Les mineurs mis en cause Défiance privée et délégitimation publique 24 25 29 30 LA CULTURE DE LA RUE CONTRE LA CULTURE INSTITUTIONNELLE D’un «.rite de passage.» à une délinquance «.d’exclusion.» L’effondrement des grands intégrateurs sociaux Une socialisation des jeunes des cités par le territoire et la rue 33 33 35 36 LA POLICE DANS LA TOURMENTE Une «.troupe d’occupation.» La difficulté de l’intervention face aux actions de groupe Les risques de dérapages La police au centre d’un conflit social larvé Assurer la sûreté publique et la «.pacification.» sociale La police ne peut se substituer à tous les autres relais 38 38 38 39 39 40 41 21 21 23 10 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES LA JUSTICE ET LE SECTEUR ÉDUCATIF EN DIFFICULTÉ FACE AUX VIOLENCES URBAINES La justice partagée L’inflation des mesures LES POLITIQUES PUBLIQUES ET LE CHOIX D’UN MODÈLE DE SÛRETÉ Le danger des approches en termes de «.pathologie sociale.» ou familiale Le risque d’une gestion par la constitution d’une «.under class.» et par «.l’évitement social.» Une révolution culturelle.? Reconstruire un service public assurant une sûreté de proximité 42 42 43 44 44 45 45 Deuxième partie LA DIVERSITÉ DES DISCOURS LOCAUX Introduction La situation se dégrade de manière alarmante La situation n’est pas aussi alarmante qu’on le croit Le statu quo et la résignation L’explication structurelle Des phénomènes individuels et collectifs Une médiatisation excessive d’événements ponctuels Des manipulations en sous-main L’essoufflement des professions et des militants Psychologie ou sociologie.? Frontières et ethnicisation des rapports sociaux 47 49 51 53 54 55 56 57 58 58 59 60 Troisième partie MONOGRAPHIES DE TERRAIN, EN FRANCE. Strasbourg Marseille Lyon 63 65 73 81 11 Quatrième partie MONOGRAPHIES DE TERRAIN À L’ÉTRANGER LE MODÈLE EUROPÉEN Francfort ou la politique de prévention Les Pays-Bas : les innovations L’APPROCHE ANGLO-AMÉRICAINE Le Royaume-Uni : dureté avec la délinquance et avec les causes de la délinquance États-Unis : les leçons américaines Quelles innovations peut-on tirer de ces expériences étrangères ? 91 93 93 99 106 106 111 132 Cinquième partie QUELQUES PROPOSITIONS POUR RÉGULER LES VIOLENCES URBAINES : LE REFUS DU MANICHÉISME 137 L’EXERCICE DE L’AUTORITÉ Poser un diagnostic de situation adéquat La police comme force de pacification et de régulation sociale Un préalable : le respect des professionnels, et un traitement équitable pour tous Privilégier une police de quartier LA RECOMPOSITION SOCIALE La police ne peut se substituer à l’ensemble des relais du quartier Recomposer les métiers de la médiation et de la proximité Dynamiser les associations issues des quartiers Favoriser les contre-pouvoirs et fortifier la démocratie locale En conclusion ANNEXE LISTE DES PERSONNES CONSULTÉES 140 140 141 142 143 146 146 147 148 149 150 151 153 Première partie LES INSTITUTIONS DANS L’ŒIL DU CYCLONE Nicole LE GUENNEC LES INSTITUTIONS DANS L’ŒIL DU CYCLONE Cette partie est constituée de quelques extraits de ma thèse, et de textes écrits en commun avec mon ami Christian Bachmann. Les analyses qui suivent sont le résultat de réflexions et d’interrogations que nous avons partagées ensemble, pendant de longues années, jusqu’à sa mort.1. 1. Voir Bachmann Christian, Le Guennec Nicole, 1996, Violences urbaines, ascension et chute des classes moyennes à travers cinquante ans de politiques de la ville, Paris Albin Michel et C. Bachmann, N. Le Guennec, 1997, Autopsie d’une émeute, Histoire exemplaire du soulèvement d’un quartier, Paris, Albin Michel. 15 LES INSTITUTIONS DANS L’ŒIL DU CYCLONE LES VIOLENCES URBAINES OU LA RENAISSANCE DU VANDALISME INSTITUTIONNEL Des actions souvent jugées irrationnelles ou gratuites Depuis 1995, sous le terme générique de «.violences scolaires.», des menées agressives ont été décrites, qui ont souvent pris pour cibles, non seulement les locaux publics, mais aussi les personnels de l’Éducation nationale. Ces fonctionnaires ne sont pas les seuls menacés : les policiers, les personnels municipaux ou les travailleurs sociaux ont été, eux aussi, régulièrement victimes de conduites agressives. Est le plus souvent mis en cause le comportement, sociologiquement «.curieux.», de jeunes de banlieue qui ont, dès le début des années quatre-vingt, multiplié les attitudes jugées «.irrationnelles.» et «.incompréhensibles.» de la part des gestionnaires d’équipements publics : l’inscription de tags sur les bâtiments, les camions et les commerces.; la mise à sac de locaux communs résidentiels (LCR) dans les HLM.; les conduites de vandalisme à l’encontre des équipements publics (locaux scolaires et sportifs, permanences sociales, salles communales, etc.).; l’agression de fonctionnaires publics, dans les transports par exemple. Ces comportements ont été également associés à des pics de violence produisant des «.émeutes.», et pouvant dans certains cas durer plusieurs jours. Ce «.vandalisme institutionnel.» se pense généralement, pour le sens commun relayé par les médias, sous les auspices de l’indignation : comment de jeunes sauvages peuvent-ils en arriver à mettre le feu à leur propre quartier.? À saboter les équipements qui leur sont octroyés par les pouvoirs publics.? À attaquer l’école qui leur donne les moyens de s’insérer dans la société.? Pourquoi agressent-ils des fonctionnaires qui estiment les aider.? Pourquoi injurier le maire, premier magistrat de la commune, élu démocratiquement, qui les représente en principe, et tente de défendre les intérêts du territoire.? Certains mettent en garde contre une violence enragée et aveugle qui risque d’ouvrir sur de nouveaux totalitarismes. Un marchandage collectif par «.l’émeute.» Le fait que des acteurs sociaux s’en prennent à leur environnement de travail ou à leur cadre de vie n’a rien de nouveau. Edward P. 16 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES Thompson, par exemple, a longuement décrit les actions du mouvement luddite, lorsque la classe ouvrière anglaise commençait à s’organiser.1. Thompson remarque que ces actions ont toujours été vivement stigmatisées, et condamnées comme «.insensées.» et «.aveugles.». Mais il montre aussi que leur apparente irrationalité est porteuse de sens. D’une part, le choix des machines brisées n’est pas aléatoire. Souvent les métiers cassés fabriquaient des produits défectueux. Dans d’autres cas, détruire l’outil de travail était un moyen de faire pression sur les patrons, et d’en obtenir des concessions, en un temps où le syndicalisme n’existait pas. Un autre historien de la classe ouvrière, Eric Hobsbawm, parle de «.marchandage collectif par l’émeute.».2. Loin d’être un phénomène bizarre et extravagant, tel que le décrit Gustave Le Bon à propos des foules, le sabotage s’inscrivait dans des stratégies de luttes relativement cohérentes, permettant à la fois de constituer un collectif de lutte et d’influencer le patronat. De la même façon les violences qui agitèrent les campagnes du XIXe siècle ont été le plus souvent interprétées «.comme autant de manifestations archaïques.», par les historiens au «.regard vertical.», affirme Alain Corbin, qui cherchaient en elles l’expression d’une conscience. Selon lui, les violences et le «.transfert de haine.» du noble au bourgeois, ou vers la fiscalité qu’impose l’État, avaient au contraire un objectif raisonnable, en des temps que les paysans percevaient sous le signe de la transition du pouvoir : l’espoir de la remise de l’impôt, et, plus confusément, «.le refus que soient prélevées sur le monde rural les sommes destinées au décollage de l’économie.».3. Un phénomène à certains égards semblable à l’agitation qui préside au début de l’organisation ouvrière, se fait jour au sein d’autres couches de la population, et sous d’autres auspices aujourd’hui. La confiance dans les équipements publics n’est guère plus grande au sein de la population de «.classes moyennes.» en crise dans les banlieues. Sans prendre généralement les formes d’un passage à l’acte, les relations à la police, à la justice, aux élus locaux, ou à des services comme l’Éducation nationale ou le social, sont empreintes de scepticisme. À certains égards la violence des adultes des cités, n’est pas moindre que celle des jeunes, et relève d’un même désaveu des équipements et institutions publics. Ce scepticisme peut ouvrir sur une agressivité ouverte, des tentatives d’autodéfense, ou des manifestations de sympathie pour les 1. Thompson E.P., 1966, The making of English Working Class, Vintage Books. 2. Hobsbawm E. J., 1952, «.The machine Breakers.», in Past and Present, I, 1952, p. 57-67 3. Corbin Alain, 1993, «.La violence rurale dans la France du XIXe siècle et son dépérissement : l’évolution de l’interprétation politique.», in Braud Philippe (sous la dir. de), 1993, La violence politique dans les démocraties occidentales, Paris, L’Harmattan, coll. «.Cultures et conflits.», p. 61-73. 17 LES INSTITUTIONS DANS L’ŒIL DU CYCLONE mouvements d’extrême droite. Dans les deux cas, les usagers jeunes ou adultes se retournent contre les équipements censés les servir. La croyance en un «.progrès.», porté par l’État et ses services se serait épuisée. Il est donc nécessaire de marquer certaines distances par rapport aux condamnations de ces violences en termes de «.violence aveugle.», ou encore de comportements «.incivils.».1 qui seraient le fait de jeunes «.sans repères.» ou d’adultes «.démissionnaires.». Lewis Coser rapporte ainsi une anecdote à propos des émeutes californiennes de Watts, en 1965. Les émeutes apaisées, un jeune chômeur Noir d’une vingtaine d’années affirme «.nous avons gagné.». L’informateur lui rétorque : «.Mais les maisons sont en ruine, la rue est jonchée de Noirs morts, les magasins d’alimentation et de vêtements sont détruits et on est obligé de vous porter secours.». Ce à quoi le jeune Noir répond : «.Nous avons gagné parce que nous avons obligé le monde entier à faire attention à nous. Le chef de la police est venu ici pour la première fois. Et le maire qui, jusqu’ici, n’avait jamais quitté son hôtel de ville.». Les émeutes de Watts ne sont pas «.un accès de folie furieuse.», au contraire, «.L’objectif du conflit tendait à l’amélioration des conditions d’existence et à l’obtention de droits humains.» conclut Coser. Ces comportements jugés «.insensés.» d’attaque contre les équipements, ou tout simplement leur désertion par les Français des cités, seraient ainsi une forme banale de défiance, que prennent aujourd’hui les relations avec les institutions publiques, dans les territoires de banlieue définis comme «.précarisés.», tant du côté de jeunes «.émeutiers.» que de Français en colère. Des formes non instituées d’«.actions collectives.».? A la différence des partis, des syndicats, des groupes de pression professionnels ou des associations officiellement «.reconnues.», capables de déployer une pensée cohérente et une stratégie explicite, les violences urbaines se développent en dehors de tout programme de revendication, et le plus souvent sans leader ou médiateur. Pour ces raisons elles n’ont pas été reconnues comme un phénomène collectif : souvent qualifiées de «.spontanées.» ou d’«.infra-politiques.», elles ont été reléguées dans les ténèbres de la tératologie sociale. Rarement ces phénomènes ont été identifiés comme relevant d’actions collectives, même peu instituées, mobilisant intentionnellement des acteurs, souvent porteurs d’une même représentation d’un monde hostile, que 1. Roche Sébastien, 1996, La société incivile, Paris, Le Seuil. 18 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES Michel Wieviorka situe à la fois en deçà et au-delà du politique.1, mais s’efforçant peut-être d’atteindre en commun des objectifs de changement social implicites. La généralisation des attaques contre les institutions, les conduites d’émeutes, ou la montée de phénomènes d’autodéfense des adultes des cités, comme l’extension du vote d’extrême droite, ont longtemps été minimisées, et, dans un retournement récent, on les a diabolisées. Loin d’être perçus comme porteurs d’un message, ces différents mouvements ont inquiété les pouvoirs publics comme les milieux intellectuels. À la différence de ce qui s’était produit dans les années d’après-guerre pour le mouvement ouvrier, ils ont vu en eux non pas une volonté de changement, mais une menace pour la démocratie, et une «.régression.», un retour possible à la barbarie. Dans sa manière de traiter la conflictualité sociale, la tradition politique occidentale a développé une appréciation nuancée de telles «.explosions.» considérées alternativement comme des périls pour la liberté ou comme des signaux d’alerte et des instruments de régulation. Ainsi, une tradition légaliste et conservatrice, longtemps dominante, voit dans tout mouvement s’exerçant en dehors du cadre institué et des représentants dûment mandatés du peuple une excroissance pathologique, qui doit être réduite. Cette appréhension est celle de la IIe République, qui tendait à mettre sur le même plan le pouvoir absolu et l’insurrection ouvrière, comme représentant «.l’empire de la force.». À l’inverse, dans une perspective qui se veut pluraliste, le conflit est considéré comme une composante nécessaire de la vie sociale, comme un garant de la démocratie. La justice, construite selon le principe du débat contradictoire seul capable de faire jaillir la vérité en constitue un modèle. Ou encore les affrontements ritualisés entre le patronat et les syndicats, qui doivent se révéler profitables pour l’ensemble de la société. Ou enfin, évidemment, les élections conçues comme une joute pacifique destinée à produire le bien commun. Dans chaque cas cependant, le conflit doit être institutionnalisé avec soin et doit donner lieu à une négociation collective. La conception française a rapidement évolué, surtout dans la période de l’immédiat après-guerre. Les partis ou les représentants reconnus des populations, comme les syndicats ou les groupes professionnels organisés ont été non seulement acceptés, mais ils sont également apparus comme des éléments indispensables à la vie démo- 1. Wieviorka Michel, «.Objectivité et subjectivité de la violence.», in Actes du colloque «.La violence et les jeunes : un problème de santé publique pour le XXIe siècle.?.», Les Nations unies, New York, 30 septembre-1er octobre 1996, p. 40 à 43. 19 LES INSTITUTIONS DANS L’ŒIL DU CYCLONE cratique. L’idée qui l’a emporté est celle d’un système politique conçu de façon telle que chaque minorité, par un jeu subtil d’échange et de négociation, puisse tour à tour s’exprimer et faire valoir ses droits. Il semble que cette conception d’une «.conflictualité réglée.» de façon relativement pacifique, qui marqua les années de progrès, soit aujourd’hui en péril. Les jeunes des cités semblent refuser toute forme de représentation et se méfient d’une «.instrumentalisation.» par les élus.; quant aux autorités, l’expression directe des minorités sociales est considérée avec méfiance, et l’action des plus jeunes est tout simplement jugée «.illégitime.». Au contraire, le parti d’extrême droite, dont on annonçait pourtant régulièrement la décrue, s’est institutionnalisé, mais sous la forme d’un «.lobby.».; il est devenu capable localement, à la différence des jeunes gens dans les banlieues, d’utiliser à son profit toutes les ressources disponibles. Le nouveau paradigme du libéralisme et du marché semble avoir cassé, sur certains territoires, les fragiles outils d’une régulation pacifique et négociée, dans laquelle chacun trouvait son compte. Ce sont de nouveaux instruments de pacification qu’il convient peut-être aujourd’hui de réinventer. Une remise en cause des «.équipements publics.» Par le biais d’équipements comme des routes, des monuments, des stades, le nazisme avait perverti la ville allemande, en la transformant en une scène du pouvoir, en un lieu de communion avec le régime et en démonstration permanente de la force étatique. Toutes proportions gardées, il se peut, comme nous l’avons montré précédemment, dans Violences urbaines, que les équipements banlieusards de l’après-guerre aient été eux aussi l’incarnation bétonnée d’une politique, celle qui, de Dautry à Pisani, exprimait la gloire de l’État entrepreneur. L’agression contre les équipements publics, serait à cet égard politiquement porteuse de sens. Des protestations qui sont généralement distinguées avec soin, voire même opposées, par exemple les émeutes de jeunes «.galériens.» banlieusards, et les mouvements qualifiés de «.populistes.» nés sur le même territoire, et qui trouvent leur traduction politique dans le vote lepéniste, peuvent relever d’un même phénomène, du fait de leurs localisations proches et de leurs problématiques, à certains égards convergentes pour ce qui touche aux critiques institutionnelles, et à la remise en cause d’équipements comme l’école, par exemple. L’école est l’objet de la vindicte des jeunes, qui lui reprochent les humiliations subies, mais elle subit aussi les reproches des adultes des cités, qui l’accusent de privilégier les bons élèves et de se soucier peu des enfants 20 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES plus moyens, au nom de l’excellence et de la concurrence. Les deux groupes ont alors le sentiment d’un abandon du service public.; les uns réagissent par la destruction des locaux ou l’injure à l’égard des professeurs, les autres, quand ils le peuvent, désertent l’école et mettent leurs enfants dans des établissements privés où les élèves d’origine étrangère sont moins nombreux. Des régulations sociales en panne Dans la période de progrès fonctionnait un système de régulation sociale particulièrement performant, qui s’appuyait sur des statuts accordés au plus grand nombre, la généralisation du salariat, et, ce qui constitua une originalité de la France, la multiplication d’équipements sociaux – maisons des jeunes et de la culture.; centres sociaux.; Mill’Clubs.; IMP.; IMPRO.; CAT.; centres de la PJJ.; logements sociaux etc. Ces modes de redistribution sociale par les équipements, l’assurance d’une promotion possible pour tous, et surtout la reconnaissance par l’État d’instances de négociation, tels les conventions collectives, les délégués des personnels, ou la désignation de représentants des associations d’habitants dans les cités, permettaient un équilibre, une «.conflictualité réglée.» propre aux années de progrès. Ces instruments de régulation sont entrés en crise, privant l’État de relais. Les régulations nouvelles qui se sont mises en place dans les années quatre-vingt à l’aide de «.dispositifs.» sociaux plus légers, pour remplacer les personnels et les représentants qui cogéraient les équipements d’antan – missions jeunes.; ZEP.; CCPD.; chefs de projets dans les quartiers – ont paru constituer un recul du compromis négocié, une réponse «.minimale.» de l’État face à la nouvelle «.question sociale.», pourtant plus inquiétante, exprimée par la «.vulnérabilité.» et la «.précarité.» de masse, un processus de «.déconversion sociale.», de «.désaffiliation.», de décrochage d’une partie de la société, qu’analyse Robert Castel. Dès lors, à défaut d’interlocuteurs de l’État clairement désignés, toute conflictualité sociale a été évacuée, ou perçue comme un «.problème.», qu’une disposition institutionnelle nouvelle viendrait «.résoudre.», ou bien elle était interprétée comme l’action incontrôlée de groupes minoritaires qu’il s’agissait de réduire. Et la «.participation.» des habitants, souvent invoquée pourtant en France, est le plus souvent restée lettre morte. Les modes anciens de régulation paraissent «.en panne.», sans qu’aucune mesure soit aujourd’hui susceptible de résorber les phénomènes d’attaques contre les institutions, et la montée des «.violences urbaines.». Au cours des années quatre-vingt, une conception relativement partagée des conflits, qui permettait des négociations et des régulations s’est progressivement défaite. 21 LES INSTITUTIONS DANS L’ŒIL DU CYCLONE ÉMERGENCE ET PERMANENCE DES VIOLENCES URBAINES L’émergence des «.émeutes.» et la montée des représentations de la «.dangerosité.» des quartiers Les premières émeutes banlieusardes ne sont pas subitement apparues en 1998. Elles ont été le produit d’un processus lent, qui s’est affirmé vers la seconde moitié des années soixante-dix, dans le contexte d’un giscardisme finissant.1. Dans l’opinion publique tout comme au sein des administrations, tout commence par une vague inquiétude urbaine, qu’on peine à caractériser. Au milieu des années soixante-dix, la notion de «.territoire précarisé.», désignant des grands ensembles qui rassemblent des populations pauvres, apparaît de plus en plus souvent dans les travaux du Commissariat au Plan et dans ceux de la commission «.Habitat et vie sociale.» aussi bien que dans les articles de presse. Dès 1977, par exemple, le grand ensemble des Minguettes, à Vénissieux, qui connaîtra la notoriété médiatique cinq ans plus tard, est l’objet de nombreux commentaires inquiets dans la presse nationale : «.Deux tours de la ZUP abandonnées et dégradées ont été évacuées de leurs derniers survivants.», affirme Le Monde, le 30 décembre 1977. Les pouvoirs publics commencent à s’interroger sur l’avenir de telles cités-dortoirs, et évoquent déjà la possibilité d’opérations globales de restructuration. Presque au même moment, et dans le même mouvement, la population du grand ensemble bascule elle-même dans une imagerie négative : «.La désertion des appartements entraîne la dégradation des lieux, squattés par les indésirables.». Les thèmes de «.coexistence ethnique.» ou de «.brassage social.», alors dominants, tendent à s’estomper. Alors que les préoccupations dites «.sécuritaires.» s’affirment dans des travaux comme ceux de la commission Peyrefitte, de tels espaces commencent à être désignés comme «.dangereux.». Toutefois, dans un contexte de politique forte, la gauche minimise ce phénomène, qu’elle assimile à une option politique réactionnaire. Cette imagerie de l’inquiétude ne régresse pas. Quatre ans plus tard, le 30 janvier 1981, quelques mois avant les émeutes qui marque- 1. Les éléments qui suivent sont présentés, sous une forme plus détaillée, et commentés dans Bachmann et Le Guennec, 1996, Violences Urbaines, op. cit. 22 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES ront l’été, Le Monde affirme que la peur est partout aux Minguettes, dans la banlieue de Lyon : «.L’insécurité s’accroche à cette situation anarchique. Ni les biens, ni les personnes ne sont plus assurés d’un minimum de sécurité.». À Vaulx-en-Velin également, dans la cité de la Grappinière, dès la fin des années soixante-dix, une série d’«.échauffourées.» met régulièrement aux prises des groupes de jeunes et la police, qui lance dans le quartier des «.opérations coup de poing.». C’est à ce moment et à cet endroit que semblent s’inventer les «.rodéos.» de voitures volées, qui vont demeurer pendant plusieurs années un élément fondamental et fortement médiatisé du répertoire d’action des jeunes des cités. Pourtant, ces échauffourées ne bénéficient pas encore de l’étiquette d’«.émeutes.». Elles sont catégorisées par la presse et par les pouvoirs publics comme de simples «.incidents.». Il faut attendre la dramatisation politique de l’été 1981, après les incidents des Minguettes, puis ceux de l’été 1983, pour que le terme d’«.émeute.» soit alors systématiquement employé. Une telle tonalité stylistique deviendra bientôt exceptionnelle. Elle ne sera plus de mise les années suivantes. Ou bien quand elle apparaît, c’est qu’elle change de valeur. C’est, par exemple, dans le registre de l’indignation contenue et de l’humour noir, auquel le Front national aura souvent recours... Pour empêcher le développement de ces incidents, les pouvoirs publics se contentent alors de simples aménagements urbains, comme de placer des plots en ciment dans la cité de la Grappinière. Mais ces mesures ne ralentissent pas le départ des habitants qui peuvent encore quitter le grand ensemble. «.Les habitants ne songent qu’à quitter ce trou de rat.», affirme Le Matin du 8 mai 1980, et le peuplement tend peu à peu à se modifier. Toutefois, l’inventaire des moyens d’ores et déjà utilisés par les groupes de jeunes lors de ces premiers «.incidents.» – moyens plus tard repris, généralisés et banalisés – n’apparaît guère rassurant : insultes, injures et crachats contre les «.Français.», vol de voitures et «.rodéos.» dans les rues du quartier, dérapages et courses au sein de la cité, incendie du véhicule entre les immeubles, une fois son réservoir vidé.; brasiers allumés avec de l’essence, des détritus et des papiers pour faire venir les pompiers ou la police.; jets de pierres ou de canettes de bière contre la police.; agression par les jeunes du car de police venu investir le quartier, parfois à l’aide d’armes de poing, du type 22 long rifle. Même si les cas restent isolés, leur minimisation devient chaque jour plus difficile. En même temps, la réputation attachée aux banlieues «.en difficulté.» s’infléchit dans un sens de plus en plus angoissant et dramatisant. Toutes les composantes médiatiques qui vont s’épanouir et s’amplifier dans la décennie suivante sont déjà présentes : une 23 LES INSTITUTIONS DANS L’ŒIL DU CYCLONE catégorisation quasi apocalyptique de l’environnement, des jeunes enragés qui s’en prennent aux forces de l’ordre de manière violente, le tout sur fond d’affrontements locaux plus ou moins larvés entre les autochtones excédés et les migrants... On trouve ici en germe une imagerie médiatique qui s’amplifiera et se cristallisera dans les temps qui vont suivre. La permanence des émeutes : l’échec d’une régulation élaborée dans l’urgence Leur permanence apparaît à l’évidence dix ans plus tard environ, au tout début des années quatre-vingt-dix, à l’occasion d’une nouvelle vague d’«.émeutes.» dans les cités, d’une intensité encore jamais constatée. Les «.dispositifs.» complexes, destinés à ramener la paix dans les banlieues et à développer leurs potentialités économiques, sont impuissants à mettre un terme au mécontentement des jeunes résidant dans les territoires précarisés, contrairement aux grands espoirs des politiques. L’installation d’un ministère de la Ville n’enraye pas la violence des cités. Parmi les événements les plus marquants, ceux de Sartrouville et de Mantes-la-Jolie en 1991. Encore une fois, la coloration politique n’est pas en jeu. La gauche est victime des émeutes, tout comme la droite. C’est à Mantes-la-Jolie, en effet, que se produit l’événement le plus significatif de la période. Cette petite ville des Yvelines, est alors, tout comme Vaulx-en-Velin, un phare du développement social urbain, dont le maire socialiste, Paul Picard, conseiller du ministre de la Ville, est considéré comme un authentique expert des banlieues. À Mantes, au Val-Fourré, le samedi 25 mai vers 22 h, des jeunes à moto narguent la police. Après de premières altercations, ils s’en prennent aux voitures garées près de la patinoire municipale, où se donne un gala local. Les policiers appellent une section de CRS en renfort. Un vélo est lancé sur les CRS depuis un sixième étage et des cartouches sont tirées. Les jeunes, de plus en plus nombreux, brisent des vitrines et mettent à sac le centre commercial. À deux heures du matin, onze magasins sont éventrés. Selon une technique musclée, six jeunes sont épinglés, ceux qu’on peut attraper, qui ont une tête suspecte. Les autres ont disparu dans les caves. Malheureusement pour les pouvoirs publics, dans de telles circonstances, tous les jeunes peuvent être suspects. La police affronte un problème technique complexe : lorsqu’une cité explose, comment séparer ce qu’elle considère comme le «.bon grain.» de ce qu’elle juge être «.l’ivraie.».? Dans une ZUP de 28.0000 habitants, comme le Val-Fourré, les 11.000 jeunes sont presque tous des émeutiers potentiels. 24 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES Presque tous considèrent les policiers comme des intrus sur leur territoire. Presque tous peuvent leur avoir lancé des projectiles... En 1870, tout ouvrier en casquette était un insurgé en puissance pour les gendarmes. En 1998, le policier égaré dans les cités doit affronter le même dilemme : qui est «.coupable.» parmi tous ces petits bronzés.? La chronicisation des violences, leur banalisation, et l’apparition de réseaux souterrains À l’orée des années quatre-vingt-dix, les déclarations rassurantes ont beau se multiplier, la crédibilité des politiques de développement local ou de prévention de la délinquance s’épuise. Désormais, on parlera de plus en plus souvent de «.rappeler la loi.» à ceux qui ont tendance à l’oublier. Au-delà des anecdotes, toutes les données renvoient à un constat qui n’est guère discutable : la violence ne cesse de croître depuis une quinzaine d’années dans les cités. Les chiffres fournis, en 1995, par les renseignements généraux font état de 684 quartiers qui connaissent au moins des phénomènes d’incivilités au quotidien.; 197 d’entre eux voient la police et les institutions locales, comme l’école, aux prises avec une hostilité orchestrée.; et 18 sont installés de manière quasi banalisée dans des comportements d’attaque préméditée contre les forces de l’ordre, avec guet-apens, jets de pavés, de boules de pétanque, de cocktails Molotov, sans compter les «.parechocages.» et les tirs d’armes à feu... Comme le dit le commissaire Bui-Trong, responsable de la section «.villes et banlieues.» des renseignements généraux, il est clair que «.le fossé se creuse.»..1. Si les grandes émeutes ont régressé en nombre aujourd’hui, selon les renseignements généraux, la perspective n’est pas pour autant plus positive : la police est mieux organisée pour faire face à de telles attaques, plus dissuasive sans doute. Mais les quartiers en revanche s’organisent selon une logique d’économie parallèle et illégale, dans un univers souterrain, qui se structure en dehors des réseaux de la vie ordinaire. Pourtant les phénomènes collectifs n’ont pas pour autant disparu, comme le montre les événements récents de Strasbourg, où pendant le réveillon de la Saint-Sylvestre 90 voitures ont été volontairement incendiées. Y compris dans les villes jusque-là épargnées, les violences urbaines semblent désormais s’inscrire dans le quotidien de certains 1. Bui-Trong Lucienne, 1996, «.Incivilités et violences juvéniles collectives dans les quartiers sensibles.», in Les Cahiers dynamiques, revue de la Protection judiciaire de la jeunesse, ministère de la Justice, no 4, janvier 1996. 25 LES INSTITUTIONS DANS L’ŒIL DU CYCLONE quartiers. Des quartiers de province qu’on croyait sans problème connaissent eux aussi des incidents répétés. La liste des quartiers «.à risques.» s’étend. La «.chasse aux dealers.» ou l’autodéfense ne sont pas davantage des signes de bonne santé du quartier, pas plus que l’affichage du «.business.». La commission «.villes et banlieues.» des renseignements généraux note pour la première fois, en 1997, une progression de la violence collective «.au quotidien.», classée de niveau un dans l’échelle des violences urbaines.; certes les faits paraissent moins graves que les émeutes, mais ils sont fortement rattachés à la montée du sentiment d’insécurité : vandalisme, razzia dans les commerces, rodéos de voitures volées, incendies de véhicules, rixes, incrustes, menaces, règlements de comptes augmentent. Les espaces de la vie quotidienne, les commerces de proximité ne sont plus épargnés par les phénomènes de violences. Au total, plus de 6.000 faits de cet ordre ont été recensés, qui firent 800 blessés en 1997. Dans tous les cas, ce qui est en cause, c’est la confiance placée dans les institutions «.normales.» du maintien de l’ordre. À cet égard les «.bons Français.» qui mettent en doute l’efficacité de la police ne diffèrent guère des émeutiers qui l’agressent. Les institutions «.agressées.» Désormais les agressions ont pris une forme nouvelle, s’en prenant à toutes les institutions. Les professionnels chargés d’incarner l’action publique dans les quartiers sont en passe de craquer. Dans certains lieux l’école se vit comme menacée, et la police subit des chocs de plus en plus durs. Les attaques préméditées contre les policiers augmentent, tout comme les incendies criminels ou l’utilisation d’armes à feu. Les vols avec violence ou avec armes sont passés de 104 en 1993 à 308 en 1996. Les affrontements armés entre bandes ont fait 17 blessés en 1992, 46 blessés et six morts en 1995, selon la commission «.villes et banlieues.» de la DCRG. Les statistiques de la direction centrale de la Sécurité publique fournissent elles aussi l’image d’une «.dégradation.» inquiétante : davantage de délits et de faits plus graves ont marqué l’année 1997. Les quatorze infractions «.représentatives.» des violences urbaines ont augmenté de plus de 4.%, essentiellement les vols avec violences et les dégradations, alors que la criminalité diminuait dans son ensemble de 0,85.%.1. Dans les quinze départements considérés comme «.les 1. Ces chiffres sont le résultat des données extraites du STIC/FCE – système de traitement de l’information criminelle/ faits constatés et élucidés – Les quinze départements observés sont les Bouches-du-Rhône, la Haute-Garonne, la Loire, le Nord, l’Oise, le Bas-Rhin, la SeineMaritime, la Seine-et-Marne, les Yvelines, l’Essonne, les Hauts-de-Seine, la Seine-Saint-Denis, le Val-de-Marne et le Val-d’Oise. Document statistique établi par M. Garder, direction centrale de la Sécurité publique. 26 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES plus sensibles.», le constat de «.dégradation.» de la situation est encore plus manifeste, et «.très peu de rubriques échappent à ce constat.», affirme la DCSP. Au cours du seul mois de décembre les infractions ont progressé de 56.%.; les agressions contre les policiers se sont multipliées au cours de l’année 1997 (+ 6.%), et celles dirigées contre les commerçants (+ 14.%). Mais ce qui apparaît comme plus significatif encore, est la nature plus violente des agressions, l’augmentation des vols effectués par exemple sous la menace d’une seringue, ou avec une voiture-bélier, la multiplication des pillages, le racket (+ 14.%), ou l’utilisation plus fréquente d’une arme contre les policiers. Les policiers sont aussi la cible de la plupart des affrontements commis par des bandes, dont le volume progresse : affrontements entre bandes armées ou non, émeutes, ou incitations à l’émeute, incidents avec vigiles, policiers pris à partie, tous ces faits ont connu une hausse de près de 5.%. Les locaux commerciaux ont constitué la cible principale, endommagés par jets de pierre ou incendiés (+ 44.%).; mais c’est le cas également des bâtiments de La Poste, des voitures de pompiers, des locaux EDF-GDF (+ 41.%), des transports en commun, des écoles (+ 14,4.%), et même des particuliers dont l’habitation principale a parfois été incendiée. Au total 137.989 personnes ont été mises en cause pour des faits liés aux violences urbaines en 1997, soit une progression de 13,6.%.; mais le nombre de personnes écrouées n’a été que de 6.920, soit à peine plus qu’en 1996, soulignent avec amertume les policiers... Dans les quinze quartiers observés par la direction centrale de la Sécurité publique, apparaissent des chiffres noirs : 386 tentatives de pillage en réunions, 193 attaques avec voitures bélier, et 2.043 agressions contre les policiers ont été recensées... Les institutions scolaires comme les moyens de transports ne sont pas davantage épargnées. Le phénomène de violences urbaines s’est déplacé vers ce qu’on appelait au milieu des années quatre-vingt-dix les «.violences scolaires.». Plus tard on mit l’accent sur les agressions contre les conducteurs de bus, et plus récemment encore on s’alarma des attaques conduites contre les trains. Ainsi, dans la Seine-Saint-Denis, 294 «.incidents en milieu scolaire.» étaient signalés au cours de l’année scolaire 1993-1994. L’observatoire de la violence en recensait 1.351 l’année suivante.; puis 2.317 en 1995-1996, et 2.975 en 1996-1997. Alors qu’elles demeuraient presque inexistantes en 1993, on relevait 74 agressions avec armes dans les locaux scolaires en 1994, puis 108 en 1995 et 138 en 1996, tandis que les injures, les menaces, les incendies augmentaient dans la même proportion. C’est davantage le mode d’attaque contre les enseignants, l’agression verbale et ce qu’elle traduit de rejet de la fonction, l’humiliation subie, qui choque les adultes. Ainsi un profes- 27 LES INSTITUTIONS DANS L’ŒIL DU CYCLONE seur de français rapporte les circonstances qui l’ont amenée à exclure de son cours un élève de 5e : «.Alors que je lui faisais remarquer le nombre trop important de fautes dans un devoir d’orthographe (38,5 fautes), il m’a répondu : “ta dictée je m’en bats les couilles”.; puis il a quitté la salle en s’écriant : “Nique ta mère.; je vais te frapper à la sortie”. L’élève de son côté aurait réagi pour ne pas perdre la face, car il construisait sans doute la remarque qui lui était faite comme un manque de “respect” à son égard, et non comme une interaction pédagogique courante. “Alcatraz”, tel est le nom, significatif d’une “relégation” imposée, par lequel les élèves désignent leur école, le collège Victor-Hugo d’Aulnay-sous-Bois, après qu’il eut été déplacé de leur quartier pour s’installer sur le territoire d’une autre cité, peuplée “d’ennemis”. Depuis lors, les affrontements entre “ceux des 3000” et les jeunes de la nouvelle cité éclatent régulièrement à la sortie du collège. Aucun établissement, même situé dans les petites communes, n’est désormais à l’abri d’incidents violents, souligne le responsable de l’observatoire, qui poursuit un travail inlassable pour gérer les violences en liaison avec le parquet de Bobigny, autant qu’en interne. Mais il semble bien que les techniques pédagogiques classiques soient désormais impuissantes face à ces phénomènes de violence. Sur les lignes de bus du dépôt de Malakoff, des incidents perturbent quotidiennement le service «.normal.», et les machinistes se sentent impuissants face à la banalisation des injures ou des dégradations, qui n’épargnent désormais aucune ligne. La répétition journalière de certains incidents les inquiète particulièrement : si un jeune monte tous les jours dans le bus, à la même heure, pour injurier le même conducteur qu’il reconnaît, et ouvrir lui-même les portes au même endroit, en dehors de l’arrêt, cela entraîne chez les conducteurs un «.sentiment de psychose.», affirme le responsable de la sécurité. Beaucoup ont l’assurance que leur travail de service public n’est plus respecté, et certains estiment qu’ils ne peuvent plus exercer leur métier classique de conducteur. La plupart «.ferment les yeux.» et ne réclament plus de titres de transport sur certaines lignes. D’autres servent à transporter des scooters volés sans oser intervenir. L’incompréhension est totale de part et d’autre : les jeunes gens perçoivent le bus comme leur appartenant, puisqu’il roule sur leur «.territoire.», et pour cette raison ils peuvent le taguer et tutoyer le conducteur, tandis que le machiniste perçoit ces comportements comme autant de marques d’irrespect : «.c’est chez nous.!.. Toi, tais toi, tu conduis..». De plus en plus souvent les incidents «.remontent.», et le commissariat intervient, alors qu’autrefois c’était l’exception. Au total, sur l’ensemble du réseau RATP, 2.394 actes délictueux ont été signalés en 1997, contre 2.247 en 1996, dont 925 agressions contre les agents, 200 contre les brigades de surveillance, et les bus ont essuyé 747 jets de projectiles. 28 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES La SNCF également a le sentiment «.que le service public n’est plus respecté.». Pourtant la SNCF dispose d’un service de surveillance – IRIS – très performant, permettant de visualiser toutes les gares du réseau, de guider si nécessaire les équipes de police, de rester en contact avec chacun des agents, dont les conversations peuvent être enregistrées, grâce aux câbles à fibre optique passant le long des lignes de chemin de fer. Mais face aux phénomènes de fraude en groupe, de jeunes munis de battes de base-ball, il demeure impuissant. Elle dispose pourtant d’un fichier de 67.000 personnes interpellées par les agents de surveillance, parfois utilisé par la police. Mais la loi sur la police des chemins de fer ne leur permet même pas de contrôler l’identité des fraudeurs : 10.% seulement des 2 millions de procès-verbaux annuels sont versés à la SNCF... Les tags, les graffitis, les tirs de carabine sur le train, les jets de pierre sur le ballast, et même un jeune homme qui fit dérailler un train en posant une pièce sur les rails, la SNCF est aussi victime de comportements de groupes plus violents. Durant l’année 1997, 1.600 voyageurs ont été agressés et 660 agents... La SNCF réclame le même statut que les aéroports ou les douaniers, pour pouvoir lutter contre les actions de groupe et le terrorisme. Les prisons ne sont d’ailleurs pas épargnées par les phénomènes d’émeutes. Ainsi, selon le rapport annuel de l’administration pénitentiaire, les incidents se sont multipliés en 1996 : 127 agressions contre le personnel et 98 incidents collectifs ont été enregistrés cette année, 17 ayant nécessité l’intervention des forces de l’ordre. Le 7 avril 1996 à la maison d’arrêt de Dijon «.des détenus s’emparent du trousseau de clefs d’un surveillant après l’avoir ceinturé. 7O détenus saccagent l’établissement, allument des foyers d’incendie... La majeure partie des locaux est rendue inutilisable.». Le 23 juillet 1996, à la maison d’arrêt des Yvelynes, 27 détenus mineurs refusent de réintégrer leurs cellules, allument des feux dans la cour, s’opposent à une demi-compagnie de CRS. Ce mouvement trouve pour origine le décès de deux jeunes détenus dans la nuit du 22 au 23 juillet. L’après-midi 40 détenus refusent de réintégrer leurs cellules, dégradent les cours de promenade et de sport. «.Le 22 novembre 1996, au centre de détention de Saint-Mihiel, un mouvement de protestation des personnels de surveillance permet aux détenus de dégrader les serrures des grilles d’accès aux unités de vie. L’un des bâtiments devient le siège d’une mutinerie avec foyers d’incendie et jets de projectiles... 198 cellules ne pouvaient plus être refermées.». Au total, 138 détenus se sont suicidés en 1996 contre 64 en 1986 : 23 étaient incarcérés depuis moins de quinze jours et deux étaient mineurs. Il a par ailleurs été relevé 1.763 actes d’automutilation, 560 grèves de la faim et 827 tentatives de suicide pendaison.; strangulation.; ingestion de produits toxiques.; étouffement.; projection dans le vide.; automutilation grave.; feu et ingestion de corps étranger. 29 LES INSTITUTIONS DANS L’ŒIL DU CYCLONE Les mineurs mis en cause La montée des violences urbaines est aussi assimilée à la progression de la «.délinquance juvénile.», évoquée parfois sous l’aspect inquiétant de l’apparition d’un «.péril jeunes.».1. Sont mises en avant, dans les statistiques de la police et de la justice, l’augmentation du nombre de mineurs impliqués, et surtout les formes plus violentes que prend la délinquance des mineurs. Alors qu’en 1974 on reprochait essentiellement aux mineurs des vols de bicyclettes, en 1995 ce sont les destructions et les dégradations qui arrivent en première position, suivies de près par les vols avec violence, qui prennent la troisième place dans le relevé des délits reprochés aux mineurs. Le retournement se situerait vers 1986, date à laquelle l’évolution vers des infractions à caractère violent a commencé, et une amplification du phénomène est enregistrée à partir de 1993-1994, mais sans doute liée en partie à la croissance des signalements et à l’évolution de la politique pénale. Ainsi 10.% des outrages et violences à fonctionnaires sont le fait de mineurs.; ceux-ci représentent 12.% des mis en cause pour coups et blessures volontaires, et 40.% des auteurs possibles d’incendies et de destructions par explosifs (44.% selon la DCSP), 56.% des auteurs de rackets et extorsions de fonds. Plus que la «.délinquance de voie publique.», souvent associée au sentiment d’insécurité, ce sont au contraire les infractions violentes qui paraissent révélatrices de situations inquiétantes, où les mineurs semblent prendre une part croissante depuis dix ans.2. Les policiers seraient confrontés au quotidien à des jeunes plus violents, que leur âge interdirait de sanctionner immédiatement, alimentant le sentiment d’une «.impunité.» des délinquants. Cette impunité est certes toute relative, et certains juges décrivent au contraire une «.repénalisation.» récente des mineurs. Ainsi, le nombre de mineurs mis en cause par l’ensemble des services de police (DCPJ – DCRG – Préfecture de police et gendarmerie) est passé de 48.162 en 1986 à 59.478 en 1991, et 98.152 en 1997, dont 12.525 étrangers. Au total 30.647 mineurs ont subi une garde à vue en 1997, dont dix pour cent (3.601) pendant plus de 24 h. La part des mineurs dans la délinquance globale ne cesse d’augmenter : elle est de 23,30.% en 1997 contre 17,5.% en 1987.3. 1. «.Un péril «.jeunes.». Des enfants en danger aux mineurs délinquants. Quel ordre social pour demain.?.», in Cahiers de la sécurité intérieure, IHESI, 1997, Paris. 2. Bruno Aubusson de Carvarlay, 1997, «.La place des mineurs dans la délinquance enregistrée.», in «.Un péril «.jeunes.». Des enfants en danger aux mineurs délinquants. Quel ordre social pour demain.?.», Cahiers de la sécurité intérieure, IHESI, 1997, Paris. 3. La part prise par les mineurs dans la délinquance en 1997, direction centrale de la Sécurité publique, 1998. 30 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES On peut toutefois se consoler en comparant ces chiffres avec ceux de la Grande-Bretagne, où la part des mineurs atteint 41.%... Défiance privée et délégitimation publique La confiance perdue Comme le font souvent les cars de police secours, l’autobus qui relie Bagneux à Paris Sud s’est délibérément mis en travers de la chaussée, un après-midi d’avril, coupant la circulation. Le machiniste vient de découvrir que gît devant lui, au milieu de la rue, le corps d’un jeune homme, éjecté de sa moto. En stationnant ainsi, il entend bien «.protéger.» le jeune blessé des automobilistes pressés, jusqu’à l’arrivée de la police. Mais soudain, le conducteur est entouré d’un groupe d’enfants et de jeunes gens du quartier, qui l’injurient et le menacent, puis entreprennent de «.caillasser.» le bus. Tous sont persuadés que le machiniste a volontairement «.parechoqué.» la moto, et que le bus n’est à l’arrêt que pour cette raison. Tous attendent de pied ferme l’arrivée de la police, peu inquiets à l’idée de passer une nuit de plus au commissariat. Le même type d’incident se produit régulièrement dans certains quartiers, lors de l’intervention des voitures de pompiers, de la police, voire même des ambulances. Menaces verbales, insultes, crachats, gifles, morsures, pierres lancées contre les bus, jets de gaz, flash lumineux de rayons laser sur le pare-brise, chiens qui montent dans le bus, portes «.purgées.» pour en maintenir l’ouverture, tentatives pour immobiliser le bus ou le retourner, «.tout est prétexte à provoquer un incident.» sur certaines lignes de dépôt, affirment les services de sécurité parisiens, sans qu’il soit pourtant possible d’identifier des «.bandes.» organisées qui sèmeraient volontairement le désordre. Au contraire, si les incidents sont hautement probables, en particulier à la sortie des collèges, ou à certains arrêts, ils restent totalement imprévisibles, et peuvent se produire à tout moment, et aucune destination ne paraît épargnée. Une simple remarque faite à un jeune peut dégénérer en incident plus grave, entraînant l’agression du conducteur ou d’un usager. Le climat de défiance est tel entre certains jeunes et les conducteurs, assimilés à l’autorité, que les événements anodins donnent lieu à toutes sortes d’interprétations. La confiance des jeunes gens dans les services publics censés les protéger est si érodée, ils témoignent d’une «.souffrance à blanc.» si grande, qu’ils n’imaginent parfois plus qu’on puisse leur porter secours. Le souvenir des humiliations subies, l’expérience des parents, font qu’ils construisent le monde de la police ou des institutions comme un univers hostile, un monde qui leur est 31 LES INSTITUTIONS DANS L’ŒIL DU CYCLONE étranger, une «.soucoupe volante.», où vivraient désormais loin d’eux des éducateurs, des instituteurs, des policiers ou des élus. Les Français des cités, quant à eux, ne témoignent pas toujours de plus de respect à l’égard de la police ou de la justice, souvent soupçonnées au contraire de protéger les délinquants, ou de ne rien faire. Ainsi dans certains lieux, qui basculent dans une précarité «.de masse.», la confiance dans le fonctionnement normal des institutions semble parfois rompue. La perte de légitimité des institutions à l’origine des «.incidents.» Les rapports traditionnels au sein du village, ou ceux qui se développaient dans le monde industriel supposaient une proximité spatiale et une continuité dans le temps. On connaissait – par cœur parfois... – son voisin, son contremaître ou son collègue de travail, et on savait pouvoir compter sur lui. La société moderne au contraire rend toute relation sociale distante et l’entoure d’un halo de mystère. On doit «.faire confiance.» au chauffeur de bus pour vous conduire à la bonne destination, au professeur pour ne pas enseigner des aberrations aux enfants, sans pouvoir vérifier qu’il possède une «.expertise.» réelle. Ce «.désenchâssement.» des relations, selon l’expression d’Antony Giddens, l’évolution vers des rapports de plus en plus lointains, abstraits et médiatisés, induit une relative méfiance chez les acteurs, en particulier les plus fragiles. Lointaines et anonymes, les institutions deviennent vite suspectes aux yeux de certains jeunes ou adultes, qui construisent leurs relations aux professionnels des services publics sur le mode de la défiance réciproque, voire de l’hostilité. Ils ne croient plus que la police soit là pour les protéger – au contraire ils se sentent victimes de persécutions incessantes, de contrôles continuels –.; ils ne font pas davantage confiance aux enseignants pour leur apprendre les rudiments nécessaires à s’insérer dans le monde du travail – il n’y a dans les écoles que des «.Socrate.» affirment certains, faisant allusion aux ordinateurs de la SNCF qui dysfonctionnent –.; les éducateurs ne sont pas davantage à leur service – ils sont trop bien payés pour ne rien faire –.; les élus ou la justice ne trouvent pas non plus grâce à leurs yeux : «.la justice, c’est l’injustice.». Nous avons montré dans Autopsie d’une émeute.1 comment la construction des interactions sociales sur le mode de la «.défiance.» réciproque alimentait des «.rumeurs.», sur le rôle de la police par exemple, et pouvait déclencher une émeute à partir d’un incident. Une des solutions pour rétablir la sécurité dans les 1. Op. cit. 32 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES quartiers tient à la capacité des services publics, la police en particulier, de reconstruire des relations de confiance avec les usagers, par un travail de proximité. Un autre aspect de la perte de légitimité des institutions tient à leur difficulté à tenir la promesse de progrès social et d’égalité des chances pour tous, traditionnellement rattachée à leur mission. Plus aucun enseignant, nous ont affirmé certains professeurs, ne peut désormais dire à ses élèves «.travaille bien en classe, et tu réussiras dans la vie.». Les éducateurs ont le sentiment d’être submergés, que leurs techniques professionnelles fondées sur la relation individuelle, sont devenues inefficaces, face à des phénomènes de groupes. Autrefois les jeunes gens qui «.passaient à l’acte.» pouvaient facilement être réinsérés par le travail ou le mariage, après qu’on leur eût fermement rappelé les règles et fixé des barrières. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. La fragilisation du salariat, qui était aussi un des grands modes de régulation sociale, la multiplication des «.surnuméraires.», pour reprendre l’expression de Robert Castel, mettent aujourd’hui en cause la cohésion sociale, et ce processus casse l’espoir social. Du maintien ou de la décomposition des formes de protection, celles rattachées aux institutions en particulier, dépend l’intégrité de l’État social, sa légitimité, et la fragilisation des institutions induit leur actuelle dérive. 33 LES INSTITUTIONS DANS L’ŒIL DU CYCLONE LA CULTURE DE LA RUE CONTRE LA CULTURE INSTITUTIONNELLE Dans un texte inachevé, C. Bachmann tentait de décrire les modes de socialisation «.inventés.» par les jeunes des cités, ce qu’il nommait la culture de la rue, explicative selon lui des «.violences urbaines.». Un diagnostic se dessine, dont les contours ne rassurent guère : de tout petits voyous joueraient les vandales dès l’école élémentaire.; des phénomènes de délinquance collective se feraient jour, avec des affrontements armés entre quartiers.; les jeunes déviants réagiraient curieusement, sans conscience réelle de leurs actes, et sans culpabilité.; enfin, émergeraient dans les cités de petits caïds, tentant çà et là d’imposer leur loi... C’est à vous donner la nostalgie des blousons noirs d’antan. D’un «.rite de passage.» à une délinquance «.d’exclusion.» Aujourd’hui encore, les instruments scientifiques et techniques à la disposition des chercheurs et des professionnels relèvent du champ traditionnel de la «.délinquance juvénile.», dont les travaux autrefois portés aux nues ne sont plus guère lisibles (cf. par exemple Heuyer, 1969). On renvoyait alors la dérive des jeunes à la conjonction de plusieurs phénomènes. Tout d’abord, une période de la vie, l’adolescence, qui favorise une «.culture d’opposition.». L’adolescent, vivant une transformation radicale, est en quête d’identité et veut éprouver les résistances du monde – la «.crise d’originalité.» chère à Debesse. La transgression est donc constitutive de ce moment de la vie. Ensuite, lorsque la famille est incapable de remplir son rôle socialisant, ce qui tient généralement au brouillage des rôles parentaux – une mère trop possessive, un père trop absent ou trop autoritaire, etc. – l’adolescent se vit comme toute puissant et ne connaît plus ses limites. Le policier, le juge ou l’éducateur doivent lui poser des barrières, et lui rappeler la loi. Dans le traitement de la délinquance juvénile, tout au moins dans la conception française héritée des ordonnances du 2 février 1945, le rôle des pouvoirs publics consistait, dans la plupart des cas, à admonester le jeune délinquant et à l’accompagner dans son parcours éducatif. Dans les années soixante-dix encore, arrivés à l’âge adulte, les jeunes déviants corrigeaient d’eux-mêmes leurs comportements 34 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES délinquants et étaient happés par les mécanismes d’intégration «.normale.». Seule une petite minorité s’enfonçait dans une délinquance chroniquement pathologique, ou rejoignait les associations professionnelles de malfaiteurs, incarné par des figures emblématiques comme Gustave Méla – «.Gu le terrible.» –, Pierre Loutrel – «.Pierrot le fou.» –, Jo Attia dit «.le moko.», ou encore Émile Buisson – «.l’ennemi public no 1.» . Telles étaient du moins les analyses développées tout au long des années d’après-guerre, en un temps où l’État se sentait responsable d’une dérive de ses enfants. À ce moment décisif qu’était l’«.observation.», le magistrat ou l’éducateur devaient décider : se trouvaient-ils en présence d’une simple délinquance initiatique, justifiable de traitements éducatifs plus ou moins lourds et complexes, sous les auspices d’une justice paternelle et disciplinaire plutôt que répressive, ou devant une délinquance pathologique, relevant de la psychiatrie. L’hypothèse que nous développons est que ce cadre d’analyse est désormais devenu obsolète. La nouveauté de la conjoncture a d’abord été constatée par les magistrats et les policiers. Analysant les formes nouvelles de la délinquance juvénile, Denis Salas a parlé de «.délinquance d’exclusion.».1, et Thierry Baranger de «.délinquance d’adaptation.». Un constat a été minutieusement établi par les renseignements généraux sous le vocable de «.délinquance collective.». Un peu plus tôt, dans les années quatre-vingt, Dubet a parlé de «.galériens.», sans s’attacher toutefois à décrire spécifiquement des comportements délinquants.; et nous avons récemment tenté de décrire une «.culture de rue.» en voie de constitution. Dans un domaine comme l’école, Éric Debarbieux a de son côté tenté de cerner le phénomène de la violence en milieu scolaire. Les analyses psychologiques ou psychanalytiques sont plus rares encore.2. Il semble que cette délinquance d’«.exclusion.» se cristallise aujourd’hui au carrefour d’une double crise d’intégration. Tout d’abord, il est évident que les intégrateurs sociaux de la société industrielle se sont cassés. On mentionne classiquement le recul du marché du travail. Mais avec l’effondrement de l’emploi industriel, ce qui s’est évanoui, c’est bien davantage que l’emploi. C’est aussi un système d’intégration sociale complexe : les associations, les modes de vie ouvrier, les solidarités de classe, les grands espoirs de libération, les illusions d’émancipation 1. Salas Denis, 1997, «.La délinquance d’exclusion.» in «.Un péril «.jeunes.».? Des enfants en danger aux mineurs délinquants. Quel ordre social pour demain.?.», Les Cahiers de l’IHESI, no 29. 2. Bui-Trong Lucienne, 1993, «.L’insécurité dans les quartiers sensibles : une échelle d’évaluation.», in Les Cahiers de l’IHESI, no 14. Voir également, Debarbieux Éric, 1996, La violence en milieu scolaire, état des lieux, Paris, ESF, et : Dubet François, 1987, La galère : jeunes en survie, Paris, Fayard.; Dubet François et Lapeyronnie Didier, 1992, Les quartiers d’exil, Paris, Le Seuil. 35 LES INSTITUTIONS DANS L’ŒIL DU CYCLONE populaire... Certes, il n’est pas question de fantasmer une belle époque de l’intégration sociale, où tout aurait été idyllique. Il n’en demeure pas moins qu’un système de régulation national et local s’est dilué, ce qui est parfois exprimé comme «.crise du lien social.». L’effondrement des grands intégrateurs sociaux Corrélativement, les institutions nées de la période industrielle sont entrées en crise. Fondées sur une démarche de progrès, elles n’ont plus pu jouer, dans un cadre libéral, le rôle qui était le leur dans une régulation fordiste et keynésienne. Ainsi l’école. Les mécanismes d’ascension sociale des plus méritants, quelque limités qu’il aient été, n’en ont pas moins concouru à approvisionner les usines en personnel qualifié, et à permettre la promotion sociale d’une fraction importante des classes moyennes. Un autre intégrateur social a perdu de son efficacité : la famille. La famille bourgeoise, tout comme la famille ouvrière, ont connu de profondes transformations dans les années soixante. Les indicateurs classiquement énumérés portent sur le taux de nuptialité, le taux de divortialité et celui de natalité. Un nombre croissant de sociologues ont parlé de famille «.en réseau.», par opposition à la famille, comme institution qui faudrait restaurer. Toutefois, le constat est le même : la famille n’est plus le creuset de la socialité, dominé par la figure emblématique du père tout puissant. Les relations familiales en sont sans doute sorties pacifiées, et la guerre des générations s’est éteinte. Mais les mécanismes d’intégration s’en sont trouvés affaiblis. Qui plus est, les problèmes de transmission sont aggravés dans le cas de transplantations culturelles comme celles vécues par les migrants les plus récemment arrivés en France, comme les Maghrébins des années soixante, ou les Africains des années quatre-vingt. Sans qu’il soit nécessaire de mettre en avant l’ethnicité comme facteur de délinquance, il est évident que la crise de l’héritage culturel peut, dans certains cas, accroître les difficultés de socialisation. Mais ce défaut d’intégration ne crée pas seulement des phénomènes de «.rupture du lien social.» : des malheureux désaffiliés se traîneraient, tristes et isolés, dans des banlieues d’inquiétude. Le cas se rencontre sans doute dans le cas de personnes d’un certain âge, ou d’un âge certain, qui ont vécu toutes les vicissitudes de la désindustrialisation, et que le recul des usines ont laissé sur le sable, seules et résignées. Ce n’est pas ce qui s’est passé pour les populations jeunes, dont le taux d’interconnaissance est élevé (sur ce point cf. David Lepoutre.1), et qui ne se résignent pas. 1. Lepoutre David, 1997, Cœur de banlieue, éditions Odile Jacob. 36 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES Une socialisation des jeunes des cités par le territoire et la rue Pour les jeunes, ce qui s’est produit est un nouveau mode d’intégration : l’intégration par le territoire. Au défaut d’intégration répond une intégration par défaut.1. Ce qui est vécu comme vecteur essentiel de socialisation, ce n’est pas le milieu social, mais le quartier, avec les populations jeunes qui l’occupent en permanence. En d’autres termes, pour reprendre des catégories sociologiques classiques, dans la succession des instances de socialisation, la famille perd peu à peu de son emprise, l’école voit sa légitimité mise en cause, et le groupe des pairs gagne en importance. Le monde des institutions s’estompe au profit de l’univers de la rue. C’est ce qu’on pourrait appeler le processus «.Sa Majesté des Mouches.», du nom du roman de William Golding. Comment se déploie ce processus.? Le fait d’être isolé sur un territoire produit tout d’abord un enfermement ambigu. De fait, les quartiers fonctionnent comme des réseaux, ou plutôt comme des réseaux de réseaux, qui font que chacun se trouve repéré dans un système complexe et subtilement hiérarchisé qui inclut à la fois la famille proche et élargie, tous les voisins, les amis, les ennemis et les vagues connaissances. À certains égards, toute cité est un village, avec ses ragots, ses complicités et ses rivalités. Chez les jeunes se déploie même une sorte de «.patriotisme de cité.». Le quartier est porté comme une croix, mais on y est attaché comme à un refuge. Si on l’attaque, on le défend becs et ongles – «.on vit aussi bien ici qu’ailleurs.».; «.il n’y a pas plus de voyous ici qu’à la mairie....». Si on en fait l’éloge – «.mais de quoi vous plaignez-vous.? vous êtes très bien ici.» –, jaillit alors le lamento du mal-être – «.c’est vraiment trop nul ici, personne ne fait rien pour nous....». Cet attachement équivoque explique les affrontements entre bandes, tout comme le rapport méfiant, voire vaguement hostile, à l’«.étranger.».; que cet étranger soit policier, conducteur d’autobus, enseignant, journaliste ou maire... Second résultat du mécanisme «.Sa Majesté des Mouches.» : une idéologie fondée sur les rapports de force, physiques ou symboliques. Ces rapports de force sont subtilement construits : le plus musclé ne l’emporte pas forcément. Le plus fort est celui dont la famille est la plus puissante, ou qui peut aligner le plus grand nombre de copains. La domination symbolique est tout aussi importante : la ruse, l’esprit d’entreprise dans le «.business.» sont des atouts importants. Tout comme la virtuosité langagière, par exemple, ou la capacité d’ac- 1. Rendons cette formule à son auteur : elle est due au procureur adjoint de Pontoise, Denis Moreau. 37 LES INSTITUTIONS DANS L’ŒIL DU CYCLONE complir des «.exploits.», de relever des défis. À cet égard, la culture hip-hop constitue une sorte de sublimation assumée des affrontements entre les cités.1. Dans ce contexte la délinquance se codifie en comportements normés selon une sorte de «.contre-culture.», qui n’a guère de composante idéologique élaborée. Toujours est-il que ces éléments concourent à faire naître des phénomènes collectifs, comme les émeutes contre la police, les agressions contre des institutions locales – écoles, transports, équipements publics, etc. –, les cas de rackets, les affrontements entre bandes, etc. L’extension de cette culture de rue s’effectue désormais par l’adhésion des aînés et des plus jeunes. Le quartier recèle un nombre de plus en plus grand de jeunes – qui ne le sont plus guère, mais qu’on dénomme ainsi parce qu’ils sont chômeurs à 30 ans passés – au passé chargé et à l’avenir compromis. Ils ne sont guère qualifiés, ils sont souvent d’une origine ethnique qui ne convient pas à tous les employeurs, et leur adresse n’est pas convenable. De plus, ils sont bien connus de la police et de la justice. Dans le contexte de la fin des années quatre-vingt-dix, leur pronostic d’insertion professionnelle est bien faible. Il ne leur reste guère d’autre issue que la débrouille, de faire carrière dans l’économie souterraine, en prenant en main leur cité. 1. Les origines du hip-hop sont significatives à cet égard : c’est pour mettre fin aux combats sanglants entre bandes new-yorkaises rivales qu’Afrika Bambaataa, à la fin des années soixante-dix, a suggéré de transposer les rivalités physiques en joutes pacifiques et artistiques, celle de la Zulu Nation (Bachmann et Basier 1984.; Bazin 1995.; Lapassade et Rousselot 1990). 38 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES LA POLICE DANS LA TOURMENTE Une «.troupe d’occupation.» Les policiers expriment d’une autre manière le même diagnostic sur la montée de cette culture de la rue, qu’ils ressentent comme «.étrangère.». Un commissaire de police par exemple a le sentiment qu’il ne dirige plus un service public ordinaire, mais «.une troupe d’occupation.» en territoire colonial. Certains responsables des BAC jugent, quant à eux, nécessaire de «.reconquérir.» le territoire, face à des jeunes qui n’hésitent pas à parechoquer leurs voitures, même non sérigraphiées, et les agressent en groupe lors d’arrestations. Parfois il semble à certains commissaires de police qu’une sorte de guerre larvée soit engagée entre certaines forces de police placées aux avant-postes, et quelques jeunes des cités. «.La haine est des deux côtés.», affirme l’un d’eux. La perte de confiance dans l’autre paraît dans certains cas partagée, et les griefs s’accumulent. L’État central n’aurait pas pris la dimension du problème, et pour des raisons politiques on aurait minimisé les émeutes et les violences urbaines, longtemps reléguées comme phénomène marginal. Quinze ans plus tard, les troupes en première ligne dans les banlieues se sentent souvent abandonnées, épuisées, font du «.sur-régime.», et se désengagent progressivement, affirme un commissaire de police, las d’attendre le soutien de sa hiérarchie. Les personnels de la base seraient parfois aussi malmenés que les populations auxquelles ils ont affaire. Le commissariat est vétuste.; les ratios de personnels sont au-dessous de la moyenne.; acheter un ordinateur relève du parcours du combattant.; sur cinq jeunes «.majors.» récemment nommés, deux sont en congé de maladie, et l’encadrement du commissariat est insuffisant. Quinze brigadiers seraient nécessaires, et des jeunes «.pourraient prendre du galon en venant en banlieue.», mais tous refusent. Le recrutement d’adjoints locaux de sécurité serait tout aussi problématique dans certains quartiers. La difficulté de l’intervention face aux actions de groupe Face à des phénomènes de groupe, les policiers ont le sentiment d’être seuls en première ligne, et condamnés à une certaine impuissance. L’intervention de la police est décrite par un commissaire de police comme une sorte de rituel décourageant : «.on casse le collège.; on envoie alors en urgence des effectifs.; bien sûr on attrape quelques 39 LES INSTITUTIONS DANS L’ŒIL DU CYCLONE jeunes gens.; mais on ne peut pas prouver qu’ils aient commis une infraction.; on ne les arrête qu’au motif qu’ils nous insultent.; on ne parvient pas à qualifier le délit commis de « dégradation en bande armée ».; et sur le procès-verbal figure simplement « arrêté aux abords du collège, alors qu’il s’enfuyait.».... Les risques de dérapages Certaines arrestations tournent mal : parfois le jeune suspect «.rameute tout le quartier.», et on doit attendre qu’il soit seul dans la rue pour le faire entrer dans la voiture de police. Une fois installé sur le siège arrière du véhicule de police, un jeune cambrioleur assène plusieurs coups de pieds au visage d’un gardien de la paix, et tente de lui mordre l’oreille, en le menaçant : «.je vais te mordre... l’oreille, fils de pute.!... c’est moi ton père.... j’ai baisé ta mère.».1. La moindre interpellation peut virer au vinaigre dans ces territoires «.d’incertitude.», et les policiers sont fréquemment injuriés, blessés, y compris les îlotiers lors de simples rondes, qui reçoivent toutes sortes de projectiles. De leur côté les jeunes gens se plaignent des violences des adultes. Un collégien de classe de 3e, interrogé et filmé par un enseignant de lettres, lors d’une enquête sur l’image de la police et de la justice que nous avons conduite dans plusieurs établissements de la Seine-Saint-Denis, répond, en exhibant ses dents cassées : «.ils m’ont rien fait... ils m’ont seulement rectifié la mâchoire.». À Marseille, un éducateur arrêté par erreur, et emmené au poste de police, est menotté au radiateur brûlant, et en garde plusieurs jours les traces sur son dos. La police au centre d’un conflit social larvé Il semble parfois qu’une sorte de guerre sans nom oppose certains jeunes gens et la police, qui n’est que le reflet d’autres conflits. Face à la délinquance de groupe, la police est prise en étau entre des demandes contradictoires. D’un côté, au moindre incident, elle sert de bouc émissaire aux jeunes.; de l’autre, elle subit les pressions des commerçants indignés, ou des propriétaires de petits pavillons, voire des institutions, qui voudraient la voir intervenir au-delà du cadre légal, et du maintien des principes républicains auquel les policiers sont tenus. Certains policiers se voient les otages d’un conflit social larvé et inavoué, qui relèverait des politiques. Dans le quartier de Cronenbourg, à Strasbourg, les habitants de l’association «.SOS.» voudraient que la police intervienne «.à chaud.», lorsqu’une poubelle brûle la nuit, 1. Compte rendu du capitaine de police. Commissariat de S., 31 mars 1998. 40 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES ou que certains font du tapage. Mais lutter contre la délinquance, «.ce n’est pas taper sur vingt types.!.», toujours les mêmes, affirme un commissaire de police. Lors d’incidents plus graves, comme ceux qui opposèrent cet hiver les forces de l’ordre aux jeunes de la banlieue lyonnaise, venus fêter la fin du Ramadan dans le centre commercial de la Part-Dieu, les policiers cheminent sur le fil du rasoir. Pour «.sécuriser.» le centre commercial, et prêter main forte aux vigiles privés en difficulté, on fait venir des CRS. Mais l’utilisation de trop de forces risque de déclencher «.l’émeute.», les jeunes cherchant à en «.découdre avec la police.». Une fois les CRS sur place, commence un engrenage sans fin de provocations et de répression. Lorsque l’action se déroule dans les quartiers, et qu’interviennent les CRS en «.sécurisation.», il devient impossible de «.contrôler ce qui se passe dans les cages d’escaliers des immeubles.», affirme un responsable de la direction de la Sécurité publique..1 Le même souci de contenir l’extension des incendies, en évitant les provocations, animait le préfet de Strasbourg. Car une fois les feux de «.l’émeute.» éteints, le policier du quartier reste seul sur le terrain. Si aucune solution n’a été trouvée en amont, les mêmes incidents risquent de se reproduire, la police locale prenant seule tout le choc en retour de l’intervention musclée. Les conflits non réglés entre des vigiles privés qui «.paniquent.», et des jeunes qui s’estiment victimes d’agressions, peuvent dégénérer et s’étendre à tout le quartier, ou entraîner des mouvements de peur, comme ce fut le cas dans le centre commercial de Lyon la Part-Dieu cet hiver. Le risque est donc grand de faire du traitement de la délinquance, ou d’actions collectives, un simple problème de maintien de l’ordre, traité par les seuls juges ou autres délégués du procureur ou les seuls policiers. Assurer la sûreté publique et la «.pacification.» sociale D’ailleurs la fonction la plus ordinaire de la police n’est pas de pourchasser les délinquants, ni de lutter contre de fantomatiques leaders de quartier ou émeutiers, dont personne n’est en mesure de fournir avec précision le nombre ou la description. C’est d’abord d’assurer la sécurité publique : au quotidien on appelle les policiers parce qu’un couple se bat, qu’un collégien a fait une fugue, qu’une jeune fille a raté son suicide, ou qu’un ivrogne fait du tapage. Un rôle de pompier social, plutôt que de shérif, une fonction de pacification sociale, et de sûreté publique. 1. M. Auclair, direction centrale de la Sécurité publique, ministère de l’Intérieur. 41 LES INSTITUTIONS DANS L’ŒIL DU CYCLONE La police ne peut se substituer à tous les autres relais La Sécurité publique a le sentiment d’être «.submergée.», et que trop d’attentes ont été concentrées sur elle. Un officier de police judiciaire traite 370 affaires par an, la préfecture de police 80, et la gendarmerie guère plus de 50.; quant aux services spécialisés, comme la DICCILEC, ils ne gèrent que 15 cas.1. Intervenant le plus souvent sans relais de terrain, – le soir, le concierge est absent.; l’éducateur, le chef de projet, ou l’instituteur sont rentrés chez eux, loin du quartier – et sans connaissance ou soutien précis des réseaux du quartier, les policiers des brigades anti-criminalité, pourtant jugées efficaces, ont souvent l’impression que leur travail est inutile : les mêmes jeunes reviennent régulièrement au commissariat, sans plus de résultats. D’où le sentiment d’impunité et d’inefficacité, face à de nouvelles formes de délinquance, signes d’une précarité de masse, dont la solution dépasse largement les compétences de la police. Pour certains policiers la «.reconquête de la paix publique.» s’impose comme un objectif prioritaire, avant l’établissement de mesures de proximité plus audacieuses. Aujourd’hui les sanctions pénales pour «.outrage à agent de la force publique.» ne conviennent pas, selon eux. Le policier doit avoir la garantie du respect de son autorité, pour conserver une certaine crédibilité auprès des populations du quartier.2. 1. M. Sanson Gilles, directeur central de la Sécurité publique. 2. Lauze Frédéric, «.Note sur la police de proximité.», 1997, sous-direction des Missions, ministère de l’Intérieur. 42 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES LA JUSTICE ET LE SECTEUR ÉDUCATIF EN DIFFICULTÉ FACE AUX VIOLENCES URBAINES La justice partagée Quelques parquets des mineurs ont mis en place des mesures permettant le traitement en temps réel des affaires liées aux mineurs, parmi lesquelles la comparution immédiate, le déférement au tribunal des élèves coupables de violences au sein de l’école, en liaison avec l’Éducation nationale, le rappel de la Loi, l’écartement provisoire du quartier, le sursis avec mise à l’épreuve, l’amende, la réparation, la convocation et la remobilisation des parents, les peines de substitution, le suivi des mesures avec les services de police. Cette politique plus active des parquets est jugée positive par le rapport du Conseil économique et social. Une gamme de sanctions est rapportée à chaque infraction, évitant que le jeune ait le sentiment que son acte n’aurait pas de conséquence. Les policiers de l’Unité de prévention urbaine de Marseille soulignent, en effet, que certains jeunes «.disparaissent.» du quartier à leur majorité, parfois pendant un an ou deux, pour exécuter en prison des peines avec sursis, qu’ils ont accumulées plus petits. Ils ne comprennent pas toujours une peine qui leur paraît soudain brutale et outrancière, parfois pour de petits délits. Certains juges pour enfants estiment au contraire que les tribunaux sont «.saturés.», et la précipitation de certains parquets à traiter en temps réel ne change rien à l’affaire. La «.judiciarisation.» de la délinquance des mineurs témoignerait surtout d’un échec : «.la faillite bien réelle de la prévention et de l’insertion.».1. Le rapport du Conseil économique et social soulignait aussi «.l’inefficacité des politiques de prévention... l’insuffisance des moyens mis en œuvre au regard des enjeux... les carences des grands dispositifs tels que la politique de la ville, l’insertion des jeunes ou encore l’éducation.».2. Pour certains juges et éducateurs, le risque serait de compenser la faiblesse de l’appareil éducatif par des mesures strictement répressives à l’égard des mineurs, avec la perspective d’une «.escalade.» vers plus de violence. 1. Bruel Alain, président du tribunal pour enfants de Paris.; Baranger Thierry, juge des enfants et secrétaire général de l’Association française des magistrats de la jeunesse et de la famille : «.La délinquance juvénile : un problème de maintien de l’ordre.?.» 2. Chauvet Alain, 1998, La protection de l’enfance et de la jeunesse dans un contexte social en mutation, Avis et Rapports du Conseil économique et social, (Les éditions des Journaux officiels). 43 LES INSTITUTIONS DANS L’ŒIL DU CYCLONE Selon eux, la tentation du «.tout judiciaire.» masquerait les souffrances réelles, l’abandon de la société, et éviterait de désigner les véritables responsables. La demande de réponse à tous les délits, contiendrait en germe une progressive «.dévalorisation de l’intervention judiciaire.» affirment certains juges. L’inflation des mesures Il est vrai que les dispositifs de prévention paraissent aussi dépassés par une délinquance qui prend d’autres formes, plus massive aussi, et les techniques professionnelles classiques d’écoute et de soutien individualisé semblent ne plus agir sur certains jeunes qui expriment désespoir face à l’avenir, et rejet des institutions. Le volume plus important de tâches confiées aux éducateurs auprès des tribunaux, tels les «.conseils éducatifs ponctuels.», les «.avis obligatoires.» en matière de déférement de mineurs, risque aussi, selon certains, de priver les éducateurs du temps nécessaire à assurer un véritable travail de terrain. Les centres de la protection judiciaire de la jeunesse de leur côté ne sont pas très enclins à recevoir des groupes de jeunes des quartiers, qui risqueraient de déstabiliser le fonctionnement de leurs structures. Depuis dix ans, le nombre d’éducateurs de la PJJ aurait peu varié, tandis que celui des bénéficiaires progressait sans cesse. Ainsi 4.000 mesures judiciaires demeurent inexécutées, dont 1.200 dans la région parisienne. Davantage de mineurs ou de jeunes majeurs font l’objet de mesures d’action éducative ou d’investigation (enquête sociale), et ce chiffre ne cesse de progresser : 204.738 mesures en 1991.; 208.786 en 1995, soit une augmentation de plus de 4.000.1. Parmi les jeunes suivis, les 13-16 ans sont en forte progression et les mineurs délinquants : 11.355 en 1991 contre 15.825 en 1995. Simple observation, consultation ou enquête sociale, ou bien placement en internat, placement familial, jusqu’au travail au profit d’une collectivité, ou encore rédaction d’une lettre d’excuse à la victime et réparation du dommage commis, le suivi éducatif peut prendre des formes très variées. Le risque serait que la prévention soit submergée par le nombre des jeunes, que la «.crise.» touche désormais en priorité. Mais les policiers, les juges et les éducateurs ne peuvent faire que leur métier. Ils ne peuvent porter sur leurs épaules toutes les détresses humaines et régler tous les débordements urbains. 1. «.Mineurs ayant fait l’objet d’une investigation (enquête sociale) ou d’une action éducative, de 1991 à 1995.», in Annuaire statistique de la Justice (1991-1995), ministère de la Justice, direction de l’Administration générale et de l’Équipement, sous-direction de la statistique, des études et de la documentation, La Documentation française, mai 1997. 44 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES LES POLITIQUES PUBLIQUES ET LE CHOIX D’UN MODÈLE DE SÛRETÉ Le danger des approches en termes de «.pathologie sociale.» ou familiale Une interprétation paraît dominante aujourd’hui, celle qui prend pour cible les populations «.à risque.» au nom de jugements moraux. Sans doute la difficulté des pouvoirs publics à rendre compte des nouveaux conflits des années quatre-vingt a-t-elle contribué à faire revenir sur le devant de la scène des imageries anciennes : le pauvre et le délinquant considérés comme des «.animaux.» et les passions de la foule jugées comme une maladie «.contagieuse.». Dans ce domaine, nul n’égale les auteurs de la fin du siècle dernier dans leur capacité de réduire l’explication sociologique au commentaire de métaphores dramatisantes. On déplore successivement les défaillances des trois grands cercles de socialisation : la famille en premier lieu – le plus souvent pauvre, désunie, éclatée, avec une autorité parentale absente ou incohérente –, puis l’école, incapable de jouer son rôle éducatif, et enfin le groupe des pairs, abandonné à lui-même et sans référent, sans que soient pris en compte les modes d’expression populaires. Dans des modèles plus élaborés, la psychanalyse et la philosophie sont appelées en renfort. La cité est en flammes, car de nouveaux «.barbares.» auraient envahi la ville. Certaines descriptions des émeutes par les médias sont tissées de métaphores militaires et guerrières : «.hordes sauvages.», les «.troupes.», «.pillage.», «.batailles rangées.», «.guerre civile.», «.explosion.», «.envahissement.», «.affrontements.», etc. Aux métaphores guerrières s’ajoutent, de façon classique, celles de la pathologie. Les banlieues sont à feu et à sang parce que la socialisation des jeunes à été «.ratée.» par les parents et par l’environnement social. De ce fait, ils ont grandi «.trop vite et mal.». De telles descriptions ne sont pas sans rappeler celles permettant au XIXe siècle d’«.expliquer.» les méfaits des classes dangereuses. De telles analyses risquent d’entraîner des mesures seulement répressives, qui, pour efficaces qu’elles soient dans le court terme, dilueraient la cohésion sociale. Il est donc nécessaire de replacer le débat sur les violences urbaines dans son contexte – gestion d’une conflictualité sociale, et apparition d’une délinquance «.d’exclusion.» –, qui autorise, sinon de «.comprendre.», au sens «.d’accepter.», du moins de poser un diagnostic plus large. 45 LES INSTITUTIONS DANS L’ŒIL DU CYCLONE Le risque d’une gestion par la constitution d’une «.under class.» et par «.l’évitement social.» Dans le champ anglo-saxon, hanté par la théologie protestante, les approches conservatrices sont plus radicales encore. La nature humaine est faible et il faut livrer contre elle un combat sans cesse recommencé. Commentant les émeutes qui firent quatre morts le 23 octobre 1985, le ministre de l’Intérieur anglais déclarait à la Chambre des communes : «.l’excitation résultant de la participation à une bande nouvelle, l’excitation liée à une bande violente, conduit aux graves délits rapportés par la presse... Expliquer tout cela en termes de bas niveaux de vie et de souffrances, c’est faire abstraction de certaines réalités fondamentales et peu reluisantes de la nature humaine.».1. Aux États-Unis se sont constituées des «.zones de détresse sociale.» et des «.zones d’extrême pauvreté.» entre 1970 et 1990.2. Les pauvres des quartiers ghettoïsés sont désormais construits comme une sorte «.d’under class.» dangereuse et diabolisée. Les termes qui la décrivent sont si réducteurs – des «.superprédateurs.».; des femmes «.vivant de la charité publique et procréant à outrance.».; des jeunes mâles Noirs munis de Uzis –, que la seule réponse à leur encontre paraît être la répression et l’emprisonnement. Cent milliards de dollars en impôts sont consacrés chaque année à lutter contre la violence urbaine et la criminalité, essentiellement par l’emprisonnement, tandis que les budgets sociaux s’effondrent, et que les classes moyennes pratiquent «.l’évitement mutuel.» à l’égard des Noirs.3. Une révolution culturelle.? Reconstruire un service public assurant une sûreté de proximité Dans la tradition européenne et républicaine, un autre courant s’est progressivement affirmé pour lutter contre la dérive des quartiers : promouvoir des interventions territorialement ciblées, et renforcer la présence autant que l’efficacité des services publics. Le constat est celui d’une perte de contact entre les services publics et les usagers. Les initiatives sont les maisons de justice et de droit, les femmes-relais, ou 1. Benyon John, «.Désordres urbains. Après les émeutes de 1985 en Grande-Bretagne.», in Annales de la recherche urbaine, no 54, mars 1992. 2. Kasarda J., cité in Massey D. et Denton N., 1993, American Apartheid. The making of a ghetto, Cambridge, Mass. Harvard University Press.; trad. franç., Paris, 1995, Descartes. 3. Body-Gendrot S., 1997, «.De la violence minoritaire à la violence institutionnelle : le cas américain.», Revue européenne des migrations internationales, 1996 (12) 2 pp. 9-24. 46 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES des policiers chargés spécialement de la sécurité d’un escalier ou d’une école, recensant les faits quotidiens, et capables d’intervenir de façon «.ciblée.» pour assurer la protection des habitants. Ainsi, un système complexe de médiation s’est peu à peu mis en place au sein des services publics ou dans le cadre associatif, proposant des actions éducatives plus proches des habitants des quartiers. Ce sont, par exemple, les services d’accompagnement scolaire et d’aide aux devoirs, les maisons de justice et de droit, les dispositifs d’îlotage ou les actions éducatives menées avec les personnels de police, sans compter les «.femmes-relais.» ou les «.médiateurs culturels.». De nouveaux professionnels sont apparus, tels les agents ou les adjoints de sécurité, parfois en complémentarité avec les personnels «.historiques.». De telles expériences, qui se multiplient, constituent peut-être l’amorce de nouveaux services au public, capables de reconstruire au sein d’une société à dominante tertiaire ce que furent les équipements de progrès pour la société industrielle. La tentative est trop récente, et les moyens qui la portent trop faibles, pour qu’il soit possible de l’évaluer. Toutefois, si cette tendance se confirmait, on verrait peut-être, dans ce cadre, s’esquisser dans la société tertiaire un nouveau compromis social «.à la française.». Car la police ne peut seule et sans relais assurer le maintien de la sécurité au quotidien, ni gérer toutes les «.incivilités.». Il s’agit certes de réaffirmer une certaine fermeté : on ne peut tolérer que les enseignants ou les policiers soient agressés, les véhicules incendiés, et la paix doit revenir dans les quartiers.; mais dans le même temps les institutions en charge de la sûreté doivent montrer qu’elles sont respectables, en multipliant les interventions de proximité et de médiation sociale de quartier. Deuxième partie LA DIVERSITÉ DES DISCOURS LOCAUX LA DIVERSITÉ DES DISCOURS LOCAUX 49 LA DIVERSITÉ DES DISCOURS LOCAUX INTRODUCTION La violence urbaine est au cœur des préoccupations de nos contemporains. Il s’agit là d’un sujet essentiel. Elle inquiète huit Français sur dix. 82.% des Français pensent que les violences dans les villes et les banlieues ont atteint un niveau inquiétant jamais connu auparavant. 70.% des moins de 25 ans, 93.% des plus de 65 ans confirment ce diagnostic. 66.% des sondés estiment qu’il faut renforcer massivement la présence de la police pour améliorer la sécurité dans les quartiers sensibles. Un tiers d’entre eux et 41.% des moins de 35 ans attendent d’un gouvernement de gauche qu’il fasse mieux que les gouvernements de droite précédents (contre 31.%), selon un sondage IFOP-Libération du 5 janvier 1998. Dans son discours de Villepinte, J.-P. Chevènement, ministre de l’Intérieur rappelle que la sûreté est l’un des droits fondamentaux de l’homme et du citoyen. La déclaration de 1789, dans son article 2, le proclame haut et fort en mettant la sûreté au même rang que la liberté avec laquelle elle entretient des rapports subtils. La responsabilité de la puissance publique est d’assurer ce droit et de ramener la sûreté dans les villes. Ce droit doit devenir réalité. Selon le Premier ministre, Lionel Jospin, «.tout citoyen, toute personne, vivant sur le territoire de la République a droit à la sécurité. Il ne peut y avoir des quartiers sûrs et des zones de non-droit. Il en va de la solidité du lien social.». Par une forme de consensus politique de gauche comme de droite sur le thème du droit naturel et imprescriptible de l’homme à la sûreté, les citoyens donnent mission au gouvernement sur le rétablissement de l’ordre et sur la répression de la délinquance dans les villes. La sécurité est l’affaire de tous. L’insécurité urbaine frappe en effet les plus fragiles, les plus âgés et les plus pauvres de nos concitoyens. L’exaspération de l’opinion est nourrie par le récit des agressions des conducteurs et par le caillassage des autobus, des policiers et des pompiers dans les cités, par les dégradations de l’espace collectif et par les attaques contre les institutions. L’émotion est sans cesse réactivée par les médias. Dans ce climat d’inquiétude, chaque fait divers produit un électrochoc de trop dans l’ensemble du pays. Les institutions sont-elles devenues impuissantes à proposer un cadre de vie sécure dans les quartiers, à rassurer et à protéger les citadins.? La stigmatisation conjointe des espaces et de leurs habitants, qui n’est pas nouvelle, comporte bien des ambiguïtés. L’extériorisation de populations dont les comportements sont «.non conformes.» par 50 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES rapport aux attentes des groupes disposant de ressources économiques, sociales, culturelles et politiques nourrit une «.panique morale.» suffisante pour alerter les élites politiques en charge de la paix sociale. Faut-il incriminer le délitement des familles avec la montée en nombre des divorces et la croissance du nombre de familles monoparentales qui contribuent à un affaiblissement des normes transmises aux jeunes enfants.? La disparition de l’autorité familiale, quelles qu’en soient les causes, est désormais communément désignée comme un handicap majeur dans la socialisation des enfants. Mais est-ce là le cœur du problème.? Les juges doivent-ils responsabiliser pénalement des parents accablés ou en fortes difficultés.? Certes, les délits doivent être sanctionnés mais comment trouver le juste milieu.? Qu’offrir au terme de la sanction aux jeunes délinquants lorsqu’il n’y a plus de travail pour tous.? Les institutions – les éducateurs, les travailleurs sociaux, les associations – peuvent-elles se substituer au cadre familial et faire comprendre et accepter à un enfant ou à un adolescent l’élémentaire distinction entre ce qui est permis et ce qui ne l’est pas, et entre ce qui relève des droits et ce qui relève des devoirs de chacun.? Que lui proposent-elles ensuite pour l’aider à se valoriser.? Les problèmes sont-ils résolus pour la société, une fois la sanction émise.? L’école souhaiterait réinstaurer des valeurs de civilité contre la violence grâce à l’instruction civique. La société n’est en effet pas un petit tas de grains de sable, comme le remarquait E. Renan mais un projet commun partagé. Or les leçons sur la citoyenneté restent abstraites, peu expérimentées sur le terrain à partir du projet des enfants. «.Les professeurs n’ont le plus souvent ni une claire conception des objectifs ni les connaissances indispensables pour la délivrance de l’éducation civique dont ils ont la charge.», note J.-P. Chevènement. Un très profond découragement s’est emparé de certains de ces fantassins de première ligne après avoir tout essayé – mais sans succès – pour réduire la violence des enfants qui leur sont confiés. Ces élèves-là ont de l’école une image dévalorisée. Un certain nombre d’entre eux la refusent, d’autres s’y rendent sans conviction ou avec malaise, d’autres encore y adhèrent mais pour des raisons très diverses. Si les efforts de la police et de l’éducation se coordonnent plus que par le passé, ceux du lien police-justice semblent mal assurés pour assurer la tranquillité du citoyen qui, à l’image des citoyens des autres pays, réclame plus de sévérité pour les autres. D’autres services révèlent des dysfonctionnements et expriment également des difficultés à travailler en partenariat. Comment réinsérer les relégués, fut-ce sous la forme classique de leur criminalisation.? Pour faire un bilan au plus près du terrain et avant de nous livrer à des propositions, nous nous sommes rendus sur un petit nombre de sites que nous avons sélectionnés de la manière suivante : 51 LA DIVERSITÉ DES DISCOURS LOCAUX • Il s’agissait : – de cas récents (Strasbourg.; Lyon.; la région parisienne).; – de violences urbaines telles que le sens commun les comprend à travers les médias, c’est-à-dire se produisant dans de grandes villes au centre ou à la marge, mais dans tous les cas avec une forte visibilité. Le type de violence était diversifié. Mais la non-visibilité pouvait s’interpréter comme un calme trompeur (Marseille). Nous avons cherché à recueillir les récits des acteurs locaux (voir liste en annexe) et à confronter ces récits de terrain à ceux des acteurs nationaux. Nous sommes allés dans les quartiers, de jour ou de nuit, parfois avec la police, parfois sans, avec ou sans l’aide des autorités. Nous nous sommes déplacés également dans plusieurs pays voisins sur le terrain des quartiers pour pouvoir comparer contextes, discours et pratiques, solutions. Les approches pragmatiques de New York et de Chicago aux États-Unis, de Francfort en Allemagne, de Groningen et de La Haye aux Pays-Bas, de Londres au Royaume-Uni ont nourri notre réflexion. Nous avons procédé à des auditions de personnalités impliquées directement dans une réflexion sur la violence urbaine et recueilli en outre des témoignages d’habitants en grande insécurité. • Nous avons constaté que les institutions et les acteurs locaux ne tiennent pas le même langage, ne partagent pas les mêmes perceptions des événements et que les conclusions qu’ils en tirent diffèrent sensiblement. En particulier, la fonction publique est loin de parler d’une seule voix et de sérieux antagonismes percent dans le discours. Nous avons eu le sentiment que chacun de ces discours contradictoires fait sens pour celui qui le prononce, est en résonance avec la fragmentation croissante de la société et contribue à la compréhension d’un phénomène éclaté et multiforme. Cela ne nous a pas empêché de formuler quelques propositions d’orientation à court, moyen et long terme pour que le gouvernement, les élus, les professionnels et les citoyens qui ont pris conscience de l’urgence à traiter le problème de la violence urbaine, poursuivent leur tâche avec pragmatisme et détermination. LA SITUATION SE DÉGRADE DE MANIÈRE ALARMANTE Ceux qui tiennent ce discours visent à apporter une réponse énergique à un phénomène de déréliction urbaine qu’ils jugent de plus en plus inquiétant. Encore s’agit-il d’actes connus et reconnus. Depuis 1993, les faits constatés par la police et relevant des violences urbaines ont été multipliés par quatre. 52 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES Les chiffres sont des indicateurs de violences urbaines spécifiques. Quelles que soient leurs sources, ils montrent une violence de plus en plus mal supportée et un appel à la gestion des risques. Pour un haut gradé de la police, les statistiques ne disent pas tout : les infractions contre les personnes sont en augmentation, les violences s’étendent sur l’ensemble du territoire mais 80.% d’entre elles sont plus particulièrement concentrées dans vingt-six départements et pour 25.% dans la région Ile-de-France qui, elle-même, regroupe 25.% de la population française. Elles sont le fait de mineurs de plus en plus jeunes, de plus en plus nombreux et de plus en plus violents. Les mineurs en 1997 constituent 20.% des personnes mises en cause. Ce rajeunissement d’auteurs d’actes violents est très préoccupant pour ces enquêtés. Ces violences – agressions, recels, trafics de stupéfiants – mettent en cause la concorde sociale et «.ne permettent plus aux gens de vivre.». Les agressions contre les employés locaux sont en augmentation d’année en année. On trouve de plus en plus d’armes, y compris à feu, dans les cités. La coordination de tels mouvements donne lieu à des embrasements dans certains endroits et à des formes de guérilla. Pour un autre responsable national de la police, nous sommes confrontés à des «.délinquants imprévisibles.» qu’il est plus difficile de contrôler que de grands délinquants. «.Quand ils sortent d’un bar, euxmêmes ne savent pas s’ils vont braquer un pompiste ou aller uriner.». Pour un responsable national des CRS, «.il y a un certain gâchis à ne pas utiliser les réserves importantes d’hommes censés ramener l’ordre. Les CRS ne sont pas allés une seule fois à la cité des Tarterets en un an, pas une seule fois à Rouen.» où les faits de violence urbaine s’accumulent. «.Les forces ne sont pas ou sont mal utilisées.». Pour certains maires, «.nous vivons un moment de crise aiguë, d’échec, de peur, d’angoisse, de pessimisme, de sentiment d’impuissance, de chaos. C’est une revitalisation de toute la société, des institutions, des organisations à tous les niveaux qui est nécessaire... le plus dur reste encore à venir.». De nombreux chauffeurs de bus, victimes d’agression, souhaitent une remise en ordre rapide. «.Au fond, je comprends ceux qui votent pour le FN, dit l’un d’eux : ils ne sont pas racistes, mais veulent faire comprendre leur mécontentement. Ils espèrent le changement.». Pour certains policiers, le discours d’excuse des médias à l’égard du «.pauvre jeune.» ne dénonce pas «.le sadisme barbare de ces groupes de jeunes, les viols des jeunes filles dans les caves, la loi du silence, le lucre, l’accaparement, le refus de l’effort, l’anomie des multiréitérants.». Les médias français n’exprimeraient pas, dans cette perspective, la conflictualité sociale qui met en face-à-face des personnes 53 LA DIVERSITÉ DES DISCOURS LOCAUX en grand malaise, se sentant déclassées par rapport à une société de gagnants entrevue à la télévision et de jeunes qui paraissent les narguer. Pourtant les médias se délectent d’une vision catastrophique des choses. Pour ne citer que quelques titres de cette surchauffe médiatique : – Le Monde : «.Le “mal” des banlieues s’étend.» (6 juillet 1991).; «.Le vertige suicidaire des banlieues.» (3 mai 1994).; «.Les Ulis dans l’impasse de la violence.» (12 décembre 1997).; – Marianne : «.Faut-il démolir la banlieue.?.» (20 octobre 1997).; – Le Figaro, «.Voyage dans les cités barbares.» (27 novembre 1990).; «.Le feu couve à Vandœuvre-lès-Nancy.» (18/2/98).; etc. La guerre des banlieues, l’invasion des loubards, les cités de la peur, les batailles rangées dans les cités, l’intifada des banlieues : ce ne sont, rappelait C. Bachmann, que bandes ethniques, échauffourées, voitures brûlées, devantures brisées, guérillas policières, drogue à tous les étages et panique des honnêtes gens. À cela, on pourrait ajouter toutes les références empruntées à la situation des ghettos américains et plaquées pour faire peur sur le paysage des cités. LA SITUATION N’EST PAS AUSSI ALARMANTE QU’ON LE CROIT En agglomération parisienne, 22.% des personnes interviewées dans le sondage IFOP de janvier 1998 parviennent à relativiser le phénomène de violence. Plus on s’éloigne des quartiers sensibles, plus la dramatisation croît dans les représentations. Plus on vit dans le quartier, plus on considère qu’il s’agit de la vie quotidienne normale. «.On n’est pas en phase terminale.». «.Tous les jeunes ne sont pas délinquants, il faut arrêter de mettre tout le monde dans le même sac.». Les professionnels ont des avis partagés. Pour un responsable national de la police et contrairement à une certaine demande répressive «.un rassemblement de jeunes n’est pas une incivilité. La police ne peut qu’être réticente à régler un problème de tapage... Ces jeunes le savent. La population du voisinage interprète cela comme une impunité.». Pour un préfet, pendant longtemps, les institutions ont nié les incidents, alors que, selon les rapports conjointement rédigés par l’Éducation nationale et la police, il s’en produisait plus de deux cents dans cette agglomération. Aujourd’hui, on signale tout. Les statistiques 54 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES explosent. Que les enseignants, proviseurs et principaux appellent plus souvent la police ne signifie pas que la violence urbaine augmente pour autant. Le dispositif de surveillance de la gendarmerie départementale, complété par le renfort de la gendarmerie mobile peut expliquer le calme relatif de sa zone de compétence. Il a sans aucun doute contribué à contrôler l’avancée du phénomène. Pour les responsables d’un centre de la RATP, les rixes entre bandes, les agressions contre les passagers des transports en commun se sont stabilisés au cours de 1997. Des îlotiers estiment que la violence, amplifiée dans les perceptions, n’est pas réellement très préoccupante. Ils mettent en garde contre une lecture simpliste des statistiques. Si les conflits amenant devant les juges ont augmenté, les faits ne se multiplient pas, à l’exception des voitures volées par les jeunes gens. Mais la tolérance est moindre. Un commissaire confirme l’importance des rumeurs dans les quartiers, nourries par «.une diarrhée médiatique.» qui ne correspondent pas à la réalité. Des habitants, eux aussi, disent que la violence est amplifiée par les discours de ceux qui sont extérieurs aux quartiers. LE STATU QUO ET LA RÉSIGNATION Le discours de résignation constate que la violence est universelle, dans la nature de l’homme et que l’on doit s’accommoder de cette fatalité. Désormais elle est partout : en milieu scolaire, dans les transports publics, dans les centres commerciaux, les institutions, les centres sociaux et elle s’exporte au-delà des quartiers sensibles (Strasbourg.; Lyon-la Part-Dieu). Il s’agit là d’un phénomène de la société urbaine contemporaine lié à la drogue, à l’excessive consommation de violence à la télévision et dans les jeux vidéo, à une logique de gagnants imposée par les lois du marché. Il faut faire avec. «.Est-ce vraiment de la violence.?.» Pour des responsables nationaux de la police, «.un pays a la voyoucratie qu’il mérite.». L’opinion souhaite le retour à l’ordre pour les autres mais dans l’espace public ne supporte pas l’usage ostentatoire de la force pour le faire, ce qui relève de l’angélisme. Un autre responsable de la police ajoute : «.On n’est pas là que pour mettre les délinquants en prison. Ils font partie de la société française. Il y a quinze ans encore, la police n’était que réactive. Si les jeunes sont perturbés, on doit leur faire comprendre qu’il faut qu’ils s’intègrent, d’où les 55 LA DIVERSITÉ DES DISCOURS LOCAUX opérations anti-étés chauds qui permettent de garder le calme pendant quelques mois. Les contrats locaux de sécurité ont pour but d’accélérer la redécouverte d’un esprit social.». «.Il est hors de question de soutenir une approche de tolérance zéro... Nous nous interdisons ces méthodes. La hiérarchie policière doit calmer les fonctionnaires et face à une cinquantaine de jeunes armés de barres de fer, la seule réaction civique pour les policiers, c’est de s’en aller pour ne pas traiter le problème à chaud, risquant d’aggraver la situation ultérieurement. La police ne veut pas d’une victoire à la Pyrrhus.». «.La police doit refuser d’utiliser les grenades lors de désordres dans les centres commerciaux, et d’ordonner à ses hommes de courir dans les entrées d’immeubles et dans les cages d’escalier car alors, on ne pourrait plus les maîtriser.». «.Les attaques contre les biens, ce ne sont que des problèmes d’assurance, après tout.». «.Les gens se plaignent des actes d’incivilité et sont incapables de faire le 17... Il n’y a plus de familles, le père est au bistrot ou ailleurs, les grands frères sont de mauvais exemples.». Pour un maire, «.nous avons cinq à six ans de retard sur le problème des banlieues et il est un peu tard pour réagir.». «.Les gamins des quartiers difficiles ont pris l’habitude de vivre avec la drogue et avec le racket. Ces jeunes n’ont jamais connu le travail, ni pour leurs parents, ni pour leurs grands frères... Évidemment, je regrette qu’on attende l’incendie pour appeler les pompiers... Il est fatiguant d’avoir raison trop tôt.... Il faut que (la classe moyenne) entende un signal clair, sinon elle votera FN ou la révolution s’emparera de la rue.». Un commissaire de police de la région parisienne remarque, résigné, que 25.% des locataires d’un très vaste grand ensemble ne paient plus depuis longtemps leur loyer. «.Pourquoi réhabiliter.? On n’expulse personne, la préfecture ne fait rien, car elle ne sait où reloger les expulsés.? On casse, on tague, on dégrade, on vole, les violences se font entre 13 h et 21 h quand il y a le plus de monde. Lorsque trop de jeunes montent dans les bus à certaines heures, plus aucun autre voyageur ne monte, ils ont peur. Tout le monde sait cela, mais on ne fait rien....» L’EXPLICATION STRUCTURELLE 63.% des Français sont convaincus que l’absence de travail et le chômage constituent la première des causes expliquant les violences urbaines. Ils pointent les manques de perspectives qui ont pour conséquence de pousser les jeunes désœuvrés à la révolte. Mais la moitié d’entre eux mettent en avant la démission des parents. Ils ne sont que 13.% dans le sondage de janvier 1998 à accuser les défaillances du 56 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES système scolaire, 12.% le manque d’action de l’État, 10.% les médias, 6.% les défaillances de la police. Pour un autre maire, les quartiers étaient destinés à loger des ouvriers en situation de plein-emploi. Ils sont devenus des lieux de relégation à cause du chômage. Ils manquent d’équipements adéquats et de ressources dynamisantes. Leurs difficultés ne tiennent pas seulement aux transformations économiques de la société post-industrielle ni au déficit d’intégration sociale mais à une crise identitaire, à un déficit culturel, à un manque de sens et d’urbanité. Ce constat est confirmé par d’autres maires que nous avons rencontrés. DES PHÉNOMÈNES INDIVIDUELS ET COLLECTIFS Tous nos interlocuteurs relèvent que la moyenne d’âge des auteurs de violence a notablement baissé et implique des 10-15 ans. Les mineurs et les jeunes majeurs en situation de réitérance sont de plus en plus nombreux et de plus en plus violents. Mais ils sont soutenus par le silence complice ou résigné des adultes de leur quartier qui, soit les craignent, soit les approuvent, soit participent aux transgressions, soit – le plus grand nombre – sont ambivalents. Ainsi, on nous a souvent dit que les voitures brûlées ne relevaient pas que des jeunes. L’escroquerie à l’assurance, le règlement de comptes entre membres d’une famille, les trafics à la frontière, les vols dont on efface les traces étaient autant à prendre en compte que la motivation festive, l’ostentation, le rodéo, le «.parechocage.», etc. Un autre aspect moins souvent relaté tient à la personnalité des auteurs de violence. Ce sont loin d’être les plus déstructurés qui y participent mais au contraire ce sont les «.normaux socialisés.», parfois même les premiers de la classe, brillants, adaptés, inclus qui décident à moment donné de semer le désordre. Ce sont les mêmes qui sont racketteurs et rackettés, auteurs et victimes. La violence peut être alors perçue comme du pouvoir dans une vie sans pouvoir, une vie où l’on ne sera jamais quelqu’un ailleurs que sur un bout de territoire relégué. D’où des bagarres collectives, voire un lynchage lors de combats de territoires, des phénomènes d’autodestruction récurrents dans les autres pays également. Tout le monde voudrait ignorer les quartiers, les transformer en ghettos, en milieu clos inexistant pour les autres, que cela ne fasse pas partie de la ville, que cela reste en marge, à côté, ailleurs, à l’étranger. 57 LA DIVERSITÉ DES DISCOURS LOCAUX Mais, comme le remarquait un des chefs des Black Panthers dans les années 1960 «.nous avons le pouvoir de priver l’Amérique blanche d’un bien très précieux, la tranquillité sociale.». Ce sont les plus entreprenants, ceux qui ne veulent pas sombrer dans l’exclusion qui s’expriment par la violence. Dans cette perspective instrumentale, les conflits et les violences contre les institutions témoignent de l’existence de sujets qui résistent dans une démocratie qui peut répondre à cette contestation. Les non-résistants sont déjà en implosion devant leur télévision à longueur de journée ou passés dans l’économie parallèle. Toute une classe d’âge a son avenir bouché. La croissance d’une pauvreté de masse dans une société de plus en plus riche est explosive. D’où les tentatives, remarque-t-on, d’acheter la paix sociale en embauchant des jeunes, en donnant du RMI, en embauchant des agents d’ambiance, en cooptant des grands frères quitte à en faire des polices parallèles, mais sans traiter les causes de la violence et sans donner aux jeunes une voix à part entière par exemple, dans la représentation politique, associative ou sociale. UNE MÉDIATISATION EXCESSIVE D’ÉVÉNEMENTS PONCTUELS Au cours de ces dernières années, les médias ont contribué à donner un effet amplificateur à certains événements, propice à encourager leur propagation et leur imitation. Ils influencent les perceptions et les situations. D’une part, la surmédiatisation excessive de certains événements encourage certains jeunes en perte de repères à se comporter «.comme à la télé.», «.en hordes sauvages.» «.en vandales.», «.en barbares.», labels désobligeants définissant des rôles que les jeunes se trouvent parfois contraints à exécuter. D’autre part, les médias jouent les plus jeunes d’un quartier contre l’autre et cette attitude fait monter les enchères auprès de jeunes bravados en quête de gloire aux yeux de leurs pairs. Ceux qui tiennent ce discours reviennent sur le cas strasbourgeois et sur l’escalade médiatique qui a parfaitement été analysé par le journal Libération du 12 janvier 1998 (voir aussi Marianne, 29 décembre 1997, «.Banlieues : ces médias qui poussent au crime.»). Strasbourg est une ville attractive pour les médias de télévision qui y ont des antennes ou leur siège en raison de ses atouts (Parlement européen, ENA, échanges avec l’Allemagne...). Depuis le 15 décembre, les médias étaient convaincus que quelque chose se préparait dans les quartiers pour la fin de l’année. 58 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES Alors que Rouen enregistrait trois fois plus de voitures brûlées, et des centaines de faits de violence urbaine dans l’année, c’est Strasbourg qui a été l’objet de la couverture médiatique. Un discours de la police reproche aux médias français et à la télévision en particulier d’excuser en permanence le jeune délinquant seul ou en groupe sous le prétexte qu’il veut s’exprimer. «.Pourquoi les mêmes droits ne sont-ils pas accordés aux policiers.? Pourquoi faire de Kelkhal un héros.? Si le discours de la télévision était réprobateur, ces jeunes gens seraient moins arrogants.». DES MANIPULATIONS EN SOUS-MAIN Tel maire n’exclut pas la manipulation, «.même si, dit-il, il n’a aucun élément de preuve... Mais des attentats à l’explosif, même s’ils sont artisanaux, impliquent une préméditation.». Un autre, après les incidents de la Part-Dieu, va dans la même direction. «.Tout au long de la journée, on a vu des adultes non musulmans autour du centre. Des enfants de moins de 10 ans ont été sollicités pour être emmenés au centre commercial... Un rendez-vous tacite était dans l’air. Or, bizarrement, la police a attendu qu’il soit 18 h pour intervenir.». Intégristes ou FN : seule une enquête approfondie qu’il a demandée pourra faire la lumière, ajoute-t-il. Dans une interview pour Le Monde du 12 septembre 1995, le directeur général de la police nationale remarquait qu’un tel danger existe. «.Des responsables extrémistes cherchent à utiliser certains délinquants. Ces jeunes de banlieue sont manœuvrés par des islamistes chevronnés..» «.Cela étant, on ne peut mettre un policier derrière chaque personne résidant en France ou y venant temporairement.». Cette analyse de la gestion des risques dans les agglomérations urbaines est largement reprise dans le monde occidental. L’ESSOUFFLEMENT DES PROFESSIONS ET DES MILITANTS La police chargée d’intervenir pour ramener l’ordre semble être encore éprouvée par le syndrome Malik Oussekine. Mieux valent des voitures brûlées que l’assurance remboursera ou des bâtiments vandalisés qu’une molestation un peu trop forte d’un jeune pris en flagrant délit qui serait envoyé à l’hôpital ou à la morgue. Contrairement à ce 59 LA DIVERSITÉ DES DISCOURS LOCAUX qui se passe à New York, des brutalités envers un jeune émeutier «.black ou beur.» aurait pour effet de retourner une grande partie de l’opinion contre la police. Le sous-effectif des policiers confrontés aux bandes de jeunes les amène ne pas intervenir. La difficulté de recrutement des éducateurs de rue est réelle, les vocations se font rares. La protection judiciaire de la jeunesse n’intervient que lorsqu’il y a crise et elle manque cruellement de moyens. Les difficultés que rencontrent les institutions éducatives et familiales focalisent sur la justice des attentes auxquelles celle-ci n’est pas en mesure de répondre. Des tensions naissent de logiques contradictoires : logiques de l’urgence, multiplication des procédures rapides par rapport au temps nécessaire de maturation de la décision.; logiques de dispositifs sans débouchés réels pour les délinquants.; difficultés de coordination judiciaire-éducatif-psychiatrique. Lenteur des prises en charge dont des centaines sont en attente d’exécution. Les services chargés de la PJJ assurent un retard considérable et ne font plus face aux décisions de justice. On estime leur nombre à 3.000, il en faudrait 6.000 au minimum. La pénurie entraîne de graves dysfonctionnements en matière de traitement et d’accompagnement des auteurs et des victimes de violences urbaines. La demande de la société en termes de réparation n’est pas gérée. PSYCHOLOGIE OU SOCIOLOGIE.? Pour un élu de la région lyonnaise, nous vivons dans une société violente envers les jeunes, «.société qui les empêche de rêver en raison du chômage qui pèse sur leur tête, avec des parents qui les culpabilisent sur la réussite, avec une école vécue comme un lieu de consommation de savoirs et non de construction de futurs citoyens.». La question du respect, de la reconnaissance est évacuée. En tant que maire, il doit écrire aux entreprises pour qu’elles ne «.jettent.» pas les jeunes de sa commune. Il doit se battre pour qu’ils ne soient pas écartés de certains lieux. Il donne comme exemple un Luna Park pour lequel on avait proposé un site non desservi par les transports en commun de manière à avoir les familles qui paient et non les jeunes qui traînent. D’une part, le diagnostic est macrosociologique : on déplore l’accroissement de la fracture sociale en raison de la perte du lien symbolique qui unit les catégories reléguées à celles nanties d’un capital économique, social et culturel. Selon cette perspective, ce serait l’absence de propositions faites aux jeunes des quartiers, le manque d’agir ensemble qui les inciteraient à casser et à détruire. Où sont le rêve, le sens, l’identité républicaine auxquels on leur demande de 60 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES s’intégrer.? Si on leur répond «.école, emploi et Sicav.» remarque un enseignant, «.ne soyez pas surpris si, demain, cela explose encore.». La sociologue V. de Rudder ajoute : «.Comment les majorités ou leurs élites peuvent-elles exiger des catégories sociales les plus démunies et les plus isolées qu’elles restaurent un “lien social”.? C’est au mieux contradictoire : produisez une utopie, semblent-elles dire, que nous aurons ensuite le privilège de refuser... Dans un rapport asymétrique, la charge du désenclavement semble porter sur les épaules des seuls dominés, laissant aux dominants l’illusion d’être extérieurs à la question, le pouvoir d’accepter ou de rejeter et la possibilité de continuer de “blâmer les victimes”.». D’autre part, le diagnostic est psychologique et ce sont fréquemment les juges pour enfants qui le font : les jeunes qui agressent d’autres jeunes ou des représentants de l’autorité ont souvent commencé par être agressés. Agresseurs et agressés sont les mêmes. Nous n’avons plus perception des valeurs qui sont les leurs. «.Tout se joue dans un aller-retour entre mépris et provocation. L’autre est en soi une provocation : ces jeunes n’ont pas conscience d’autrui comme d’un semblable. Ils sont méprisants mais à la mesure du mépris dont ils sont l’objet. Plus ils se sentent déconsidérés et moins l’autre a d’existence. À partir de cette spirale, les rapports deviennent explosifs.», remarque un juge du tribunal pour enfants de Nanterre. Le rapport à l’autre est brouillé et si l’on ne considère pas soi-même, on ne peut accorder à l’autre la place qui lui revient. La structuration de la personnalité en regard des référents sociaux et familiaux est aussi problématique. FRONTIÈRES ET ETHNICISATION DES RAPPORTS SOCIAUX L’exclusion, s’il faut reprendre ce terme, n’est pas seulement un phénomène qui «.est.», c’est un phénomène produit et reproduit socialement, politiquement, économiquement, idéologiquement et qui fait sens. Les pratiques sont interprétées à l’aide de lunettes bi – ou multifocales par des sujets pensant et agissant simultanément à plusieurs niveaux, a fortiori s’ils ont migré d’un pays à l’autre, de la campagne à la ville, d’une région à l’autre, lorsqu’ils sont, comme on le dit facilement, entre deux cultures. Dans les quartiers, coexistent des populations au malaise visible. Les habitants les plus enracinés tentent de poursuivre une trajectoire de promotion sociale, investissent logement et lieu de résidence. La proximité de groupes marginalisés ou plus récemment installés apparaît pour eux non plus comme une «.gêne.» mais comme une menace 61 LA DIVERSITÉ DES DISCOURS LOCAUX individuelle et collective, identitaire et statutaire, notent les sociologues. Les tensions marquent les frontières réelles ou imaginaires autour desquelles les groupes marquent leur différence. Plus précisément, elles mettent en jeu l’identité qui émane de l’espace. Dans les lieux négativement connotés, à forte homogénéité sociale, les différenciations culturelles sont sur-valorisées. Dans ces micro-espaces, des hiérarchies de relations sociales s’établissent dont la fonction est de compenser la représentation que les populations ont de leur propre marginalisation. Les conflits n’ont souvent aucune base objective, ce sont des manifestations de résistance au risque de disqualification et de marginalisation. Ils prennent pour cible les jeunes d’origine étrangère, images de ces identités fragmentées et figures emblématiques d’un devenir inacceptable. Plus les jeunes d’origine étrangère s’intègrent et deviennent semblables, plus ils apparaissent menaçants. La culture devient alors le facteur de différenciation qui dans d’autre pays s’exprime au nom de la race biologique. «.Rien ne va. On ne peut pas s’entendre. On n’a pas les mêmes goûts, les mêmes habitudes.... Alors on peut pas être d’accord, on n’est pas d’accord... sur rien.» (Sayad, 1992, 45). Enfants trop bruyants, occupation intempestive de l’espace, odeurs sont autant d’euphémismes pour «.immigrés.» et manière de contester la légitimité des immigrés et de leurs enfants à être près de soi. Le sentiment d’abandon par les autorités et l’impuissance des habitants anciennement installés sont partagés par des jeunes gens à qui la société refuse toute perpective d’avenir valorisant. Qui les protège eux aussi lorsqu’ils ont fait un parcours sans faute.? La discrimination de faciès, de nom et d’adresse pèse lourd. On n’a relevé que deux condamnations pour discrimination à l’embauche en 1996 contre deux mille en Grande-Bretagne. Les frustrations sont génératrices de conflictualité sociale. Qui sont les interlocuteurs de ces populations.? Les non-réponses ne peuvent que favoriser le développement de «.communalismes possessifs.» et de profondes discordes. Troisième partie MONOGRAPHIES DE TERRAIN EN FRANCE.1 MONOGRAPHIES DE TERRAIN EN FRANCE 1. On se reportera pour la région Ile-de-France à la première partie de ce rapport. 65 MONOGRAPHIES DE TERRAIN EN FRANCE STRASBOURG Le récit médiatique Les faits tels qu’ils ont été rapportés par les médias sont les suivants : À Strasbourg, dans la nuit de la Saint-Sylvestre, près de 90 véhicules ont été incendiés, 21 cabines téléphoniques et plus de 50 abribus détruits. Le procureur de la République Edmond Stenger a vivement critiqué la police «.pour les résultats catastrophiques en terme d’interpellations....», soit un résultat «.proche du nul, voire du zéro.»... «.Nos concitoyens vont s’interroger sur ce bilan et sur les sanctions qui ne pourront être mises en œuvre, faute d’identification des auteurs qui risquent d’être impunis.». Selon les journalistes, le procureur, en prévision de la nuit «.chaude.», avait mis en place un dispositif spécial de police judiciaire : une cinquantaine d’OJP et une dizaine de spécialistes de l’identité judiciaire devaient s’y tenir pour photographier et filmer les événements, seule manière de monter des dossiers d’accusation utilisables pour la justice. Or à 19 h, le dispositif aurait été levé par la préfecture sans que le procureur en soit averti. «.Chacun travaille l’un contre l’autre, compte tenu d’un contentieux antérieur.» remarque un élu. Or les circulaires en vigueur en matière de gestion des crises urbaines, datées des 21 mars et 26 juin 1996, insistent sur la nécessité pour les parquets et la police nationale de mettre en place dans la concertation un dispositif de police judiciaire. C’est le dysfonctionnement de cette concertation entre préfet et procureur que relève la presse et qui, semble-t-il, a amené ce dernier à sortir de sa réserve. La préfecture a préféré l’option maintien de l’ordre «.administratif.» à celle du traitement judiciaire. La police n’a en effet interpellé que sept personnes et en a mis cinq autres en garde à vue dont un jeune de 17 ans soupçonné d’avoir incendié une vingtaine de véhicules depuis le 25 décembre. Ni le préfet ni le directeur départemental de la Sécurité publique n’ont tenu à répondre publiquement au procureur. Pour un policier se confiant aux journalistes, «.il n’y avait qu’une trentaine d’officiers de la police judiciaire ce soir-là. Ce n’est de toutes façons pas le cadre idéal pour les flags. On risque toujours de déclencher l’émeute. Il vaut mieux travailler ensuite, à partir de renseignements.». Un CRS déplore de n’avoir pas eu le feu vert «.pour faire le ménage.», alors que 400 CRS se trouvaient à proximité des incendies. Par ailleurs, arrêter plus de jeunes répond certes aux souhaits d’une certaine opinion, mais pour en faire quoi ensuite.? Le maire a réuni une table ronde le 7 janvier 1998 pour chercher à «.comprendre pourquoi des jeunes se mettent de façon systématique à brûler des voitures.». Il s’est félicité auprès de la presse des sanctions 66 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES lourdes, dissuasives et rapides demandées par le substitut contre des jeunes qui avaient participé aux violences, à des fins d’exemplarité. Le 2 janvier, une apprentie pâtissière de 18 ans a été condamnée à dix-huit mois de prison dont huit ferme pour tentative d’incendie de voiture. Elle a dit «.avoir fait cela, comme ca, parce qu’elle n’avait plus de pétard, qu’elle était éméchée mais “claire” et qu’elle connaissait cette voiture qui était celle de son voisin.». La presse a commenté son profil social «.normal.» : sa mère est infirmière, elle travaille en vue d’un CAP, son casier est vierge. Deux autres jeunes gens, âgés de 18 à 24 ans ont reçu des peines allant de dix-huit mois à deux ans de prison ferme «.pour dégradation de véhicules et dégradation d’un véhicule de sapeurs-pompiers “et” violences commises sur personnes chargées d’une mission de service public.». Un quatrième a été condamné à neuf mois de prison pour avoir fabriqué un cocktail Molotov et incendié une voiture. Tous ont été privés de leurs droits civiques pendant deux ans. Par ailleurs, deux mineurs de 17 ans ont été écroués. Après avoir jugé ces actes «.inacceptables.», la ministre de la Justice s’est prononcée pour qu’on apprenne aux jeunes mis en cause la règle et la discipline, le bien et le mal, évoquant même les bienfaits d’un régime quasi militaire, et la nécessité de structures pour isoler les jeunes de leur quartier. Le ministre de l’Économie a ajouté que l’on ne pouvait tolérer des situations comme celle que l’on venait de voir et le ministre de l’Éducation ne s’est pas montré hostile à davantage de répression à condition que les jeunes traités comme des adultes soient également traités comme des citoyens, avec le droit de vote dès l’âge de 16 ans. Interrogé sur les mesures à prendre, le maire envisage un usage plus systématique de la mise sous tutelle des prestations sociales pour permettre une authentique action éducative. Cette mesure, pense le maire, permettrait de peser financièrement sur les familles déstructurées des jeunes délinquants. Comme ses collègues anglo-américains, le maire préconise l’accompagnement de jeunes mineurs dans leur foyer à partir d’une certaine heure afin de vérifier leur autorisation de sortie et de sensibiliser les parents aux risques de sorties trop tardives. Dans le court terme, la municipalité a aidé les propriétaires de voitures incendiées à monter des dossiers. Le travail de terrain Il confirme les données recueillies à Lyon et à Marseille : les violences urbaines s’apparentent à un phénomène éclaté.; elles ne mettent pas en cause les seuls jeunes issus de l’immigration mais aussi les autres.; parmi les mis en cause, huit étaient scolarisés et ne venaient pas de familles à problèmes.; les récits des événements donnent des interprétations divergentes qui se chevauchent à la marge et qui font 67 MONOGRAPHIES DE TERRAIN EN FRANCE sens pour les différents interlocuteurs.; les institutions ne parlent pas d’une seule voix. Dans le discours de la dégradation alarmante, un observateur du Neuhof, engagé dans le travail social rapporte que les jeunes se préparaient aux désordres depuis le 23 décembre. Ils restaient dehors très tard le soir, dit-il. Le 24 décembre, des enfants de 7 ans environ ont mis le feu au sapin de Noël vers 18 h. Tous les soirs, des poubelles ont brûlé et les jeunes incendiaires ont agi en toute impunité. Le 31 décembre, à 18 h environ, alors que tous les parents étaient dans les appartements, tous les gamins de 3 à 20 ans étaient dehors. Aucun adulte n’intervenait, aucun collectif d’habitants ne gérait les enfants. À minuit, pour la première fois depuis que le quartier a été rénové, une voiture a brûlé. Toutes les structures et les services étaient fermés. L’équipe de prévention avait disparu du quartier, elle avait été supprimée, aucun maillage n’existait pour permettre une intervention coordonnée. Ces jeunes auteurs des désordres sont connus, ils poussent les plus jeunes à agir. Selon un autre témoignage, «.Des jeunes cassent des réverbères pourtant placés très haut. Ils font dysfonctionner les transformateurs de manière à plonger les quartiers dans l’obscurité pour agir en toute impunité. On raisonne à courte vue. Combien cela coûte-t-il d’enterrer un transformateur.? L’économie réalisée au départ est perdue par les surcoûts sociaux ensuite. Il en est de même à la SNCF, à la RATP : on a voulu économiser du personnel et les surcoûts sociaux sont tels qu’on doit engager en urgence des jeunes pour remettre des agents dans des espaces déserts.». Le chef de police confirme qu’en juillet 1994, à Schiltigheim, il y a bien eu un incident sérieux. Des jeunes ont attaqué à coups de pierre la police en nombre inférieur. Des transformateurs ont sauté. La police a dû se replier avant de ramener l’ordre. «.Les incendies de voitures dans les différents quartiers empêchent que l’on mette en place un seul dispositif. Avec les CRS, la politique de présence se fait à la limite d’un quartier pour minimiser la provocation. Comme on n’a pas à faire à des bandes organisées, l’affrontement est illusoire..» Autre témoignage : «.Il existe un endroit bien connu, l’auto-grill. C’est un endroit désigné où ont brûlées plus de soixante-dix voitures. Le lieu se présente comme une cuvette entourée de bâtiments. Tous les habitants la voient. Les jeunes se livrent à des rodéos, puis font flamber les voitures au même endroit. Or aucune intervention de la police ne s’est jamais produite..». Selon le discours de modération d’un policier, ce sont des jeunes de 13 à 18 ans qui sont impliqués dans les violences urbaines, tout au juste une vingtaine qui s’éparpillent dès que les forces de l’ordre 68 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES arrivent. Brûler des voitures, ce n’est pas un phénomène nouveau en Alsace. Il y a des recrudescences selon les années. Il ne serait guère possible, remarque le préfet, d’interdire les pétards, (comme le maire de New York l’a fait ces deux dernières années pour le nouvel an chinois, au risque de se rendre impopulaire). Une ordonnance doit être indiscutable et intelligible. Avec la proximité de la frontière, il est facile de se procurer des pétards incendiaires, les interdire serait illusoire. 28.% des voitures brûlées relèvent d’individus connus. 40.% des voitures brûlées sont des voitures volées, certaines de l’autre côté de la frontière. On doit surtout se féliciter qu’il n’y ait pas eu de violence physique ni de bavure policière le 31 décembre. Il ne s’agit que de violence résiduelle contre des objets. On repère même une sorte de calme de l’opinion. Le journal local, rapporte un adjoint au maire, s’est livré à une enquête consécutive aux désordres. Il y a eu très peu de demandes de sanctions d’emprisonnement. L’opinion se prononce pour la prévention et la médiation-réparation. La police de prévention (soit quatre policiers et deux adjoints) procède à cent suivis individuels par policier. Elle cherche à prévenir la récidive des primo-délinquants. Cinq centres socioculturels visent à encadrer les enfants et les adolescents. Ils fournissent, pendant l’été, des tickets permettant une libre circulation dans les transports en commun avec accès à la piscine et au cinéma. Dans le cadre de la politique de la ville, cent vingt jeunes se sont présentés pour les emplois-jeunes, vingt et un ont été recrutés sur des contrats de ville et suivent un stage en vue de l’obtention du BAFA. Ils auront à faire de l’animation de quartier en quartier, l’été, à partir des arts du cirque. Selon le discours de minimisation, le soir du 31 décembre, deux associations de quartier avaient réuni dans le quartier du Hoberg environ trois cents familles maghrébines. La soirée avait mobilisé entre cent cinquante et deux cent cinquante jeunes de 8 à 20 ans. Entre quarante et cinquante pères de famille sont intervenus dans la rue jusqu’à trois heures du matin pour ramener le calme. Aucune voiture n’a brûlé. À Neuhof, où se produisent environ un tiers des incendies annuels, la prévention a joué : le centre social et le club de prévention sont restés ouverts toute la nuit. On n’a enregistré aucune agression, les autobus ont circulé comme à l’accoutumée toute la nuit avec un dispositif impressionnant. Comme chaque année, une grande fête, The Big Party Action organisée par les jeunes des différents quartiers dans le centre-ville a réuni environ trois mille personnes sans incidents. Ce soir-là, ce sont tout au plus une centaine de jeunes de 10 à 19 ans sur les 36.000 que compte la communauté urbaine qui sont à l’origine des désordres. 69 MONOGRAPHIES DE TERRAIN EN FRANCE Dans le discours de résignation, un grand nombre des interlocuteurs rencontrés mettent en lumière les problèmes et les carences institutionnels. La police et sa passivité ont été particulièrement mises en cause lors des événements du 31 décembre 1997. Les policiers des Bac que nous avons interrogés nous ont confirmé que «.le 31 décembre, leur mission était d’accompagner les pompiers, qu’ils n’auraient rien pu faire face à deux cents gamins hostiles, certainement pas du flagrant délit, qu’ils auraient été lynchés, que s’il y avait eu bavure, l’opinion se serait dressée contre eux..» Des hauts gradés de la police appuient cette thèse : «.la police devait intervenir toutes les trois minutes. Cela se passait dans le noir. Quelle voiture allait brûler sur quel parking.? Il était impossible d’anticiper.». «.Autrefois, des petits groupes de jeunes nous attiraient avec des feux de véhicule. Aujourd’hui, remarque le chef des CRS, pour les jeunes, il y a un amalgame entre police et sapeurs-pompiers. Avant, ils attaquaient les pompiers pour faire venir la police, à présent ils attaquent les pompiers quand ceux-ci mettent pied à terre, une fois le véhicule placé.». Un membre de l’assemblée «.SOS-Cronenbourg.» au cours d’une réunion nocturne exprime l’impuissance des habitants et dénonce la passivité de la police : «.le commissariat n’intervient pas à chaud. Il fait de l’administratif. Ce n’est pas normal. Nous demandons à la police : “quand interviendrez-vous.? Les gens n’osent plus sortir le soir, les personnes âgées ne s’aventurent plus seules le jour, il y a des choses qui sont anormales. Pourquoi la police quand on l’appelle, que l’on va la voir, refuse d’intervenir.? ” (La police était invitée à la réunion et n’est pas venue). Une autre personne ajoute : “On va vers des milices si on n’encadre pas les quartiers avec la participation des habitants et si on bride les polices municipales”.». Une travailleuse sociale explique qu’à Hautepierre, la police a la réputation d’être incompétente et de ne pas protéger les femmes battues. Il y a de la part de ces habitants une demande de protection, comme il en existe ailleurs. Si l’on ne souhaite pas voir les extrémismes se développer, il convient que les institutions redonnent aux habitants leur légitimité de citoyens. Certains se plaignent de la difficulté d’être médiateur lorsqu’il y a excès de médiation. Pendant longtemps, nous dit-on, la PJJ ne voulait pas faire de prévention mais seulement du soutien et de l’éducation spécialisée. La médiation-réparation des mineurs devrait se faire dans le cadre du partenariat à l’échelon des quartiers, selon l’association «.SOS-Cronenbourg.». Or pour cela, il faut une volonté du parquet et des juges pour permettre à cette médiation-réparation d’être efficace. Lorsque quatre enfants de 7 à 10 ans ont attaqué un autobus à jets de pierre, ils ont eu à nettoyer l’autobus pendant l’après-midi, ils ont 70 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES assumé la réparation. Il faut organiser des face-à-face entre victimes et mis en cause et prêter assistance aux victimes dans le relais des plaintes. Le lien police-justice fonctionne mal à Strasbourg. Programmée en 1995, la maison de la justice ne verra le jour qu’en novembre 1998. Il y a, à Strasbourg, autant de magistrats qu’en 1912. Or, nous dit-on, «.le dépôt de plainte devrait être systématique, la sanction devrait symboliquement affirmer quelque chose.». Chaque parquet a sa politique pénale déterminée par le procureur. À Colmar, toutes les infractions sont poursuivies et le procureur général, en décide ainsi : «.Le mineur doit être puni par où il a péché. Il faut qu’il peine et répare. Pour cela, il faut des structures d’accueil et de surveillance.». Il n’écarte pas la thèse de la manipulation en ce qui concerne les événements du 31 décembre 1997. Pour sa part, le procureur de Strasbourg explique qu’à son arrivée, en 1991, il a trouvé une situation de pénurie catastrophique. Il lui manque un substitut et un adjoint qui assisterait à la pléthore de réunions accompagnant la politique de la ville et celle des autres structures en matière de prévention. Pourquoi la justice n’a-t-elle pas été dotée d’emplois-jeunes.? N’est-elle pas prioritaire.? Accompagner le public dans les services du tribunal, l’instruire d’un minimum de tenue dans l’enceinte du palais de justice, voici autant d’exemples de besoins non satisfaits. On ne recourt pas suffisamment aux médiations-réparations du fait de la faiblesse de la PJJ. Le procureur expose la mise en place d’un schéma directeur impliquant trente-cinq personnes. Or les fonctionnaires ne sont pas venus occuper les postes qu’il avait prévus. «.Personne ne veut gérer les cas lourds de mineurs, nous n’avons pas d’établissements éducatifs fermés... Il faut imaginer des solutions plus contraignantes entre les anciennes maisons d’arrêt et les coûteux UEER..». Les juges pour enfants préfèrent accorder du temps au mineur délinquant, l’observer, mener des enquêtes, bref tout un luxe de précautions qui est interprété comme du laxisme. «.Il n’y a pas de comparution immédiate, le mineur n’est pas sanctionné immédiatement. Il n’est de toute manière pas sanctionné pénalement s’il a moins de 13 ans, entre 13 et 16 ans, il ne sera pas mis en détention sauf s’il a commis un crime et au-delà, pour un délit grave, il sera brièvement incarcéré.». Entre le ministère de l’Intérieur et celui de la Justice, les discours sont contradictoires : là où le premier souhaite une réponse immédiate, le second est dans le décalage de la décision par rapports aux faits, explique le procureur. Aussi s’étonne-t-il de la vision «.minimaliste.» du préfet devant les événements du 31 décembre. On n’était pas confronté à une tradition rhénane du pétard, mais à une interpellation de l’opinion et à «.un sinistre judiciaire.». On ne sait que réagir dans l’urgence, c’est-à-dire trop tard. 71 MONOGRAPHIES DE TERRAIN EN FRANCE Comment doit se déterminer, s’élaborer, se mettre en œuvre la politique pénale à l’échelon local.? Le procureur est-il un chef du service de la police fustigeant l’inefficacité de ses troupes.? comme se le demande M. Marcus ou le préfet est-il l’autre chef de bord.? L’indépendance promise aux procureurs pourrait faire pencher la balance en faveur du premier. Mais en cas de conflit sur la politique de maintien de l’ordre, les élus sont-ils amenés à se prononcer.? Le maire de Strasbourg propose de repenser un dispositif de prévention disloqué, éparpillé et imparfait. Les jeunes ont l’impression que les centres socioculturels relèvent des fonctionnaires, qu’ils ne sont pas à eux, ajoute un adjoint au maire. On dénombre 147 intervenants sociaux sur le Neuhof, quartier de 12.000 habitants. Mais pendant les vacances de Noël, moins des deux tiers des équipements sont ouverts. Ils ouvrent à neuf heures du matin, ce qui n’intéresse que peu d’usagers et ferment tôt dans la journée en raison des conventions collectives. La responsable locale de la Jeunesse et des Sports dont l’équipe ne comprend que quatre personnes pour la jeunesse relève «.une carence associative, un manque de professionnalisme et de compétences dans les quartiers à risques. Les micro-projets ne sont pas soutenus, les besoins des jeunes pas pris en compte, les espaces multisports absents. L’aide au développement de la vie associative des jeunes serait une bonne méthode pour les aider à se structurer et à se responsabiliser.». Les quartiers manquent cruellement d’animateurs, faute de vocation. Peut-être le plan emplois-jeunes pourra-t-il y remédier. L’explication structurelle met en cause la dualité de la ville de Strasbourg, d’une part sa richesse, sa proximité avec la frontière allemande et d’autre part, la déstructuration de quartiers multiculturels. L’explosion de la société de consommation a entraîné la multiplication d’une délinquance de prédation devant laquelle chacun a baissé les bras en silence, la police ne donnant pas suite à ces petits délits. Une autre délinquance, d’exclusion, de désespoir s’est appuyée sur le substrat de chômage massif concentré dans des quartiers anciennement ouvriers. Or le travail sur les quartiers, nous dit-on, devrait se faire cage d’escalier par cage d’escalier. La population devrait être invitée à coopérer et à s’exprimer sans avoir l’impression de tomber dans la délation, à condition que l’anonymat soit garanti pour éviter les représailles. Que les violences relèvent de phénomènes individuels et collectifs est souligné par nos interlocuteurs. La moyenne d’âge des auteurs de vandalisme tourne autour de 15 ans. Le travail social est insuffisant pour encadrer des jeunes mineurs qui ne sont pas à la recherche d’un emploi. Les adultes n’interviennent pas. Selon les cultures, des familles d’origine étrangère ne se donnent pas le droit de corriger leurs enfants et leurs amis en dehors du foyer. Il y a une dérégulation perceptible en matière collective. 72 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES Lorsqu’avec les BAC, nous nous sommes rendus la nuit dans les quartiers du Neuhof, Cronenbourg, Hautepierre et dans le centre-ville, des petits groupes de très jeunes gens vers minuit-une heure du matin se trouvaient dans la rue. Des guetteurs étaient chargés de repérer les voitures de police. Les cris et insultes en direction des policiers fusaient. La recherche de conflictualité semblait établie : les très jeunes gens voulaient jouer à en découdre avec la police et à la chasser de leur territoire. Après les événements, la critique des médias fait l’unanimité. Le maire souhaite une réflexion déontologique. Les comptes rendus alimentent les événements, en deviennent des accélérateurs... «.Les jeunes gens avaient clairement une idée de la hiérarchie des médias. Ils étaient d’une extrême jeunesse, il y avait émulation entre bandes pour passer devant les caméras. Des journalistes de Arte ont, eux-mêmes, confirmé qu’ils attendaient de voir quelle chaîne se rendait dans quel quartier pour décider de leur propre stratégie.». Y a-t-il eu manipulation.? Et de qui.? Une enquête du procureur est en cours. En conclusion, on peut se féliciter qu’il n’y ait eu «.que des voitures brûlées.» pour exprimer la conflictualité de certains jeunes et de la société. Les autorités en charge de la loi et de l’ordre ont agi en se préoccupant tant de la résorption des désordres que du traitement de leurs causes profondes. 73 MONOGRAPHIES DE TERRAIN EN FRANCE MARSEILLE Marseille ou le calme trompeur Force est de constater que la loi PLM fonctionne mal à Marseille. Les maires de secteur ont un rôle effacé, ce qui relève moins de la politique que de la réticence générale à accorder des pouvoirs aux instances décentralisées. Les maires, pour leur part, sont pris entre leurs responsabilités envers leurs électeurs et le désir de renvoyer à d’autres la gestion des quartiers difficiles. S’ils peuvent esquiver la confrontation du problème de la délinquance des mineurs et des violences, on peut les comprendre dans la mesure où, jusqu’à présent, Marseille a été épargnée par les émeutes urbaines. Des incidents successifs Or plusieurs incidents graves auraient pu susciter des explosions majeures à Marseille, selon la direction de la police. Quatre affaires retiennent l’attention : – le meurtre du jeune Français d’origine comorienne Ibrahim Ali par des colleurs d’affiches du Front national en février 1995. Il a suscité la création dès le lendemain du crime d’une cellule de crise. Des dispositifs préventifs, des réponses rapides ont été alors imaginés. On sait que de telles cellules ont leur efficacité. Lors des émeutes de Los Angeles en mai 1992, alors que d’autres villes se soulevaient, New York est restée étrangement calme. Au cœur de l’explication se trouve une cellule de crise et la mise en réseaux très serrés de médiateurs dans tous les quartiers qui sont restés connectés les uns aux autres 24 h sur 24 h pendant les quatre jours qu’ont duré les désordres de Los Angeles. Le maillage avait, par anticipation, était mis en place des mois auparavant.; – puis, c’est l’affaire Mortada. Un jeune motard est pris en filature par les BAC qui le perdent de vue. Il s’écrase, la rumeur se propage selon laquelle les BAC sont à l’origine de sa mort. Si des émeutes ne se produisent pas, selon les autorités marseillaises en matière de police et de justice, c’est qu’une réponse cohérente et forte s’impose aussitôt à l’opinion. Le procureur prend publiquement le relais de la police pour crédibiliser l’innocence de cette dernière. Il reçoit longuement les associations les plus virulentes et calme le jeu.; – à la suite de cocktails Molotov lancés à Belzunce sur les CRS au mois d’août, quatre personnes sont interpellées (dont un mineur) et emmenées au poste de police de l’Évêché. Trois cents jeunes prêts à tout casser se rassemblent alors. Une délégation est reçue et la discussion avec le chef de police et un prêtre dure toute la nuit. Après quoi, l’agitation retombe.; 74 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES – enfin, Nicolas Bourgat, fils d’un médecin marseillais est tué par Khtab, un Français d’origine algérienne de 15 ans en septembre 1997. Des manifestations se forment dont l’une à l’instar du Front national. Le préfet prend le risque de la laisser défiler. Il n’y aura pas d’émeutes. Ces quatre affaires auraient pu embraser la cité. Or la réponse rapide, la parole, le temps accordé à l’écoute, la cohésion des autorités ont fait barrage à Marseille à la propagation des désordres. Le partenariat formé au sein de la hiérarchie policière et judiciaire repose sur un non-dénigrement réciproque. Si carence il y a, ce sont dans les rangs intermédiaires insuffisamment formés et parmi une base découragée par rapport à un terrain conflictuel. De plus, une logique managériale reposant sur des codes et des statistiques visibles tend partout à s’imposer, remarque le procureur, au détriment du lent travail consistant à débusquer le délinquant. Les sous-effectifs au tribunal, l’absence comme ailleurs de maisons de la justice donne de celle-ci une image d’inefficacité. Les politiques de prévention L’unité de prévention urbaine de la police travaille en amont sur les jeunes à risques, hors des périodes de crise. Elle contacte autant les leaders négatifs que les suivistes et tous ceux qui essaient d’échapper à la délinquance. Son rôle est important dans les écoles où sévit la violence scolaire, auprès des centres sociaux des cités dégradées. Son nombre – dix policiers – comparé à deux cent cinquante BAC est notoirement insuffisant et comme dans les autres villes, il est urgent que son image soit revalorisée au sein de la police. Un remarquable maillage est formé par les médiateurs de quartier. «.Le relais, la médiation, c’est une vraie culture à Marseille,.» remarque le préfet. Les femmes de Shebba et les jeunes gens rencontrés, habitants des 14e, 15e et 16e arrondissements, d’autres associations font un indispensable travail de médiation auprès des enfants, des adolescents, des jeunes toxicomanes. Les femmes-relais interviennent dans les écoles des quartiers.; Mme Berebout (déjà invitée cinq fois dans l’émission La Marche du siècle) se rend, par exemple, à l’école de police, à la PJJ, à l’école de formateurs pour inlassablement faire entendre le point de vue des habitants et rendre compte de leurs ressources et de leur dynamisme. Ces femmes ont une longue expérience, un inestimable savoir-faire. Certaines d’entre elles ont participé à la marche de l’Égalité en 1983, une autre s’est rendue à Istanbul pour Habitat II. Un réseau mondial reliant habitants, institutions, professionnels s’est créé. Entre Marseille, Rio et Dakar, une réflexion «.du bas.» sur les violences urbaines tisse des échanges à l’échelon international. Il est important de comprendre les relations entre l’ancrage local et les systèmes d’échanges privilégiés, en réseaux, avec d’autres régions du 75 MONOGRAPHIES DE TERRAIN EN FRANCE monde, échanges qui sont parfois plus significatifs pour les acteurs que l’espace national. «.Pour des jeunes qui vivent dans la violence, est-ce que des voitures qui brûlent, c’est une violence.? Non, c’est un mode d’expression. Ce qui serait dangereux serait qu’ils ne s’expriment plus.». Depuis vingt-cinq ans, des voitures brûlent, certaines après des rodéos. Il n’y a là rien de nouveau. En revanche, la manière dont l’administration des services publics traitent les usagers dans les quartiers et la violence avec laquelle la police traite les jeunes deviennent insupportables. Une enquête en cours a été lancée par ces médiateurs auprès des habitants, sur leur vécu de la violence. «.Mettre un jeune dans un coffre de voitures avec un chien policier muselé.» n’est pas tolérable, rapportent ces habitants. La rumeur dans les cités court que des policiers ont jeté des jeunes par-dessus des parapets. Qui propage ces rumeurs.? Qui ment.? et dans quel but.? Les jeunes gens ne peuvent-ils se structurer que par rapport au conflit avec les policiers.? Les incessants contrôles d’identité, les abus de pouvoir qu’ils disent ressentir de la part des forces de l’ordre sont-ils vécus comme des atteintes à leur identité.? La remarque «.Je ne suis pas Français, je suis de Marseille.» peut indiquer que pour ce jeune homme, la citoyenneté n’acquiert son sens que du territoire et qu’il rejette une société et ses institutions perçues comme globalement racistes. Des revendications légitimes dont l’administration ne tient pas compte risquent de susciter un embrasement un jour ou l’autre. L’urbanisme déshumanisé de certaines cités, la rupture spatiale dans l’écart de milliers de logements au nord de la ville, la mise en lisière de citadins coupés du reste, le soir, lorsque cessent de fonctionner les transports en commun sont des phénomènes de clôture qui par la ségrégation favorise le communautarisme. Des interlocuteurs nous ont fait remarquer que dix ans d’études menées pour la réhabilitation de la cité du Plan d’Aou n’ont abouti à rien et que pendant ce temps les atteintes à l’espace public et les trafics divers se sont poursuivis, que les réhabilitations se font toujours entre deux campagnes électorales. Ils nous ont posé des questions sur un tel contexte.? Où trouve-t-on des services publics adaptés aux besoins.? Comment une population si diversifiée, jetée là, comme au hasard, trouverait-elle facilement les règles d’une vie collective.? Ils nous disaient avoir l’impression que le calme ne régnait que parce que chacun vaquait à ses petits trafics pour survivre et que l’impression d’appartenir à un ensemble plus vaste avait déserté les habitants. L’indifférence envers les populations apparaît, par exemple, dans la pénurie d’aire de jeux dans une cité, par l’absence de ralentisseurs 76 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES sur les routes à voie rapide qui séparent immeubles et commerces dans les quartiers nord. Des enfants et des adolescents y ont été tués. Les mères ont fait un après-midi durant une chaîne de leur corps pour contenir la colère des jeunes de la cité. «.Si on n’est pas là, il y a le feu.». Pourront-elles éteindre le feu encore longtemps.? En auront-elles le désir.? L’irrespect avec lequel sont traités les habitants sédimente une rancœur accumulée au cours des années. Que l’on ait installé des familles à la cité des Flamands sans laisser leurs jeunes enfants accéder à l’école, faute de priorité pour les locataires de la cité, sans y mettre des aires de jeu ni des bancs pendant toute une année, constitue une insulte qu’elles n’ont pas oubliée, «.mais on n’a plus la force d’en parler.». À cette insulte, s’en ajoutent d’autres qui font naître des mobilisations efficaces. Deux policiers BAC ont été mis en examen pour brutalité envers adolescents. La colère vient également des effets d’annonce qui ont accompagné les emplois-jeunes lorsque l’on sait que «.sur 600 emplois, le conseil général n’en accorde que deux à de jeunes Maghrébins.». «.Même pour les emplois précaires, il faut du piston. La démarche doit être individuelle alors que nous savons que seule une démarche collective peut forcer les portes fermées.». La politique de la ville devrait être évaluée surtout par des groupes témoins d’habitants dont le savoir-faire est reconnu. Que l’on cesse de parler pour eux et sans eux, plaident les habitants. La redynamisation économique et le défi du Grand Littoral Le défi du Grand Littoral pose de manière exemplaire les problèmes de reconnaissance du multiculturalisme de la société française et ses difficultés à traiter le problème de la discrimination positive. Un grand centre commercial s’est ouvert le 29 novembre 1996 en bordure des quartiers nord. Un premier projet avait été initié par Gaston Defferre en 1984-1985 mais sans que suffisamment de partenaires s’y fussent alors intéressés. Les élus de droite craignaient les friches commerciales et les élus de gauche la provocation que constituerait ce temple de la consommation dans les quartiers nord. Le second projet repris par le précédent maire de Marseille, Robert Vigouroux, a mis l’accent sur la redynamisation nécessaire de l’économie locale en particulier dans les quartiers nord. 47.% des habitants des trois grandes cités des quartiers nord sont au chômage. Ces quartiers sont craints des autres Marseillais. Même les bandes du sud et de la périphérie, dit-on, n’y viennent pas. La labellisation est sociale et non ethnique. Amener la clientèle de l’ensemble de l’agglomération marseillaise vers le nord de la ville représentait donc un risque com- 77 MONOGRAPHIES DE TERRAIN EN FRANCE mercial lourd. Le promoteur a joué sur le site exceptionnel, dominant des collines la cité et la mer et deux cents boutiques se sont portées volontaires. L’entrée du centre tourne le dos aux cités et il n’y a aucune voie d’accès directe sinon par la voiture et la route entre celles-ci et l’entrée du Grand Littoral. L’explication avancée tient à ce que le centre s’est édifié sur une ancienne carrière et que l’on a craint des glissements de terrains. La partie lourde repose sur la colline et les parkings sur les remblais. De nombreux problèmes ont ralenti la construction, en particulier des occupations de chantier, des vols à répétition, et l’incendie des engins par des habitants des cités nord, inquiets à l’idée d’être laissés pour compte et soucieux d’imposer des négociations par l’intimidation. «.Si on agit pas ainsi, personne ne nous écoute.». Les entreprises ont réagi par des embauches directes à court terme, ce qui a créé des tensions entre cités. C’est dans ce contexte explosif que les services publics, l’Inspection du travail, la direction départementale du Travail et de l’Emploi avec le sous-préfet à la ville se sont mis à travailler ensemble. De manière inconsidérée, remarque Anne Fontenelle, des promesses avaient été faites par des élus locaux et reprises dans les journaux selon lesquelles 5.000 emplois seraient créés, soit plus de dix fois la réalité. L’émergence de groupes informels d’hommes de 22 à 35 ans avait montré l’efficacité de l’intimidation lors des chantiers. Puis ce groupe de pression a agi sur la mission emploi installée à la préfecture dans la structure «.politique de la ville.». Par exemple, la chaîne UGC avait pour politique de recruter des étudiants (bac + 2) avec pour logique d’avoir des interlocuteurs à l’aise avec la clientèle. Les 15e et 16e arrondissements ont obtenu la moitié de ces emplois pour leurs résidents. Après une élaboration conflictuelle, un relatif consensus s’est formé sur la définition des enjeux, les attitudes des parties concernées se sont modifiées au contact les unes des autres et pour les services publics, cette opération a représenté une petite révolution culturelle. Que s’est-il passé.? Un premier accord a visé l’embauche de chômeurs de ces quartiers par Continent. La branche locale de Fondation Agir de Martine Aubry a sélectionné et formé 90 personnes dont 58 ont été recrutées. Puis il a fallu former les cadres de Continent, les sensibiliser à la culture des quartiers nord. Le directeur, arrivé pendant le chantier, a compris les enjeux, il a discuté avec les services publics en matière de sécurité. 8.500 personnes ont assisté aux réunions d’information sur les procédures de recrutement à la mairie d’arrondissement et au centre commercial. Des informations ont été données sur 78 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES le métier, sur les horaires. 4.000 demandes ont été déposées, contrôlées, 3.000 validées par l’ANPE. Continent en a retenu 1.500. Les personnes ont été convoquées pour des tests d’aptitude préalables et non sur leurs diplômes par douze recruteurs venus de la France entière. 50.% d’entre elles ont réussi les tests. Des informations ont été données aux recalés qui ont été prévenus individuellement par téléphone, afin de réduire les risques de réactions collectives violentes. 450 personnes ont été recrutées par priorité parce qu’elles habitaient : les cités les plus proches du Continent.; les quartiers nord.; Marseille. L’ANPE a exercé un contrôle à chaque étape, filtré puis validé les demandes. Une Charte-accord a été signée par les autres commerces du centre commercial selon les mêmes objectifs. Sur 1 424 employés Centre commercial Continent 15e, 16e arrondissements 36 % 59 % Quartiers Nord 36 % 75 % Marseille 28 % 83 % L’opération est-elle réussie à tous points de vue.? La réciprocité, remarque le préfet, a été positive, mais cette opération de grande ampleur demeure fragile et incite chacune des parties à la vigilance. On peut avancer que l’action régulatrice a bien fonctionné pour ce dispositif républicain. Selon le directeur commercial, cette opération n’a pas pour priorité la rentabilité. On emploie cinq personnes là où ailleurs il n’en faut que deux car les habitants sont insuffisamment formés. L’intégralité du gardiennage est assuré par les résidents des trois grandes cités des quartiers nord : la Bricarde, Castellane, Plan d’Aou et par ceux de la Lorette. «.C’est une appropriation. Ils sont ici chez eux, comme le stipule le document contractuel, la Charte de l’emploi.» remarque le directeur. «.Nous n’avons pas la confiance des gens car nous ne sommes pas issus d’eux. Nous n’avons pas de marge de manœuvre et nous avons le plus grand mal à licencier un employé incompétent. Or il nous faut des gens pointus, par exemple, en matière de nettoyage. Il y a chantage, un “accaparement” au niveau des emplois par les porte paroles des résidents.». Un médiateur social, « force tranquille, d’imposante stature » a été engagé. Il fait en permanence le va-et-vient entre les centres sociaux dans les cités et le centre commercial. «.Il aide les gens à monter des dossiers de candidature, leur explique les procédures. Nous jouons sur la transparence.». Le recrutement pour l’hypermarché Continent a duré un an et demi. Il a spécialement été conçu localement. Les recruteurs ont observé les pratiques d’autres supermarchés de la région, la formation interne a été lourde, elle a visé la réemployabilité. L’opération qui ne 79 MONOGRAPHIES DE TERRAIN EN FRANCE se trouvait pas en zone franche a été partiellement soutenue par le Fonds social européen. Le recrutement ne s’est pas fait sur diplômes mais sur lettres de motivations. Les groupes ethniques défavorisés ont été explicitement visés dans une démarche d’action préférentielle qui taisait son nom. La collaboration a été intense, les luttes sociales nombreuses, l’intervention des services publics volontariste. Aujourd’hui 55.% des contrats à durée indéterminée sont allés aux habitants des 15e et 16e arrondissements. On observe une relative pondération de cité à cité. Globalement, ce pari risqué est réussi. 45.000 personnes le samedi et 30.000 en semaine fréquentent le centre commercial. Il y a très peu de dégradation. «.Ce centre est un élément de fierté pour les habitants et revalorise l’image des quartiers nord.». On n’a pas enregistré de vols de voitures sur les parkings. L’étude fine menée par trois chercheurs du CNRS (Véronique de Rudder, Christian Poiret, François Vourc’h) sur la promotion de l’égalité de traitement dans l’entreprise, à propos du cas de ce centre commercial marseillais, relève qu’aucune entreprise n’a de guide de bonnes pratiques contre le racisme. Le CNPF évoque la citoyenneté dans l’entreprise, la lutte contre l’exclusion sociale. L’EDF en Seine-SaintDenis promet une aide aux jeunes sans garantie d’embauche. On relève ici et là des actions isolées et discrètes (La Redoute à Roubaix) mais la démarche de solidarité est d’ordre sociale et territoriale mais le tabou de la discrimination au faciès n’est jamais levé en France. Il n’existe pas dans le droit français de protection explicite des minorités (terme récusé) contre la discrimination collective de groupe, seul l’individu dans son identité sociale est pris en compte. Il faut situer ce daltonisme dans un contexte croissant d’inégalités, de montée du Front national, d’ethnicisation globale, de discours sur les immigrants et leurs enfants assimilés aux nouvelles classes dangereuses, remarque V. de Rudder. Le rapport du Conseil d’État de 1997 sur le principe d’égalité discute des politiques d’actions préférentielles et les récuse. La discrimination est justifiée dans le droit français si elle s’applique à partir du territoire pour compenser et corriger des inégalités reconnues. Ainsi sont justifiées les zones d’éducation prioritaire, les zones franches, les quartiers sensibles, etc. Dans ce cas du recrutement de personnel pour le supermarché Continent, les habitants ont eu leur mot à dire. Ce qui n’était au départ qu’une action compensatoire montre à l’arrivée, qu’à la suite des luttes, à partir de pratiques inégalitaires, il y a eu volonté de soutenir l’embauche d’habitants spécifiques. Cette opération a pu réussir sur des critères de territoire, d’une appartenance souple quant aux processus identitaires. Le territoire labilité est devenu un lieu de ressources pour obtenir un emploi. Il n’en reste pas moins que : 400 emplois pour 8.000 80 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES chômeurs ne résolvent pas le problème de ces cités.; que des revendications sont à prévoir sur les horaires de travail comme dans la plupart des supermarchés, sur les demandes de formation. Nos interlocuteurs soulignent le retrait de la municipalité et du conseil général dans le dialogue avec ces collectivités-là. En conclusion, Marseille est une ville méditerranéenne. Du fait de l’histoire millénaire de cette ville en liaison avec le monde entier, la conflictualité ethnique se ressent moins, l’appartenance à la cité centrale est plus forte. Tous les jeunes aiment se rendre sur le vieux port. On nous l’a souvent répété pour nous expliquer le calme relatif des cités. Le triptyque «.parole, soleil, OM.» semble résoudre bien des conflits. Chacun est marseillais.; la Canebière et Belzunce appartiennent aux jeunes qui n’y cassent pas ce qui leur appartient. L’économie souterraine joue un rôle non négligeable dans la non-implosion des quartiers. Le travail de fond opéré par les associations, les réseaux d’habitants constitués de longue date forme le socle de la prévention au sein d’une active politique de la ville visant à la reconnaissance des jeunes par les travailleurs sociaux et à la constitution, parmi d’autres actions, d’universités du jeune citoyen (UJC). Les UJC ont pour but de favoriser le dialogue. Des doléances, des questions sont formulées par les jeunes et dans les universités de parents, par les adultes et les responsables de la politique de la ville s’emploient continûment à leur répondre. Ces atouts sont-ils suffisants pour contrebalancer le poids de l’urbanisme déshumanisé, celui de la déstructuration sociale causée par le chômage et celui d’un certain essoufflement des fantassins de première ligne. Des propositions fortes sont à formuler pour que se maintienne cette paix fragile. 81 MONOGRAPHIES DE TERRAIN EN FRANCE LYON Les désordres de la Part-Dieu -31 janvier 1998 Traditionnellement, la fin du Ramadan, le jour de l’Aïd, est un jour de joie. Il y a deux ans, des incidents analogues à ceux qui viennent de se produire à la Part-Dieu s’étaient déclenchés place Bellecour. Des petits groupes de jeunes gens avaient commencé à chahuter et formé des monômes, jetant des pétards, avivant les tensions avec les commerçants. La vitre d’un McDonald avait été brisée. Le centre commercial de la Part-Dieu, c’est la «.succursale des cités.», titrait Libération. Il semble perçu par les adolescents comme un espace de jeu dans lequel «.ils peuvent se défouler, casser une vitrine, attaquer un vigile, lorsqu’ils n’ont rien d’autre à faire.», remarque le préfet. Tous les jours, des jeunes gens, en rupture de travail et de scolarité traînent dans le centre. Contrairement aux décisions prises par les autorités américaines dans de grandes villes qui ne tolèrent pas ces errances, aucune sanction en terme d’école buissonnière ou de vagabondage n’est prise par quiconque. La police ne se sent pas tenue d’intervenir ni les autorités du centre commercial. En dehors de la Part-Dieu, aucun autre lieu à Lyon ne semble avoir un tel pouvoir d’attraction pour les jeunes gens. Au stade Gerland, par exemple, aucun incident ne s’est jamais produit. Il y a trois ou quatre ans, le centre commercial avait fermé lorsque la fête de l’Aïd était tombée un dimanche. Cette année, la police avait anticipé les désordres en postant une vingtaine de CRS aux abords du centre, mais sans mesurer l’ampleur de la participation. Ils étaient plusieurs centaines selon le préfet, au moins mille, selon la police, environ dix mille selon le directeur technique du centre... Il faisait froid et le fait qu’ils se soient réfugiés dans un centre commercial, monde clos, a accentué l’effet invasion. «.On aurait dit des étourneaux qui voltigeaient partout, comme dans Les oiseaux de Hitchcock.», évoque un observateur, «.des hordes sauvages.», ajoute un policier. Une clientèle de 80 à 100.000 personnes se trouvaient-là. Un maire voit une préméditation dans ces désordres du fait de l’organisation et du mot d’ordre qui semble avoir été : «.tous à 18 h à la Part-Dieu.». «.On.» serait allé chercher les très jeunes (10-12 ans), ce qui marquerait une évolution par rapport à l’année précédente. Mais la police ne dispose d’aucun élément susceptible de confirmer cette thèse mettant en cause le Front national ou les intégristes musulmans. Le maire se demande pourquoi personne n’est intervenu, pourquoi la police n’a pas réagi plus tôt face aux désordres, pourquoi 82 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES il n’y a pas eu de la part des personnes concernées d’anticipation. Il a demandé une commission d’enquête après les incidents de la PartDieu qui le laissent dubitatif. Dès le début de l’après-midi, l’atmosphère était électrique. Les adolescents se déplaçaient par grappes, entraient et sortaient des magasins, lançaient des pétards et des cailloux, faisaient, selon la police, de la provocation. «.Ils viennent s’amuser à faire peur, frapper là où c’est mou.». C’est au niveau 1, au restaurant McDonald, apparemment que les désordres ont commencé. Lors d’une altercation entre des jeunes, la gérante a voulu faire évacuer les lieux par les CRS, les jeunes gens ont résisté, les agents de sécurité sont intervenus. Les jeunes gens ont déroulé les tuyaux destinés à lutter contre les incendies et ont ouvert les vannes. Les vitrines d’une demi-douzaine de magasins ont volé en éclats au cours des échauffourées et des pillages. En très peu de temps, la situation était maîtrisée, le centre et la station de métro fermés, les autobus détournés, les CRS en surveillance sur l’esplanade. Il s’avère que le centre commercial de la Part-Dieu est insuffisamment aménagé en termes de sécurité publique. «.L’architecture a été conçue pour des gens paisibles.» remarque un policier. Il n’y a pas de règlement intérieur. Certes, le centre dispose de quarante caméras dont certaines sont mobiles, mais «.il y manque des caméras d’enregistrement et autres dispositifs.» pour encadrer les 80.000 personnes fréquentant le centre, les jours de grande affluence. Le directeur du centre évoque son impuissance «.On ne sait pas comment intervenir sans se faire taxer de racisme. On ne peut même pas contrôler les cartes d’identité. Le centre est si grand qu’un incident peut se produire à un endroit sans qu’on le sache..» Il demande : – des renforts exceptionnels certains jours de l’année, car la simple présence policière est dissuasive.; – des moniteurs vidéo aux entrées pour que les gens se voient sur les écrans.; – le suivi des plaintes. Que les vols qui se sont produits chez les commerçants ne soient pas classés sans suite par le procureur. Le directeur du centre a engagé un avocat et se porte partie civile. «.Il est inadmissible que pour que des commerçants travaillent normalement, il faille faire patrouiller 80 CRS et que parce que des gens célèbrent une fête religieuse, on soit obligé de fermer le centre. Cela va contre la liberté du commerce, contre la liberté d’aller et venir.».; – une réponse du maire de Lyon, du maire d’arrondissement, du député, du président du conseil régional auxquels il a écrit. Il va créer une petite commission pour travailler sur la sécurité en partenariat. Selon une autre interprétation, par petits groupes d’une quinzaine, de toutes les banlieues des jeunes sont venus fêter la fin du 83 MONOGRAPHIES DE TERRAIN EN FRANCE Ramadan, à la Part-Dieu. Ils s’étaient bien habillés, avaient l’argent que les parents leur donnent à cette occasion. Les commerçants n’étaient pas préparés à accueillir cette jeune clientèle en quête de jeans, de chaussures ou de disques. La présence de vigiles avec molosses muselés pouvait apparaître comme une provocation. L’incompréhension et la peur entre deux mondes étaient réciproques et manifestes. Une grande partie de la population qui a vécu ces désordres à la Part-Dieu ne s’est jamais rendue à Vaulx-en-Velin ni à La Duchère. Elle a paniqué. «.La délinquance chiffrée est modeste, remarque un policier, mais le sentiment de peur est incroyable.». La délinquance à Lyon L’usage policier fait entrer sous l’appellation violence urbaine une nouvelle délinquance commise par des groupes, des bandes voire des foules. Ainsi les casses bélier ou percussions délibérées, mais aussi les incendies volontaires de véhicules (environ trois par jour), les agressions des représentants de l’ordre, des chauffeurs de bus, sapeurspompiers, ambulanciers et enfin les jets de pierre rentrent dans cette catégorie. À ces comportements, il convient d’ajouter les émeutes avec casses de vitrine, pillages et dégradations. Ces violences urbaines, selon la DDSP du Rhône, sorte de rituel opérant depuis le début des années 1980, ont tendance à croître plus que la délinquance générale depuis quelques années. La délinquance à Lyon est ciblée sur quelques quartiers «.bourgeois.», le 3e, le 6e, la presqu’île. L’origine des délinquants notoires est liée, elle, aux quartiers périphériques, Rillieux, Saint-Fons, Vénissieux, Bron, Vaulx-en-Velin... Les emplois-jeunes ne les concernent pas en raison de leur jeune âge. 75 emplois-villes ont été mis en place à La Duchère, 900 sur le département. Mais ce ne sont pas aux jeunes gens les moins qualifiés que vont les emplois-jeunes. Les emplois d’agents locaux de médiation, par exemple, visent des jeunes gens d’environ 22 ans qui sont déjà stabilisés. Or la délinquance ici concerne des adolescents de 15 ans en moyenne. Leur présence en nombre déstabilise la population qui se sent dépossédée de sa ville. Ainsi en est-il de la transformation de la rue de la République en rue piétonnière. Face aux adolescents en grand nombre qui occupent la rue, les policiers sont désarmés. Ils savent que les adolescents courent plus vite qu’eux. Lorsque des désordres se produisent, se plaint la police, la présence des cameramen inhibe leur capacité de riposte. 84 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES Or la population exprime une demande légitime, celle de la fermeté face aux désordres créés dans les lieux publics par de très jeunes gens qui ont envie de jouer ou d’en découdre avec l’autorité. Comment y répondre.? Des réponses sociales, policières et judiciaires sont à trouver, remarque le préfet. Pendant longtemps les institutions ont nié les incidents alors que, selon les rapports conjointement rédigés par l’école et la police, il s’en produisait plus de deux cents. Depuis trois ans, la délinquance des mineurs semble s’emballer. Le préfet rapporte que pour les maires, ce ne sont guère que dix à vingt jeunes gens qui font problème et qu’il faudrait écarter pendant un certain temps Mais «.avons-nous les structures adaptées pour le faire.?.» Deux contrats locaux de sécurités ont été signés à Givors et à Saint-Priest. Le recteur a signé ces contrats mais il s’avère que plus on descend dans la hiérarchie de l’Éducation nationale, moins le terrain suit. L’école continue trop souvent à se prendre pour un sanctuaire «.non partenarisé.». Douze contrats sont en négociation. Les maires disent bien travailler avec les commissaires de police et, répondant à la demande des habitants, réclament plus de police de proximité. C’est plutôt la justice qui fait problème pour eux, elle apparaît inopérante pour les mineurs lorsqu’il n’y a pas comparution immédiate, elle est lente, elle substitue un magistrat à un autre – ce qui déconcerte les familles, elle n’appréhende pas le phénomène de la violence urbaine dans son ampleur. Dans les contrats, le parquet a du mal à suivre et les magistrats à aller sur le terrain. Ils sont moins partie prenante dans le dispositif que la police. Les jeunes gens pourraient-ils faire office de médiateurs.? Ceux qui le pourraient, pense le préfet, ne sont qu’une minorité. C’est sans doute une erreur d’avoir voulu professionnaliser les grands frères qui ont développé des formes de caïdat (voir le rapport Macé). On a vu des élèves être dans les premiers de la classe et à l’extérieur, des chefs de bande. On est revenu de ces expériences. À la mission locale de Vaulx-en-Velin, 700 jeunes reçoivent une formation tandis qu’une centaine d’entre eux en pourrissent l’image. À l’issue de l’entretien, le préfet fait quelques propositions : – écarter pendant un certain temps, assez loin, les éléments les plus turbulents d’un voisinage. Mais il faut savoir que cela coûtera fort cher et l’opinion qui réclame de la fermeté doit le savoir également.; – pour chaque acte répréhensible, trouver une sanction à valeur éducative appropriée.; – réduire la taille des établissements scolaires (voir exemple américain).; – utiliser les écoles pour en faire des bases d’activités prescrites par les juges pour les délinquants. Lorsque les jeunes gens mis en cause sont 85 MONOGRAPHIES DE TERRAIN EN FRANCE remis en liberté, il conviendrait qu’ils aient l’obligation de rester à l’école de 16 h à 20 h, par exemple, pour y faire du sport ou d’autres activités culturelles (voir exemple américain).; – donner aux procureurs un ou deux attachés qui les représenteraient dans les partenariats et se chargeraient de la partie administrative. Souvent les procureurs sont moins rodés ou ne veulent pas diluer leur autorité dans un débat susceptible de remettre en cause leurs décisions. La police à Lyon Elle a un rôle préventif très restreint, un rôle dissuasif (police en tenue) et un rôle répressif (BAC, sûreté urbaine, sûreté départementale, brigade des stupéfiants, police judiciaire). À tout moment, en raison des congés, des roulements, du travail fait sur quatre jours, sur cent policiers que compte la force, seuls vingt et un d’entre eux sont sur le terrain. Les jeunes gens désormais prennent l’offensive. Il y a quatre ou cinq ans, les voitures de la police étaient visibles. Désormais, on récupère des voitures banalisées, robustes pour résister aux «.parechocages.». Les communes périphériques en croissant de lune au nord et à l’est de la ville de Lyon sont, pour la police, des réservoirs de délinquants, avec une sur-représentation à Vaux-enVelin en termes d’adolescents arrêtés. Il faut distinguer entre le travail de terrain de la police, la lutte contre les voitures bélier, le «.parechocage.» et le travail judiciaire. Pour celui-ci, il faut prendre les jeunes gens en flagrant délit et apporter des preuves aux magistrats. Lors de l’affaire de la Part-Dieu, il y a eu quinze interpellations et sept mandats de dépôt sur mineurs qui ont été placés sous contrôle judiciaire. Les agressions dans les autobus Le travail des policiers est rendu difficile du fait des armes que détiennent les jeunes gens et dont ils n’hésitent pas à se servir. Sous couvert humanitaire, remarque un policier de la BAC, «.ils sont allés en Bosnie et en ont rapporté des armes.». Le métro est entièrement sous caméras, il représente une «.nasse.» pour les délinquants plus âgés. Les agressions contre les chauffeurs de bus sont le fait des adolescents. L’un d’entre eux a écrasé sa cigarette sur la joue d’un chauffeur, un autre a arraché un ongle à une conductrice en voulant lui voler son sac. Les chauffeurs peuvent indiquer les dysfonctionnements au moyen des signaux «.warning.». Les voitures de police qui les repèrent les signalent au dispositif central. La compagnie TCL dessert toute l’agglomération. BAC et direction ont des réunions régulières sur le thème de la sécurisation. 86 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES Historique des violences urbaines lyonnaises (récit policier) L’agglomération lyonnaise a été le théâtre d’un certain nombre de désordres. En 1980, les rodéos des Minguettes ont défrayé la chronique. Des voitures ont brûlé. Puis les troubles ont diminué. Une accalmie a été observée à la fin des années 1980 jusqu’à ce qu’éclatent, en 1990, les incidents du Mas du Taureau à Vaux-en-Velin. Deux cents voitures ont brûlé en dix nuits. Ces troubles constituent la référence majeure pour M. Dufour, son baromètre. «.La presse était là avant nous, il y avait préméditation.». Depuis cette date, on assiste à une accumulation de faits divers. Bibliothèque, gymnase, locaux divers symbolisant la société sont l’objet de dégradations dans les communes concernées. L’agitation est généralement localisée, mais il peut y avoir collusion entre Vaux-en-Velin et Vénissieux, par exemple. En 1995, a éclaté l’affaire Kelkal. En juillet s’était produite une sorte de chasse à l’homme, des gardiens avaient été blessés et une voiture trouvée, contenant des armes et des papiers. Quelques mois plus tard, Kelkal était abattu dans les Monts du Lyonnais. La riposte s’est produite là où il habitait, à Vaux-en-Velin. Elle était attendue et les CRS étaient en place. Des voitures de presse ont pour la première fois été malmenées. Les voitures brûlées Depuis deux ans, la situation était calme, or depuis l’an dernier, 982 voitures ont été brûlées. Il peut s’agir : – de voitures anciennes dans des quartiers modestes, détruites en vue d’une escroquerie à l’assurance, de règlements de comptes entre mari et femme, etc..; – de voitures volées faisant office de voitures bélier ou utiles pour des casses. Les jeunes arrêtés en flagrant délit sont punis lourdement. Lors des incidents de La Duchère, provoqués par la «.bavure.» mortelle d’un îlotier, de quarante à soixante voitures ont brûlé. Il s’en est suivi vingt interpellations, le groupe de travail police/justice a regardé en profondeur les cas. L’émeute est restée localisée. Des jeunes gens ont tenté de brûler la poste. Ils ont brûlé des voitures modestes. Mais ils n’ont pas disposé des renforts des habitants ni des jeunes d’autres cités, peut-être du fait que la victime était un gitan sédentarisé, donc européen. Il ne semble pas y avoir eu de préméditation. Dans cette affaire, les médias, selon le préfet, ont activé les événements à 80.%. Créé en 1962, le grand ensemble de La Duchère dans le 9e arrondissement rassemble une population de rapatriés et de Nord-Afri- 87 MONOGRAPHIES DE TERRAIN EN FRANCE cains assez âgés qui aiment rentrer tôt chez eux. Au cours des désordres, les journalistes cherchaient sans succès les jeunes. C’est la marche symbolique, silencieuse de protestation qui est importante. Sur 17.000 habitants que compte La Duchère, 700 ont participé à la marche silencieuse. Une commissaire rappelle le contexte préoccupant du chômage dans ce quartier qui aurait dû accueillir 30.000 personnes. Elle exprime la lassitude des îlotiers continûment pris à partie par les jeunes et qui demandent à partir. Ils seront remplacés par des auxiliaires. Proposition : bien qu’elle assiste déjà à trop de réunions, la Commissaire serait prête à coopérer. Elle l’a déjà fait avec des bailleurs de fonds qui, s’apprêtant à déloger des familles à problèmes, lui ont demandé son avis, reconnaissant le sens social de son rôle. Elle pense que dans son rôle de commissaire, elle pourrait participer au groupe de travail, la cité de l’enfance, sur les 11-14 ans. On y rencontre des parents, des animateurs, des travailleurs sociaux et des enseignants et il est possible de travailler en petit groupe sur des cas concrets afin de gérer la situation. Le récit des maires Pour un maire, les violences urbaines sont un phénomène de très grande complexité. Elles sont le fait d’un petit groupe d’acteurs et d’une centaine de spectateurs passifs qui assistent aux désordres, les mains dans les poches, comme le montre la photographie des incidents du Mas du Taureau récemment reproduite dans la presse. «.La violence est proportionnelle au degré de délinquance de la victime de la bavure.». Toutes sortes d’incidents le confirment : lorsqu’un délinquant notoire est blessé ou tué, ses proches cherchent à le venger. Mais il n’y a pas que cela et le contexte interfère. La paupérisation de la population se voit au nombre de jeunes en santé précaire. 70.% des enfants en maternelle ont besoin d’orthophonie, sur trois écoles, 40.% des élèves ont des problèmes bucco-dentaires (ce qui confirme le récit de F. Geindre, maire d’Hérouville-Saint-Clair). Les conseils donnés ne sont pas suivis d’effets. Sur 2.200 jeunes gens fréquentant la Mission, un dixième d’entre eux environ se trouvent dans une extrême détresse : ils souffrent de problèmes psychologiques, de problèmes affectifs, ils n’ont pas de perspectives d’avenir, ils sont donc manipulables. Lorsque Médecins du monde est venu avec son autobus dans la commune, les soignants se sont rendus compte qu’il leur fallait aller dans les allées, voire dans les appartements. Les parents et la société culpabilisent les enfants par rapport à la réussite. L’école est vécue comme un lieu de consommation des savoirs 88 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES en présence d’un évaluateur hostile. L’affaire Kelkal a montré que c’est au lycée que tout a basculé. La présence du Front national exacerbe les problèmes. Sur 45.000 habitants, on compte 18.000 inscrits. La moitié des habitants n’est pas en âge de voter et un quart d’entre eux n’ont pas le droit de vote. Notre société traite les jeunes avec violence. En leur proposant le chômage ou la précarité, elle les empêche de rêver. Ceux qui ont des emplois municipaux souffrent d’un manque de reconnaissance. Les jeunes gens sont écartés de certains lieux, de certaines entreprises en fonction de leur adresse. Le maire a entrepris de plaider auprès de 6.000 d’entre elles pour les jeunes de sa commune. Il y a un programme local de l’habitat à Vaux-en-Velin marqué par les enjeux idéologiques et politiques. Lorsque l’on a décidé de déplacer le Luna Park, certains ont proposé un site sans accès par les transports en commun de manière à avoir les familles et non les jeunes gens. Lorsque des Vaudois sont incarcérés, il importe de ne pas couper le lien. Il faut à la fois être très humain et très ferme. Le maire a créé une cellule de crise où les principaux responsables (préfet, procureur, commissaire de police) peuvent travailler ensemble. Mais il y a des effets pervers. Dans la mesure où sa commissaire de police fait un très bon travail, ses effectifs baissent. Elle dispose de six policiers de moins. Certes on lui enverra une quinzaine d’adjoints de sécurité avec le CLS mais où trouvera-t-on leur encadrement.? Dans le partenariat, ce qui importe, c’est plus l’excellence et la qualité des individus que la volonté institutionnelle. Le maire dispose d’une relation exceptionnellement bonne avec le procureur. Il déplore l’absence d’implication sur la délinquance du conseil régional. Il regrette qu’il n’y ait plus que neuf éducateurs seulement sur la commune : «.les vocations se font rares.». La PJJ ne vient qu’en cas de crise et manque de moyens. Le tissu associatif est riche, le service public présent. Il faut être attentif au travail fait sur les pré-adolescents. Il est contre la mise sous tutelle et contre la suppression des allocations familiales. Il souhaiterait encourager les départs familiaux en vacances, mais cela revient très cher à la commune.; les repas subventionnés pris à la maison plutôt qu’à la cantine.; les échanges de savoirs. Il soutient la médiation-réparation, le suivi des victimes et des plaignants. C’est le travail des maisons de justice. Il faut que les plaignants sachent où en est leur plainte. 89 MONOGRAPHIES DE TERRAIN EN FRANCE Pour les mineurs les plus délinquants dont le milieu familial est très déstructuré, la prison n’est pas la solution, il faut développer les lieux d’accueil à vocation éducative de type UEER auxquels certains jeunes aspirent. Encore que ce terme «.jeune.» doive être redéfini... Les porte-parole des «.jeunes.» sans emploi de 30 ans ou plus laissent songeur. Un autre maire soutient que toute la société, à commencer par les entreprises, doit payer le prix de la vie en commun, de la prévention et de la civilité. On peut décider d’initiatives sur le terrain. Après que le LCR et la bibliothèque ont brûlé, une municipalité a fait d’un travailleur municipal, Noir, musulman, un éducateur entraînant les jeunes aux sports de combat. Quatre conseillers municipaux sont chargés de développer des relations directes avec les adolescents. Ils vont les voir, les valorisent, leur donnent une reconnaissance. Il faut déconstruire le discours policier. Une voiture brûlée sur deux est une voiture volée, souvent de l’autre côté de la frontière suisse. 10 à 15.% des voitures brûlées masquent des escroqueries à l’assurance, ces faits délictueux ne relèvent pas des jeunes gens. Depuis une dizaine d’années les rapports du maire et du commissaire de police sont marqués par une intelligente complicité tandis qu’il existe un problème de lisibilité de la justice qui est trop lente. Le service public doit s’adapter aux besoins des gens, prolonger sa mission le soir et la nuit. S’il y a mécontentement à l’égard du service public, c’est le FN qui en tire parti. À la suite de la mort d’un jeune racketté au métro, une municipalité développe des animations de nuit, en fin de semaine, autour des deux stations de métro. Les îlotiers, les agents municipaux, les agents des transports, les boutiques de presse y participent pour lutter contre le sentiment d’insécurité. La responsabilité parentale est à reconstruire, il faut apprendre le droit aux familles, trouver des sanctions mais positives si les jeunes commettent des délits. En cultivant l’irresponsabilité des parents nous aboutissons à une responsabilité pénale accrue pesant sur les enfants. Il faut éviter de stigmatiser l’ensemble de la famille mais traiter l’individu à problèmes. Le maire est en contact avec toutes les associations, y compris avec les intégristes qu’il faut traiter sans complaisance pour défendre la laïcité. Il faut traiter les jeunes en adultes, les encourager à voter, les aider à s’insérer dans la vie professionnelle. Mentionnons encore l’importance des actions de prévention menées sur le terrain social dans une perspective de réciprocité positive : les jeunes gens apprennent à se structurer, à négocier. Lorsqu’ils trouvent des formations menant à des compétences sociales et à des emplois, la fierté qu’ils acquièrent à leurs yeux et à ceux des autres 90 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES détourne le besoin d’expression de la violence. Insérés grâce à un emploi et à un logement, ces jeunes gens sont mieux compris et comprennent mieux leurs interlocuteurs. Ce que résume notre brève enquête sur le terrain lyonnais, c’est la difficulté à gérer des oppositions de culture et les conflictualités qui s’expriment à propos de territoires. Un centre commercial privé se donnant des allures d’espace public incite des jeunes gens issus de quartiers écartés du centre à se l’approprier. Ceci s’est produit à propos de la rue de la République. La coexistence de populations différentes dans la ville peut se faire harmonieusement. Mais dans ces cas précis, le marquage des jeunes des quartiers soit fait fuir des habitants qui ne souhaitent pas d’amalgame entre «.eux.» et «.nous.», soit les fait appeler les forces de l’ordre à la rescousse comme à la Part-Dieu en vue d’une réappropriation. Dans un cas comme dans l’autre, les pratiques ségrégatives à l’œuvre, la mise en lisière des habitants de la périphérie et la criminalisation des jeunes Français d’origine étrangère comme «.classes dangereuses.» sont des tendances lourdes contre lesquels les efforts préventifs des maires, de l’État et d’autres acteurs de la ville appellent au renforcement et à la ré-explication de la citoyenneté. Quatrième partie MONOGRAPHIES DE TERRAIN À L’ÉTRANGER MONOGRAPHIES DE TERRAIN À L’ÉTRANGER 93 MONOGRAPHIES DE TERRAIN À L’ÉTRANGER LE MODÈLE EUROPÉEN Francfort ou la politique de prévention En 1996, la population de la ville se compose de 660.000 personnes dont 28.% d’étrangers (190.000 personnes, 40.% de la population active) venus de l’ex-Yougoslavie, de Turquie, d’Italie, du Maroc, de Grèce, etc. L’agglomération comprend 1.600.000 personnes. Chaque jour, 350.000 personnes entrent et sortent de la ville qui accueille, par ailleurs 250.000 voyageurs. Francfort est une ville globale aux atouts puissants, positionnée pour le défi de la mondialisation : aéroport international, siège de la Banque centrale européenne, 450 banques, 4.000 succursales : le maintien de l’ordre ne saurait y être léger. Polarisations économique et sociale fracturent la cité. En Allemagne, les délits ont triplé entre 1963 et 1996 de 1,6 million à 6,6 millions dans le cadre de la réunification et à 5,3 millions à territoire constant, mais le sentiment d’insécurité ne se place qu’en douzième position parmi les préoccupations des Allemands. La population est préoccupée mais elle n’est pas paniquée. À Berlin, par exemple, le taux d’homicide est cinq fois moins élevé que le taux new-yorkais, soit 2,7/100.000 comparé à 11/100.000. À Francfort, les ordinateurs de la police enregistrent 138.000 crimes et délits par an, soit le taux le plus élevé dans les villes allemandes. 24 commissariats (precincts) sont répartis sur l’agglomération. Ils regroupent 4.500 policiers (un pour 194 habitants) soit proportionnellement autant que la seule ville de New York. Pour savoir à tout moment où se produisent les faits divers chaque commissaire est en liaison avec son état-major et élabore avec lui des stratégies en direction des zones sensibles (hot spots). L’infrastructure informatique renforce la gestion managériale de la police. Les problèmes moins importants sont traités par le département de la sûreté urbaine créé en novembre 1995 et dépendant du maire. 80 agents de police auxiliaires disposant des mêmes prérogatives que les policiers y sont engagés. La police municipale a été abolie dans les années 1950. Le conseil sur la sûreté urbaine constitué en juillet 1996 réunit le maire, les chefs de la police, le procureur, les responsables éducatifs, les chefs des services municipaux (urbanisme, affaires sociales, etc.) Prévention et répression Chaque zone sensible est traitée de manière à ce que les retombées soient préventives et que le recours à la répression soit évité. Le but de la police de Francfort est de rester proche du citoyen. Cette 94 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES politique recueille davantage l’adhésion des élites de la police que du policier de base qui préférerait une approche plus agressive. Mais dans les quartiers à importante présence étrangère, la présence policière est forte, «.car ces gens n’ont rien à perdre.». Envers les jeunes oisifs et les itinérants, la prévention est inutile. On n’envisage toutefois pas de camps pour mineurs réitérants mais on tente de développer les centres de désintoxication, la drogue faisant fréquemment partie du problème. Le taux d’incarcération en Allemagne est faible 85/100.000, comparé à 645/100.000 aux États-Unis. Pour le chef de police de Francfort, M. Hoffmann, la prévention envers les mineurs est si importante qu’elle est directement rattachée à son état-major. En ce qui concerne les violences liées aux trafics de stupéfiants, 130 policiers sont chargés de poursuivre les dealers. Quatre à cinq cents suspects par jour sont appréhendés (à 90.% Africains et Européens de l’Est). Pour les autres délits, les auteurs sont, nous dit-on, à 61.% des étrangers. Les délits en diminution depuis cinq ans concernent le droit des étrangers, la fraude, le vol à l’étalage et les cambriolages. Les équipements en sécurité privée, le nombre de vigiles appelés parfois «.les shérifs noirs.» en raison de leurs uniformes, les gardes dans les transports publics sont en augmentation. Ils n’ont en principe aucun droit sur les populations autres que ceux qui s’exercent sur les propriétés privées. La police qui dépend du ministre de l’Intérieur du Land de la Hessen à Wiesbaden et les autorités municipales essaient de former un étroit partenariat, au lieu de se concurrencer. Il ne saurait y avoir deux langages différents, mais la pratique reste difficile. Le politique surveille son langage tandis que le professionnel non élu peut dire ce qu’il pense. La police doit donner l’impulsion en matière de prévention et d’action mais elle a besoin de la reconnaissance du citoyen pour compenser la frustration qui lui vient de l’administration. Îlotage et comités de prévention Depuis quelques années, on trouve dans chaque commissariat des agents de la police municipale aux pouvoirs restreints et en contact avec les associations, la population et les commerçants. Une association «.Les citoyens et la police.» réunit les banques, les élus et les commerçants. La chambre de commerce travaille régulièrement avec la police. Il convient de redynamiser régulièrement les îlotiers et de les remotiver. En 1995-1996, la police a décidé d’intensifier les patrouilles terrestres. Il y a eu au début réticence des policiers. La moitié d’entre 95 MONOGRAPHIES DE TERRAIN À L’ÉTRANGER eux ont dit qu’ils n’avaient pas le temps de parcourir les rues à pied. Mais même l’état-major a pris part aux patrouilles. Chaque semaine, celles-ci ont eu à rendre compte de leur nombre de rondes, de conversations avec les citoyens et de cette façon, on a pu les redynamiser. Certains policiers sont à bicyclette et d’autres à cheval dans les parcs et le centre-ville. Le programme de prévention est efficace car il compense le désintérêt d’autres services administratifs pour les administrés perçus comme des gêneurs. La police est là 24 h sur 24. Comme en France, dans les transports en commun, certains jeunes cassent des vitres, tracent des graffiti, etc. Il s’agit là d’un problème de société, c’est sur la société qu’il faut agir, remarque M. Hoffmann «.Pour le citoyen, que le crime augmente ou baisse, peu importe, c’est le sentiment qui compte.». Les programmes «.soft.» mis en place par la police visent à réduire ce sentiment. Le citoyen souhaite en parler avec la police et avec des gens compétents. C’est cette interaction qui est efficace. Chaque conseil de prévention part des initiatives de la base. Les conseils reposent sur une charte écrite passée entre le maire et le ministre de l’Intérieur du Hessen lors de la création des conseils. Ils se réunissent régulièrement sur les questions de drogue, sur la sécurité et sur la délinquance juvénile. Ils écoutent les doléances, font remonter l’information, concentrent les ressources sur les priorités. Des explications sont données par la police à l’opinion publique, via les médias. Les problèmes de quartier à Francfort concernent les cambriolages, les pneus crevés, les graffitis, le bruit, les attroupements, la peur. Les citadins les plus vociférants sont invités à proposer des solutions auxquelles la police réagit. Celle-ci peut offrir d’avoir les façades repeintes, les serrures réparées, les caves protégées. Elle s’emploie surtout à suivre les présumés coupables, à surveiller les groupes de jeunes, à interpeller les récidivistes de manière à restaurer le sentiment de sécurité. Dans ce cas-là, la presse parle favorablement de la police. La pression de l’opinion publique a obligé le parquet à travailler davantage en partenariat avec la police et à augmenter son efficacité, en particulier sur le problème de la lenteur. Soixante-dix villes ont adopté cette approche de coproduction de la sûreté. Le citoyen ne s’y intéresse que s’il est concerné, remarque M. Hoffmann, d’où l’importance d’une campagne de sensibilisation. Les gens ne savent pas comment s’impliquer, ils vivent dans des «.bulles.» et sont indifférents à la détresse de leurs voisins. Mais dans chaque ville, il existe des porte-parole naturels des habitants, aux profils diversifiés, qui sont à l’initiative des conseils de prévention. Il peut s’agir d’employés de la voirie, d’éboueurs, d’instituteurs qui sont formés à la prévention. 96 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES Les actions en direction des mineurs Mme C. Ringel, policière chargée de la coordination avec les jeunes, les écoles, les parents et les services sociaux explique que, dans chaque district, deux policiers sont responsables de la délinquance des mineurs et de la sorte, déchargent les autres policiers de ces tâches. Ils mènent les enquêtes judiciaires et sont en contact avec les médiateurs et les éducateurs de rue. Le service K14 traite des actions violentes des bandes sur la voie publique à propos de luttes de territoire. Ce sont des groupes de jeunes gens, fort mobiles, et il n’est guère facile de coordonner les actions à leur égard avec les services. Si le phénomène est restreint, il touche l’opinion publique qui juge toujours trop laxiste ou trop lente l’action de la police et de la justice. La loi fédérale sur la protection de la jeunesse est dépassée, nous dit-on. Les moins de 14 ans pris en délit de vagabondage sont ramenés à la maison ou placés en centre d’hébergement. Il faut souvent leur chercher un lieu d’hébergement. Il s’agit surtout de jeunes d’origine étrangère qu’il faut mettre en règle avec la loi. Régler leurs problèmes légaux amène souvent la solution à leur problème de toxicomanie. Des actions de confrontations contre les policiers et les pompiers se sont produites il y a cinq ans à Francfort. La police de répression est intervenue pour ramener l’ordre, car il y avait même eu un meurtre dans le quartier de Griesheim surnommé «.le Bronx.» en raison de ses noyaux de délinquants, du nombre d’étrangers et de chômeurs. La politique de prévention était inefficace. Sur vingt-cinq quartiers, le quartier de la gare reste l’un des plus problématiques : usagers de drogues dures ou de crack, jeunes Allemandes fugueuses, adolescents mentalement perturbés... D’où un travail de rue intensif depuis cinq ans et demi avec des éducateurs et des médiateurs, payés par la municipalité et travaillant avec les services sociaux de la police. Nous sommes allées avec M. Dörrlamm et avec M. Amrouch, d’origine marocaine, sur ce terrain-là. Deux services ont été mis en place à la suite d’un audit sur les jeunes à/en risques, l’un pour trouver des lieux d’hébergement nocturne, l’autre pour contacter les jeunes dans la rue, déterminer leurs besoins, les accompagner dans les services. Ils vivent dans la rue, en partie parce que leur violence a causé leur exclusion des centres d’hébergement. Francfort a été célèbre parmi les toxicomanes du monde entier à cause d’un parc, Taunusanlage qui en accueillait parfois un millier certains jours au début des années 1990. Les résidents ne pouvaient plus s’y rendre, la saleté et la violence, les agressions envers les passants, les cambriolages allaient croissant. En 1992, des mesures ont été prises, avec des programmes de méthadone et les boutiques d’échange de seringues pour les adultes, des centres pour les femmes 97 MONOGRAPHIES DE TERRAIN À L’ÉTRANGER toxicomanes. On estime à un millier les clients de la méthadone, de 3 à 7.000 les héroïnomanes. Dans les Quick fix du centre-ville où nous nous sommes rendues, à côté du comptoir où s’échangent les seringues, une pièce accueille les toxicomanes, une seconde pièce, médicale, permet de soigner les urgences. Il y a eu 177 morts par overdose en 1991 avant la mise en place de ces boutiques, on n’en décompte plus que trente en 1996. Une politique répressive de la police a éloigné les toxicomanes des parcs et des rues. Des vigiles privés avec matraques aux abords des boutiques dissuadent les toxicomanes de s’installer sur les trottoirs. D’autres vigiles sur le haut des immeubles surveillent la place centrale. Mais les controverses et les coupes budgétaires menacent les programmes d’échanges de seringue alors que le nombre d’usagers augmente chez les jeunes. «.Les institutions se replient comme des hérissons.» et l’on tend à criminaliser les jeunes ou à minimiser les problèmes. Après enquête d’un procureur spécial et travail de refonte des lois dans le sens de la tolérance, les élites ont pu imposer cette approche à la drogue. Le problème vient de ce que la prévention n’est pas systématique. Or plus on intervient tôt, plus s’améliorent les résultats. Les programmes de quartier Depuis 1990, le Kinders’Bureau monte des permanences le week-end et offre aux adolescents des soutiens juridiques et fiscaux. Il revendique la réussite de deux projets de quartier qui rappellent fortement des expériences américaines de mobilisation d’habitants dans des quartiers problématiques. À Eisenradt, quinze appartements rassemblent dans une barre d’immeubles des familles turques et des Allemands ethniques venus du Kasachstan, ne parlant pas allemand, alcooliques, dépendant de l’aide publique, etc. Une cinquantaine de jeunes gens avec des chiens occupent la rue. Ils ne peuvent entrer dans les centres, ils sont hors normes. D’où une mobilisation des services après un audit de tous les habitants. La priorité de ceux-ci, c’est de vivre dans un quartier propre. Le Bureau a donc enlevé avec les habitants les épaves de voitures, réparé les aires de jeu, rénové les logements. Les habitants ont nettoyé eux-mêmes les habitations, les jeunes ont rendu habitable une sorte de bunker pour en faire leur local (sous surveillance d’un travailleur social). Le coordonnateur de la police et un des travailleurs sociaux se sont impliqués dans ce travail de rénovation. Puis les Églises, la Croix-Rouge, et d’autres ont fait du soutien. La délinquance a reculé. Dans le quartier de Grieseim, en 1993, un jeune a été abattu par un autre jeune avec une balle au cœur au cours d’un acte non 98 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES prémédité. Environ 160 familles vivent dans ces lieux à la suite d’une aberrante politique de peuplement consistant à concentrer les familles lourdes dans les ZAC, sans aires de jeux, de commerces, etc. Après le drame, les jeunes gens ont écrit au conseiller municipal chargé des affaires sociales avec une liste de priorités : rénovation des logements, trottoirs, rues, aires sportives, aide aux habitants, aide aux devoirs et à la cantine par les étudiants. Cette démarche n’est pas sans rappeler celle des gangs Crips et Bloods qui, après les émeutes de Los Angeles, avaient élaboré le meilleur programme de redémarrage de South Central que l’on puisse concevoir. Les adolescents et les plus jeunes se sont impliqués dans la rénovation de l’habitat du quartier. Une entreprise de maisons en préfabriqué leur a proposé du travail et leur a offert une maison en échange. La municipalité a donné des emplois à ces jeunes et à quelques adultes conduisant à une qualification professionnelle dans le domaine de la rénovation. Lorsque les travaux se sont terminés, les problèmes ont repris. «.Il sera difficile de ramener tout le monde à la norme.». Même les personnes âgées se livrent au trafic de drogue, soit qu’elles soient SDF ou qu’elles l’aient toujours fait. Un projet pépinière vise à encadrer les plus jeunes. Certains réussiront, d’autres seront la proie d’éléments extérieurs, trafiquants faisant régresser l’ensemble du quartier. Le travail ne prend jamais fin, remarque l’animateur. En conclusion, l’exemple de Francfort illustre le succès d’une politique de prévention lorsque les problèmes collectifs sont relativement restreints, les moyens mis en œuvre considérables et la culture favorable à l’implication des citoyens dans la gestion des affaires de la cité. L’une des forces allemandes repose sur le concept consensuel du dialogue. Il ne fait aucun doute que les problèmes sociaux territoriaux et les tensions sont infiniment plus considérables dans les zones urbaines en déshérence de l’ex-Allemagne de l’Est. Ces problèmes-là conduisent à des comparaisons avec certaines formes des violences urbaines des zones françaises les plus touchées. Chaque pays trouve sa propre manière de catégoriser, de criminaliser, de punir. Il est prévisible qu’à terme l’opinion allemande réclamera, comme ailleurs, des politiques plus agressives en matière de sécurité au vu de la montée du chômage, des inégalités, de l’immigration venue d’Europe septentrionale et du Sud et perçue comme une menace. Les coupes budgétaires de l’Étatprovidence attiseront les tensions sociales. Après une accalmie de quatre ans, la recrudescence des actes de violence motivés par un extrémisme de droite contre les Turcs, les 99 MONOGRAPHIES DE TERRAIN À L’ÉTRANGER Africains, les Asiatiques mais également les handicapés, les homosexuels et les gauchistes a enregistré une croissance de 27.% en 1997 (IHT 2 mai 1998). Perpétrés à 70.% par des jeunes de l’ex-Allemagne de l’Est, ces actes vont de l’intimidation dans la rue aux attaques à coups de battes de base-ball jusqu’aux incendies criminels. Comme en France, le contexte de déclassement socio-économique, l’absence de perspective d’avenir (20.% de chômage en ex-Allemagne de l’Est) et la frustration nourrissent une idéologie xénophobe. Que les étrangers ne constituent que 2.% de la population en ex-Allemagne de l’Est contre 10.% en Allemagne de l’Ouest n’en font pas moins des cibles idéales à la violence de jeunes en quête d’exutoire. Par comparaison, les démarches pragmatiques de Francfort apparaissent «.soft.». Elles offrent néanmoins des repères utiles pour notre réflexion. Les Pays-Bas : les innovations Groningen Les Pays-Bas ont connu une expérience de violence urbaine à Groningen qui n’est pas sans rappeler le type de désordres que connaît la France. Dans la nuit du 30 au 31 décembre 1997, un quartier de cette ville de six cent mille habitants a été mis à sac par une soixantaine de personnes dont de nombreux adolescents. Comme pour les faits collectifs de violence urbaine français, nous avons souhaité restituer la diversité des discours sur cet événement avant de nous livrer à une analyse plus générale. Selon le chef de la police de Groningen, M. Brandt, les commentaires des médias ont dramatisé les faits. Cette nuit-là, à 22 h, un groupe de trente à quarante jeunes ont allumé un feu sur une place autour de laquelle ils ont dressé des barricades à l’aide de troncs d’arbres. Ils ont cassé les vitres d’un appartement et un voisin a fait des commentaires bruyants mais non hostiles, puis appelé la police à intervenir. Les jeunes sont entrés dans un autre appartement dont le propriétaire était absent et ont jeté ses meubles au feu. Vingt minutes plus tard, deux policiers sont arrivés sur les lieux, se sont sentis impuissants et sont repartis au poste central. Une lenteur de la logistique policière et une mauvaise évaluation de la situation ont fait empirer les choses. L’état-major de la police a décidé d’attendre l’arrivée des policiers de garde de nuit pour renforcer leurs effectifs. Le maire et le chef de police ont souhaité de surcroît appeler les forces mobiles en renfort. Or un temps très long a été mis à les mobiliser par téléphone les uns après les autres à leur domicile dans la région : le standard téléphonique de la police était saturé par 100 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES les habitants signalant les événements. L’ensemble des policiers n’a pu être contacté qu’à une heure du matin. Arrivés sur les lieux, ils se sont rendu compte que les troubles étaient beaucoup moins importants qu’ils ne les avaient imaginés, qu’ils auraient pu ramener l’ordre avec des unités plus petites et que ni l’autorisation du maire ni les forces mobiles n’étaient nécessaires. L’issue d’un désordre dépend de la manière dont il est géré dans les dix premières minutes, ensuite tout est joué. Une vingtaine de jeunes gens ont été interpellés et sont passés en jugement au début du mois d’avril 1998. Comme en France, la mobilisation des jeunes gens, faiblement organisée, a été spontanée. Ils ont souhaité, ont-ils dit, donner une leçon au voisin moralisateur, membre éminent du Parti socialiste, ayant une fonction officielle d’autorité. «.Ce n’est que lorsque quelque chose se produit que la mairie réagit, qu’elle envoie des travailleurs sociaux et crée des terrains de jeux.», ajoutent-ils. Une vingtaine de ces jeunes gens étaient déjà connus de la police pour des faits identiques et une enquête était en cours depuis le mois d’octobre. Il s’agissait de hooligans qui jouaient en première division et «.ce sont des professionnels de la violence.», selon les policiers. On prévoyait qu’il se passerait quelque chose pour le réveillon de fin d’année. Ces jeunes gens étaient prêts à un affrontement avec la police. Un élu en recherche de publicité (c’est pourquoi il aurait appelé la police) leur a fourni un prétexte. Selon une rumeur propagée par ceux qui souhaitaient voir monter la tension, une arme aurait circulé. Des faits aussi graves se produisent ailleurs, ils ne sont pas nouveaux mais ils ont été jusqu’ici plus ou moins volontairement occultés. C’est la présence de cet élu qui a attiré l’attention des médias. Autre coïncidence troublante, les faits se sont produits deux jours après qu’une fuite à propos d’un rapport ait révélé le caractère déplorable des liens entre la police et la justice. La lenteur des juges à prendre des décisions est vivement critiquée par l’opinion et par la sphère politique. La commission d’enquête nommée à la suite des faits n’a pu sauver le maire. Le commissaire en chef de la région de police et le procureur de la Reine ont dû également démissionner. Bien que le premier ait été alors en vacances, le corps dont il avait la direction ayant été mis en cause, il en a accepté la responsabilité. Chef de police, procureur et maire forment un bloc partenarial cohérent. Les jeunes gens sont passés en jugement au début du mois d’avril 1998. Les deux principaux «.meneurs.» de 19 et 21 ans ont été condamnés à 240 h de TIG et à six mois de prison avec sursis. Le procureur avait réclamé vingt mois de prison dont cinq avec sursis. Il semble qu’un vide législatif ait abouti à cette sentence. 101 D’autres types de violence urbaine sont ponctuellement repérables aux Pays-Bas. Sur le plan statistique, les déprédation et infraction à l’ordre public sont passées de 84.800 en 1980 à 170.400 en 1998, soit une augmentation de 101.%. Plus spécifiquement, les troubles de l’ordre public augmentent de 242.%, les incendies volontaires de 210.% (soit 8.700 en 1998). Mais chaque région de police menant sa propre analyse statistique, le comptage peut sensiblement différer en matière de violence urbaine. Des attaques contre les trains et des dégâts considérables à La Haye sont apparus comme relevant d’une culture de rue parallèle, d’une socialisation d’opposition, d’autres normes. Les jeunes gens s’organisent pour faire peur. La violence se conçoit comme autorisée par des jeunes qui veulent être entendus. La police se sent aussi abandonnée que les jeunes gens auxquels elle a à faire. Certains policiers ont reçu des coups de couteaux et ont été frappés, remarque un jeune gradé. «.Ce qui s’est produit à Groningen aurait pu se produire partout.». Ces violences sont les symptômes d’une crise plus grave due à des problèmes d’intégration, de chômage, d’urbanisation mal conçue, de mauvaise formation, de santé négligée. De tous ces éléments, la police – les yeux de l’autorité – a tiré des éléments en vue d’innovations. Elle a pour mission de dire quels sont les problèmes et de les traiter. Elle peut contribuer à la solution, entrer en contact avec les gens, mener des partenariats avec l’école et les assistants sociaux. La police seule ne peut rien résoudre. Il faut surtout que les policiers connaissent la population et soit connue d’elle. Les unités mobiles ne doivent intervenir qu’en cas de troubles graves pour restaurer l’ordre. Ensuite, dans un second temps, le reste du travail doit être fait par l’îlotier se déplaçant à pied. Les Pays-Bas ont augmenté le budget de la police et de la justice afin qu’elles élaborent des projets en matière de délinquance des mineurs. Le corps de police de Groningen recevra 3 millions dans ce but répartis entre 1998 et 2000. Dans les quartiers où se produisent des dégradations, tous les week-ends et la nuit, des unités d’intervention spéciale apportent leur soutien à la police. Des commissariats dans la ville sont ouverts 24 h sur 24. «.La police se doit d’être plus sévère, elle doit fixer plus de limites à des acteurs de plus en plus jeunes qui consomment de l’alcool, des drogues, des pilules.». Ailleurs, dans des quartiers d’habitation, des policiers accueillent la population dans des appartements faisant office de mini-commissariats de 7 h à 18 h. Dans le même temps, la prévention n’est pas négligée. On s’efforce de donner des suites aux affaires et d’en rendre compte aux victimes. Depuis 1991, à Groningen, des réunions policiers/commerçants sont organisées chaque semaine. Deux policiers 102 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES sont en permanence, 24 h sur 24 chargés des contacts avec les commerçants. Dans chaque quartier, il y a des figures clés à trouver sur lesquelles la police peut s’appuyer. Par exemple, il convient de connaître l’organisation sociale de la Turquie pour pouvoir ensuite discuter efficacement avec les jeunes Turcs. Rotterdam Il a trois ans les polices régionales se sont substituées à la police nationale. Cette décentralisation a permis aux initiatives de se développer. À Rotterdam, la violence issue de la délinquance est en croissance, les auteurs sont de plus en plus jeunes (+ 12.% de mineurs en 1997) et une majorité d’origine immigrante. Comme à Amsterdam, chaque policier est responsable d’une rue, d’un quartier selon un concept de proximité. Les kobans tels que nous les avons décrits aux États-Unis ont leur version néerlandaise. La police dans un appartement ou dans un petit magasin appelé toko accueille les gens, s’intègre à la vie du quartier. Les policiers donnent leur carte de visite avec leur nom et leur numéro de téléphone aux passants pour être connus d’eux. Le travail de la police est noté par les citadins. En trois ans, le taux de criminalité a décru de 30.% et 80.% de la population se dit satisfaite. Le sentiment d’insécurité a reculé de 6,6.% à 6,2.% entre 1993 et 1997. La Haye Depuis 1970, les violences urbaines ont eu une certaine ampleur dans la région. Elles étaient probables en été et à la fin de l’année, mais imprévisibles. Une trop grande distance séparant la police des citoyens, la réforme après une véritable étude de marché auprès de la population a consisté à décentraliser l’action de la police en 64 secteurs et à affecter 150 agents supplémentaires à la police de proximité. Pour le chef de la police de La Haye, M. Driessen, «.aux PaysBas, on connaît aussi la violence dans des espaces urbains connus. Vols dans la rue, à main armée, menaces, coups et blessures, voitures détériorées, bagarres, vandalisme contre le mobilier urbain. » La Haye est une ville de 700.000 habitants, il s’y produit un millier de vols de voitures par an, les violences «.gratuites.» sont en augmentation. La police décentralisée s’efforce de satisfaire l’opinion. Une fois par an, la population responsabilisée note sa police. La note est rendue publique dans les journaux en mai. Cette note est importante pour le moral des troupes. Le sentiment d’insécurité a-t-il progressé ou non.? 103 MONOGRAPHIES DE TERRAIN À L’ÉTRANGER Quelle est sa relation à la réalité des délits.? Entre 1993 et 1997, le sentiment d’insécurité est passé de 4,8.% à 6,9.% (dans l’ensemble du pays de 0,9.% à 1.%). Une opération a été menée sur une cinquantaine de livreurs «.scooterisés.» de coffee-shops. On s’est rendu compte qu’ils avaient le temps de livrer les drogues douces et de procéder aussi à des vols. En réduisant le nombre de coffee-shops, on a exercé plus de pression sur eux. On s’est également aperçu que 50.000 infractions relevaient d’environ 500 à 1.000 récidivistes dont 50.% étaient toxicomanes. Ce noyau dur a été identifié avec précision, mis sur fiches informatiques. 38.000 délits ont pu de la sorte être élucidés, méthode qui rappelle l’efficacité de la démarche américaine. Une division «.analyse formation.» a été spécialement chargée d’étudier la délinquance et de dessiner une carte pour La Haye et sa banlieue. La carte a fait apparaître 140 «.bandes.» de jeunes dont l’activité va de simples troubles à l’ordre public au crime organisé. Les bandes perçues comme les plus dangereuses sont souvent d’origine marocaine et plus généralement, étrangère. Les faits de violence sont totalement probables et complètement imprévisibles Ils relèvent de délinquants de plus en plus jeunes (14-24 ans) qui n’ont appris ni la loi ni l’ordre. Ce sont les petits-enfants de 1968, note M. Driessen. Les parents ont besoin d’aide pour trouver leurs repères, faute de quoi, c’est la police qui se substitue à eux. Les 20-22 ans ne connaissent aucune discipline. Au Maroc, par exemple, la violence est gérée dans la famille mais l’espace public relève de la police. Les familles demandent à être soutenues par la police. Sur l’espace public, il faut qu’en dix minutes, un citadin à pied soit capable de trouver un policier. La police est aussi là pour le rassurer la nuit. La fonction d’agent de quartier a été fortement valorisée afin d’utiliser, sinon les meilleurs éléments, du moins de très bons. Elle doit connaître la population et être connue d’elle, répète M. Driessen. Sur vingt-trois commissariats, six sont ouverts la nuit. Les policiers suivent des cours pour apprendre à gérer le stress et les situations conflictuelles. Les îlotiers ont besoin qu’on leur redonne périodiquement confiance. Être courtois mais ne rien tolérer Il y a quelques années, deux zones de non-droit s’étaient développées à La Haye. 40 policiers ont patrouillé jour et nuit ces quartiers 104 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES jusqu’à ce que l’ordre revienne. «.S’il avait fallu mettre cent policiers, cela aurait été fait. Si un problème survient, il faut agir tout de suite. Les forces à pied doivent intervenir même sur les petits incidents très tôt car cela réduit le risque de dérapage. Si un problème se produit dans la rue, il faut rétablir la confiance, montrer que la police est là, au service des citoyens.», rappelle le chef de police. «.Deux Marocains récemment voulaient prendre le revolver d’une policière. Nous avons immédiatement envoyé quatre cars de police. La policière est restée en place. Les policiers ont bloqué la rue, dressé visiblement un procès-verbal. Les Marocains sont passés en comparution immédiate et ont été condamnés à des travaux d’utilité publique.». La police est propriétaire de l’espace public D’autres tactiques sont mises en œuvre. Si nous arrêtons un hooligan, il deviendra vite un héros aux yeux des autres. Aussi le privons-nous de stade. S’il y retourne, il est alors arrêté et exhibé devant l’ensemble du public. Il ne peut que subir un manque de prestige lorsque cette histoire est racontée par les policiers (aguerris) aux supporters (devant une tournée de bière). Dans les bandes, nous cherchons à repérer le leader, à le ridiculiser et à lui faire perdre son crédit. Le hooliganisme se développe dans les quartiers socialement démunis, frappés par les restructurations économiques et le chômage. Il convient, remarque M. Drissen, de laisser à ces jeunes des espaces d’expression. Ils ont besoin de confrontation. Nous sommes en paix depuis cinquante ans, ce à quoi nous sommes confrontés pourrait être un problème d’excès de paix. Plus la police intervient, plus une soupape à la violence des jeunes s’avère nécessaire. Si l’on arrête d’interdire, on réduira la criminalité. Il est dangereux de les criminaliser et de leur coller une identité négative. Pour prévenir les débordements de certaines festivités, l’autorité municipale et la police ont donc créé des endroits adaptés (périmètres pour feux de joie) à l’écart des centres urbains et autour desquels ces réunions font l’objet de contrôles effectués principalement par un personnel de surveillance privé qui doit répondre à des critères très précis de recrutement. Des équipes médicales sont présentes sur les lieux en cas d’incidents. Pour les fêtes de fin d’année, de nombreuses mesures de prévention situationnelle sont déployées (parkings protégés, systèmes d’observation par caméras et par hélicoptères). Des magistrats sont en permanence disponibles, les éventuels fauteurs de trouble sont repérés et des enquêtes rapides permettent des comparutions accélérées ainsi 105 MONOGRAPHIES DE TERRAIN À L’ÉTRANGER que des déférements aux halte bureaux. Ces mesures ont permis en 1997 de réduire les incidents à un seul blessé au lieu de plusieurs dizaines de blessés graves et les dégâts à quelques centaines de milliers de florins au lieu de millions les années précédentes. Selon le proverbe japonais, «.mieux vaut ne pas agir que de briser une harmonie.». En six mois ou en un an, on peut regagner le territoire et la confiance des gens progressivement. Même ceux qui opèrent dans l’économie souterraine ont besoin d’un minimum d’ordre pour faire leurs affaires. 80.% de la population souhaitent vivre en sûreté. En définitive, il peut apparaître à première vue que les problèmes urbains des Pays-Bas sont moins complexes en nature et en ampleur que ceux que connaît la France et qu’un luxe de moyens et d’innovations est déployé pour les résoudre dont la France pourrait s’inspirer. Mais, il nous a été également dit que le modèle de prévention tend à apparaître insuffisant à une opinion qui réclame plus de sanctions. Bien des problèmes sont occultés et le grave problème du hooliganisme n’est pas résolu. C’est ce dernier aspect dans son expression de comportements violents et collectifs d’une partie de la jeunesse marginalisée qui se rapproche le plus des phénomènes français. 106 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES L’APPROCHE ANGLO-AMÉRICAINE Le Royaume-Uni : dureté avec la délinquance et avec les causes de la délinquance Les fonctionnaires de police sur le terrain cumulent les fonctions : à la fois îlotiers et agents de renseignements. Cette dernière fonction est très importante pour la prévision et la prévention. Beaucoup d’informations proviennent des gens qui patrouillent. Les informations sont classées en graffiti, vols de voiture, émeutes, etc. Les critères sont prédéfinis. Dans chaque commissariat existe une unité d’analyse de l’information. La rapidité de la transmission est un outil permettant à l’«.intelligence.» service de se mettre en action. Cela peut aller très vite : 15 minutes après le début des incidents, d’une émeute, les autorités sont à même d’agir. Des rapports préventifs sur les tendances et les problèmes risquant de se produire sont distribués à chaque policier et aux échelons supérieurs. Les faits et les informations sont mis en liaison.; tout est noté pour être analysé. La stratégie est d’agir dès le départ, avec une variété d’actions selon les lieux et les situations. Les interventions de prévention coûtent moins cher que la répression. Le policier qui patrouille est au courant de l’existence des tensions. Le métier de policier est un métier de généraliste qui permet une vision globale du secteur sur lequel il fait tout et dans lequel il est connu. Il n’y a pas de police spécifique de maintien de l’ordre.; en règle générale ce sont les mêmes policiers qui interviennent dans les situations ordinaires et dans les situations d’urgence. L’usage de la force est de la responsabilité de la police locale. Elle doit être appréciée en fonction de la menace. Chaque fonctionnaire de police est responsable devant la loi, y compris lors d’une bagarre générale : chacun a à s’expliquer devant la loi. La responsabilité est celle du fonctionnaire en tant qu’individu. Les priorités sont définies à partir de deux niveaux : – la loi qui définit ce qui est légal, donc permis et ce qui est interdit.; – les contraintes légales qui permettent un bon fonctionnement de la cité, de protéger la vie des citadins et de lutter contre les agressions. La nouvelle politique répressive À mi-chemin entre la politique répressive des États-Unis et une tradition sociale progressiste, le ministre de l’Intérieur Jack Straw a 107 MONOGRAPHIES DE TERRAIN À L’ÉTRANGER défini six objectifs pour 1998 et 1999 que le gouvernement tient pour prioritaires. Il s’agit d’abord de s’attaquer rapidement et efficacement au problème des mineurs délinquants et pour la police, de former des partenariats pour réduire les infractions. L’accent est mis sur les délits et les désordres à l’échelon local et sur la nécessité de les réduire avec la coopération des autres partenaires institutionnels et de la population dans les quartiers. Le ministre veut ensuite traiter les infractions liées à la toxicomanie, résoudre le plus grand nombre de délits graves et de cambriolages auxquels l’opinion est très sensible et enfin répondre promptement aux appels police-secours. À cette fin, le ministère fixe des objectifs et demande des résultats. On prévoit qu’entre 1997 et 2001, la population britannique augmentera de 1,6.% mais le nombre de 15-24 ans de 13,4.%. Les mineurs constituent 41.% des personnes mises en cause en 1996-1997. Cela correspond à sept millions de délits. Entre septembre et novembre 1997, six rapports ont été rédigés qui impliquent les jeunes auteurs d’infractions sans que le lien avec les violences urbaines ne soit explicitement formé. Des rapports antérieurs Tackling Youth Crime : Reforming Youth Justice (mai 1996) et, Misspent Youth (Jeunesse gâchée) montrent que les autorités ont pris conscience du malaise de l’opinion et de l’urgence à réformer le dispositif de sanctions face à la montée croissante de cette délinquance juvénile. Le Royaume-Uni s’apprête à adopter une loi contre les délits et les désordres dans les quartiers. Ce projet mérite réflexion. En effet, tel qu’il nous a été communiqué par le député, Denis MacShane, il s’adresse au mécontentement de l’opinion qui estime, selon les sondages, que son sentiment d’insécurité a été négligé par les divers gouvernements pendant trop longtemps. Les mesures visent à circonscrire les violences urbaines qui minent la vie des habitants dans les quartiers, à développer la prévention, à réformer fondamentalement la justice des mineurs, à agir sur les actes racistes et à casser le lien entre drogue et infraction, à alourdir les condamnations. La politique d’ordre publique, très stricte et la responsabilisation répondent à la demande de l’opinion majoritaire, mais sans la brutalité américaine. Le ministre de l’Intérieur Jack Straw explique que le projet de loi va mettre en œuvre l’option tolérance zéro. «.Il s’agit d’affaiblir et de harceler les gangs, les dealers de drogue, les familles délinquantes et tous ces gens dont le passetemps consiste à harceler leurs voisins.». Mais le projet vise aussi à la relaxe précoce des mineurs incarcérés, au développement du bracelet électronique, des TIG et de la prévention. Les principales propositions s’emploient à : – créer de nouvelles condamnations pour les plus de 10 ans dont les agissements ou le comportement causent un trouble à l’ordre public.; 108 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES – conférer aux autorités locales un rôle dans la mise en place de politiques de prévention de la délinquance et de suivi des délinquants.; – permettre aux autorités locales et à la police d’obtenir des magistrates’courts, des ordonnances visant à limiter les agissements d’un délinquant dans son voisinage et à prévenir des actes délictueux envers des gens de son entourage. Ces ordonnances ne sauraient excéder deux ans au cours desquels des actes sont prohibés, et des lieux interdits au délinquant. En cas de non-respect des dispositions prévues, le délinquant sera condamné à une peine de prison allant de six mois à cinq ans ou à une amende ou à une peine mixte.; – réduire la lenteur de la justice pénale, si possible de moitié en matière de justice des mineurs réitérants entre le moment de l’arrestation et celui de la fixation de la peine.; – traiter les conduites antisociales dans les quartiers qui empoisonnent la vie des habitants.; – faire du harcèlement aggravé à caractère racial et des agressions racialement motivées une nouvelle infraction pour protéger les minorités de l’intimidation.; – obliger les toxicomanes à passer des tests de dépistage et à suivre un traitement pour casser le lien délinquance et toxicomanie.; – responsabiliser les autorités locales et les amener à travailler formellement avec la police pour élaborer des stratégies de prévention de la délinquance et des violences dans leurs circonscriptions avec des objectifs précisément formulés.; – créer un conseil consultatif sur les peines et demander à la cour d’appel de produire des recommandations sur les peines.; – substituer aux deux derniers mois de prison une détention à domicile. En ce qui concerne la justice des mineurs, le projet de loi du gouvernement travailliste repose sur le Livre Blanc publié en novembre dernier et intitulé Plus d’excuses : une nouvelle approche de la délinquance juvénile. Il vise à : – pénaliser les mineurs pour les empêcher de commettre des infractions.; – émettre un seul avertissement définitif, en remplacement de mises en garde à répétition, destiné à réduire le risque de récidive.; – abolir la présomption légale doli incapax exonérant la responsabilité des moins de 14 ans au prétexte qu’ils ne connaissent pas la différence entre le bien et le mal.; – abolir la présomption selon laquelle un mineur de 10 ans ne peut pas commettre un crime.; – ordonner aux jeunes mis en cause de réparer les conséquences de leurs infractions sur les victimes ou sur le voisinage.; 109 MONOGRAPHIES DE TERRAIN À L’ÉTRANGER – concevoir conjointement la réparation, la peine et la réinsertion pour prévenir la récidive.; – faire rendre par les tribunaux des ordonnances parentales, s’agissant de parents dont les enfants délinquants ont déjà été condamnés pour des faits de violences, troubles à l’ordre public et délinquance sexuelle afin de faire peser sur eux la charge de la prévention de la récidive par des conseils destinés à pallier les carences de l’autorité parentale.; – faire prononcer par les magistrats des ordonnances d’assistance éducative pour les enfants de moins de 10 ans tentés par la délinquance. L’enfant est alors placé sous la surveillance d’un responsable socio-éducatif. Le tribunal devra prendre en compte le milieu socioéducatif des parents pour leur expliquer en langage clair et accessible les conséquences de la décision prise.; – autoriser les collectivités locales à imposer des couvre-feux nocturnes aux moins de dix ans, après consultation de la population locale. La police est en droit d’informer les autorités locales de ce qu’un enfant contrevient au couvre-feu et de le ramener chez ses parents.; – allier détention et apprentissage pour les 12-15 ans dans des maisons de redressement.; – emprisonner si nécessaire les 16-17 ans.; – créer des brigades de mineurs sur tout le territoire, en Angleterre et au Pays de Galles, pour s’assurer de l’efficacité des mesures sur le terrain.; – fournir un objectif national clair sur ces questions et une grille cohérente de règles et de procédures aux centres locaux de traitement de la délinquance. Par ailleurs, une loi récente a interdit aux particuliers la détention d’armes pour stopper le développement d’une culture à l’américaine. Enquêtes locales approfondies pour mesurer, entre autres, les violences urbaines, les conflits, le vandalisme, etc., sont prévues afin d’évaluer sur une échelle le niveau de détérioration sociale d’un quartier. Des entretiens seront menés avec les jeunes gens à des fins de consultation. Une évaluation continue d’un audit servira de base de décisions en vue d’une stratégie partenariale destinée à restaurer la sécurité dans les quartiers en trois étapes : – retour à l’ordre à court terme (patrouilles actives, visibles, réactives).; – prévention situationnelle à moyen terme avec pour objectif de rendre les délits plus difficiles à commettre, d’accroître les risques pour les auteurs de désordres et de violences.; – prévention de la déviance sociale à long terme avec pour objectif de prendre en compte les «.indicateurs.» du risque de délinquance de type individuel, familial, socio-économique, scolaire, écologique. La volonté d’accroître l’efficacité de la police de proximité est affichée par Scotland Yard. Consulter la population, se réunir avec elle 110 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES dans les conseils de prévention, prendre en compte son découragement, son apathie («.rien ne marche.»), éviter dans certaines cités de déployer ostensiblement les forces de police, passer par des médiateurs pour obtenir des renseignements sur les incidents, multiplier les îlotiers : autant de directives montrant que le gouvernement a le souci de mobiliser les quartiers pour aider la police à ramener la sécurité. D’où une politique d’encouragement à l’autoprotection collective, dite Neighborhood Watch. La politique de Neighborhood Watch Lancée en septembre 1983, cette politique vise à encourager les membres affiliés au Neighborhood Watch, soit dix millions de personnes, à identifier les facteurs qui, dans leur quartier, nuisent à la qualité de la vie.; à leur montrer l’importance de l’implication de la population dans la réduction des crimes et délits et du sentiment d’insécurité. Dans certains quartiers, il n’est pas opportun que les personnes impliquées dans ces actions s’affirment comme telles aux yeux des autres si cela nuit à l’efficacité de leur démarche. Il suffit que la police soit avertie de l’intention des habitants, par exemple, d’effacer les graffitis, d’enlever les carcasses de voitures, de faire graver les vélos, de vérifier que les portes ferment ou de remplacer la lumière de rue défaillante. Dans les quartiers socialement dégradés où le sentiment d’insécurité est élevé, des forces de police supplémentaires doivent être déployées et un gradé doit assurer les liaisons avec les habitants pour mettre au point des stratégies. Réunions hebdomadaires et lettres d’information doivent aider à maintenir les contacts afin de réduire la victimisation et à rendre l’espace collectif aux citoyens, autoriser des «.visiteurs.» dans les locaux de garde à vue, bénévoles habilités à s’y rendre à tout moment, en présence des policiers. Les habitants sont entraînés à devenir acteurs de leur sécurité et de celle de leurs voisins. Une attention particulière sera donnée aux quartiers multiculturels en liaison avec les conseils sur l’égalité raciale, les responsables religieux, les femmes-relais et les associations de quartier. Des informations pratiques traduites en diverses langues expliqueront les avantages du Neighborhood Watch, en particulier là où des attaques à caractère racial sont répertoriées. Une stratégie réussie doit refléter les points de vue de tous les habitants. Fréquemment, les jeunes gens se sentent exclus de tels processus. Il faut au contraire multiplier les occasions de contact entre les jeunes gens et les personnes mettant en œuvre les actions et impliquer les écoles, les associations de jeunes et les groupes que consulte la police. Une formation est proposée aux habitants désireux de s’impliquer. 111 MONOGRAPHIES DE TERRAIN À L’ÉTRANGER On dénombre plus de 161.000 comités de quartier engagés dans le Neighborhood Watch et coopérant avec la police. Si cette implication aide fortement la police dans ses enquêtes, la délation à des fins non avouables reste une tentation permanente. En résumé, les institutions ont envoyé un message fort à l’opinion. Les pratiques quant à elles tiennent compte des conditions de terrain auxquelles elles s’adaptent avec souplesse. États-Unis : les leçons américaines Il nous a semblé nécessaire de rendre compte de quelques données et expériences américaines dans la mesure où celles-ci sont fréquemment utilisées comme références en France. Dès qu’il se produit le moindre fait divers, on évoque Chicago ou le Bronx. À présent, on s’extasie sur l’extraordinaire baisse de la criminalité dans les villes américaines à propos de laquelle un marketing bien compris sait exporter les statistiques les plus marquantes. Il serait facile d’examiner les tendances américaines en matière de loi et d’ordre avec des lunettes françaises et de se servir des données recueillies pour établir un modèle repoussoir utile pour le débat «.franco-français.», sur les réformes de la police et de la justice, par exemple. Or à propos des États-Unis, on peut avancer une chose et son contraire. La nation est jeune, multiculturelle, installée sur un très vaste territoire, doté d’un système fédéral. La police est locale, c’est le maire qui, fréquemment, nomme le chef de la police.; cette police locale est elle-même fragmentée selon diverses juridictions et elle coopère faiblement avec la police fédérale, le FBI. La culture juridique a également d’autres références et d’autres pratiques que la nôtre (Common Law vs. droit continental.; juges, élus ou nommés au sein d’un système décentralisé et faisant fonction d’arbitres.; garanties constitutionnelles accordées au citoyen par la justice plutôt que la célébration de l’ordre, etc.). La situation des villes américaines est en nature des crimes et en ampleur beaucoup plus inquiétante que la nôtre, mais depuis cinq ans, il est vrai, la criminalité baisse spectaculairement et les politiques menées donnent une impression de cohérence. C’est pourquoi il peut être utile de nous y intéresser. Le choix de politiques répressives En cette fin de siècle, les États-Unis, face à une très grande montée du sentiment d’insécurité, à des émeutes sporadiques mais meurtrières, à des conflits ethniques ponctuels et à un taux d’homicides record, ont opté pour la répression. Si certaines analyses font des quartiers «.ghettoïsés.» les «.victimes.» structurelles de la délocalisation des emplois, du désinvestissement public et privé et du racisme 112 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES institutionnel, ce n’est pas ce type d’analyse qui a le vent en poupe tant pour le public américain que pour leurs élus politiques. Alors que les gouvernants français s’efforcent de lutter contre l’exclusion et la violence possible qu’elle entraîne par des politiques de prévention sociale que l’on peut critiquer mais dont le but proclamé est la cohésion sociale, il semble à l’inverse, que les conseillers politiques américains, aient fait le pari que la répression est à l’heure actuelle l’option politique la plus avantageuse dans l’Amérique de cette fin du siècle pour les Républicains au pouvoir (majoritaires au Congrès et parmi les gouverneurs), pour le président démocrate sudiste à la Maison Blanche et pour nombre d’élus à des postes divers (juges, procureurs, shérifs, etc.) et pour l’opinion, convaincue que «.rien ne marche.», donc pourquoi ne pas essayer la répression. Les élus qui formulent la politique de la loi et de l’ordre à l’échelon fédéral et à celui des États ont rapidement compris le profit politique et économique qu’ils pouvaient tirer en jouant sur les frustrations et les émotions d’une majorité d’Américains. Le message de tolérance zéro fait recette car il désigne des catégories sociales comme dangereuses alors que leur seul défaut tient à la proximité socio-spatiale qu’elles entretiennent avec les véritables délinquants et à la faiblesse de leur pouvoir dans le champ politique. Certes un Robert Reich, ancien ministre du Travail de Clinton démontre que la politique d’incarcération massive est à courte vue et que la labellisation des jeunes issus des minorités en criminels potentiels est désastreuse pour le civisme d’une nation. Mais les interprétations structurelles de la conduite déviante sont en permanence marginalisées par le discours politique et, contrairement à la France, par les médias qui ne cherchent pas à comprendre ou à excuser le délinquant mais à rassurer la majorité morale sur ses valeurs. Face à des taux d’homicide élevés Le Congrès est intervenu assez tard dans la lutte contre la délinquance.; pourtant c’est l’ingérence fédérale sur cette question éminemment locale qui explique en partie qu’elle ait pris tant d’importance dans les choix politiques des États et des collectivités locales. La délinquance est en effet cinq à six fois plus forte aux États-Unis qu’en France.; les zones ghettoïsées sont des lieux dangereux du fait des très nombreuses armes en libre circulation et des gangs qui les utilisent pour couvrir leurs trafics. Il suffit de rappeler que 70 millions d’Américains possèdent 140 millions de fusils, 60 millions d’armes de poing, y compris 2 à 3 millions de semi-automatiques. Ces armes peuvent tomber dans les mains des jeunes, ce qui explique qu’elles soient la quatrième cause de décès des moins de quinze ans. Elles circulent dans les écoles, primaires et jardins d’enfant inclus. En 1987, selon une étude, 135.000 élèves emportaient tous les jours à l’école 113 MONOGRAPHIES DE TERRAIN À L’ÉTRANGER des armes au poing et quelques 270.000 autres de temps en temps pour se protéger (Ewing, 1990). Aujourd’hui, 20.% des élèves connaissent quelqu’un dans leur école qui possède une arme et le nombre de gangs détectés dans les écoles publiques est passé de 18.% à 26.%. De nos jours, si l’on cambriole plus à Londres (6,6 millions d’habitants) qu’à New York (7 millions d’habitants mais un grand nombre de gardiens et de vidéo-surveillance dans les lieux protégés) et plus en Pologne qu’aux États-Unis, la singularité américaine vient du taux d’homicides qui demeure surproportionné dans le monde occidental. On tue onze fois plus à New York qu’à Londres.; pour 100.000 individus, le taux d’homicide est de 9,4 aux États-Unis et de 1,1 en France en 1989, selon les données de l’Organisation mondiale de la santé. En ce qui concerne, les 15-24 ans, les homicides, en 1994 à New York, constituaient encore la première cause de leur mortalité. Une politique d’incarcération massive D’où une politique de répression à la hauteur de ces méfaits. Les mesures policières qui vont être examinées plus loin doivent se comprendre en fonction du suivi répressif donné par la justice, elle-même contrainte à appliquer rigidement les peines définies par la sphère politique. Selon les statistiques officielles du ministère américain de la Justice, les États-Unis incarcèrent les voleurs quatre fois plus que l’Allemagne et dix fois plus que l’Angleterre (Zimring, Hawkins 1997). Tableau 1 Exemples de taux d’incarcération pour 100 000 habitants Russie USA Singapour Chine UK France Suède Taux d’incarcérations Nombre de détenus 690 600 287 103 100 95 65 1 017 372 1 585 401 8 500 1 236 534 51 265 53 697 5 767 Source : The Sentencing Project, Washington, DC, 1997. D’après les estimations du tableau 1, les États-Unis sont le pays qui enferme le plus de gens au monde. Là où la durée de détention est en moyenne de sept mois et demi en France, elle est de vingt-six mois aux États-Unis (et d’un mois au Danemark). Certains États sont plus punitifs que d’autres (La Louisiane 899 détenus pour 100.000 habitants contre 127 pour 100.000 au Dakota du Nord). Il faut se souvenir de ce contexte de répression carcérale qui donne une cohérence à l’action policière locale, et entre dans les explications de la baisse de la 114 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES criminalité urbaine. Selon la National Academy of Science, l’incapacité technique de nuire équivaudrait à une baisse de 10 à 15.% de délits violents. Mais il est improbable que la prison soit dissuasive pour le délinquant endurci. Si les États-Unis se targuent aujourd’hui de n’avoir que 4,8.% de taux de chômage (fin 1997), c’est que ce décompte ne prend pas en considération les 2,7.% de la population adulte, soit plus de 5 millions de personnes qui sont aujourd’hui soit derrière les barreaux (un million et demi), soit sous surveillance (US Département of Justice, 1995). – – – – – Soit : 2.962.000 adultes en liberté surveillée.; 690.000 en liberté sur parole.; 484.000 en maisons d’arrêt, villes et comtés.; 959.000 dans les établissements pénitentiaires des États.; 100.500 dans les prisons fédérales. Entre 1980 et 1994, la population carcérale a triplé, passant de 500.000 à 1,5 million de détenus. La définition du crime par le politique a été tellement élargie qu’elle sanctionne d’enfermement des conduites qui sont simplement indésirables (la mendicité par exemple) mais qui ne menacent pas de violence la société. 84.% des admissions dans les prisons fédérales depuis 1980, les deux tiers des admissions dans les prisons de villes et de comtés et 53.% de celles des États sont relatives à des condamnés non violents. Rappelons que la part du délit violent entraînant des blessures dans toute la délinquance en général n’est que de 3.% et l’homicide de 0,2.% (Donzinger, 1996). Pourquoi la criminalité baisse-t-elle dans les villes américaines.? À qui revient le mérite.? Au cours des cinq dernières années, la criminalité a baissé dans les proportions variables suivant les villes des États-Unis, mais en général de façon significative. De nombreux géniteurs tentent de s’attribuer la paternité de ce résultat. • Certains mettent en avant la santé «.insolente.» de l’économie comme cause première de baisse de la délinquance. On l’a fréquemment répété : la meilleure façon de lutter contre la délinquance, c’est d’ouvrir une usine. Mais la corrélation entre la délinquance et l’économie n’a jamais été solidement établie. À New York, le taux de chômage reste, par comparaison avec la moyenne nationale, élevé et oscille autour de 9.%. Il frappe particulièrement certains quartiers urbains où la bonne santé de l’économie ne se ressent que faiblement. La Job 115 MONOGRAPHIES DE TERRAIN À L’ÉTRANGER Machine ne produit pas des effets uniformes, et la discrimination raciale résiste aux embellies économiques. • D’autres évoquent la décroissance démographique du nombre d’adolescents. Lorsque la criminalité a commencé à décliner, les criminologues ont avancé que le nombre de jeunes hommes avait diminué de 20.% au cours des vingt dernières années. Pourtant lorsque leur nombre a recommencé à croître, la criminalité a continué à baisser. Pour le criminologue J. Delulio, «.il s’agit là du calme avant une tempête si violente qu’elle fera par comparaison pâlir tout ce que nous avons connu jusqu’ici.». Le nombre d’adolescents – les super-prédateurs, selon l’expression de Bob Dole – s’accroîtra de près d’un quart au tournant du siècle et l’on regrettera le calme des années 1980, ajoute sombrement Delulio (Bennett et Delulio, 1996). En 1995, le nombre de moins de 18 ans est de 64.185.000. On prévoit qu’en 2010, il sera proche de 74 millions. Les 15-17 ans augmenteront de 30.%, phénomène particulièrement accentué pour les minorités raciales. Par contraste, à New York, en 1995, on enregistrait une chute de 17.% du nombre de Noirs âgés de 15 à 29 ans (moins 41.000) par rapport à 1985. Quant aux jeunes Blancs, ils étaient 130.000 à avoir disparu en dix ans (Fagan, 1998). Cette différence de 170.000 individus dans cette tranche d’âge n’est pas sans importance sur la baisse de la criminalité. • On évoque encore l’accalmie dans la guerre des gangs, la réorganisation du marché de la drogue, l’âge plus élevé des dealers et la diminution de la consommation de crack. Le taux de mort par overdose semble corrélé au taux de morts par homicide avec usage d’armes. À New York, en 1996, le taux de mort par overdose est de 21.% supérieur à celui de 1985 et celui de l’homicide de 22.% inférieur. Le sommet de la courbe de morts par overdose est atteint en 1993 (16/100.000) puis reste stable à 14,3. Pendant cette période le taux d’homicide avec arme passe de 30/100.000 à 16/100.000. L’héroïne et la ketamine remplacent le crack dans la rue et mènent plus rapidement à la mort par overdose. Mais il importe de ne pas mélanger ce qui relève de la consommation et ce qui relève du trafic associé à l’homicide à l’époque du crack. On ne peut que se borner à des hypothèses. • Le renforcement de la répression fédérale est également invoqué. À l’échelon fédéral, le président Clinton lie la baisse de la délinquance à l’efficacité de la loi anti-criminalité votée par le Congrès à sa demande en 1994. La loi a prévu de mettre 100.000 officiers de police supplémentaires dans les rues (8,8 milliards ont été alloués à ce programme – COPS), mais compte tenu de l’étendue du territoire, les nouveaux policiers ne sont pas spécialement affectés aux zones à haute criminalité. Dans une perspective jugée dissuasive, on a élargi la peine de mort et réduit les possibilités d’appel. 116 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES La loi Brady a imposé un délai de contrôle préalable à tout acheteur d’armes à feu (jugée inconstitutionnelle pour ingérence fédérale par la Cour suprême, sa mise en œuvre est laissée à la discrétion des États) et un certain type d’armes automatiques a été prohibé à l’importation (Butterfield, 1995). Une loi fédérale de 1995 punit le port d’armes pour les mineurs et les peines de prison peuvent aller jusqu’à dix ans de prison (New York Times, 13 novembre 1995) toutefois, l’application reste du ressort des États. Ainsi, le port d’armes est prohibé pour les moins de 18 ans dans L’Illinois et pour les moins de 21 ans dans l’État de New York. Mais seuls seize États interdissent le port d’armes aux mineurs et certaines constitutions d’États de l’Ouest l’autorisent dès l’âge de dix ans. • On évoque également l’efficacité des moyens mis en œuvre. Que ce soit à l’échelon fédéral ou à celui des États et des collectivités locales, le budget de la loi et l’ordre supplante celui de l’éducation constamment : entre 1980 et 1992, le budget annuel des polices est passé de 5 à 27 milliards de dollars par an.; celui de la justice a quadruplé.; celui des prisons des États a augmenté de 30.% (entre 1987 et 1995.; par comparaison celui de l’éducation dans les États a décru de 18.%). Le nombre de procureurs augmentant dix fois plus vite que la population en général (de 1.621 à 3.883), l’augmentation de leur budget a été de 230.%. 19,7 milliards ont été octroyés par l’administration de Clinton et le Congrès à la construction de nouvelles prisons (au cours des dix dernières années, 80.% de prisons nouvelles sont sorties de terre contre 10.% d’écoles construites à l’échelon national). • La campagne fédérale «.des rues plus sûres.» déployée dans une centaine de villes à l’encontre des gangs aurait eu un impact sur le déclin de la criminalité, selon le directeur du FBI, Louis Freech. Le renforcement des patrouilles à la frontière mexicaine aurait ralenti l’activité des passeurs de drogue et des gangs. • Tout le volet préventif de la loi de 1994 aurait eu déjà des effets perceptibles, selon le vice-président Gore. L’une de ses dispositions élargit le nombre de centres de traitement de la toxicomanie. • Le lobby des armes à feu, la National Rifle Association, offre quant à lui, des graphiques corrélant le déclin du crime et les États dont les lois autorisent le port d’armes dissimulées. • Enfin, de nouvelles dispositions législatives dans les États, imposant aux juges d’attribuer des peines incompressibles pour les délits de toxicomanie (la possession d’un gramme de crack est punie de cinq ans de prison soit cent fois plus que celle d’un gramme de cocaïne) et l’emprisonnement à perpétuité à la suite d’une double récidive, ainsi que l’extension de la peine de mort, expliqueraient le déclin du taux de criminalité : que cinq millions d’individus soient 117 MONOGRAPHIES DE TERRAIN À L’ÉTRANGER derrière les barreaux ou en liberté surveillée limite mécaniquement leur éventuelle capacité de nuire (le taux d’incarcération a quadruplé aux États-Unis entre 1970 et 1995). Le lien police-justice est fort. Ainsi, plus de deux tiers des mineurs arrêtés sont déférés et les juridictions pour mineurs traitent plus de 4.000 affaires par jour. Dès l’âge de 13 ans pour les délits les plus graves dans un grand nombre d’États, les poursuites se font devant les tribunaux de droit commun. Comme en Grande-Bretagne, le doli incapax tend à disparaître. • Dans deux cent soixante-seize villes américaines, soit près de 80.% d’un tiers des villes de plus de 30.000 habitants, les couvre-feux pour la plupart nocturnes donnent, selon le rapport du ministère de la Justice, des résultats satisfaisants et sont approuvés par une forte majorité de la population dans les communes concernées (International Herald Tribune, 4 juin 1997). Cent cinquante-quatre villes ont un couvre-feu depuis moins de dix ans. Mais la pratique est ancienne et fréquemment réactivée, comme à Phœnix en Arizona. Le couvre-feu s’impose selon des formes diverses en raison de l’âge des enfants et des adolescents. Il est précédé en général par une campagne d’explication auprès de la population et mobilise les associations de quartier qui veulent s’opposer aux activités agressives des gangs. Les communes ont à convaincre les juges de s’impliquer dans l’application des peines. Dans certains États, violer le couvre-feu condamne à faire des travaux d’utilité collective. Les parents peuvent avoir à payer jusqu’à trois mille francs d’amende (IHT, 11 avril 1996). Cette politique fortement symbolique rassure l’opinion et lui donne l’impression que les élus s’intéressent à sa peur. Mais est-elle efficace.? Depuis la Prohibition, une ordonnance municipale a prescrit le couvre-feu à Chicago et l’État de l’Illinois l’a imposé à partir de 1963. Est-il respecté.? La police de Chicago dresse 100.000 procès-verbaux chaque année pour violation, «.ce couvre-feu fait tellement partie du mobilier que les gens ne se souviennent même plus qu’il existe.» (The Economist, 5 mars 1994). Comme en France, des parents répugnent à se lever pour aller chercher leur enfant au commissariat au milieu de la nuit et les policiers sont peu enclins à faire du «.baby-sitting.». Les ordonnances relatives au couvre-feu sont à rapprocher de celles qui interdisent l’école buissonnière dans le cadre du vagabondage. La sanction peut aller jusqu’à 80 dollars ou se traduire par un travail d’intérêt général. Elles mobilisent les autorités scolaires, les vigiles dans les parcs, les parents et les associations de quartier. • Les camps d’incarcération choc destinés en général aux primo-délinquants juvéniles condamnés pour trafic de drogue ou cambriolage ont été mis en place dans trente États et dix communes ainsi qu’à l’échelon fédéral. Toutefois des évaluations menées dans huit États montrent qu’en dépit de leur popularité, ces camps n’ont pas un taux 118 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES de récidive moins élevé que les pénitenciers traditionnels. C’est le suivi donné à l’après incarcération qui reste déterminant. Les expérimentations en matière policière Dans le contexte de baisse de la délinquance, c’est surtout la police qui s’attribue le mérite de la pacification. Après que New Orléans eut enregistré le taux d’homicides, de corruption et d’inefficacité policières les plus considérables du pays, c’est en 1995 l’action innovante de la police, l’îlotage, l’ouverture de mini-commissariats dans les HLM et la nouvelle direction musclée qui ont été avancés pour expliquer une baisse de 20.% de la criminalité. Le même phénomène a été observé à Los Angeles, Austin, Texas, Denver, Colorado : les nouvelles méthodes de la police font merveille : les appels en urgence sont filtrés, les victimes encouragées à porter plainte, des rues sont barrées à l’encontre des dealers, les armes aux mains des jeunes sont saisies, etc. Nous allons revenir sur cet aspect en détail à propos des méthodes policières de New York et de Chicago et des kobans... Les réformes policières à New York La baisse de criminalité à New York a été plus spectaculaire et plus rapide que dans d’autres villes car le taux avait beaucoup augmenté. Il y avait eu trois épidémies de drogue – héroïne puis cocaïne puis crack et les conditions sociales dans les quartiers paupérisés abritant des grands ensembles de logements sociaux avaient empiré. Le taux de meurtres, cambriolages et vols n’a jamais été aussi bas depuis un quart de siècle. En mars 1998, en une semaine, pour la première fois de mémoire d’homme, aucun homicide n’a été enregistré à Brooklyn. Les réformes Bratton Sous l’impulsion du commissaire Bratton, les réformes suivantes ont été mises en œuvre : – augmentation des effectifs de police, alors que la criminalité baissait, soit un total de 40.000 hommes pour environ 7 millions d’habitants.; – stricte application des lois sur les délits relatifs à «.la qualité de la vie.» selon la théorie de la «.vitre brisée.». Selon cette théorie une vitre cassée et non réparée immédiatement amène le bris d’autres vitres, la dégradation de l’immeuble, puis de la rue, puis du quartier, au point que des habitants le quittent. Dans cette logique sont sanctionnés la mendicité dans le métro et auprès des automobilistes, le bruit excessif, le vandalisme et les dégradations sur la voie publique, etc.).; – respect, professionnalisme et courtoisie comme mots d’ordre.; – production de statistiques hebdomadaires destinées à être utilisées dans les séances du Compstat (Computer statistics) au cours desquelles sont élaborées des stratégies offensives en direction des zones à hauts risques.; 119 MONOGRAPHIES DE TERRAIN À L’ÉTRANGER – montage d’opérations undercover, de campagnes de vérification d’identité et d’arrestation dans les rues, auprès des automobilistes, dans le métro et dans les appartements suspects.; – responsabilisation des officiers de police tenus d’être plus actifs et de prendre des initiatives dans leurs quartiers d’assignation sous peine de mutation.; – responsabilisation des patrouilles de police autorisées à procéder à des arrestations de dealers de drogue, autrefois réservées à la brigade des stupéfiants.; – confiscation des armes saisies dans la rue et dans le métro.; – intervention dans les écoles pour réduire la violence et l’influence des gangs.; arrestation des écoliers pour école buissonnière.; – initiatives en matière de violence domestique.; – reconquête des espaces publics. Les New-Yorkais ont eu l’impression de retrouver des rues sûres. Les délits attentatoires à «.la qualité de la vie.», les fameuses incivilités selon l’expression magistralement vulgarisée par W.S. Skogan, nourrissaient en effet un sentiment d’insécurité, de peur et de découragement chez les habitants qui hésitaient à prendre le métro et à sortir le soir. Dans les quartiers paupérisés, la non-intervention des services municipaux, l’éloignement de la police, le non-remplacement des vitres brisées par les vandales ne pouvaient qu’inciter les familles qui le pouvaient à déménager pour échapper à la stigmatisation d’une zone prise dans une spirale de désordre et au découragement individuel provoqué par la perception d’une impunité croissante des délinquants. Selon la théorie de W. Kelling et J.Q. Wilson sur les carreaux brisés, une action préventive et situationnelle pouvait changer ce sentiment de découragement et efficacement permettre de remonter les filières de délinquance sérieuse. C’est à cette tâche que se sont employés W. Bratton et son adjoint J. Maple, il y a sept ans avec la «.reconquête du métro.». Ils ont posté des centaines de policiers aux tourniquets d’entrée et de sortie pour procéder aux arrestations des fraudeurs. Cette méthode possible à New York, et sans doute utopiste en France en raison d’une culture anti-autoritaire dans l’espace public, a porté ses fruits. La fraude a baissé : de 200.000 fraudeurs par jour en 1990, elle est passée à 25.000 environ en 1996. Dans les 76 circonscriptions de police, la délinquance a baissé (Remnick, 1997, 100.; Lardner, 1997, 55). Entre 1990 et 1996, aux dires de la police, cette stratégie a réduit de 80.% les délits, des vols principalement, dans les souterrains du métro. Parmi les resquilleurs incapables de produire des papiers et emmenés sur le champ dans un autobus faisant office de commissariat, la police grâce à ses ordinateurs, a repéré des délinquants violents, déjà connus des services. Un fraudeur sur sept était recherché et un sur vingt et un possédait 120 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES une arme. Les délinquants arrêtés ont donné des informations, également mises sur ordinateur. Ainsi se constitue un fichier détaillé et l’élaboration de stratégies d’action, par exemple, pour saisir les armes. Nous avons observé la même stratégie à La Haye. Le maire R. Guliani, ex-procureur fédéral, adepte de la méthode Wilson/Kelling sur l’éradication de la petite délinquance dans les rues n’a cessé de soutenir publiquement la police et ses méthodes musclées. Le Compstat W. Bratton a chargé J. Maple de développer un programme informatique à partir des cartes qu’il avait élaborées jour après jour de manière empirique lorsqu’il travaillait sur le terrain. À New York, l’information est une forme de pouvoir. Jusqu’alors, il fallait plusieurs mois à la police pour réunir des statistiques opérantes. Ce n’est qu’accidentellement qu’un policier repérait qu’un certain coin de rue dans tel quartier attirait un nombre important d’échanges de coups de feu, de transactions de drogue et d’arrestations. Le système informatique mis en place par Maple lui a permis d’avoir visuellement et instantanément l’information sur un îlot de quartier, d’élaborer un plan d’action, de l’exécuter et de suivre les affaires. Compstat (Computer statistics) représente une véritable révolution technologique en matière d’action policière. Deux fois par semaine, à sept heures du matin, une centaine d’officiers supérieurs de la police, de substituts du bureau du procureur et de représentants d’autres administrations se réunissent au huitième étage du 1, Police Plaza au sud de Manhattan dans la Chambre de Guerre COMCON (Command and Control) pour une réunion. La séance se déroule de la manière suivante : d’immenses cartes sont projetées sur les murs, des zooms pointent sur des immeubles, avec indication des jours et heures de faits précédemment constatés et des statistiques sont présentées sous forme graphique. Tous les incidents relevés par la police sont, en effet, transférés dès leur constat à une base centrale de données et localisés sur des cartes produites par les GIS (Geographic Information Systems). Les données comportent la plupart du temps des informations géographiques permettant de localiser les affaires sur des cartes. L’information peut être organisée par État, comté ou grand quartier ou selon les circonscriptions, les arrondissements ou les rues. Elle donne également la date et l’heure de l’incident, la juridiction, le type de délit, le code pénal, l’adresse, etc. Autrefois, il fallait des mois pour réunir les données. Aujourd’hui, dans chaque circonscription, les données de la semaine sont obtenues le mardi suivant. Elles permettent d’adapter les stratégies. 121 MONOGRAPHIES DE TERRAIN À L’ÉTRANGER Le bureau de planification de la ville de New York a établi des cartes informatiques précises de la ville par rues et adresses sur lesquelles les cartes de police se juxtaposent par ordinateur (Geocoding). Une fois le codage établi, des points électroniques représentent les incidents sur la carte des rues. Les commissaires de police qui ont eu environ trente-six heures pour étudier les dossiers avant la réunion hebdomadaire qui porte sur un quartier précis assaillent de questions avec intensité, rudesse mais aussi gaieté et humour les patrouilles concernées, groupées sur une estrade ainsi que les policiers en civil, les agents de brigade des stupéfiants, la PJJ, et tous les acteurs qui comptent en matière de sécurité dans le quartier.; l’hésitation n’est pas tolérée et le sarcasme public accueille le brigadier qui s’y risquerait devant une centaine de témoins. Visiblement, tous les participants exercent une pression symbolique en vue d’un rendement accru : un chef de brigade sans initiative est menacé de mutation, un chef de brigade exemplaire est décoré. Les consignes données à la police sont inscrites sur les murs du Police Plaza : courtoisie, professionnalisme, respect. Les quatre étapes des procédures sont également affichées : intelligence exacte et à propos des faits.; déploiement rapide.; tactiques efficaces.; suivi sans relâche et évaluation. Le contact direct entre le commandant en chef de la police de New York et le policier de base représente une innovation et une valorisation de ce dernier. Le sentiment qu’une énorme organisation est mise en scène, que le quadrillage est serré, que la corporation policière fait bloc, qu’elle est soutenue sans faille par le maire, que des résultats sont attendus semaine après semaine après la mise en place de stratégies fines porte à son meilleur niveau le moral des troupes. Le vocabulaire est militaire, l’état-major sent qu’il a une guerre à mener sans la moindre tolérance contre les délinquants fréquemment tournés en ridicule, non sans connotations racistes. Ce «.eux.» et «.nous.» rhétorique a pour fonction de souder la police et l’aider à faire plus efficacement et sans ménagement son travail, non sans bavures répétitives sur lesquelles nous reviendrons. Les limites de l’action policière new-yorkaise Compstat facilite l’intervention rapide et efficace de la police et le harcèlement des délinquants après les tous premiers délits, plutôt qu’avant un énième. De là à attribuer le succès de la baisse de criminalité aux nouvelles méthodes (informatiques, statistiques et organisationnelles) de la police de New York, c’est un pas qu’on se gardera de franchir pour plusieurs raisons. D’abord, la criminalité a décliné de manière d’autant plus spectaculaire qu’elle avait connu une rapide ascension. Ensuite, dans d’autres villes qui n’ont pas mis en œuvre ces méthodes (à Houston, de 48.%, à San Diego de 46.% et à 122 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES Dallas de 45.%), la criminalité a également décliné. Enfin, pour s’en tenir à la seule action de la police, il serait donc imprudent d’attribuer aux seules nouvelles technologies policières et à la prévention situationnelle la baisse de la criminalité actuellement constatée. Leur qualité première résiderait, en effet, moins dans la suppression de la délinquance que dans le harcèlement préventif et ininterrompu des délinquants. • L’information donnée sur les cartes informatiques est problématique. Les cartes produites par les GIS – Geographic Information Systems – juxtaposent par exemple familles monoparentales, logements sociaux, homicides et chômage au cours des treize derniers mois, comme s’il allait de soi que cet assemblage était nécessairement criminogène. Il est peu probable que le public français accepterait cette base de données sans réprobation. Il faudrait également savoir si les homicides ont été produits par des gens du voisinage ou non et quelle est la densité de population représentée sur la carte (parfois les crimes sont produits sur des terrains vagues) en fonction de quelles heures de la journée et de la nuit et quels événements particuliers se sont produits à ce moment-là (l’arrivée des allocations aux familles monoparentales provoque par exemple des troubles). La densité est d’ailleurs un facteur trompeur : un bel immeuble avec portier et système de sécurité perfectionné peut contenir le même nombre d’individus qu’une HLM et pourtant connaître des incivilités fort différentes. Les cartes représentant les rues sous forme schématique et abstraite mènent à une déperdition de l’information. Les points électroniques peuvent recouvrir un comme dix crimes et leur proximité produire des brouillages sur les cartes. Les cartes doivent être améliorées en vue d’une action stratégique efficace. • Parallèlement à la haute technologie sur laquelle s’appuie le travail de la police et au sanctionnement des petits délits visant à diminuer la «.qualité de la vie.», W. Bratton avec l’appui du maire Guliani a pu accroître le nombre des effectifs de police déjà augmentés de sept mille hommes par son prédécesseur, monter des opérations undercover, avec des policiers en civil, des campagnes de vérification d’identité – stop and frisk – signifiant que des automobiles ou des suspects sont arrêtés et fouillés ainsi que des déploiements soudains de policiers – raids – dans le métro. Or l’efficacité de la police sur la saisie des armes diminue avec le temps. Qu’on en juge. En 1993, 12.000 individus environ sont arrêtés pour possession d’armes, en 1994, 11.250. Le nombre d’armes saisies par la police décline de 9.% au cours de ces deux années, et de 15.% en 1996, les adolescents préférant laisser leurs armes chez eux. L’adaptation des délinquants aux stratégies policières est démontrée avec force à propos du métro. En 1993, un fraudeur sur 438 est arrêté pour port d’arme.; le nombre passe à 1 sur 904 l’année suivante et à 1 sur 1.034 au cours des six premiers mois 123 MONOGRAPHIES DE TERRAIN À L’ÉTRANGER de 1995. La police est prompte à tirer parti de toutes les statistiques si les arrestations croissent, elle déclare les mesures de dissuasion efficaces, si elles baissent, c’est que le nombre d’homicides avec usage d’armes décroît. • Ce n’est pas une mais des stratégies qui ont été mises en œuvre, et par ailleurs, la baisse de la criminalité avait commencé trois ans avant les réformes de Bratton. Une étude suggère que c’est le déclin des luttes meurtrières entre dealers de crack qui est à l’origine de cette accalmie à New York et dans d’autres grandes villes (Moran, 1997). • Enfin, il nous paraît que les pratiques de la police new-yorkaise accompagnées d’un discours triomphaliste se paient d’un prix très élevé pour les jeunes gens issus des minorités. Dès le début des années 1990, un rapport accablant d’Amnesty International avait épinglé les brutalités et les meurtres causés par la police de New York. Récemment l’affaire Loubia a mis le maire en mauvaise posture et suscité l’indignation. La rivalité qui oppose Haïtiens et Afro-Américains à New York peut expliquer que les mobilisations et les protestations soient restées numériquement faibles mais elles ont agi comme un coup de semonce pour la municipalité. La police tire avantage du fait que les populations des quartiers défavorisés expriment une ambivalence : d’une part, elles ont un besoin de sécurité et donc une demande de police publique puisqu’elles ne peuvent recourir aux services des polices et infrastructures privées comme dans les autres quartiers mais d’autre part, elles redoutent et réprouvent la brutalité de la police publique envers les jeunes des quartiers issus des minorités. Or elles ont raison d’être inquiètes : il est improbable que les jeunes Afro-Américains de sexe masculin qui ont 23 fois plus de chances d’être incarcérés à New York que les jeunes Blancs (11.% des Latinos de 20-29 ans sont également en prison) soient 23 fois plus coupables. Or c’est l’arrestation par la police qui mène à la prison et il est improbable que les jeunes détenus en ressortiront mieux insérés et resocialisés. Les méthodes policières de Chicago À Chicago, la police a opté pour l’îlotage et pour le Community Policing. Il y a cinq ans, l’Alternative Policing Strategy a été mise en place avec l’appui du maire R. Daley. Cette expérience nous semble intéressante. Elle évite les inconvénients de la police triomphaliste à New York qui, on le sait, multiplie les bavures. La police de Chicago dans de nombreux quartiers tente de coproduire la sécurité avec les habitants. Pour le capitaine Byrne dans le 24e district, «.la réforme a eu une incidence considérable. La ville est divisée en vingt-cinq circonscriptions policières, s’étendant chacune sur deux quartiers environ. Les 124 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES brigades sont encouragées à prendre des initiatives et à développer leurs propres programmes. Nous avons localisé les problèmes, nous relevons les immatriculations de toutes les voitures dans les hot spots. Nous aidons les gens à se mobiliser : résidents, commerçants, policiers, à la grande satisfaction de nos élus. Les statistiques sur la délinquance baissent, plus de gens viennent déposer plainte. Par notre seule présence, nous faisons de la prévention, mais cela n’est pas toujours compris par notre hiérarchie. Nous pouvons monter des actions en coopération. Par exemple, dernièrement 66 policiers se sont rendus devant la maison d’un marchand de sommeil et nous l’avons sommé au haut-parleur de modifier son comportement. Nous nous battons contre la petite délinquance qui empoisonne la qualité de la vie. Dans notre quartier, on parle cinquante langues, il y a des officiers de police latinos qui font le lien (difficile) avec les habitants. Dans ce district, deux policiers enregistrent 150 données par jour sur l’ordinateur. Il serait difficile de les remplacer par des civils car la police doit rester responsable de ses propres erreurs.». Richard Block, chercheur, est convaincu que lorsque l’économie est prospère (le taux de chômage tourne autour de 5.% à Chicago), le vol contre les biens décroît. L’innovation ici consiste, par contraste avec New York, à offrir aux gens dans les quartiers les informations recueillies sur les cartes pour qu’ils puissent proposer eux-mêmes des stratégies à la police. Il reconnaît que cela marche moins bien avec les Latinos qui redoutent la police (statuts irréguliers) et avec les minorités noires insurgées de quartiers très paupérisés (Grand Boulevard). Mais les résultats sont probants dans les quartiers mixtes. Selon l’évaluation de la réforme par W.G. Skogan, 25.% des habitants ont repris confiance en eux et pu résoudre eux-mêmes des problèmes pratiques qui les insécurisaient. L’association Chicago Alternative Neighborhood Security qui a beaucoup contribué à la réforme a formé les habitants, elle leur a appris à surveiller leur voisinage, à s’appeler les uns les autres par téléphone, à appeler le 911 (l’équivalent du 17) de manière à établir un contact régulier avec la police. L’état-major de la police a cherché à tester deux approches : l’une axée sur les problèmes (POP), l’autre sur les quartiers lieux de ces problèmes. Il s’est aperçu que la seconde était plus efficace. Quatre-vingt-dix associations se sont impliquées dans la surveillance des quartiers et des écoles.; les médias ont été mobilisés. L’expérience a été évaluée année après année. La réforme a le plus grand impact dans les quartiers ségrégués à forte criminalité, disent les rapports et elle améliore les relations entre la police et les habitants. La formation de la police s’est bien effectuée (200 patrouilles sur 279), celle des habitants a été plus hasardeuse. 125 MONOGRAPHIES DE TERRAIN À L’ÉTRANGER Les comités de prévention de la délinquance formés par les habitants (Beat Meetings) cherchent à offrir des suggestions aux policiers. Dans l’une des réunions à laquelle j’ai pu assister, les habitants, de races différentes, avaient monté des mobilisations en vue de la fermeture de certains bars attirant dealers et prostituées et avaient demandé à la police d’intervenir. Ils reconnaissaient qu’ils s’étaient parfois faits des idées fausses sur certaines hot spots et que les données leur avaient montré qu’ils avaient tort. La police, pour sa part, admettait que les habitants connaissaient bien leur quartier et que leurs suggestions lui étaient précieuses. Si la stratégie policière de Chicago axée sur le Community Policing et la coproduction de la sécurité offre une alternative séduisante, on ne saurait oublier que : comme à New York, l’action de la police opère en cohérence avec la justice. La justice est, comme à New York, liée par une législation répressive, en particulier pour les mineurs.; plus un quartier est dégradé, moins les résultats sont probants. Les ghettos ont des institutions moins efficaces, des réseaux informels plus lâches et un environnement social dangereux qui décourage l’autoprise en charge. L’expérience des kobans et le partenariat police/population À Boston, à Philadelphie, à San Juan, à Chicago, à Washington des sanctuaires urbains permettant aux jeunes de trouver un refuge au sein de quartiers très détériorés se sont trouvés soutenus par l’ouverture de mini-commissariats de police opérant 24 h sur 24, à la manière des kobans japonais. À Washington, un mini commissariat sur trois étages abrite un centre où les jeunes s’initient à la réparation des ordinateurs. Le directeur est un civil et des travailleurs sociaux sont là, financés par le ministère de la Justice, pour l’accueil de la population au rez-de-chaussée. C’est l’organisation de locataires dans le grand ensemble et des associations de jeunes qui expriment leurs besoins en sécurité à la police (par exemple, par rapport à la présence de dealers). Les îlotiers sont souvent eux-mêmes issus des quartiers et volontaires.; ils font fonction de tuteurs aux jeunes fréquemment issus de familles monoparentales. Ils disent que les jeunes ne se trompent pas sur leur fonction et ne les confondent pas avec les assistants sociaux. Si un délit sérieux survient, les îlotiers peuvent appeler en rescousse la police locale pour ne pas rompre brutalement les liens qu’ils ont élaborés avec les jeunes. L’expérience, évaluée sur trois années par la Fondation Milton Eisenhower, a été positive au cours des deux premières années en termes de baisse de la criminalité dans le quartier du koban (koban de 126 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES San Juan – 26.% comparé à – 11.% dans la ville.; Philadelphie – 21.% comparé à – 11.%.; Boston – 26.% comparé à – 10.% et Chicago – 20.% comparé à 10.%), du sentiment d’insécurité et de la relation police/population. Puis les fonds ont été brutalement coupés et le taux de criminalité a stagné ou est remonté. Le succès est attribuable aux multiples solutions offertes à des problèmes multidimensionnels : solution offerte par les sanctuaires pour éloigner les jeunes gens de la rue meurtrière, kobans résidentiels et non résidentiels pour la police, tutorat offert aux jeunes par les îlotiers, soutien des travailleurs sociaux et des «.presque pairs.», partenariat avec les écoles, coproduction de la sécurité dans les rues par les habitants, les jeunes et les professionnels (parfois incluant des visites aux familles) et réflexion conjointe sur des problèmes spécifiques du quartier. Cette expérience limitée amène à réfléchir sur l’implication de la société civile dans la résolution de ses problèmes de sécurité. L’essentielle lutte de la société civile dans les quartiers New York Les efforts que déploient les habitants des quartiers dégradés pour prévenir la violence reçoivent rarement autant d’attention que la publicité donnée aux stratégies policières. À New York, il s’agit des efforts que déploient les habitants eux-mêmes pour prévenir la violence et empêcher que les jeunes ne paient le prix fort de la triomphante politique policière de «.tolérance zéro.». Le quartier demeure, en effet, le lieu essentiel de la mise en œuvre de la sûreté dans l’espace public, du respect des règles de civilité, de la socialisation collective des enfants, de l’initiative associative, bref, de l’expression d’un capital social partagé. Il ne s’agit toutefois pas de tomber dans l’angélisme. L’implication des citoyens, quels que soient les quartiers, a aussi sa version d’ombre. Dans toutes les catégories de la société, y compris dans les groupes frappés par une même misère de condition, prévaut une frustration consistant à faire payer les uns pour le malaise des autres. Lorsque le président Clinton annonce qu’à la première faute commise par un locataire d’un logement public ou par l’un des siens, il sera expulsé, les autres locataires applaudissent, (ce serait sans doute le cas en France à l’heure actuelle), comme cela me l’a été confirmé lors de mes entretiens à Harlem. L’Angleterre s’aligne sur ce schéma. Comme l’a montré Wesley G. Skogan, les programmes de lutte contre la criminalité sont fréquemment dirigés par les habitants les plus influents d’un quartier, même pauvre, en particulier par les propriétaires «.respectables.» qui s’organisent contre les «.mauvais.» éléments, minorités pauvres, locataires, etc., lesquels deviennent des suspects en puissance. La surveillance des uns par les autres, les patrouilles de vigiles, le partage des informations avec la police qui passerait pour de 127 MONOGRAPHIES DE TERRAIN À L’ÉTRANGER la délation en France mais qui est érigé en vertu civique outre-Atlantique et les perquisitions à domicile sont des initiatives encouragées par les municipalités et destinées à donner aux habitants le sentiment qu’ils peuvent être maîtres chez eux (empowerment). La frontière entre civisme et règlement de comptes est mince. Au pire, apparaissent les milices et les tirs sans sommation sur les propriétés privées, à un moindre degré, des panneaux «.Neighborhood Watch.» signalent que le quartier est sous surveillance. Trente millions de membres dans neuf mille collectivités s’emploient à produire des règles de protection dans le voisinage avec la coopération de la police en charge de la formation des habitants. Les Américains dépensent 65 milliards chaque année pour leur sécurité privée. Il n’existe toutefois aucun déterminisme socio-économique qui puisse empêcher des habitants solidaires sur la question de la sécurité de faire preuve d’ingéniosité pour arracher leurs rues aux dealers et aux gangs, pour mettre en œuvre des actes de protection à l’égard des plus jeunes et pour manifester leur solidarité. Un peu partout, les habitants qui ne font guère confiance à leurs institutions s’organisent pour lutter contre la criminalité violente et exercer eux-mêmes un contrôle sur les adolescents. Les mères de familles monoparentales de grands ensembles de Harlem dans lesquels je me suis rendue, les retraités et certains jeunes adolescents manifestent une cohésion, une volonté d’agir et un pragmatisme débouchant sur des actions de prévention concrètes et sur une autoprise en charge sans recours à la police. Le jour de Halloween, par exemple, en 1997 alors que les gangs menacent de mener des actions violentes d’envergure dans le quartier de Mott Haven dans le Bronx, un très grand nombre de parents prennent la décision de garder les enfants chez eux plutôt que de les envoyer à l’école. En 1994, on estimait que chaque jour, 150.000 enfants dans le pays avaient peur de se rendre à l’école. La sécurité est considérée comme un droit, un bien économique et dans le meilleur cas, un objectif commun autour d’un micro-espace public partagé où sont régulés les conflits. Les commerçants coopèrent avec des brigades de mineurs spécialement formées ou avec les vigiles pour lutter contre l’absentéisme scolaire et contre l’intimidation des gangs. Les personnes de race noire dans les grands ensembles de Harlem que j’ai rencontrées s’auto-organisent pour coproduire leur sécurité. Depuis que la police dans les grands ensembles a fusionné avec la police urbaine, les habitants ne parviennent plus à connaître les îlotiers. Ces derniers changent fréquemment, ils se déplacent à la «.manière d’une meute par groupes de six ou huit.», disent-ils, et les locataires regrettent ceux à qui auparavant ils faisaient confiance. Comme dans les cités françaises, on jette parfois des objets lourds ou dégradants sur la police du haut des toits. S’ils peuvent traiter eux-mêmes 128 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES la situation, disent les enquêtés de Harlem, ils ne feront pas appel à la police new-yorkaise, réputée raciste et corrompue. Mais les habitants s’emploient à surveiller eux-mêmes leur environnement. Les jeunes font souvent office de guetteurs. Certes la prévention situationnelle ne traite pas les causes des désordres mais elle contribue à harceler les délinquants. Selon une étude de S. Saegert, dans les quartiers sensibles, plus les locataires sont pris en charge, plus l’environnement laisse à désirer.; à l’inverse, plus ils ont un emploi et de meilleurs revenus, plus ils s’impliquent. La perception des problèmes de sûreté les plus graves vient des immeubles où sont logés d’anciens sans-abri. Mais, lorsque ces derniers conçoivent qu’ils pourraient devenir propriétaires et lorsqu’ils le deviennent, les problèmes, par exemple, de drogue tendent à s’estomper. Le niveau d’instruction a également une incidence positive. Plus les résidents sont instruits, plus ils relativisent les problèmes. Enfin, la stabilité démographique et la plus petite taille des immeubles contribuent au succès de l’action collective. Le syndrome du petit frère La socialisation des enfants dans les ghettos a été fortement influencée par l’ampleur avec laquelle les aînés ont été décimés par le crack au début des années 1990. Les guerres de territoires (turf) ont fait des milliers de victimes dans les ghettos. Par réaction, aujourd’hui, de nombreux jeunes de ces cités ne touchent pas à la drogue, à l’alcool ni aux armes à feu. On se trouverait donc au point bas d’un cycle qui se prolongerait autant que la mémoire d’une génération ne s’est pas effacée. Une prise de conscience se serait imposée : non seulement la violence ne mène qu’à la prison ou à la mort mais elle n’est plus à la mode. Cette transformation dans les comportements, corroborée par la baisse enregistrée dans les services d’urgence des hôpitaux, signalerait une mutation dans les systèmes de valeurs. Nombre de ces jeunes se sont d’ailleurs inscrits à l’université. Il est encore trop tôt pour savoir si cette hypothèse est ou non fondée. À Chicago On dispose sur Chicago de remarquables études en profondeur des quartiers. Selon une étude récente menée sur quatre-vingts quartiers de Chicago par R. Sampson et ses coéquipiers, à l’initiative de Mc Arthur Fondation (Sampson et al., 1997), des quartiers pauvres et racialement ségrégués peuvent, tout autant que d’autres, faire preuve d’«.efficacité sociale.». De quoi s’agit-il.? Essentiellement de l’autorisation que l’on s’accorde mutuellement pour intervenir sur un problème de quartier, qu’il s’agisse des enfants perturbant la vie collective, du bruit, du cambriolage en train de se produire chez son voisin, etc. 129 MONOGRAPHIES DE TERRAIN À L’ÉTRANGER • Le Mentoring (tutorat) et les rites de passage dans les Robert Taylor Homes Le Mentoring and Rites of Passage est un dispositif destiné à réduire les conduites violentes et les coups et blessures dans le grand ensemble de logements sociaux, le plus vaste et le plus dangereux du pays, les Robert Taylor Homes. Les jeunes sont mis en face-à-face avec des adultes qui leur servent de tuteurs et qui, par le biais d’activités, les encadrent au cours de leur adolescence. Les «.tuteurs.» reçoivent une formation pendant six mois de manière à conseiller au moins deux fois par semaine chacun des dix à quinze jeunes dont ils ont la charge. La recherche de la fierté culturelle, le travail sur l’image du jeune sont encouragés de même que l’agilité en termes de communication et de décision. Toute une campagne de refus de la violence destinée à toucher tous les habitants du grand ensemble accompagne ces efforts. Deux excellentes expériences méritent mention : celle de Youth Guidance mise en place pour lutter contre la violence dans les écoles de Chicago qui bénéficie de l’appui du maire et de l’État de l’Illinois. Dans l’optique du maire Daley, la priorité doit aller à l’éducation des plus jeunes dans le système public et à la formation des 18-20 ans. Dans le ghetto de West Side, Bethel New Life déploie une énergie considérable pour ramener la vie dans ce quartier de Chicago très paupérisé et lutter contre les actions des dealers de drogue. Nous avons évoqué en détail ces expériences positives dans un autre rapport (Body-Gendrot, 1996). Des associations ou des structures ressources de plus vaste envergure coordonnent les efforts. Tel est le cas, dans le West Side, de Bethel New Life. • Bethel New Life est une organisation de quartier particulièrement dynamique, constituée à partir d’une église luthérienne qui, depuis six ans, a décidé de reprendre le voisinage en main. Les problèmes sociaux de ce quartier infesté de dealers de drogue sont tentaculaires : familles monoparentales sur cinq générations, apathie générale, résignation à la misère. Le quartier est passé de 60.000 à 24.000 habitants en vingt ans.; les PME, les commerces se sont retirés laissant derrière eux des sites pollués qui sont devenus des décharges publiques, faute de ramassage d’ordures suffisant. Bethel, avec un budget de 7 millions de dollars, emploie 400 personnes dans un quartier où le taux de chômage avoisine 60.%. Jusqu’alors ces personnes étaient rémunérées sur des fonds publics, mais ceux-ci ayant été fortement réduits, Bethel a dû trouver d’autres sources de financement. Entre 1970 et 1990, le nombre de maisons ayant diminué de 40.% dans ce quartier, Bethel en a réhabilité un millier avec 65 millions de dollars d’investissements. Elle a créé une 130 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES crèche pour 70 enfants de 3 à 5 ans, nettoyé les abords des rues avec des équipes de bénévoles, placé 4.000 personnes en apprentissage, construit un centre médical orienté vers la prévention et elle cogère des créations de petits commerces. Comment.? Bethel a tiré parti de données informatiques réunies pour prouver le désinvestissement des banques dans ce quartier. S’appuyant sur la loi de 1977, le Community Reinvestment Act, qui interdit aux banques de discriminer les quartiers, elle a pu convaincre la First Chicago Bank de faire un essai et d’investir dans le quartier. Au bout d’un an, la banque n’ayant pas perdu d’argent dans ses opérations, les militants de Bethel lui ont demandé de convaincre deux autres banques d’investir à leur tour. Ainsi la dynamique a-t-elle été lancée. Bethel compte tirer parti des 2,5 millions de dollars de la politique des zones franches affectés aux prêts pour former un partenariat avec les employeurs qui s’installeront dans le couloir industriel et dans les zones commerciales. Elle fera appel aux banques pour aider les employés à devenir propriétaires de logements rénovés. L’accès à la propriété est perçue comme le meilleur moyen de stabiliser un quartier et d’inciter les habitants à s’y investir. La modestie de l’objectif par rapport aux moyens déployés ne cesse de surprendre : ici 25 maisons sont en jeu, là 20 emplois, mais l’effet cumulatif est escompté. On mesure l’acuité des problèmes lorsque l’on sait que, par exemple, dans un quartier adjacent du West Side, les 66.000 habitants n’ont en tout et pour tout qu’une banque et un supermarché, mais 66 PMU et une centaine de bars et de marchands de vin. Bethel travaille de manière multidimensionnelle contre la violence. Chaque année, 700 jeunes sortent de prison et il faut les aider à se réinsérer. Des cours de rattrapage sont offerts en partenariat avec IBM et avec l’entreprise Argonne pour leur trouver des emplois, par exemple dans le recyclage, lequel peut déboucher sur la création de PME qui peuvent intéresser les banlieues aisées. Non sans humour, les gens du quartier disent qu’étant considérés par les autres comme des déchets, ils savent très bien les gérer et même qu’ils en tirent une fierté. Les programmes de santé font partie de l’approche globale de Bethel. 900 patients par mois se rendent au centre qu’elle a créé pour les maladies infantiles, le Sida et les dépressions. Santé et qualité de vie sont liées. L’accès à un logement décent, à un emploi résout une partie des problèmes psychosomatiques. Bethel est particulièrement engagé dans la lutte contre la drogue et ses bénévoles mènent des campagnes d’information porte-à-porte. «.C’est une guerre, ici.», s’exclame Marcia Turner. «.J’ai grandi ici, mais je ne reconnais plus mon quartier. Que fait le gouvernement.? Pourquoi les médias ne rendent-ils pas compte de nos efforts.?... Chaque mois de septembre, nous chassons les dealers, nous occupons les trottoirs, jour et nuit, nous manifestons. Certes c’est du travail symbolique, mais c’est le signe que nous 131 MONOGRAPHIES DE TERRAIN À L’ÉTRANGER nous battons..» Les militants se plaignent de ce que les centres de traitement des toxicomanes soient si peu nombreux et si coûteux (28.000 dollars pour 28 jours : coût inabordable pour les gens du quartier). Enfin, tant pour les mères isolées et battues qui recherchent des lieux transitoires et des crèches que pour les 600 personnes âgées, négligées par leurs familles, Bethel a trouvé des solutions en partenariat. L’organisation n’attend rien des élus locaux «.lesquels, une fois élus, cessent d’être au service de la population. Les habitants des quartiers difficiles ne comptent pour rien aux yeux des hommes politiques, pas même pour un groupe de pression. Il faut donner la priorité à la reconquête du quartier par les exclus eux-mêmes.». Une militante, comme Marcia Turner dont la foi ébranlerait des montagnes, est convaincue qu’il y aura toujours une relève dans l’action communautaire. «.Survivre ou mourir.» : pour sa part, elle a choisi de tisser les fils de la survie. De telles innovations ne doivent pas masquer la tendance générale : elles colmatent les brèches mais ne résolvent pas les problèmes fondamentaux des quartiers ségrégués confrontés à la menace de violence et de délinquance. Tout au plus, ces initiatives font-elles en sorte que la société n’explose pas et entretiennent-elles l’idée que l’on peut réussir malgré l’adversité. W.J. Wilson qui a longuement étudié les quartiers de Chicago ne nous berce pas d’illusions : plus les quartiers sont dégradés, plus les problèmes de sécurité sont graves, plus il est difficile pour les habitants de mener des actions collectives. Ils mentionnent onze à douze fois plus souvent les attaques à main armée comme problème que ne le font les habitants des quartiers aisés. Ils sont 80.% à se plaindre de problèmes de vente de drogue et 63.% de la conduite des jeunes en groupes. En conclusion, il nous semble que la réduction des actes qui empoisonnent la vie de gens et mettent en péril «.la qualité de la vie.», quels que soient les quartiers et les États, enregistre en partie des succès du fait des réformes opérées dans la police, en partie de l’implication des habitants eux-mêmes et en partie du fait d’autres facteurs déjà mentionnés mais peu évoqués dans le débat public. À New York, le tour de force a consisté à remobiliser les troupes sur un travail habituellement dévalorisé et à responsabiliser les hommes. Le moral de la police s’en est trouvé dynamisé et les habitants se sont remobilisés. À Chicago, la réforme de décentralisation a rapproché police et habitants des quartiers. À Boston, policiers et officiers de probation parcourent conjointement les rues. Un peu partout, le travail de prévention est probant et le bilan est globalement positif : les populations se félicitent de ce que les rues soient plus sûres, les élus encaissent les dividendes électoraux, la police reçoit des éloges et les brutalités et abus sont minimisés dans la mesure où les familles dans les quartiers pauvres approuvent, elles aussi, la baisse de la criminalité 132 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES et des désordres et que le leadership minoritaire est désorganisé pour protester contre les abus de pouvoir. On a vu l’usage qui est fait d’une technologie élaborée pour rendre le travail de la police plus efficace. Même si l’on doit se montrer prudent quant aux corrélations de la baisse de la délinquance et de l’action policière, les bénéfices symboliques tirés de la criminalisation des délinquants par les élus en direction de leurs électeurs sont évidents. L’opinion en France demande à la police de lutter contre la petite délinquance et de communiquer sur ses actions. Mais ce travail ne peut se faire qu’une fois un quartier sécurisé. Les controverses relatives aux ordonnances municipales françaises sur les couvre-feux et aux arrêts contre la mendicité montrent les hésitations des responsables de la sécurité et de la justice en France à céder «.au tout répressif.». S’il souhaite des villes sûres et dénonce l’exaspération des violences urbaines, notre pays n’est pas engagé dans le courant anglo-américain fortement punitif. Supprimer les tribunaux des mineurs pour les juger comme des adultes (projets en préparation aux États-Unis), appliquer la peine de mort, y compris pour des jeunes mineurs de 11 ans comme le demande un législateur du Texas, penser que l’incarcération résout les problèmes (comme au Royaume-Uni) : de telles solutions radicales et à court terme ne traitent pas les causes des violences et reportent les problèmes à la sortie de prison. Chaque culture nationale influence les choix de définition des problèmes et des solutions. La coproduction de la sécurité à la suisse ou à la scandinave qui incite à l’autosurveillance par les habitants du voisinage ne serait-elle pas interprétée comme de la délation en France ou comme de la «.collaboration.».? Quelles inspirations peut-on tirer de ces expériences étrangères.? Deux grandes tendances se dégagent : une approche ferme mais consensuelle, axée sur le dialogue entre la police et les habitants caractérise l’Ouest de l’Allemagne et les Pays-Bas tandis qu’un discours et des lois répressives, modérées par les pratiques locales et par l’implication de la société civile distinguent les États-Unis et le Royaume-Uni. Si tous les pays occidentaux connaissent des phénomènes de violence urbaine dans des quartiers frappés par le chômage, la déréliction, les ruptures familiales, la substitution d’une culture de rue aux normes forgées par les catégories dominantes, sans doute, les traditions et les histoires spécifiques, l’ampleur et la nature des problèmes de chaque pays expliquent-elles les différentes manières de catégoriser, d’exclure, de criminaliser, de punir, d’insérer, d’intégrer. 133 MONOGRAPHIES DE TERRAIN À L’ÉTRANGER Ainsi à Francfort, l’opinion générale des personnes rencontrées laisse entendre que la population est préoccupée mais qu’elle n’est pas paniquée. Le but de la police est, par conséquent, de rester proche du citoyen. Certes, elle doit donner l’impulsion en matière de prévention et d’actions mais elle tire sa légitimité de la reconnaissance du citoyen. Pour celui-ci, les programmes mis en place par la police sont affaires de spécialistes, ce qui importe c’est qu’ils contribuent à ramener le sentiment de tranquillité. L’interaction et le dialogue s’avèrent efficaces : la police écoute les doléances, fixe les priorités, communique sur le sujet. L’exemple de Francfort illustre le succès d’une politique de prévention lorsque les problèmes collectifs sont relativement restreints, les moyens mis en œuvre considérables et la culture, favorable à l’implication des citoyens dans la gestion des affaires de la cité. L’une des forces allemandes repose sur le concept consensuel du dialogue. Mais est-il applicable dans des villes d’ex-Allemagne de l’Est où se posent les plus graves problèmes de conflictualité sociale entre jeunes gens et immigrants.? L’approche néerlandaise au quotidien n’apparaît pas éloignée de celle de Francfort : la police seule ne peut rien résoudre, les policiers connaissent la population et sont connus d’elle. Comme à New York, chaque policier est responsable d’une rue, d’un quartier selon un concept de proximité. Le travail de la police est noté par les citadins. La police rend des comptes. C’est un service public. Les méthodes informatiques de la police s’apparentent aux méthodes new-yorkaises et permettent d’identifier rapidement des noyaux durs avec précision. Mais ici comme là-bas, les faits de violence sont totalement probables et complètement imprévisibles. L’une des leçons de tolérance sous contrôle donnée par la police hollandaise consiste à laisser aux jeunes gens des espaces d’expression. Ils ont besoin de confrontation. Plus la police intervient, plus une soupape à la violence des jeunes s’avère nécessaire. Il est dangereux de ne chercher qu’à les criminaliser et à leur accoler une identité négative qui les empêche de trouver leur voie d’insertion. Pourtant, l’essoufflement de la politique de prévention marque ses limites et l’opinion, inquiète, réclame, comme ailleurs plus de mesures de répression. Les solutions anglo-américaines ne peuvent être les nôtres mais elles sont matière à réflexion. Jusqu’alors, la question du «.comment punir.?.» distinguait une politique de droite ou une politique de gauche. Aujourd’hui, dans tous les pays, on observe une autonomisation de la question. Le débat devient alors non plus «.qui punir.?.», «.quels délits punir.?.» «.à partir de quelles valeurs collectives.?.» «.pour quel but.?.» mais «.telle mesure est-elle plus 134 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES efficace que telle autre.?.», «.faut-il incarcérer dès l’âge de 12 ans.?.», «.les camps d’incarcération sont-ils efficaces pour les mineurs.?.», etc. Une politique d’incarcération massive à l’américaine apparaît comme une politique à courte vue, comme le montrent les chiffres de la récidive (à moins que l’on considère que la perpétuité pour double récidive ne résolve aussi ce problème). L’augmentation de 50.% du nombre de détenus (65.620 personnes incarcérées) depuis 1992 au Royaume-Uni et les conditions de surpopulation dans les prisons peuvent y entraîner des troubles sérieux. Par ailleurs, la labellisation des jeunes issus des minorités en criminels potentiels est désastreuse pour le civisme d’une nation. Pourtant, en France, sous l’emprise de discours démagogues, nous nous acheminons vers cette solution de facilité qu’est la stigmatisation de catégories exclues et l’invocation de la prison. Les problèmes de violence urbaine aux États-Unis se mesurent en homicides, en massacres, en émeutes de grande ampleur. On dit de certaines villes – Los Angeles, Miami – qu’elles sont simplement «.entre deux émeutes.». Ces dysfonctionnements urbains sont la marque de désaffiliations graves, résultant de la ségrégation spatiale, du repli des classes moyennes, de la sécession de catégories aisées par rapport à l’espace public. Sur ces processus de fracture sociale, prévaut le laisser-faire et l’État n’est pas conçu pour intervenir. Ajoutons à cela que les coupures ethnoraciales découragent les identifications et les mobilisations. Peut-être peut-on avancer que bien des conflits urbains de coexistence territoriale qui ont caractérisé la fin des années 1960 et le début des années 1970 se sont résolus par la mobilité et l’incorporation des anciens émeutiers à des postes de responsabilité et par le retrait de ceux qui le pouvaient dans des enclaves protégées. Que les trois quarts des Américains de race blanche n’habitent plus les centresville où vivent une majorité de Noirs et de Latinos réduit la conflictualité sociale. C’est d’ailleurs à ce moment-là que l’on peut situer la substitution du terme crime à celui de violence. La violence interpelle la société qui la produit, les grandes émeutes urbaines des années 1960 suscitent la réunion de commissions, la production de rapports et de grands débats publics. La question du crime, elle, ressort de la police. La France n’est pas dans ce schéma d’évitement. Il ne serait guère envisageable de passer trois semaines en France dans un quartier sensible sans rencontrer un seul visage blanc, comme cela se produit à Chicago, par exemple, où 75.% des Noirs vivent dans des quartiers à 95.% monoraciaux ou dans d’autres quartiers ségrégués de grandes villes américaines. Les trois quarts des Français n’ont pas quitté les villes pour se réfugier «.entre eux.», dans des enclaves protégées même si l’on observe des mouvements de repli et de privatisation ici comme ailleurs. Ce ne sont pas par les homicides que se mesurent les violences urbaines qui ne sont pas la première cause de disparition des «.jeunes 135 MONOGRAPHIES DE TERRAIN À L’ÉTRANGER des banlieues.». Des centaines de milliers d’enfants ne se rendent pas à l’école avec des armes. Certes nous avons des bandes mais pas des gangs structurés sur la race et sur l’ethnie ne vivant que de trafics d’armes, de drogue, d’alcool et qui constituent le seul pouvoir administratif de sous-quartiers. La crise familiale est loin chez nous de celle que connaissent les États-Unis où 63.% des enfants noirs vivent dans des familles monoparentales de plus en plus démunies de protection sociale. Là-bas, un enfant sur cinq vit dans la pauvreté, cent mille enfants font partie des sans-abri, etc. On peut choisir de se faire peur en se disant que tout cela nous guette, mais nos histoires sont singulièrement différentes. On est frappé par la dichotomie de la pensée anglo-américaine qui repose sur le fait que l’individu doit être capable d’assurer sa protection et celle des siens. Si l’entraide existe, c’est au sein d’une communauté de voisinage fondée sur un principe contractuel. Le terme «.communauté.» revêt un sens fort. L’État carcéral se substitue à l’Étatprovidence qui déresponsabilise des individus jugés non méritants ou trop pesants pour une société précarisée par les défis mondiaux qu’elle a à relever. Sous l’angle positif, il faut admettre que lorsque les décideurs américains arrêtent une politique, ils s’en donnent les moyens et que lorsque cette politique réussit, un marketing très efficace s’emploie à le faire savoir. Dans nos «.banlieues.», face à nos violences urbaines, nous produisons un discours alarmiste et défaitiste alors que chaque jour, des innovations mises en œuvre restent invisibles pour le plus grand nombre. On ne parle guère des quartiers qui «.repartent.» ni des miracles opérés tous les jours par les habitants, alors qu’on le fait si fort outre-Atlantique (cf. South Bronx). Dans l’expérience policière new-yorkaise, l’autonomie accordée aux brigadiers et la responsabilisation requise des gradés donnent d’éloquents résultats. Le tour de force a consisté à remobiliser les troupes sur un travail habituellement dévalorisé. Le moral de la police s’en est trouvé dynamisé et les habitants se sont remobilisés. À Chicago, la réforme a rapproché police et habitants des quartiers. L’intériorisation par l’ensemble du corps des polices des objectifs poursuivis s’en est suivie. Le discours de fermeté énoncé par la police en cohérence avec la justice est en prise sur une opinion américaine majoritairement conservatrice. Si l’on considère en effet que la justice est une administration faisant appliquer la loi fédérale et/ou locale et que la loi émane des législateurs élus du peuple, on perçoit les dangers de cette désacralisation. La démocratie médiatique et l’émotion immédiate qu’elle suscite tantôt pousse les législateurs à suivre une opinion populiste qui réclame vengeance au nom des victimes, tantôt à faire campagne 136 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES contre les juges et tantôt à devancer l’opinion modérée à des fins électorales. Il nous paraît, par ailleurs, que les pratiques de la police newyorkaise accompagnées d’un discours triomphaliste se paient d’un prix trop élevé pour les jeunes gens issus des minorités et que le «.tout répressif.» connaîtrait vite ses limites en France. Dans notre pays, les médias d’envergure nationale reprennent à leur compte la résistance exercée par un certain nombre d’intellectuels face au discours démagogue du «.péril jeunes.» et à la stigmatisation des jeunes issus de l’immigration, ce qui ne semble plus être le cas outre-Atlantique où dans les médias, la compassion sociale a trouvé ses limites. En conclusion, il nous semble qu’aux États-Unis, si souvent donnés comme point de mire, quels que soient les quartiers et les États, la réduction des actes qui empoisonnent la vie de gens et mettent en péril «.la qualité de la vie.» vient en partie des réformes opérées dans la police, en partie de l’implication des habitants eux-mêmes et en partie d’autres facteurs déjà mentionnés. Si l’on imaginait trois scénarios pour l’avenir, à côté de celui de la gestion à outrance des risques présentés par les ghettos (avec force technologie policière) et de celui du communautarisme au sein d’un monde fractal, il ne faudrait pas minimiser celui de la résistance démocratique qui, à l’échelon micro des quartiers répare les effets destructeurs du discours de criminalisation. L’essence d’une démocratie, c’est peut-être d’ouvrir des espaces pour que continûment des défis puissent être lancés à l’ordre des choses, d’un site à l’autre. Son unité et sa permanence se trouvent dans ce travail perpétuel de la société sur elle-même et par elle-même, en recherche d’équilibre et de limites. Personnel socio-éducatif, agents de probation, éducateurs de rue, associations à but non lucratif, entreprises travaillant parallèlement pour réformer les pratiques des institutions témoignent d’une conviction que le caractère bénéfique d’une pluralité d’acteurs unit les énergies. Notre société trop soumise à des pratiques décidées par l’appareil public du sommet vers la base pourrait réfléchir sur ce pluralisme. La responsabilisation sociale fait la citoyenneté. L’implication de la société civile reste le plus sûr moyen d’aider les institutions à faire efficacement leur travail. La police seule, est impuissante, l’école, si elle reste coupée des parents, paraît arc-boutée sur ses savoirs et déconnectée de la société civile qui lui demande d’être aussi un lieu de vie et d’épanouissement.; la lutte contre la violence reste vouée à l’échec si elle n’est le fait que des seuls professionnels. Mais que la police se mette au service des habitants, que l’école soit le lieu de vie d’un quartier et que la lutte contre la délinquance devienne aussi l’affaire des habitants des grands ensembles et l’on voit poindre un autre horizon. Cinquième partie QUELQUES PROPOSITIONS POUR RÉGULER LES VIOLENCES URBAINES : LE REFUS DU MANICHÉISME QUELQUES PROPOSITIONS URBAINES :POUR LE REFUS RÉGULER DU MANICHÉISME LES VIOLENCES QUELQUES PROPOSITIONS POUR RÉGULER LES VIOLENCES URBAINES : LE REFUS DU MANICHÉISME 139 Représenter la société française d’aujourd’hui comme duale ne peut conduire qu’à élaborer, pour ses maux, des solutions binaires. À l’opposé, la volonté de percevoir et comprendre la variété des situations, leurs «.territoires.» et leurs antagonismes, mène à dégager l’ensemble des mesures personnalisées qui, seules, peuvent prétendre à l’efficacité. S’il faut réserver le mot violence, maintenant banalisé, aux actes qui tombent sous le coup de la loi pénale (délits et crimes), beaucoup d’analystes s’accordent à admettre que : – sous sa forme généralement attribuée à une partie bien identifiée du corps social (jeunes et habitants de banlieues pauvres), elle est l’aboutissement d’un affaissement des valeurs de la société tout entière.; – le chemin qui y conduit est pavé de l’ensemble des nuisances (aussi appelées incivilités) quotidiennes qui vont du sans-gêne social aux actes relevant des contraventions. Le fait de reconnaître, et de sanctionner, les violences urbaines oblige à s’attaquer aussi aux conditions qui les favorisent.; dans les deux cas, la difficulté vient moins de l’affirmation de la nécessité du traitement que l’adéquation des mesures à mettre en œuvre. Les principes en sont énoncés ci-après sous forme de propositions à valeur générale qui doivent être spécifiées pour leur traduction en mesures concrètes.; cependant, elles résultent de l’écoute objective des différents acteurs rencontrés sur le terrain, de l’analyse théorique et de l’observation d’expériences françaises et étrangères. De ce fait, ces propositions évitent tout autant : – la tentation du «.tout répressif.», qui traduit l’exaspération d’une majorité de l’opinion face à l’absence d’une vision de la société par ses citoyens, et donc l’incapacité de l’autorité publique à jouer son rôle de façon transparente et cohérente.; – l’angélisme du «.tout éducatif.», tentation typiquement française qui porte à ne voir dans les actes de violence que la rencontre de deux victimes, l’une d’un individu, l’autre de la société. 140 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES L’EXERCICE DE L’AUTORITÉ Poser un diagnostic de situation adéquat Les formes que prennent les «.violences urbaines.» ne se réduisent pas à la montée de la délinquance des mineurs, à laquelle on savait autrefois appliquer une série de remèdes éprouvés, à la fois éducatifs et préventifs, parfois répressifs, avec une certaine efficacité, du moins jusqu’à l’aube des années de la «.crise.», marquées par la multiplication des situations de détresse sociale. Les violences ne sont pas non plus réductibles à des phénomènes «.d’incivilités.» qui menaceraient la «.tranquillité sociale.» : manger des bonbons dans les supermarchés, mâcher du chewing-gum en classe, cracher par terre, jeter ses ordures en dehors des bacs, parler fort dans le bus, etc., ces comportements ne peuvent être assimilés aux délits violents ni aux crimes, au risque d’une confusion. Les violences urbaines prennent au contraire des formes nouvelles, qu’il s’agit d’identifier : montée de la peur d’une «.relégation.» sociale et économique pour les jeunes et les adultes, «.décrochage.» social des plus précaires dès le début des années quatre-vingt, mais aussi d’une partie des classes moyennes, depuis les années quatrevingt-dix. Avec pour conséquences la constitution d’une culture de la rue, et l’exacerbation de la conflictualité sociale. Certains territoires paraissent «.déstabilisés.», et il importe d’en prendre la mesure. Mais dans les deux cas la perte de confiance dans les institutions de progrès, que représentaient l’école ou le secteur éducatif, les équipements sociaux, le logement, le salariat, avec le progrès garanti pour tous, sont à l’origine de mouvements qui entrent dans cette catégorie des violences urbaines. À cet égard certains adultes, tentés par l’autodéfense par exemple, ne sont pas moins violents que les plus jeunes. Les uns paraissent douter de la capacité des institutions publiques à maintenir l’ordre, à assurer le bien-être social, voire la promotion ou l’avenir même de leurs enfants, et réclament en dernière instance à la police de les protéger, ou assurent eux-mêmes leur propre police. Les autres sont convaincus que la police leur est hostile, que les éducateurs ne servent à rien, qu’ils ne sont représentés par personne, et que l’école ne remplit pas sa mission d’assurer l’égalité et la promotion de tous. L’ensemble de ces éléments de diagnostic doit être pris en compte de manière équitable, dans une politique de sûreté publique. Les contrats locaux de sécurité peuvent y contribuer, permettre un partenariat et mesurer l’efficacité des services en charge de la sécurité. QUELQUES PROPOSITIONS POUR RÉGULER LES VIOLENCES URBAINES : LE REFUS DU MANICHÉISME 141 Proposition 1 : Le principe de fermeté doit s’appliquer à tous les acteurs sociaux.; l’administration doit donc mettre en œuvre, en parallèle des moyens de répression, des moyens d’intermédiation proches et accessibles à tout moment. La police comme force de pacification et de régulation sociale Une approche, aujourd’hui dominante, prend comme entrée les populations «.à risque.». L’analyse est celle du développement d’une «.pathologie sociale.» ou «.familiale.», qui risque d’aboutir à une double stigmatisation des populations des quartiers de difficulté sociale incompatible avec les principes d’égalité et d’équité des citoyens. Pour les jeunes «.émeutiers.», il leur est reproché un défaut de socialisation, qui aboutit à la multiplication de petits «.sauvages.». La culture de la rue de bandes de jeunes ne peut plus longtemps continuer à s’imposer aux populations des quartiers. Ceci posé, et fermement réaffirmé, les provocations de certains adultes, et leurs revendications à l’autodéfense, ne doivent rester impunies ni tenir lieu de règlement des différends. La contrepartie (mais aussi, souvent, l’origine) des comportements agressifs des jeunes est le populisme, avec son cortège d’irrespect, de mépris, de racisme, d’exclusion, et l’abandon des principes républicains qui en découle. Ce populisme peut se retrouver dans les actes de la vie ordinaire de chaque adulte : enseignant, gardien d’immeuble, commerçant, vigile, travailleur social, conducteur d’autobus,... Là où chacun justifie son exaspération à l’égard de l’autre par son présupposé statut de victime, c’est par la manifestation égale de la loi que cette spirale peut être brisée. Si l’autorité publique n’a pas à traiter la vie et les relations de chacun à chaque instant, la possibilité d’un recours facile, «.familier.», et, le plus possible, informel, constitue l’un des facteurs de stabilisation de la vie de quartier, comme en témoigne l’expérience japonaise des kobans, reprise aux États-Unis et aux Pays-Bas. Proposition 2 : Le rôle de la police est de traiter de manière équitable et vraie, les deux phénomènes, en sortant le débat des aspects pathologiques qui lui sont attachés, pour le replacer dans un cadre légal, et de rappel de la loi. 142 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES Un préalable : le respect des professionnels, et un traitement équitable pour tous Il est en effet difficile de tolérer que les conflits se règlent par la force au sein de l’école, que les policiers soient agressés, les enseignants bafoués, les institutions et les services publics attaqués ou désavoués. Les policiers et l’ensemble des professionnels doivent pouvoir être respectés. Mais dans le même temps le principe de fermeté à l’égard des phénomènes de «.violences urbaines.» ne peut être tenu, que si l’on réussit une double «.conversion.», à la fois en direction des jeunes des cités, mais aussi des adultes, à des règles pacifiques de gestion des conflits. Si l’on ne peut admettre certains comportements violents des jeunes, il n’est pas possible d’accepter qu’ils soient parfois humiliés à l’école, que la protection et le respect ne leur soient pas toujours accordés dans les institutions ou l’écoute. À Marseille par exemple, les émeutes ont pu être contenues, parce que l’Unité de prévention urbaine de la police est intervenue pour déjouer les conflits, et négocier avec les familles et les représentants des associations. À Lyon au contraire il semble que les vigiles privés et les services de sécurité aient persuadé la police d’affronter les jeunes qui manifestaient au centre commercial de la Part-Dieu, sans qu’aucun diagnostic précis des événements qui avaient déclenché l’émeute ait été fait au préalable, privant les CRS d’éléments aidant leur intervention. Stigmatiser les familles n’est pas sans risque : elles peuvent perdre leur crédit auprès de leurs enfants, voire en devenir les otages. Peut-être convient-il d’appliquer tout simplement la loi, qui punit le trafic et le recel. Auprès des plus jeunes, quel serait en effet le sens d’un «.rappel de la loi.», si la loi est vécue comme une pure injustice.? Le projet de sûreté n’est pas de «.comprendre.» au sens de «.justifier n’importe quoi.» mais de «.comprendre.» au sens de poser un diagnostic de situation adéquat comme préalable à l’action. Ainsi les institutions policières ont-elles à traiter en même temps, et de manière équivalente, tant le jeune, quel que soit son sexe ou sa classe sociale, que l’adulte, le commerçant, le «.paysan casseur.», l’instituteur, le vigile d’un centre commercial, lorsqu’ils sont méprisants, rejetants, générateurs de violences. De ce point de vue la police doit apparaître comme déontologiquement exemplaire. Lorsqu’il y a allégation de violences illégitimes, l’équité de traitement entre les policiers et les citoyens doit pouvoir être respectée. QUELQUES PROPOSITIONS POUR RÉGULER LES VIOLENCES URBAINES : LE REFUS DU MANICHÉISME 143 Proposition 3 : L’équité, qui est une des conditions de son acceptation, suppose que la police dispose d’instructions claires pour poursuivre tout acte délictueux ou criminel, quel qu’en soit l’auteur. Privilégier une police de quartier La fermeté suppose que la police développe des technologies d’intervention plus fines dans les quartiers où se produisent des «.émeutes.», ou encore des violences au quotidien : mieux connaître les phénomènes qui déclenchent les incidents, disposer d’informations plus précises sur les quartiers, gérer des interactions complexes avec les jeunes ou les adultes. La police doit sans doute privilégier, comme dans les pays anglo-américains, une «.intelligence.» du quartier. Les incidents graves résultent souvent d’une interaction perçue comme une forme «.d’hostilité.» par les mineurs ou les adultes, ou de «.rumeurs.» sur les méfaits de la police ou des conducteurs de bus. Les émeutes surviennent souvent après une série d’incidents, qui n’ont généralement pas été identifiés comme significatifs d’une dégradation, et qui n’ont pas été traités. Une meilleure prévention des conflits passe par la compréhension de ces interactions sociales. À l’instar de New York, la police devrait se voir dotée d’un outillage, notamment informatique, et d’une logistique de nature à tirer parti de ces renseignements. Comme partout à l’étranger, ce sont des policiers expérimentés, formés et rémunérés en fonction de la difficulté du travail qui devraient être affectés à la prévention et à la répression des actes de violence urbaine. Aux Pays-Bas, chaque policier est responsable d’une école, ou d’un escalier.; il entretient des relations régulières avec les habitants, et communique sur les actions qu’il a entreprises. La police est d’abord une force d’interposition et de paix sociale dans le quartier, ce qui légitime son action, et non l’instrument d’un traitement répressif de la délinquance des mineurs. Une fois la paix rétablie dans un quartier, le commissariat de police peut rester ouvert 24 heures sur 24, répondre aux appels, et enregistrer les plaintes. En Grande-Bretagne les policiers font quotidiennement le point des incidents, à partir des éléments fournis par les îlotiers dans les quartiers. Tous les policiers, quel que soit leur grade, font de l’îlotage. Les informations sont transmises sur un système informatique, accessible à tous, puis des cartes sont établies, pour identifier les lieux «.à risque.», décider de la stratégie et des actions à entreprendre. Tous les jours les policiers communiquent dans la presse locale sur les actions entreprises. 144 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES Certains policiers français tentent aussi de privilégier la «.police de proximité.», proche des habitants, prenant appui sur les demandes des usagers pour «.cibler.» les actions, et définir avec eux des priorités.1. D’autres estiment que la proximité est surtout liée à l’action de groupes de policiers «.personnalisant.» leur action. Ainsi l’action des BAC, qui sont organisés en petits groupes, est-elle perçue comme parfaitement légitime aux yeux des jeunes du quartier des Tarterets à la différence de toutes les autres unités de police.; car les BAC sont capables «.d’interventions chirurgicales.», moins créatrices d’injustices.2. Ainsi, lorsque les interventions de la police sont très «.ciblées.», elles sont mieux acceptées, et les adultes y voient le signe fort qu’on ne les abandonne pas. Les adjoints locaux de sécurité, s’ils sont encadrés par des personnels aguerris, peuvent y aider. À Lyon les policiers ont provoqué une réunion de quartier, pour expliquer leur démarche et rendre compte de leurs recherches, auprès de commerçants traumatisés par l’agression dont avait été victime un buraliste, dont le visage avait été tailladé de coups de cutters par des enfants. Leur intervention a permis de pacifier provisoirement le quartier. Proposition 4 : Les méthodes et la logistique de la police doivent être réaménagées en profondeur, conformément aux exemples réussis de l’étranger, afin de s’adapter à la spécificité de la délinquance des jeunes en milieu urbain. Une déontologie exemplaire À tort ou à raison, la police est suspecte, dans les quartiers difficiles, de partialité, de brutalité, et, de façon générale, d’irrespect, alors qu’elle-même vit une situation d’encerclement, de suspicion et de rejet. Venir à bout de cet état de légitime défiance réciproque constitue non seulement un préalable à l’efficacité, c’est une obligation républicaine. S’il est utopique d’imaginer que, dans un avenir proche, des situations de crise surgissant à l’occasion d’événements graves, tels que la mort d’un jeune suspect, pourront être évitées, à tout le moins la 1. Lauze Frédéric, commissaire principal, 1997, «.Note sur la police de proximité.» au directeur central de la Sécurité publique. 2. Mouhanna C., Musselet B., 1997, Quelles évolutions pour la police de proximité.? L’exemple de Montfermeil, 1991-1996, IHESI. QUELQUES PROPOSITIONS POUR RÉGULER LES VIOLENCES URBAINES : LE REFUS DU MANICHÉISME 145 communication quotidienne qu’autorise la proximité devrait faire graduellement diminuer le poison de la méfiance. Il est indispensable de prévoir : – une formation particulière tant sur la criminalité en milieu urbain que sur le respect des droits individuels dans les situations d’hostilité.; – un encadrement hiérarchique sélectionné pour sa capacité à la motivation et au contrôle.; – des encouragements, y compris financiers, à l’initiative et à l’engagement, mais aussi des sanctions pour les défaillances.; – une transparence sur le travail entrepris et les résultats obtenus, ce qui suppose la publicité des constats et des plans d’action. Proposition 5 : La responsabilisation de la police de proximité dans les quartiers difficiles, qui doit s’appuyer sur des instructions de principe claires et fermes, doit s’exercer dans un cadre valorisant pour les policiers, mais aussi en toute audibilité vis-à-vis des habitants. 146 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES LA RECOMPOSITION SOCIALE La police ne peut se substituer à l’ensemble des relais du quartier La police ne peut se substituer à l’ensemble des relais institutionnels, ni gérer à elle seule la dérive de certains territoires. Il n’est pas souhaitable, par exemple, que toutes les institutions rejettent sur la justice ou la police, la gestion des conflits internes qui les opposent aux usagers. Il serait absurde de jouer le déversement systématique de la délinquance vers la police et la justice, au risque de se défausser, de stigmatiser, d’induire et de cristalliser des parcours délinquants. Ainsi un commissaire de police se plaint-il d’être assailli d’appels téléphoniques de la part d’un proviseur, et obligé de mobiliser pour sa protection deux policiers. De la même manière, les offices HLM demandent le concours de la force publique pour exécuter des mesures d’expulsion, sans être capables de négocier eux-mêmes avec les locataires. Le TPG par exemple se plaint de devoir payer 26 millions de francs de dettes de loyer à l’Office de l’Essonne, qui les réinvestit immédiatement, alors que ces sommes considérables pourraient servir à la promotion des habitants des cités, confirme le préfet. La police ne saurait tout faire ni tout endosser, et les directeurs ou principaux d’établissement ont à être formés (et rémunérés en conséquence) à la gestion des situations conflictuelles à faible teneur délictuelle. Dans certains cas de situations prédélinquantes comme l’absentéisme scolaire, la police peut fournir des informations précises aux institutions et collaborer avec elles. Un suivi conjoint avec la police a prouvé, notamment en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas, son efficacité. Cela est encore plus vrai dans le cas de violence avérée ou de menace de violence dans l’enceinte scolaire. Proposition 6 : La police devrait définir, avec les responsables concernés, des programmes de coopération, d’intervention systématique dans le cadre de l’instruction civique, et de bilan régulier du fonctionnement des établissements, afin de prévenir et de résoudre les cas de déviation ayant des conséquences sur l’ordre public. À l’opposé, un système complexe de médiation s’est peu à peu mis en place au sein des services publics ou dans le cadre associatif, proposant des actions éducatives plus proches des habitants des quartiers. Ce sont, QUELQUES PROPOSITIONS POUR RÉGULER LES VIOLENCES URBAINES : LE REFUS DU MANICHÉISME 147 par exemple, les services d’accompagnement scolaire et d’aide aux devoirs, les maisons de justice et de droit, les dispositifs d’îlotage, ou les actions éducatives et sportives, menées avec les personnels de police, sans compter les «.femmes-relais.» ou les «.médiateurs culturels.». À Strasbourg, l’action des associations qui fêtaient le nouvel an avec les jeunes des quartiers, a détourné certains jeunes de participer à l’incendie de véhicules. À Pierrefitte, dans la cité des Poètes, un conseil de famille africain intervient pour réguler les espaces publics. La RATP aussi a trouvé des solutions pour éviter les conflits entre les personnes âgées et les jeunes : trois bus assurent la sortie des écoles, l’un se chargeant des passagers réguliers. De nouveaux professionnels sont ainsi apparus, parfois en complémentarité avec les personnels «.historiques.». Les proviseurs de la Seine-Saint-Denis contribuent désormais à mieux identifier les auteurs de violences scolaires, et à trouver des solutions. Les responsables d’établissements scolaires, comme les commissaires de police, doivent disposer sans doute de plus de liberté et d’autorité, pour mener une action précise contre ces phénomènes de violences. Également ces personnels de proximité doivent être mieux reconnus, même de manière symbolique, afin que leur action serve d’exemple, quand ils obtiennent des résultats. Proposition 7 : La police et les élus doivent pouvoir fournir des solutions face aux phénomènes d’émeute ou de délinquance. Si les relais éducatifs classiques restent essentiels, d’autres modalités d’interventions sont à rechercher, face à une demande de protection qu’expriment certains jeunes, ou leurs familles. Par exemple l’obligation pourrait être faite à certains jeunes, dans certaines conditions, d’effectuer un an de service militaire ou de service civil strictement encadré. Recomposer les métiers de la médiation et de la proximité Sans doute faut-il admettre que les métiers de service public doivent être repensés dans certains quartiers : on n’enseigne plus de la même manière à La Courneuve qu’au centre de Paris, et il en est de même des professions du social ou du travail policier. Réinventer les savoir-faire professionnels et le faire savoir, faire connaître les expériences réussies, pour encourager les innovations, et communiquer avec les usagers pour les rassurer, devient une priorité. La production de la sécurité est aussi une coproduction, des habitants comme de la police ou du maire. L’expérience du Neighbour- 148 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES hood Watch dans les pays anglo-américains peut servir de modèle : les habitants se mobilisent pour assurer leur propre sécurité avec le concours de la police. L’exigence de départ ne saurait être la même dans le cas des commerçants et employeurs privés, lesquels peuvent se faire aider par des sociétés spécialisées (gardiennage, mais aussi sécurité passive). Proposition 8 : Pour remplir efficacement sa mission, la police devrait prendre l’initiative d’une coopération active et régulière avec tous les acteurs de la vie économique et sociale de leur quartier. Cet objectif ne pourra être atteint que par un décloisonnement des administrations et la prise de conscience d’un impératif de service public collectif. Dynamiser les associations issues des quartiers La prééminence traditionnelle de l’État, en France, et sa jalouse mainmise sur le façonnage de la société tout entière, ont bridé l’élan souvent rencontré dans les pays nordiques et anglo-américains de prise en charge des citoyens par eux-mêmes et dans leur propre intérêt. L’objet n’est pas ici de discuter des mérites respectifs de l’égalité jacobine et de la responsabilisation des individus dans la prise en main de leur destin local. Il est important de constater que dans les pays où l’esprit de community (au sens de voisinage, et non au sens culturel ou religieux, comme en France) est développé, les citoyens se sentent investis d’une responsabilité particulière pour, ensemble, bâtir, rebâtir et entretenir les conditions matérielles et morales d’une existence décente et respectable. Cette volonté rencontre, le plus souvent l’appui des différents niveaux d’institutions (locales, régionales et nationales) ainsi que de partenaires privés. Le résultat généralement observé est celui d’une grande efficacité, ainsi que d’une grande coopération avec l’ensemble des autorités, lesquelles savent pouvoir compter sur un corps social responsable et autonome. La coproduction de la sûreté s’appuie en temps ordinaire à la fois sur les professionnels patentés et sur les habitants. Le facteur, l’enseignant, le patron de bistrot, l’animateur de théâtre, le jardinier public, le jeune sportif, l’artiste doivent être soutenus et encouragés dans leur rôle ordinaire pour faire office de médiateurs lorsque l’événement le commande. Mettre un enfant au monde, c’est le prendre en charge. Dans tous les quartiers, un capital social peut s’activer et se valoriser. Si la culture de rue a pris tant d’importance auprès des adultes comme des QUELQUES PROPOSITIONS POUR RÉGULER LES VIOLENCES URBAINES : LE REFUS DU MANICHÉISME 149 jeunes gens des quartiers dépréciés, c’est qu’ils n’ont pas trouvé des occasions de construire une identité positive et différenciée. Une pédagogie de la réussite, une valorisation des pères et des mères, une mise en valeur de l’environnement, la transmission par les pairs des expériences à succès peuvent y contribuer. Il existe, dans certains quartiers, nous l’avons constaté, un tissu associatif étonnant de densité et de présence active. Ce qui fonctionne mérite aussitôt d’être connu, discuté et mis en œuvre ailleurs. Au sommet d’«.Habitat II.» à Istanbul (1996), une accumulation d’expériences de démocratie exemplaire a prouvé que la mondialisation ne s’exprimait pas seulement à travers les flux financiers. Les habitants des quartiers, venus de tous les coins de la planète, ont découvert des similitudes culturelles et éthiques dans des pratiques convergentes. Proposition 9 : L’État doit rechercher et favoriser, partout où les conditions sont favorables, les initiatives de prise en main de leur destin par les habitants eux-mêmes.; il doit garder les moyens d’un contrôle souple (c’est-à-dire non bureaucratique) des activités qui font appel au financement public, et qui touchent à des activités d’ordre public. Favoriser les contre-pouvoirs et fortifier la démocratie locale Il est urgent que les grands quartiers urbains relégués bénéficient d’une représentation politique de leur circonscription territoriale qui soit plus proche d’eux. Les émeutes de Los Angeles à South Central ont, entre autres, été interprétées comme une déficience des institutions : les représentants de 1.400.000 habitants avaient été élus par 37.000 votants.! En France, il arrive que seuls 15.% des électeurs votent dans les grandes cités. L’effondrement de la structure d’autorité s’accompagne de l’échec classique des institutions démocratiques en matière de représentation des catégories défavorisées. Il est étonnant, nous a-t-on dit que dans les conseils municipaux, les conseils régionaux, les instances dirigeantes des partis, on trouve si peu de candidats issus de l’immigration nord-africaine. Quel message d’inclusion envoie-t-on à ces populations qui sont souvent installées de longue date sur le sol français et dont les enfants sont français.? L’expérience britannique est instructive à cet égard. De manière pragmatique, il convient que les habitants des grandes cités soient construits comme des interlocuteurs critiques pour qu’un dialogue soit possible entre eux et la puissance publique.; que les jeunes et les moins jeunes aient des formes d’organisations et de 150 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES représentations de même que les citadins dépourvus de la nationalité française mais durablement installés. L’expérience américaine montre que dans les années soixante, les conflits, partie intégrante du fonctionnement démocratique, ont donné lieu à des organisations de minorités et à la constitution de contre-pouvoirs, pépinières de futurs dirigeants. Il faut éviter que la participation se résume à l’instrumentalisation des jeunes par les élus ou au marketing sportif. Constituer la jeunesse des quartiers en interlocuteur, c’est aider les jeunes eux-mêmes à transformer les stéréotypes qui les discriminent. À l’heure actuelle, par le truchement de la Fondation Milton Eisenhower à Washington, des entreprises citoyennes financent le travail sur leur image de jeunes Noirs des ghettos. Ce travail leur enseigne à déjouer les pièges tendant à toujours les confiner dans une image négative, diabolisée, à usage des classes moyennes. Il révèle leur intelligence, leur esprit d’initiative et leurs talents. Ces approches méritent réflexion. Aucune amélioration de la situation ne se fera sans la démocratie locale, supposant la prise en compte de la pluralité des enjeux. Proposition 10 : Une seule action ne sert à rien si ce n’est à développer des effets pervers, dix, quinze actions commencent à prendre du sens sur le terrain. En conclusion À l’heure actuelle, la France hésite entre deux modèles. Or l’opposition prévention/répression est inadaptée. Il convient de sanctionner les déviations des jeunes comme des adultes dans les quartiers et ailleurs. Nul ne conteste que la répression s’impose lorsque la loi de la jungle s’impose dans certaines cités : il faut investir pour prévenir de futures dégradations. Mais la prévention a, elle aussi, un prix : elle pose qu’une individualisation de la solidarité est nécessairement coûteuse en investissements (rénovations, etc.) et en intervenants (enseignants, assistants sociaux, éducateurs, policiers, magistrats). Un véritable pouvoir de coordination et donc d’appréciation du travail des intervenants, ce qui suppose, pour le moins, un arbitrage au plus haut niveau et une modification dans la gestion des fonctionnaires concernés, doit pallier le cloisonnement actuel des interventions. Comment articuler cette double exigence du maintien de l’ordre et de la médiation.? Comment à la fois sanctionner les dérapages de certains auteurs et leur donner des raisons d’espérer en la vie.? C’est par ces exigences de réponses que passe implicitement l’idéal républicain de la société toute entière. ANNEXE ANNEXE 153 ANNEXE LISTE DES PERSONNES CONSULTÉES Mme BUI TRONG Mme CHARTRAIN Mme FELTIN Mme FONTENELLE Mme HEURGON Mme LAFOURCADE Mme LECHAT Mme PECHEUR Mme SAEGERT Mme TICHOUX Mme VALTER M. AUCLAIR M. AUDOUBERT M. BARANGER M. BASSON M. BAVOUX M. BELOT M. BESSE M. BIANCHI M. BLAISE M. BONAFFE-SCHMIDT M. BOULADOUX M. BOUSQUET M. BRESSAUD M. BRUEL M. BURGAT M. CAERE M. CALVAR M. CAMBON M. CAMBRIES M. CARRATERO M. CHARRIER M. CHENEL M. COLLIARD DCRG section Villes et banlieues DTT Villes et banlieues Politique de la ville, Marseille RATP DGPN/MILAD Commissaire, DICCILEC GART Universitaire américaine, NY DIV Chargée de mission auprès du Premier ministre Commissaire divisionnaire, DCSP Maire de Vitry-sur-Seine Juge pour enfants Chargé de recherche IHESI Sociologue DDSP Préfet Attaché de police à Bonn RATP Universitaire DRRG, préfecture de police Commissaire divisionnaire, DIV SGAR Président du tribunal pour enfants de Paris Comité de défense Nicolas Burgat RATP Attaché de police à Londres Directeur centre commercial «.Grand littoral.» Directeur sécurité, RTM DRRG, préfecture de police Maire de Vaulx-en-Velin Responsable agence HLM SNCF 154 MISSION SUR LES VIOLENCES URBAINES M. COUDERT M. DE HAAN M. DE HERLIN M. DENAT M. DI GUARDIA M. DONADIEU M. DUFOUR M. DUPORT M. FAGAN M. FAURE M. FAURE M. FAYET M. FIRCHOW M. FLOCH M. FRENCH M. FRENCHUM M. GALETTY M. GAUTIER M. GAYET M. GEINDRE M. GERIN M. HEBERT M. HERRGOTT M. HESS M. HIBAT M. JOBARD M. JUNG M. LAMY M. LANVERS M. LAVISA M. LAUZE M. LIEURE M. MAGNIER M. MARTINEZ M. McSHANE M. MEKHERBECHE M. MILLE M. MISSIER Directeur de cabinet du préfet Universitaire néerlandais UTP Conseiller technique Procureur de la République DGPN/MILAD DDSP Directeur de cabinet Universitaire américain, NY DCPJ, 5e division RATP Chargé de mission, ministère des Affaires sociales Sous-préfet chargé de la ville Maire de Rezé Superintendant, Scotland Yard Inspecteur, Métropolitan Police, Scotland Yard CERTU Maire de Saint-Herblain Chargé de mission Maire de Hérouville-Saint-Clair Maire de Vénissieux DGPN/SNCF Directeur de cabinet du maire Universitaire, Francfort Directeur du centre social de Pierrefitte Universitaire Politique de la ville, Strasbourg TCL Sous-préfet chargé de la ville RATP Commissaire principal DDRG Préfet Commissaire divisionnaire, DCPJ Parlementaire britannique Chef de projet, Givors Commissaire divisionnaire, SGCRS Officier de liaison à Francfort 155 ANNEXE M. MOULIN M. MUTZ M. NICOLLE M. PEISEY M. PETITDEMANGE M. PEYRAN M. PICARD M. PROUST M. RIES M. ROMIEUX M. ROSE M. SAFAR M. SANSON M. SAPPIN M. SPIESSENS M. STANKO M. STENGER M. STERIN M. TOUITOU M. VIDAL M. WEIL M. YVIN DDSP Préfet Commissaire principal, Juvisy Chef de projet Maire adjoint de Strasbourg Commissaire principal, DRPJ DGPN Préfet Maire Politique de la ville Commissaire principal, Sarcelles Sous-préfet à la ville DCSP Préfet de police Attaché de police à Amsterdam Universitaire britannique Procureur de la République TCL Chargé de mission DGPN Unité de prévention urbaine, Marseille Universitaire Chargé de mission, ministère de la Défense De nombreuses associations de terrain nous ont également apporté leur précieux concours. Nos remerciements vont à toutes les personnes consultées, ainsi qu’à Madame CALMONT qui a assuré le secrétariat de la mission.