DE REMISSIONS EN RECIDIVES,
L’INSCRIPTION DE LA TEMPORALITE EN CANCEROLOGIE
Yolande ARNAULT
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Résumé :
Le fait même de nommer « patients » les sujets malades fait d’emblée appel à la notion de
temps. Dans le déroulement de la maladie grave, du cancer en particulier, c’est donc bien la
question du temps, mais bien plus encore celle de la temporalité qui est au cœur de la
problématique. Tenter de se pencher sur cette question nous amène dès lors à nous
interroger sur ses aspects phénoménologiques. Quelle est l'expérience du temps et de la
temporalité chez la personne malade, dans l’ici et maintenant et dans l’après-coup ? En quoi
l’irruption de la maladie aigue ou chronique vient-elle ébranler le sentiment identitaire des
patients ? Que font vivre ces étapes : de l'annonce du diagnostic, des traitements, en
passant par la rémission, voire la guérison, la récidive ou bien encore la fin de vie ?
Comment psychiquement peut-on s’organiser dans ces méandres incertains et redoutables ?
En quoi la parole, au travers de sa temporalité discursive, vient-elle restaurer cette fracture
et aider le malade à se sentir « différemment le même
2
» ?
En cancérologie les progrès des traitements ont permis d’allonger considérablement
l’espérance de vie des patients. Il n’est pas rare de rencontrer des malades porteurs de
cancer métastatique depuis plusieurs années (cancer du sein, de la prostate par exemple).
De même, les suivis des patients allo greffés s’étendent sur de longs mois voire sur des
années pour certains. Pour d’autres au contraire la maladie peut aboutir à un décès rapide
ou prématuré ne permettant pas aux proches de se préparer à la disparition de l’être cher.
Qu’en sera-t-il alors pour ces familles, comment arriveront-elles à faire avec cet
échappement inattendu du vivant ?
Est-il possible enfin de parvenir à accorder les temporalités de chacun,
patients/familles/soignants) ?
1
Psychologue Clinicienne Département de Psychologie Clinique, Institut Paoli-Calmettes 232, Bd Sainte Marguerite
B.P. 156 - 13273 Marseille Cedex 9
Tel. : 04 91 22 33 97 ou 04 91 22 33 33 poste 4261
http://www.institutpaolicalmettes.fr
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M’Uzan M (de) (1977) « Le même et l’identique » In « De l’art à la mort », Gallimard, Paris, p. 87
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Présentation
En cancérologie les progrès des traitements ont permis d’allonger considérablement la
survie des patients. Mais à ce terme de survie je préfère substituer celui d’espérance de
vie. Ainsi, n’est-il pas rare de rencontrer des malades porteurs de cancer métastatiques qui
sont aux prises avec la maladie depuis plusieurs années, alternant périodes de rémission et
de récidive. De même, le fait de nommer patients les sujets malades fait d'emblée appel à la
notion de temps. Dans le déroulement de la maladie grave, du cancer en particulier, c'est
donc bien la question du temps, mais bien plus encore celle de la temporalité qui est au
cœur de la problématique. Tenter de se pencher sur cette question nous amène dès lors à
nous interroger sur quels en sont les aspects phénoménologiques.
Quelle est l'expérience du temps et de la temporalité chez le patient dans l’ici et maintenant
et dans l’après-coup ? En quoi la parole, au travers de sa temporalité discursive, vient-
elle restaurer cette fracture et aider le sujet malade à se sentir « différemment le même » ?
En quoi le paradigme de la psychanalyse enfin, s’avère-t-il heuristique quant à la
compréhension de ce qui se joue pour les personnes dans ces temps multiples de la maladie
cancéreuse ?
Dans un premier temps j’aborderai les notions de temps et de temporalité pour ensuite les
resituer dans le paradigme de la psychanalyse. Puis, je tenterai d’expliciter l’impact des
progrès médicaux sur les sujets malades au travers des concepts de trauma, de régression,
de répétition dans leurs liens avec le contexte de la maladie cancéreuse. La dernière partie
sera consacrée à deux récits cliniques.
Le temps
Le temps est un thème traditionnel de la philosophie et un thème fondamental de la
psychanalyse. A son propos St Augustin a écrit : « Je ne mesure pas l’avenir qui n’est pas
encore, je ne mesure pas le présent car il n’a pas d’étendue, je ne mesure pas le passé,
puisqu’il n’est plus. Qu’est-ce donc que je mesure ? »
Pour l’illustrer, communément est utilisée la métaphore du fleuve : l’écoulement du temps
impliquant la notion de permanence du changement , ainsi : « On ne se baigne jamais
dans le même fleuve » commentait Héraclite.
Pour Etienne Klein
3
, la différence essentielle entre le temps et l’espace est que nous
pouvons nous déplacer comme bon nous semble à l’intérieur de l’espace, aller et venir dans
n’importe quelle direction, alors que nous ne pouvons pas changer notre place dans le
temps. « L’espace apparaît comme le lieu de notre liberté, tandis que le temps
3
Physicien et philosophe, Etienne Klein est directeur de recherches au CEA. Il dirige actuellement le
Laboratoire de Recherches sur les Sciences de la Matière
1
, installé à Saclay
3
emprisonne. Tout trajet effectué dans l’espace est nécessairement chronophage. Ainsi un
aller et retour dans l’espace est toujours un aller sans retour dans le temps »
4
En outre, le temps recouvre trois concepts distincts : la simultanéité, la succession et la
durée, permettant ainsi de dire tout à la fois, le changement, l’évolution, la répétition, la
régression, le devenir, l’usure, le vieillissement et sans aucun doute la mort.
Pour Bergson
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sa conception était celle du « prochain pas » dans une vision ontologique
et créatrice du temps. Pour lui, le temps : « n'est peut-être pas longueur mais création,
construction active de l'esprit, qui perçoit la durée dans son acte créateur, à l'image du
peintre qui ne sait pas encore ce que sera son oeuvre à l'instant où il l'entreprend »
6
.
La conception hégélienne est celle du temps vrai comme temps aboli, qui laisse la place
au mouvement du devenir. L’exemple qu’il en donne est celui du « bourgeon réfuté par
l’éclosion de la fleur, de la même façon que le fruit dénonce la floraison comme fausse
existence de la plante et vient s’installer, au titre de la vérité de celle-ci, à la place de la
fleur »
7
. Ainsi ce qui advient est contenu dans ce qui le précède mais ne peut advenir qu’en
l’abolissant.
Une nouvelle fois c’est Etienne Klein qui nous fournit une autre et simple définition du temps
en ce que ce dernier en définitive ignore la marche arrière.
Mais on ne peut évoquer la question du temps, sans évoquer celle de la temporalité. Temps
et temporalité ne sont pas la même chose car la temporalité n’est pas la chronologie
La Temporalité
Bien que mes références théoriques se situent dans le champ de la psychanalyse et de la
psychopathologie clinique, la temporalité est un terme couramment employé en
phénoménologie. Il désigne l’une des caractéristiques de la réalité humaine et a bien plus à
voir avec le vécu subjectif du temps qui lui est directement lié. Ainsi, ce vécu ne dépend pas
seulement de son écoulement, mais également de la situation dans laquelle il s'écoule. Il n'y
a donc pas que le temps qui compte, mais bien aussi l'espace dans lequel il se déploie.
La temporalité désigne notre façon d’habiter le temps, de le vivre, de l’imaginer, d’être
en rapport avec lui.
Merleau-ponty livre une belle formule s’agissant du rapport à la fois familier et énigmatique
de l’homme au temps : « Une fois que je suis né, le temps fuse en moi (…) il est visible en
effet, que je ne suis pas l’auteur du temps, pas plus que des battements de mon cœur, ce
n’est pas moi qui prends l’initiative de la temporalisation. »
8
Pour qu’il y ait conscience du temps il faut qu’il y ait changement. Ainsi doit-on prendre en
considération l’idée d’antérieur et de postérieur qui se retrouve bien dans les propos des
patients atteints de pathologies cancéreuses. Tous témoignent de cet avant et de cet après.
4 Etienne Klein, « Le temps existe-t-il ? » Coll. Les pommes du savoir , Le Pommier, p. 56, 2002
5 Henri Bergson, "L'Evolution créatrice" (1907), p. 317.
6 Ibid. P. 318.
7 G.W.F. Hegel, “phénoménologie de l’esprit » (1807), PUF, 1982
8 Merleau-ponty, « la phénoménologie de la perception », (1945), III, 2, Gallimard, , rééd. p. 488, 1990
4
De cette rupture irrémédiable que la survenue de maladie a signée dans la trajectoire de
leur existence. De cet instant, de cet effet de bascule qui les a propulsés dans une
dimension autre, celle de la conscience brutale de leur condition de mortel. L’expérience
ainsi imposée par la survenue de la maladie se situe du côté de la déconstruction en
venant défaire les certitudes. « Le temps qu’on savait s’écouler devient tout à coup
provisoire » et confronte à l’irreprésentable de la mort. La temporalité est, pour ainsi dire
amputée, de son avenir du fait de l’incertitude qui pèsera voire empêchera dès lors toute
projection vers un futur à bien trop d’égard incertain.
C’est donc bien la notion de durée
9
, de temporalité qui est gravement ébranlée par l’irruption
du cancer et ce aux différents stades de la maladie. Mais avant il me semble nécessaire de
resituer les notions de temps et de temporalité dans le contexte paradigmatique de la
psychanalyse.
Temps, Temporalité et Psychanalyse
Le temps en psychanalyse exclut les paramètres temporels tels que la chronologie, la
durée, la fin ou encore l’ordonnance. L’inconscient exclut le temps mesurable et
objectivable. Freud fait l’hypothèse de la création abstraite de l’idée de temps. Pour lui
l’inconscient est atemporel. Dans l’inconscient (métapsychologie 1915) il écrit : « Les
processus du système inconscient sont intemporels, ils ne sont pas ordonnés dans le temps,
ne sont pas modifiés par son écoulement, n’ont absolument aucune relation avec lui. La
relation au temps est liée au travail du système conscient.»
10
Le temps pose aussi la question de la diachronie
11
ce qui amène à s’interroger sur
l’originaire (fantasmes et signifiants-clés, Lacan), la remémoration, centrale dès les débuts
de la psychanalyse, puis considérée dans son rapport à la compulsion de répétition avec
le processus d’après-coup (Nachträglich). Les souvenirs à retrouver dans la cure
importent moins que les signes et les processus de la temporalià l’œuvre. L’illusion
d’une levée complète de l’amnésie infantile cède la place aux constructions dans l’analyse,
dont la prédication du passé fait partie, comme effet dans le transfert de l’interprétation de
l’analyste (C. Stein, 1965 et R. Gori, 1997). Cet ensemble forme une théorie complexe de la
temporalité, véritable hétérogénéité diachronique.
Pour Lacan encore il y a le temps chronologique, qui est une construction qui relève de
l’imaginaire, et le temps logique qui correspond au temps pour chacun, pour voir, pour
comprendre, pour conclure
12
. Dans son discours de Rome
13
, il met en équivalence le
nachträglich et le temps pour comprendre et le terme de l’analyse comme moment de
9 La durée pour Bergson est une expérience de la conscience individuelle, intuitive qui nous fait coïncider avec nous-même,
notre moi libre et profond au-delà du langage et de l’intelligence (Essai sur les données immédiates de la conscience, PUF)
10 S. Freud, " L’Inconscient " dans Métapsychologie (1915). Gallimard, Folio essais, Paris, p.96, 1968
11
caractère des phénomènes linguistiques considérés du point de vue de leur évolution dans le temps (par
opposition à la synchronie)
12 Jacques Lacan, « le temps logique et l’assertion de certitude anticipée, un nouveau sophisme » in revue les cahiers d’art
(1945) pp 32-42. Cette première version a été partiellement modifiée lors de sa seconde publication en 1966 dans les Écrits,
p209.
13 Jacques Lacan, « Champ et fonction de la parole et du langage » in Les écrits, du Seuil, 1966
5
conclure. Il laisse ainsi entendre que la scène primitive serait un instant de voir. L’après-coup
de Freud est à relier par Lacan à son temps logique. Le temps introduit le jeu des
signifiants et pose les conditions d’une subjectivité.
14
La psychanalyse travaille donc sur
des traces, élevées à la dignité de signifiants
15
, ce travail se situant dans le champ
symbolique de la parole et du langage. Si nous considérons que le temps psychique ne se
construit qu’à travers le langage et la narration, il nous faut prendre en compte les notions
d’ici et maintenant et d’après-coup. L’ici désignera alors la spatialité, tandis que le
maintenant désignera la temporalité. Ainsi, si la parole du sujet se déploie dans l’ici et
maintenant, elle pourra bien souvent prendre sens dans l’après coup. Le déroulement du
discours génère donc une temporalité spécifique, une « temporalité discursive ».
Cancer et psychanalyse
Il y a d’un côté la médecine moderne, le corps observé, objectivé où la maladie est perçue
comme un désordre anatomo-physiologique, et de l’autre le corps imaginaire et fantasmé.
Le premier relève d’un langage scientifique nosographié, cartographié, le second relève de
la parole subjective, du langage qui ouvre la voie au symbolique.
C’est précisément dans cette inadéquation que se profilent et s’installent les interprétations
psycho-socio-médicales de la maladie, dont l’existence même et le développement actuel
permettent de mesurer les limites du seul discours médico-biologique et qui, à bien des
égards, laisse insatisfait notre désir de sens.
16
Ainsi, la notion d’étiologie est-elle essentielle pour appréhender à la fois les représentations
liées aux maladies et le mode sur lequel elles se vivront. L’étiologie, si elle reste incertaine,
laisse le malade aux prises avec un non-sens insupportable. Cette notion revêt sans doute
toute son importance dans ce qu’elle fait référence fondamentalement à la question des
origines et cette question, nous le savons, est centrale en psychanalyse (fantasmes
originaires, scène primitive). Nous sommes, en effet, originaires de cette béance, de cette
méconnaissance primordiale, cette scène primitive qui nous a constitués : de notre
conception, nous avons été absents, comme de notre présence au moment de notre mort
nous ne pourrons jamais témoigner. Ces deux pôles essentiels de notre existence, quoi que
nous fassions, resteront pour nous une énigme. Le propre du langage étant de signifier
l’absence et le manque, la parole à travers lui ne tente-t-elle pas en partie de combler cette
« amnésie primordiale ? Je ferai également un lien avec le besoin de croyance qu’ont eu de
tous temps les hommes et pense alors à la thèse de Freud déjà présente dans Totem et
Tabou (1912) puis dans l’homme Moïse et la religion monothéiste (1938) extrait p 137.
Je suis donc tentée de continuer ce parallèle entre la question des origines et l’étiologie des
cancers qui très souvent reste floue, voire totalement ignorée et laisse les malades en proie
14 Alérini, P., « Le temps comme facteur d’efficience du traumatisme autour du concept de l’après-coup » in Cliniques
méditerranéennes, n°21-22, Mémoire et traumatisme, pp. 31-38, 1989
15 R. Gori, « Pour introduire la question sur mémoire et traumatisme » in Cliniques méditerranéennes, n°21-22, Mémoire et
traumatisme, p 20, 1989
16
François Laplantine, « Anthropologie de la maladie », Bibliothèque scinetifique, Payot, Paris, p.21, 1992
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