Paul, un texte de Pasolini – La Rage (La Rabbia) – le script d’un film qu’a réalisé Pasolini en 1963, qui évoque le rapport à la norme
bourgeoise et la question de l’après-guerre, du colonialisme, des références à la fois datées et qui résonnent fort aujourd’hui. Il y a aussi
des matériaux très contemporains : le livre de l’historien Patrick Boucheron et du poète Mathieu Riboulet, Prendre dates, publié après
les événements de Charlie Hebdo et qui traduit l’état de confusion, d’inquiétude et de danger de notre société, un livre délicat qui essaie
de nommer ce qui nous arrive aujourd’hui collectivement. Nous avons aussi choisi plusieurs extraits du dernier roman de Virginie
Despentes, Vernon Subutex, un livre que j’ai lu avec une grande jubilation lorsqu’il est paru en 2015 et je suis très heureuse d’en faire
exister trois personnages dans mon spectacle.
Apportez-vous une part qui vous soit personnelle à l’ensemble ?
M. M. : Grâce à ces différents matériaux, je construis avec les acteurs une narration qui commence par un prologue personnel qui
montre des archives familiales.
Par le biais de ces images familiales, je me sens liée, sans être intimement concernée, au débat sur le voile.
Le spectacle n’est pas militant, dites-vous, mais défend une position.
M. M. : Pour essayer de comprendre la complexité de l’image de la femme voilée, je me suis inspirée de la pensée de Walter
Benjamin pour qui un objet a une aura quand celui-ci déclenche d’autres associations d’images intensément fortes. Le voile déploie
aujourd’hui une aura car dès qu’on le regarde plus ou moins consciemment, on est traversé par des imaginaires divers qui se sont
sédimentés avec le temps.
L’intention du spectacle consiste à déployer les imaginaires.
M. M. : Ce qui nous regarde propose une traversée dans l’imaginaire du voile, tout en essayant de démontrer que cet objet, qui a une
histoire, est multiple et beaucoup plus complexe que ce qu’on pourrait croire. Le spectacle procède par glissements et par associations
d’images, en croisant la dimension du temps historique. Des matériaux divers participent à la fabrication d’images scéniques
inattendues, avec des références iconographiques, les jeux de lumière et une chorégraphie. Si l’on considère les images de mode, et les
femmes du cinéma hollywoodien des années 60, porter le foulard pour Sophia Loren, Audrey Hepburn ou Grace Kelly correspond à un
signe d’ultime coquetterie, une allégorie de la féminité. Or certaines femmes musulmanes portent aujourd’hui un foulard constitué de la
même quantité de tissus, et pourtant l’objet n’a plus la même signification, ni pour celles qui le portent, ni pour ceux qui regardent ! C’est
ce glissement des sens, cette manière dont une image fait signe de ceci ou de cela qui me semble très riche à travailler sur scène, avec
les corps, de faire image de manière ambiguë et ouverte, en posant des questions à notre regard.
S’il y a un message à transmettre, c’est celui de savoir comment on regarde.
M. M. : En féministe, je prône la tolérance en laissant les femmes se comporter comme bon leur semble.
Se comportent-elles comme elles le veulent ou sont-elles manipulées ?
M. M. : La question est de savoir quand quelqu’un donne le signe de son émancipation. Comment celle-ci est-elle visible ? Comment
peut-on la prouver ? L’émancipation équivaut-elle à un dévoilement et à un dénuement ? Le débat est passionnant, tel qu’on l’a construit
en Occident. Toutes les postures féministes qui consistaient à occuper l’espace public et à raccourcir sa jupe en signe d’une liberté
choisie, sont dévoyées aujourd’hui par la récupération libérale et capitaliste de la publicité. Les femmes se sont battues pour montrer
d’elles ce qu’elles veulent bien, alors que de manière paradoxale, la nudité contemporaine correspond désormais en grande partie à la
promotion de la femme-objet utilisée pour vendre des jus de fruits, des yaourts ou des voitures. Montrer son corps est une posture
excessive à travers cette instrumentalisation.
Tout montrer » correspond-il à la liberté, selon l’héritage du féminisme ?
M. M. : Les normes de monstration et de visibilité des femmes ne s’imposent pas pareillement aux hommes. Et finalement, les jeunes
filles qui portent le voile posent aussi la question de cette façon-là. La solution n’est évidemment pas que toutes les femmes se cachent ;
mais se montrer est devenu quelque chose d’ambigu car la posture de la visibilité absolue du corps a été récupérée par les magazines
féminins, les pubs de porno chic. Peut-on se reconnaître comme femme émancipée dans ces images ?
Le spectacle interroge ainsi ces possibles dans une double intention, à travers la question du corps féminin qui ne peut se
réduire à l’équation « tout montrer correspond à être libre » et à travers la nécessité de poser calmement en France la question
de la tolérance.
M. M. : On va s’employer à un spectacle nuancé qui tente de nommer les choses – images et textes – avec drôlerie et beauté. Les
positions sont si crispées qu’on se doit de créer des passerelles entre la pluralité des points de vue et les individus.
Propos recueillis par Véronique Hotte