Version légèrement revue du compte rendu paru dans Revue Internationale de Philosophie, n° 219 , 2002/1, p. 144-149.
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« perspectivisme perceptuel », Picasso se porte ainsi, de façon « magique » (p. 48), vers la
chose même.
A partir de ce triple diagnostic : « autonomie de la peinture, irréalité de l’objet peint,
possession magique de la première par le second », l’A. engage un « dialogue virtuel » (p. 49)
entre Max Loreau (parlant de Picasso) et Sartre (parlant de Giacometti) dont la
phénoménologie de l’imagination corrobore le constat porté par Loreau. Selon Sartre, cité par
l’A. (p. 51), le mérite de Giacometti est de distinguer l’espace de la sculpture, pensée sur le
modèle de la peinture, et l’espace de la perception : « A ses personnages de plâtre il confère
une distance absolue comme le peintre aux habitants de sa toile. Il crée sa figure ″à dix pas″,
″à vingt pas″, et quoi que vous fassiez, elle y reste. Du coup, la voilà qui saute dans l’irréel,
puisque son rapport à vous ne dépend plus de votre rapport au bloc de plâtre : l’art est
libéré ». Pourtant, à l’inverse de Max Loreau, Sartre continue à subordonner la peinture au
primat de la vision, puisqu’il félicite Giacometti d’avoir su sculpter, non la chose en soi, mais
ce qu’il voit.
D. Giovannangeli boucle son chapitre, comme en une mise en abîme du rythme de son
livre, par un retour à la déconstruction du primat visuel, représentatif, de la métaphysique. Il
convoque de nouveau la lecture de Loreau qui cerne le même impensé chez Platon que celui
qu’il mettait en lumière chez Hegel : le mythe de la caverne suppose aussi la conversion au
sens propre, le « retournement corporel » (p. 53) des prisonniers. Max Loreau nous reconduit
du coup à l’origine de la métaphysique, une origine, insiste D. Giovannangeli, qui « ne se voit
[il faudrait s’arrêter sur ce mot] qu’après-coup ».
Le chapitre IV, intitulé « Le philosophe et le cinéma », noue un débat fructueux entre
Gilles Deleuze et la phénoménologie. L’Apologie du cinéma, un écrit de jeunesse de Sartre,
qui définit le cinéma comme un « art bergsonien », permet d’engager la convers(at)ion, la
conversion de Sartre à une véritable prise en compte du cinéma, absent de ses travaux sur
l’imagination. Permettons-nous cependant d’indiquer que le cinéma traverse, malgré tout, le
reste de son œuvre. On peut signaler, par exemple, que Sartre ressent, par contraste avec le
cinéma, la contingence de la vie (cf. Les mots, le film Sartre par lui-même ou La cérémonie
des adieux). Le cinéma reçoit aussi une attention patiente de Sartre dans ses textes sur le
théâtre. S’agissant de la question (certes peu importante) d’une influence sartrienne sur
Deleuze, il faudrait convoquer une autre pièce du dossier : L’art cinématographique qui est un
texte de distribution des prix prononcé par le tout jeune professeur Sartre. Ce texte de 1931
reprend, pour l’essentiel, le propos de L’apologie du cinéma, notamment sa tonalité
bergsonienne, et sa reproduction, en 1950, dans la Gazette du cinéma (cf. Les écrits de Sartre)
le rendait davantage accessible à Deleuze.
Quoi qu’il en soit, D. Giovannangeli a raison de marquer l’écart entre la conception
sartrienne du cinéma et la position de Merleau-Ponty à son égard. Si celui-ci renvoie le
cinéma au primat de la perception, Sartre se porte, en revanche, vers la différence entre la
perception, qui est présente, et le cinéma qu’il pense sur le mode rétrospectif. (Il faudrait
encore compliquer le débat, puisque Merleau-Ponty, note avec acuité D. Giovannangeli (p.
81), pense également le cinéma sur le mode du souvenir.) Pour grossir le trait, et amorcer un
retour à Deleuze, pour Merleau-Ponty, le cinéma perçoit, mais ne pense pas, alors que, pour
Sartre, proche en cela de Deleuze, le cinéma ne perçoit pas, mais pense. En effet, en 1921 (et
en 1931), Sartre qualifie le cinéma d’art bergsonien et suggère l’assimilation d’un film à une
conscience, anticipant en cela sur les analyses de Deleuze, publiées, rappelons-le, en 1983.
Pourtant, dans un mouvement désormais attendu, l’A., remarquant que cet accord n’est
que provisoire, déploie tout ce qui sépare la philosophie de Deleuze de la phénoménologie
que ce dernier renvoie volontiers à la doxa (p. 82). La critique sartrienne de la mélodie
bergsonienne, comme « image dégradée de la conscience » (p. 84), se place aux antipodes de
la prise en compte par Deleuze, à partir de Bergson, d’un passé pur : « un passé qui ne fut