LES POÈTES ET LA PUBLICITÉ
par Stéphanie DEPOISSE-MARCZAK
Institut français de Séoul
LEONETTO CAPPIELLO, GUILLAUME APOLLINAIRE
ET
LE POÈTE ASSASSINÉ
2016 rend hommage à Guillaume Apollinaire et à sa relation à l’art et aux arts : alors que se
tient actuellement au Musée de l’Orangerie la très belle exposition « Apollinaire : le regard du
poète1 », nous fêterons en octobre le centième anniversaire de la parution du
Poète assassiné
2,
dont le frontispice fut réalisé par André Rouveyre, et la couverture, par l’affichiste italien Leonetto
Cappiello. Connu pour être l’ami des peintres et le défenseur des avant-gardes, Apollinaire
est aussi celui qui, tout au long de son œuvre, aura cherché à instaurer, au sein même de ses
livres3, un dialogue entre le texte et l’image4. Fruit de la collaboration entre le poète, Cappiello
et Rouveyre, notre recueil semble donc tout naturellement s’inscrire à la suite des précédents,
dans cette recherche d’échanges poète / artiste.
Cependant,
Le Poète assassiné
se différencie des œuvres antérieures sur plusieurs points:
tout d’abord, pour la première fois, Apollinaire a fait illustrer la couverture de son livre. En outre,
le choix de Cappiello attire l’attention : des aquarelles réalisées par le poète au printemps 1916,
laissent penser qu’il avait décidé d’illustrer lui-même cette couverture. Mais finalement, il la
confiera au plus célèbre des affichistes des années 1910, alors même que ses collaborateurs
précédents – Derain, Dufy, Picasso – étaient issus de l’avant-garde picturale.
Quelles sont les raisons qui incitèrent Guillaume Apollinaire à faire appel à Cappiello ?
Comment leur collaboration s’est-elle déroulée ? Quen est-il des relations texte / image au sein
du
Poète assassiné
? Telles sont les questions qui nous retiendront.
Le Poète assassiné
, une œuvre marquée par la guerre
Il existe une constante dans l’œuvre illustrée d’Apollinaire : texte et image y sont étroitement
liés. C’est pourquoi, avant d’en venir plus particulièrement à la couverture réalisée par Leonetto
1. « Apollinaire : le regard du poète », Musée de l’Orangerie, Paris, 6 avril-18 juillet 2016.
2. Guillaume Apollinaire,
Le Poète assassiné
, Paris, L’Édition / Bibliothèque des Curieux, 1916.
3. Ses deux premiers recueils,
L’Enchanteur pourrissant
(1909) et
Le Bestiaire
(1911), sont accompagnés, l’un par les gravures sur
bois d’André Derain, l’autre par celles de Raoul Dufy ;
Alcools
(1913) s’ouvre sur un frontispice de Pablo Picasso.
4. Stéphanie Dépoisse,
Les Livres de dialogue de Guillaume Apollinaire, un moment dans l’histoire du livre
(Doctorat de
littérature française – Université Nancy 2, France), mars 2009 [en ligne] http://docnum.univ-lorraine.fr/public/NANCY2/
doc431/2009NAN21003_3.pdf (consulté le 26 avril 2016).
Cappiello, arrêtons-nous un instant sur le manuscrit du
Poète assassiné
, plusieurs fois modifié
entre 1914 et 1916, et son projet de couverture.
Le manuscrit de 1914 : le texte
Comme l’indique Apollinaire dans l’édition originale5, une première version du
Poète
assassiné
était sous presse à la veille de la mobilisation : il n’est alors pas question d’illustration,
seulement d’un texte composé de contes, dont le premier s’intitule « Le Poète assassiné ». Dans
ce texte éponyme, Apollinaire narre sur un mode ludique, ou mélancolique, les aventures de
Croniamantal, de sa procréation à son apothéose. Ce personnage au nom étrange est à la fois
un archétype du poète et une image d’Apollinaire lui-même. Mûrie pendant près de quinze ans,
cette œuvre revêt une importance particulière puisqu’elle « met un point final à la recherche
autobiographique qui a obsédé Apollinaire depuis son adolescence6 » ; Michel Décaudin va même
jusqu’à qualifier cette rencontre de l’autobiographie et du mythe de « fusion libératrice7 ». Mais la
déclaration de guerre marque un temps d’arrêt dans la publication du recueil : son manuscrit est
déposé à L’Édition, mais ce n’est qu’en 1916 que le poète convalescent en reprendra les épreuves.
Printemps-été 1916 : les aquarelles d’Apollinaire, projet d’illustration pour la
couverture du
Poète assassiné
.
Fin mars 1915, Guillaume Apollinaire s’est porté volontaire pour le front mais, un an plus tard,
il est blessé à la tête par un éclat d’obus. Admis à l’Hôpital italien de Paris, il se remet doucement
de sa blessure et, à partir du 9 avril8, commence à corriger les épreuves du
Poète assassiné
.
Début mai cependant, son état empire et il doit subir une trépanation. Apollinaire est très affaibli
et, pour passer le temps sans trop se fatiguer, se procure une boîte de couleurs. Il se met alors
à peindre des paysages, des portraits et surtout des autoportraits où il se montre en brigadier
masqué9 – ces cinq aquarelles10 constituent le projet de couverture du poète.
Parmi elles, deux nous intéressent particulièrement : sur la première,
Le Maréchal des
Logis au masque d’Espérance
, nous pouvons voir un cavalier de profil sur un champ de bataille.
Quant à la seconde,
Un Cavalier masqué et blessé
11, elle présente sur un fond abstrait une
tête coupée et ensanglantée installée sur le dos d’un cheval. Sur chacune d’entre elles, des
5. Guillaume Apollinaire,
Le Poète assassiné
, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1997, p. 236.
6. Michel Décaudin,
Apollinaire
, Paris, Livre de poche, coll. « Références », 2002, p. 59.
7.
Ibid
. p. 10.
8. Peter Read, « Apollinaire et le Brigadier masqué. Lecture de trois aquarelles », dans
Apollinaire 22
, Caen, Lettres Modernes
Minard, 2007, p. 94.
9. Ces aquarelles sont reproduites dans l’ouvrage de Claude Debon et Peter Read, « La couleur à l’hôpital », dans
Les Dessins de
Guillaume Apollinaire
, Paris, Buchet-Chastel, coll. « Les cahiers dessinés », 2008, p. 123-142.
10.
Le Brigadier masqué
, dédicacée à André Billy, 1916, coll. part. ;
Un Brigadier masqué
, 1916, coll. du Département de la Meuse ;
Le Brigadier masqué
, 1916, coll. part. ;
Le Maréchal des Logis au masque d’Espérance
, 1916, Rue des Archives / Coll. Belfond.
Sans
titre
. [
Un Cavalier masqué et blessé
], 1916, Rue des Archives / Coll. Belfond. Ces aquarelles sont reproduites dans l’ouvrage de
Claude Debon et Peter Read,
Les Dessins de Guillaume Apollinaire
, p. 124-131.
11. Nous avons utilisé le titre donné par Claude Debon.
Les poètes et la publicité _ p. 192 ///
éléments caractéristiques de la vie d’Apollinaire-soldat sont visibles : ainsi, le titre de l’aquarelle,
l’uniforme du cavalier, et plus précisément le grade sur sa manche, font d’emblée le lien avec
son quotidien – il a été promu Maréchal des Logis le 1er septembre 1915. Le cheval évoque
également cette promotion, mais sa présence dans toutes les peintures montre, en outre, que le
poète le considérait comme un véritable compagnon dans un univers guerrier et déshumanisé.
À l’arrière-plan du
Maréchal des Logis
, les explosions rappellent qu’à la fin du mois d’août 1915,
Apollinaire est nommé observateur aux lueurs ; affolant le cheval, elles sont aussi le signe de
la terreur et du fracas qui règnent sur le front. Toutefois, l’expression de la violence atteint son
paroxysme avec la tête coupée et sanguinolente du
Cavalier masqué et blessé
. Enfin, un élément
commun aux deux aquarelles fait référence à la fois à l’aspect militaire et artistique de la vie
d’Apollinaire : le masque évoque les masques à gaz que portaient les soldats et ceux que portent
les personnages de la
Commedia dell’arte
12.
12. Claude Debon et Peter Read,
op. cit.
, p. 138-139. La gure de l’Arlequin est fréquente dans les productions artistiques de cette
période. La plus connue est une aquarelle offerte à Picasso intitulée
Les Oiseaux chantent avec les doigts
.
Figure 1 : Guillaume Apollinaire,
Le Maréchal des Logis
au masque d’Espérance
, 1916, aquarelle, 20,5 x 13cm.
Rue des Archives / Coll. P. et F. Belfond.
Tous droits réservés.
Figure 2 : Guillaume Apollinaire, [
Un Cavalier masqué
etblessé
], 1916, aquarelle.
Rue des Archives / Coll. P. et F. Belfond.
Tous droits réservés.
Les poètes et la publicité _ p. 193 ///
Dans la première aquarelle, Apollinaire a représenté, de manière réaliste, des éléments
significatifs de sa vie de soldat. Dans la seconde, il s’attache à dévoiler un autre aspect de son
existence, sa relation à l’art et à la création : ainsi, les facettes colorées du
Cavalier masqué et
blessé
ne peuvent manquer de faire penser à l’Orphisme13, mouvement artistique qu’Apollinaire
exalte en 1912. L’implication du poète dans les avant-gardes est aussi symbolisée par cette
étrange fleur, dont Peter Read nous dit qu’elle rappelle l’artisanat populaire russe quApollinaire
a pu voir dans les décors créés par Natalia Gontcharova pour un opéra-ballet :
Dans les dessins de Gontcharova pour
Le Coq d’or
, les devantures des maisons, les façades
des palais et d’autres espaces libres sont couverts de grandes fleurs stylisées, en rouge,
vert, bleu et or, rappelant les broderies et les meubles peints russes. La fleur dessinée par
Apollinaire en 1916 sen inspire, comme en témoigne, par exemple, le bourgeon en forme de
cœur qu’Apollinaire emprunte directement aux décors qu’il avait tant admirés à la première
du
Coq d’or
14.
Enfin, si cette tête coupée évoque, nous l’avons vu auparavant, la violence du champ de
bataille, elle peut aussi, plus symboliquement, suggérer la douleur causée par la blessure et
la sensation de vide et d’impuissance laissée par les céphalées et les pertes de mémoire chez
le poète après sa trépanation : sa tête, lieu de création, semble ne plus lui appartenir, elle est
comme détachée de son corps. Cependant, cet œil vivant et bien ouvert, souligné à la peinture
bleue15, rappelle l’idéal auquel s’accroche Apollinaire : triompher de la mort et du temps par l’art
et la poésie.
Ces deux aquarelles traduisent les hésitations d’Apollinaire quant à la couverture qu’il souhaite
réaliser : doit-il opter pour une manière réaliste ou symbolique ? Doit-il se représenter en poète
justicier ou en poète assassiné ? Une chose est sûre, en adjoignant au mythe – symbolisé ici
par le cavalier héroïque et providentiel et par la clarté de l’œil bleu suggérant la victoire de l’art
sur la mort – des éléments autobiographiques, Apollinaire, en correspondance avec son texte,
présente son parcours de vie comme un récit mythique.
Octobre 1916 : ajout de la dernière nouvelle, du frontispice d’André Rouveyre et
de la couverture de Leonetto Cappiello.
Cependant, le livre qui paraît en octobre 1916 est bien différent du livre projeté : entretemps,
Apollinaire a procédé à de vastes coupes visant à l’unité du texte ;
in extremis
, il a aussi ajouté
une nouvelle supplémentaire, « Cas du brigadier masqué, c’est-à-dire le poète ressuscité »,
évoquant le destin de personnages, réels ou fictifs, marqués par la guerre. Placée à la toute
fin du texte, elle prolonge et vient clore une fois pour toutes l’autobiographie mythique. Son
titre n’est pas non plus sans rappeler les aquarelles, dont l’une aurait dû figurer en couverture.
13. L’Orphisme prône la lumière et la couleur comme éléments essentiels de l’œuvre picturale. Il est représenté par la série des
Fenêtres
de Robert Delaunay.
14. Peter Read, art. cit. p. 103.
15. Il fait également référence à un conte du
Poète assassiné
, « Lœil bleu », dans lequel les petites pensionnaires d’un couvent
sont irrésistiblement attirées par un œil bleu.
Les poètes et la publicité _ p. 194 ///
Mais ce projet n’aboutira pas :
Le Poète assassiné
paraît finalement avec un frontispice d’André
Rouveyre et une couverture de Cappiello.
Qu’Apollinaire ait eu le souhait d’illustrer lui-même la couverture de son ouvrage nest
pas, contrairement à ce que l’on pourrait penser, si surprenant, car le dessin et la peinture
accompagnent le poète depuis de longues années :
Un Album de jeunesse
16 présente un carnet
conservé par la mère du poète dans lequel transparaît déjà son goût pour la couleur et les
œuvres graphiques. Adulte, il continuera de dessiner sur les pages de sa correspondance, dans
ses carnets ou dans les marges de ses brouillons. Lorsqu’il arrive à Paris, en 1901, la rencontre
avec les artistes montmartrois est un choc : il se fait alors le défenseur des avant-gardes et fait
paraître, avec ses amis peintres, des livres où le dialogue entre le texte et l’image est à l’honneur17.
Enfin, en juillet 1914, Apollinaire cherche à unir lui-même poésie et dessin en publiant dans
Les
Soirées de Paris
son premier calligramme, « Lettre-Océan ». Pourquoi alors abandonner son
projet de couverture ? On peut supposer qu’en raison de son état de santé, Apollinaire, triste et
très affaibli, n’ait pas jugé avoir la force de le mener à bien. En outre, il n’a jamais eu l’intention
de devenir peintre et ses productions sont toujours restées dans la sphère privée. Enfin, si ces
aquarelles traduisent son intention de donner au
Poète assassiné
une couverture qui serait une
transposition picturale de son autobiographie mythique, il faut avouer que, d’un point de vue
artistique, les essais ont été peu fructueux.
Les circonstances historiques et leurs conséquences sur la vie d’Apollinaire ont retardé la
parution du
Poète assassiné
. Pour autant, ce délai lui a permis de reprendre, de compléter et
de clore une autobiographie longtemps mûrie, ainsi que d’imaginer une couverture qu’il aurait
lui-même dessinée ; et si finalement le projet sera abandonné, il fournira cependant de précieux
renseignements à Cappiello.
Une couverture signée Cappiello
Quelque temps avant la publication de son livre, Apollinaire confia la réalisation de la
couverture à Leonetto Cappiello. Or, ce choix pose une question : pourquoi, alors que jusque-là
le poète avait fait appel à de jeunes peintres de l’avant-garde, se tourne-t-il tout-à-coup vers un
affichiste ? Comment la collaboration entre un poète, dont les œuvres sont destinées à un public
d’amateurs, et un publicitaire à succès sest-elle déroulée ?
L’admiration de Guillaume Apollinaire pour Leonetto Cappiello
Pour ses volumes précédents, Guillaume Apollinaire avait choisi de travailler avec les peintres
de l’avant-garde montmartroise. Tirés à quelques centaines d’exemplaires, ces livres sont,
pour chacun, l’occasion d’expérimenter de nouvelles techniques, de transposer ses recherches
picturales sur un autre support, dans un autre espace, mais sont destinés aux amateurs de
poésie contemporaine et d’art moderne ou aux bibliophiles. Pourquoi Apollinaire a-t-il fait
16. Pierre Cayzergues,
Un Album de jeunesse
, Paris, Gallimard, coll. « Blanche », 2015.
17. Yves Peyré,
Peinture et Poésie. Le dialogue par le livre
, Paris, Gallimard, 2001, p. 107-108.
Les poètes et la publicité _ p. 195 ///
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