Rencontre avec Irvin Yalom
C’est une sommité aux États-Unis. À 80 ans, Irvin Yalom, psychiatre, psychothérapeute,
essayiste et romancier, continue de consulter et d’écrire du fond de son fief californien, à Palo
Alto. Rencontre avec un des papes de la psychothérapie contemporaine qui ne souhaite pas
être un thérapeute distant.
Ce matin-là, Irvin Yalom est sorti de sa maison californienne pour m’attendre sur une petite
route de campagne ensoleillée. Les mains dans les poches, la tête légèrement inclinée vers le
sol, il lève de temps en temps les yeux pour vérifier discrètement que je ne prends pas un
mauvais virage. Professeur émérite de l’école de médecine de l’université Stanford, auteur de
best-sellers célébré par la critique, thérapeute assailli de demandes, le psychiatre respire la
santé, à l’approche de ses 80 ans : grand, l’œil aiguisé, il enveloppe son esprit vif, voire
cinglant, d’une voix douce mais ferme. Pendant l’entretien, il ne se lèvera qu’une fois de son
fauteuil, pour montrer sur l’écran de son ordinateur un e-mail. Un courrier envoyé d’un
cybercafé par un sans-abri qui a lu La Méthode Schopenhauer après l’avoir trouvée dans une
poubelle. « Ce roman a bouleversé mon existence », a-t-il écrit. Irvin Yalom masque à peine
son plaisir. C’est un peu comme si la boucle était bouclée. Comme si le petit garçon, fils
d’immigrés, venu à la psychologie par la littérature, tenait aujourd’hui la preuve qu’il a réussi
à concilier ses deux passions, l’écriture et la thérapie, dans une seule et même quête : offrir à
quelques-uns de ses congénères un chemin vers plus de liberté et de sérénité.
Psychologies : Pourriez-vous nous parler de votre enfance ?
Irvin Yalom : Je suis né dans la ville de Washington, aux États-Unis. Je n’ai pas vraiment eu
d’enfance. Nous avons grandi, avec ma sœur de sept ans plus âgée que moi, dans
l’appartement situé au-dessus de l’épicerie que possédaient mes parents. Nous étions pauvres,
les seuls juifs blancs dans un quartier noir. Je n’étais pas heureux. Je ne pouvais pas sortir :
c’était trop dangereux, et à l’intérieur de la maison, ce n’était pas facile non plus. Mes parents
étaient d’un autre monde, un monde ancien, tourné vers le passé. Ils n’étaient pas « modernes
», ne comprenaient pas grand chose à la culture américaine et n’avaient pas vraiment le temps
de s’occuper de nous. Ils travaillaient énormément : douze heures quotidiennes, six jours par
semaine.
Vous sentiez-vous « étranger », pas à votre place, au sein du milieu dans lequel vous
évoluiez ?
Tous mes copains étaient noirs. Et très vite s’est posée la question d’être juif. Mes parents
avaient fui les pogroms dans les années 1920. Ils venaient de Russie, disaient-ils. Enfin,
parfois ils disaient Russie, parfois Pologne. Un petit village à la frontière détruit par les nazis
et qui n’existe plus aujourd’hui, ai-je compris. Personne n’en parlait jamais chez moi, même
si mes parents étaient très immergés dans la culture juive. Ils lisaient des journaux en yiddish
et tous leurs amis étaient juifs. Cela dit, ils étaient indifférents à la religion et nous ne suivions
aucune fête à part Hanoukka. Je n’ai jamais cherché à en savoir plus sur mes origines. Il y a
quelques années, j’ai fait une conférence en Russie et j’ai compris par hasard d’où je venais
en dînant dans un restaurant ukrainien : leur bortsch avait exactement le même goût que celui
de ma mère. Je me souviens que mon identité me posait problème à l’école. Il y régnait une
atmosphère antisémite puissante, et je me sentais vraiment mal. Très vite, j’ai cherché du
réconfort dans la littérature. Je me suis plongé dans les livres que j’empruntais voracement à
la bibliothèque.