84 Revue des Sciences Sociales, 2008, n° 40, « Strasbourg, carrefour des sociologies »
qui demande, pour être surmonté,
d’élaborer des croyances et des rites.
Mais Halbwachs ne se contente pas
de présenter des ouvrages, il intervient
aussi pour défendre sa conception de
la sociologie, ce qui le conduit à débat-
tre avec des historiens et géographes
(Piganiol, Fevre, Pirenne) et avec le
psychologue Blondel. L’opposition
avec celui-ci se structure autour de la
place de la psychologie qu’Halbwachs
considérait comme trop empreinte de
subjectivisme et avec ceux-là autour
de l’importance des faits sociaux dans
les déterminations de l’organisation
de l’espace et autour de la causalité.
Halbwachs, en eet, reproche aux his-
toriens de « prendre pour cause un ou
plusieurs faits antérieurs choisis sans
règles, au air personnel, suivant les
idées de l’historien lui-même, de son
milieu, suivant les modes intellectuel-
les ».
Sans hésiter, Maurice Halbwachs
se veut donc un sociologue durkhei-
mien bien décidé à remettre en cause
les idées reçues sur le monde social.
Les premiers livres qu’il publie lors
de son séjour à Strasbourg le mon-
trent bien. « Les origines du sentiment
religieux d’après Durkheim » paraît
en 1924 et s’avère bien fait pour à
la fois contribuer à faire comprendre
l’analyse durkheimienne de la religion
et dire publiquement aux collègues
strasbourgeois l’importance d’une
pensée qui montre que le fait religieux
entretient un rapport étroit avec la
vie du groupe social et ses structures.
Halbwachs, dans ce petit livre de vul-
garisation, insiste d’abord sur l’ori-
ginalité de la méthode de Durkheim
qui veut remonter aux religions les
plus simples, « plus faciles à étudier »,
et surtout à même de permettre de
saisir « la manière dont elles se sont
progressivement composées ». Mais
cette armation qui conduit à s’in-
téresser aux « sauvages » soulève bien
des objections en ce début du XX siè-
cle. Halbwachs, après Durkheim, s’ef-
force donc de montrer, conséquent
avec la philosophie rationaliste de la
connaissance à laquelle il adhère, que
les sauvages, dont « on a pu se deman-
der si les êtres qui composaient ces
prétendues hordes étaient vraiment
humains », ont bien développé des
civilisations. Ils ont une connaissan-
ce de l’ordre naturel aussi rationnelle
à leurs yeux « que le sont aux nôtres
les procédés des agriculteurs et des
agronomes ». Cette compréhension
du monde leur permet de mettre en jeu
« des puissances qui lui sont aussi fami-
lières que la pesanteur et l’électricité
pour les physiciens d’aujourd’hui ».
Tout aussi bien que les membres des
sociétés modernes « ils s’élèvent à la
notion du surnaturel ». Puis Hal-
bwachs rappelle les étapes essentielles
du raisonnement durkheimien pour
lequel la religion (qui n’a pas obliga-
toirement à voir avec un ou des dieux,
avec des dogmes ou un mystère) est
en quelque sorte « une ction bien
fondée » puisqu’ « elle répond à des
besoins collectifs permanents qui se
développent dans toute société » .
À travers elle c’est « la vie, c’est la vie
sociale, c’est-à-dire la vie la plus riche
et la plus haute où l’homme se puisse
élever » . En somme, « Dieu n’est-
il pas l’esprit collectif hypostasié ? ».
Même si dans les sociétés individualis-
tes contemporaines cet esprit collectif
est devenu le dogme du respect de l’in-
dividu, comme l’écrivait Durkheim, «
alors même que la religion semble tenir
toute entière dans le fors intérieur de
l’individu, c’est encore dans la société
que se trouve la source vive à laquel-
le elle s’alimente ». Toujours dans la
ligne des articles de Durkheim sur les
religions parus dans l’Année Socio-
logique, Halbwachs s’intéressera aux
publications des ethnologues surtout
lorsqu’ils traitent de croyances reli-
gieuses : il remarque que : « l’idée que la
société des vivants ne fait qu’un avec la
société des morts se retrouve dans les
sociétés primitives ou sauvages. Elle
est à la racine des religions ».
Quelques années plus tard, son
livre Les cadres sociaux de la mémoi-
re s’inscrit dans le projet qu’ont éla-
boré Durkheim et les durkheimiens
de montrer que toutes les catégories
et tous les processus de pensée relè-
vent de l’analyse sociologique. Pour
Durkheim, on le sait, les catégories
kantiennes de l’entendement ne sont
pas innées mais ont une origine socia-
le. Elles transposent dans l’univers de
la pensée individuelle leur essence
sociale : ce sont les classications que
la société a élaborées (groupes, clans,
classes…) qui fonctionnent comme
cadres et modèles des catégories de
pensée. Halbwachs, résolument dans
cette perspective, montre on ne peut
mieux que la mémoire individuelle
n’existerait pas sans la mémoire col-
lective, que ce soit celle de la famille,
du groupe professionnel, du groupe
religieux ou de la classe sociale, qui la
structure : « tout souvenir, si person-
nel soit-il, même ceux des évènements
dont nous seuls avons été les témoins,
même ceux de pensées et de senti-
ments inexprimés, est en rapport avec
tout un ensemble de notions que beau-
coup d’autres que nous possèdent, avec
des personnes, des groupes, des lieux,
des dates, des mots et formes du lan-
gage, avec des raisonnements aussi et
des idées, c’est-à-dire avec toute la vie
matérielle et morale des sociétés dont
nous faisons ou avons fait partie ». Il
souligne aussi combien les sentiments
et émotions sont organisés sociale-
ment de telle sorte que « ces états aec-
tifs sont pris dans des courants de
pensée qui viennent en notre esprit du
dehors, qui sont en nous parce qu’ils
sont dans les autres. C’est bien nous
qui les éprouvons. Mais ils ne sub-
sistent et ne se développent, dans un
monde où nous sommes sans cesse en
contact avec les autres, qu’à la condi-
tion de se présenter sous des formes
qui leur permettent d’être compris,
sinon approuvés et encouragés, par les
milieux dont nous faisons partie ». Il
rappelle, après Durkheim, que les dif-
férentes formes de raisonnement sont,
elles aussi, d’origine sociale à tel point
d’ailleurs qu’on puisse dire « sous une
forme métaphorique, que notre pensée
est souvent comme une salle de déli-
bération où prennent rendez-vous et
se rencontrent des arguments, idées et
abstraction que nous devons dans une
large mesure aux autres : si bien que ce
sont les autres qui débattent en nous,
qui soutiennent des thèses, formulent
des propositions qui ne sont dans
notre esprit que l’écho du dehors ».
Il résumera d’ailleurs sa pensée en
1939 en écrivant : « ce qu’on a voulu
en dénitive décrire, et c’est ce qui doit
être clairement compris, c’est la façon
dont l’esprit collectif, enveloppant les
hommes associés, des groupes et leurs