Christian de Montlibert Université Marc Bloch, Strasbourg Centre de Recherches et d’Études en Sciences Sociales (EA 1334) <[email protected]> Maurice Halbwachs à Strasbourg : une philosophie rationaliste en action M aurice Halbwachs est, on le sait, arrivé à Strasbourg en 1919 et y a enseigné jusqu’en 1935. Les travaux qu’il a menés durant cette période, particulièrement fructueuse, lui ont permis de structurer plus qu’il ne l’avait fait jusqu’alors sa conception de la sociologie, d’explorer plus encore des problèmes qu’il avait déjà abordés et d’élargir à des thèmes nouveaux ses préoccupations. En 1919, comme l’a remarquablement montré John E. Craig1, la commission chargée de réorganiser l’université de Strasbourg décida d’y créer une chaire de sociologie et de pédagogie : c’était des disciplines peu enseignées encore et les installer à Strasbourg était novateur, on ne pouvait pas, non plus, faire moins que l’université allemande puisque Georg Simmel y avait enseigné et, enfin, aborder le monde social d’un point de vue rationaliste n’était pas pour déplaire à des commissaires du gouvernement qui souhaitaient contrecarrer l’influence des facultés de théologie. Le poste fut confié à Maurice Halbwachs, 82 dont la candidature fut soutenue par le recteur Sébastien Charlety et par Albert Thomas dont Halbwachs avait été proche puisque, trop myope pour être envoyé au front, il fut, durant la guerre, affecté au ministère de l’armement que celui-ci dirigeait. Maurice Halbwachs était un durkheimien (il avait collaboré à l’Année sociologique), il avait déjà publié des travaux remarqués. Les expropriations et le prix des terrains à Paris, 1860-1900, dont le journal L’Humanité avait parlé et que Jean Jaurès avait commenté et La classe ouvrière et les niveaux de vie qui le qualifiait plus que d’autres pour collaborer à l’étude de la question du travail dont on souhaitait que l’université de Strasbourg traitât. Il connaissait bien l’Allemagne pour y avoir séjourné deux longues périodes (et même pour en avoir été expulsé à la suite d’un article favorable à des ouvriers grévistes qu’il avait publié dans L’Humanité et – ce qui ne comptait pas pour peu dans une période où il fallait tenir compte de l’état d’esprit d’une région si longtemps annexée à l’Allemagne – était d’ascendance alsacienne puisque ses parents avaient optés pour la France en 1871. Le Commissaire général d’Alsace-Lorraine, Alexandre Millerand, qui n’était pas sans connaître le nom de Maurice Halbwachs qui avait déjà été en vue au moment de l’affaire Dreyfus, donna vite son accord. À Strasbourg, Maurice Halbwachs défendra le point de vue sociologique contre le spiritualisme, contribuera à une universalisation des sciences sociales, développera une réflexion méthodologique et épistémologique, et saura organiser ses analyses autour d’un matérialisme mesuré. La période strasbourgeoise de Maurice Halbwachs fut particulièrement fructueuse. Il publie six livres importants : Le calcul des probabilités à la portée de tous2 avec Maurice Frechet en 1924, Les origines du sentiment religieux d’après Durkheim3 et Les cadres sociaux de la mémoire4 en 1925, La population et le tracé de voies à Paris depuis cent ans5 en 1928, Les causes du suicide6 en 1930, L’évolution Christian de Montlibert des besoins dans les classes ouvrières7 en 1933 et prépare deux autres ouvrages, La morphologie sociale8 et L’analyse des mobiles qui orientent l’activité des individus dans la vie sociale (republié sous le titre Esquisse d’une psychologie des classes sociales9 en 1955) qui paraîtront après son départ de Strasbourg. Il publie aussi plus de 230 notes, articles et recensions10 dans des revues françaises et étrangères (une certaine imprécision demeure dans la mesure où la remarquable bibliographie de Maurice Halbwachs établie par Victor Karady11 et Annie Thiébart a pu être partiellement complétée par John E. Craig) qui témoignent de l’étendue de ses intérêts : ainsi 51 d’entre eux sont consacrés à l’épistémologie, à l’histoire des idées, à la théorie générale, 19 à la méthodologie (surtout des questions statistiques), 21 à des questions démographiques, 7 au suicide, 68 à l’économie, au capitalisme, aux politiques économiques, 27 aux conditions de vie des clases ouvrières et au travail industriel, 11 aux religions, 11 à la ville et à l’urbanisme, 15 à des sociétés étudiées par l’ethnologie. Comme on le voit, l’analyse des structures sociales et la compréhension de leurs effets l’emportent (29,5% de ses articles et notes traitaient du capitalisme, 11% des conditions d’existence des ouvriers, 5% des villes et de questions d’urbanisme), le deuxième centre d’intérêt relève de la théorie et de l’histoire des idées (Halbwachs occupe un poste à la faculté de philosophie, aussi ne faut-il pas s’étonner que le plus grand nombre de ses articles soit des recensions ou des commentaires de livres sur des philosophes), la démographie et ses conséquences – lieu d’application par excellence d’une conception rationaliste de l’analyse du monde social qui permet des inventions mathématiques (9% de ses notes portent sur la méthodologie) et laisse espérer la découverte de « lois » – occupe la troisième place devant les comptes rendus d’ouvrages d’ethnologues, les analyses de livres traitant de religion, parmi lesquels il sélectionne surtout ceux qui, dans une perspective alors en vogue, abordent les questions des rapports entre religion et économie et le suicide (sur lequel il publie un ouvrage en 1930). Maurice Halbwachs à Strasbourg Affirmer le point de vue sociologique contre le spiritualisme n En effet, lorsque Halbwachs arrive à Strasbourg, la situation de la sociologie est loin d’être assise. Georg Simmel l’a bien précédé, mais ce n’est pas pour autant, dans une université où la pensée spiritualiste soutenue par les facultés de théologie est très présente, que la sociologie est reconnue et appréciée. Même si la philosophie rationaliste de la connaissance est vigoureusement représentée par des historiens dont Bloch, Fevre, Piganiol…, des linguistes dont Hoepffner, Tronchon, Juret…, des archéologues dont Montet, Rocheblave…, des historiens des religions dont Cavaignac, Vermeil, Alfaric…, il reste à Halbwachs à défendre sa discipline et ses manières spécifiques de penser le monde social. Il s’y emploie habilement en choisissant de parler d’ouvrages qui lui permettent de préciser sa pensée et d’engager des discussions argumentées. Il traite en 1922 de deux livres de Marcel Granet sur « La religion des Chinois »12 et « Fêtes et chansons anciennes de la Chine »13. En 1923, il recense deux livres de Georges Davy « La foi jurée »14 et « Des clans aux empires ; l’organisation sociale chez les primitifs et dans l’Orient Ancien »15. En 1925, il revient à Granet avec Danses et légendes de la Chine ancienne16 puis traite du livre de Cassirer consacré à La pensée mythique17. En 1929, enfin, Halbwachs présente le travail de Robert Hertz, Mélanges d’histoire des religions et de folklore18. On l’aura compris, Maurice Halbwachs choisit soigneusement les ouvrages qu’il présente. Dans tous les cas il s’agit de durkheimiens ou d’auteurs qui accordent une importance à l’œuvre de Durkheim et qui ont une place importante dans l’élaboration de la pensée des sciences sociales ou de la pensée philosophique de l’époque. Qu’il commence ses interventions aux réunions du samedi, en effet, par les ouvrages de Granet ne dépend pas seulement d’un hasard de calendrier de publication : pour lui, les livres de Granet renouvellent le sujet par l’emploi de la méthode sociologique et témoignent de la qualité d’une œuvre qui conduira, en effet, son auteur au Collège de France. On sait que l’usage de la pensée sociologique (l’analyse des structures des groupes et parentés, l’analyse de l’élaboration sociale de la religion et le rôle qu’elle joue dans la formation des catégories de pensée principalement) permettra, en effet, à Granet de renouveler – comme le font aussi à ce moment Chavannes et Maspero – la compréhension de la Chine. Maurice Freedman19 dira d’ailleurs : « Durkheim fut le maître de Granet », et encore : « le même refus durkheimien d’entreprendre des comparaisons arbitraires, la même insistance durkheimienne à analyser de manière approfondie un ensemble de données et ce, selon des principes sociologiques, et la même préférence – moins durkheimienne peut-être mais plus originale – pour un traitement synchronique caractérisent ses conférences sur la Chine féodale… ». Danielle Elisseeff20 rappelle que les Fêtes et chansons anciennes de Granet21 étaient offertes à la mémoire d’Édouard Chavannes et d’Émile Durkheim (auquel il manifesta toujours sa reconnaissance « comme un bon ouvrier quand il s’est servi d’un outil efficace »). Du livre de Davy consacré à l’organisation sociale chez les primitifs – auteur que Halbwachs présente comme un des représentants les plus actifs de l’école sociologique de Durkheim –, il dira qu’il traite du problème des origines et de la genèse de l’organisation politique dans une étude très fouillée de la notion de potlatch. À propos des trois études de Hertz, rassemblées dans le volume « Mélanges », il insiste sur le fait – à ses yeux tout à fait remarquable pour qui veut bien voir que toutes les dimensions de la vie psychique et corporelle sont organisées socialement – que, pour cet auteur, la prééminence de la main droite s’expliquerait par une contrainte sociale trouvant son origine dans l’opposition religieuse entre le profane et le sacré et, ensuite, que ce chercheur a remarquablement montré, dans la lignée du travail de Durkheim sur les formes élémentaires de la vie religieuse, que la mort produit, chez les Dayaks de Bornéo, un effet de scandale et de découragement 83 qui demande, pour être surmonté, d’élaborer des croyances et des rites. Mais Halbwachs ne se contente pas de présenter des ouvrages, il intervient aussi pour défendre sa conception de la sociologie, ce qui le conduit à débattre avec des historiens et géographes (Piganiol, Fevre, Pirenne) et avec le psychologue Blondel. L’opposition avec celui-ci se structure autour de la place de la psychologie qu’Halbwachs considérait comme trop empreinte de subjectivisme et avec ceux-là autour de l’importance des faits sociaux dans les déterminations de l’organisation de l’espace22 et autour de la causalité23. Halbwachs, en effet, reproche aux historiens de « prendre pour cause un ou plusieurs faits antérieurs choisis sans règles, au flair personnel, suivant les idées de l’historien lui-même, de son milieu, suivant les modes intellectuelles »24. Sans hésiter, Maurice Halbwachs se veut donc un sociologue durkheimien bien décidé à remettre en cause les idées reçues sur le monde social. Les premiers livres qu’il publie lors de son séjour à Strasbourg le montrent bien. « Les origines du sentiment religieux d’après Durkheim » paraît en 1924 et s’avère bien fait pour à la fois contribuer à faire comprendre l’analyse durkheimienne de la religion et dire publiquement aux collègues strasbourgeois l’importance d’une pensée qui montre que le fait religieux entretient un rapport étroit avec la vie du groupe social et ses structures. Halbwachs, dans ce petit livre de vulgarisation, insiste d’abord sur l’originalité de la méthode de Durkheim qui veut remonter aux religions les plus simples, « plus faciles à étudier », et surtout à même de permettre de saisir « la manière dont elles se sont progressivement composées ». Mais cette affirmation qui conduit à s’intéresser aux « sauvages » soulève bien des objections en ce début du XXe siècle. Halbwachs, après Durkheim, s’efforce donc de montrer, conséquent avec la philosophie rationaliste de la connaissance à laquelle il adhère, que les sauvages, dont « on a pu se demander si les êtres qui composaient ces prétendues hordes étaient vraiment humains »25, ont bien développé des civilisations26. Ils ont une connaissance de l’ordre naturel aussi rationnelle à leurs yeux « que le sont aux nôtres les procédés des agriculteurs et des agronomes »27. Cette compréhension du monde leur permet de mettre en jeu « des puissances qui lui sont aussi familières que la pesanteur et l’électricité pour les physiciens d’aujourd’hui ». Tout aussi bien que les membres des sociétés modernes « ils s’élèvent à la notion du surnaturel »28. Puis Halbwachs rappelle les étapes essentielles du raisonnement durkheimien pour lequel la religion (qui n’a pas obligatoirement à voir avec un ou des dieux, avec des dogmes ou un mystère) est en quelque sorte « une fiction bien fondée » puisqu’ « elle répond à des besoins collectifs permanents qui se développent dans toute société »29 . À travers elle c’est « la vie, c’est la vie sociale, c’est-à-dire la vie la plus riche et la plus haute où l’homme se puisse élever »30 . En somme, « Dieu n’estil pas l’esprit collectif hypostasié ? »31. Même si dans les sociétés individualistes contemporaines cet esprit collectif est devenu le dogme du respect de l’individu, comme l’écrivait Durkheim, « alors même que la religion semble tenir toute entière dans le fors intérieur de l’individu, c’est encore dans la société que se trouve la source vive à laquelle elle s’alimente ». Toujours dans la ligne des articles de Durkheim sur les religions parus dans l’Année Sociologique, Halbwachs s’intéressera aux publications des ethnologues surtout lorsqu’ils traitent de croyances religieuses : il remarque que : « l’idée que la société des vivants ne fait qu’un avec la société des morts se retrouve dans les sociétés primitives ou sauvages. Elle est à la racine des religions »32. Quelques années plus tard, son livre Les cadres sociaux de la mémoire s’inscrit dans le projet qu’ont élaboré Durkheim et les durkheimiens de montrer que toutes les catégories et tous les processus de pensée relèvent de l’analyse sociologique33. Pour Durkheim, on le sait, les catégories kantiennes de l’entendement ne sont pas innées mais ont une origine sociale. Elles transposent dans l’univers de la pensée individuelle leur essence sociale : ce sont les classifications que 84 Revue des Sciences Sociales, 2008, n° 40, « Strasbourg, carrefour des sociologies » la société a élaborées (groupes, clans, classes…) qui fonctionnent comme cadres et modèles des catégories de pensée. Halbwachs, résolument dans cette perspective, montre on ne peut mieux que la mémoire individuelle n’existerait pas sans la mémoire collective, que ce soit celle de la famille, du groupe professionnel, du groupe religieux ou de la classe sociale, qui la structure : « tout souvenir, si personnel soit-il, même ceux des évènements dont nous seuls avons été les témoins, même ceux de pensées et de sentiments inexprimés, est en rapport avec tout un ensemble de notions que beaucoup d’autres que nous possèdent, avec des personnes, des groupes, des lieux, des dates, des mots et formes du langage, avec des raisonnements aussi et des idées, c’est-à-dire avec toute la vie matérielle et morale des sociétés dont nous faisons ou avons fait partie »34. Il souligne aussi combien les sentiments et émotions sont organisés socialement de telle sorte que « ces états affectifs sont pris dans des courants de pensée qui viennent en notre esprit du dehors, qui sont en nous parce qu’ils sont dans les autres. C’est bien nous qui les éprouvons. Mais ils ne subsistent et ne se développent, dans un monde où nous sommes sans cesse en contact avec les autres, qu’à la condition de se présenter sous des formes qui leur permettent d’être compris, sinon approuvés et encouragés, par les milieux dont nous faisons partie »35. Il rappelle, après Durkheim, que les différentes formes de raisonnement sont, elles aussi, d’origine sociale à tel point d’ailleurs qu’on puisse dire « sous une forme métaphorique, que notre pensée est souvent comme une salle de délibération où prennent rendez-vous et se rencontrent des arguments, idées et abstraction que nous devons dans une large mesure aux autres : si bien que ce sont les autres qui débattent en nous, qui soutiennent des thèses, formulent des propositions qui ne sont dans notre esprit que l’écho du dehors »36. Il résumera d’ailleurs sa pensée en 1939 en écrivant : « ce qu’on a voulu en définitive décrire, et c’est ce qui doit être clairement compris, c’est la façon dont l’esprit collectif, enveloppant les hommes associés, des groupes et leurs Christian de Montlibert organisations complexes, donne à la conscience humaine accès à tout ce qui a été accompli en matière de pensées, de sentiments, d’attitudes et de dispositions mentales dans les divers groupes sociaux où il s’incarne »37. Appliquer une philosophie rationaliste de la connaissance au monde social n Le travail de Maurice Halbwachs tout en continuant le programme durkheimien le dépasse pourtant sans cesse. Il est vrai que, comme l’écrivait Marcel Mauss à propos du travail d’Halbwachs sur le suicide, « en sociologie, pas plus qu’en aucune autre science, le travail d’analyse n’est jamais achevé »38 . Non seulement, en effet, Halbwachs analyse des aspects et des dimensions de la vie psychique qui n’avaient jamais été traités jusqu’alors, mais il y ajoute une sociologie de la subjectivité des motifs individuels que Durkheim, tout occupé à débarrasser la sociologie de toutes considérations métaphysiques, ne pouvait pas aborder. Mieux encore, Maurice Halbwachs ose mener l’analyse plus loin en montrant que l’individu luimême relève de l’analyse sociologique et que, hors du rêve qui échappe en grande partie à l’emprise du social, les dimensions psychiques individuelles sont déterminées socialement. Ce projet durkheimien d’appliquer une philosophie rationaliste de la connaissance au monde social se retrouve aussi nettement dans l’étude des causes du suicide. Un tel sujet, retenu après une discussion avec Marcel Mauss, ne peut être traité sans se référer sans cesse à l’œuvre de Durkheim qui est, en son temps, apparue comme « l’expérience cruciale » qui prouverait ou anéantirait définitivement le projet d’explication sociologique du monde social. En effet, si le suicide, acte individuel s’il en est, relevait d’explications sociologiques, alors, a fortiori, toutes les autres dimensions de l’existence étaient soumises à des influences sociales. C’est dire que, si la démonstration aboutissait, on pouvait affirmer sans Maurice Halbwachs à Strasbourg crainte que des déterminismes d’origine sociale étaient partout à l’œuvre dans le monde social et que la sociologie pouvait réclamer son statut de science. Maurice Halbwachs reprend pendant son séjour à Strasbourg cette question des causes sociales du suicide en appliquant la philosophie rationaliste de la connaissance qu’il soutient. En bon scientifique il remet en question les interprétations durkheimiennes à la lumière d’une analyse de séries statistiques nouvelles et surtout de l’usage de méthodes et de procédés statistiques qui n’existaient pas trente ans auparavant. Une telle démarche l’amène, non pas à remettre en cause la pensée durkheimienne, mais bien au contraire à en soutenir plus précisément le bien-fondé. À propos des crises politiques, Halbwachs montre, comme Durkheim l’avait déjà trouvé, qu’elles s’accompagnent d’une réduction des suicides et soutient que « l’explication donnée par Durkheim garderait donc toute sa valeur. C’est parce que les hommes sont pris dans un vaste courant collectif que la vie les intéresserait plus. Dominés par le sentiment de ne faire qu’un avec les autres, ils seraient moins sensibles aux motifs de désespoir et de découragement qui s’imposent à la conscience de l’individu isolé »39. À propos des crises économiques, il corrige certes Durkheim en montrant que les dépressions ont plus d’incidence sur les suicides que les périodes de prospérité, mais il n’en reprend pas moins l’argument durkheimien en écrivant : « un sentiment obscur d’oppression pèse sur toutes les âmes, parce qu’il y a moins d’activité générale, que les hommes participent moins à une vie économique qui les dépasse, et que leur attention n’étant plus tournée vers le dehors se porte davantage non seulement sur leur détresse ou leur médiocrité matérielle mais sur tous les motifs individuels qu’ils peuvent avoir de désirer la mort »40. Mais Halbwachs veut « aller plus loin», ce qu’il fait sur deux points : l’importance accordée aux motifs individuels de suicide et l’importance des coutumes et plus largement des structures sociales. Sur les motifs individuels il écrit : « Nous irions donc, en réalité, plus loin que Durkheim dans la voie où il s’est engagé, puisque nous expliquerions par des causes sociales non seulement les grandes forces qui détournent du suicide, mais encore les évènements particuliers qui en sont non pas les prétextes, mais les motifs »41. Reprenant avec force la critique du sens commun, Maurice Halbwachs souligne que « le sens commun ne considère que l’aspect sensible des faits, et il ne retient que ce qu’il voit. Les influences sociales lui échappent. Il ne comprend pas, d’ailleurs, que la forme individuelle sous laquelle se présentent ces faits n’est qu’une apparence, et que leur nombre et leur distribution résultent de la structure et du genre de vie de la société »42. La critique de Durkheim qu’il avance, à partir des résultats obtenus, n’est pas une remise en cause de son raisonnement, comme on l’a parfois dit, mais bien au contraire un dépassement de ses limites : Durkheim ne pouvait pas, en son temps, ne pas séparer les dimensions sociales des dimensions individuelles qui, pour lui, relevaient du psychologue, aussi isolait-il les sentiments de famille, les pratiques religieuses, l’activité économique des faits individuels, alors que Halbwachs montre qu’ « ils prennent corps dans les croyances et les coutumes qui rattachent et lient l’une à l’autre les existences individuelles ». En somme Halbwachs aurait bien perçu, comme le pensent Ch. Baudelot et R. Establet, que la réalité sociale est incorporée par les individus43. Deuxièmement, Halbwachs revient sans cesse sur l’importance des institutions et des coutumes, de la structure sociale en somme : « les suicides augmentent surtout parce que la vie sociale se complique, et que les événements singuliers qui exposent au désespoir s’y multiplient »44. Il illustre bien cette analyse en constatant que les suicides sont plus nombreux dans les villes que dans les campagnes : il est vrai qu’ « Ainsi se constitue une civilisation urbaine, que les hommes ou les groupes d’hommes, venus de régions très différentes pour se confondre en un groupe nouveau, sans passé et sans traditions propres, n’ont pas apportée 85 avec eux »45. Rien ne montre mieux l’importance de cette dimension que la comparaison des suicides de catholiques avec les suicides de protestants : en fait le conformisme du groupe religieux, auquel Durkheim accordait tant d’effets, n’est autre que le conformisme du groupe rural auquel appartiennent massivement les catholiques et leur prêtres : « il se pourrait que les populations catholiques se distinguent de toutes les autres non par la nature particulière de leurs croyances religieuses, mais simplement parce qu’elles sont plus conservatrices, plus traditionnelles46 » . En somme, Halbwachs reprend la fameuse définition de l’anomie durkheimienne pour en donner une signification nouvelle puisque ce n’est pas tant l’action régulatrice de la religion sur le pouvoir économique qui diminuerait, entraînant une augmentation des suicides, que la complexification de la vie sociale dans une civilisation urbaine qui, en dissociant vie de travail et vie familiale ou relationnelle, complique les investissements dans l’une et l’autre en les intensifiant. Son intérêt pour les formes religieuses qui le ramène sans cesse à l’ethnologie le conduit d’ailleurs à regretter que celle-ci ne cherche pas à étudier plus systématiquement « les relations régulières entre des données qualitatives qui relèvent surtout de la description… » et l’amène à suggérer des études quantitatives : « mais et sans qu’il suffise qu’il y ait deux obsèques (il s’agit d’une référence aux doubles obsèques étudiées par R. Hertz) pour que le fait soit quantifié, n’oublions pas qu’il s’agit ici de tribus de structure complexe, dont il y a lieu de compter les clans, qu’il faudrait aussi compter les assistants, mesurer les degrés de parenté, les intervalles de temps observés entre les obsèques individuelles et collectives en moyenne, et que la relation étudiée se prêtera d’autant plus à une explication scientifique que tous ces éléments auront été déterminés avec une précision plus approchée »47. Pour un universalisme scientifique n Halbwachs, durant tout son séjour strasbourgeois, n’est pas resté cantonné dans la sociologie française : il s’intéresse sans cesse aux productions étrangères. Ainsi il rend compte dans des revues diverses de 58 ouvrages allemands, de 52 ouvrages de langue anglaise et de 12 ouvrages écrits en italien. Il contribue ainsi à la diffusion, en France, de travaux d’auteurs étrangers qui lui semblent importants comme Pareto, Gini, Mannheim, Mead, Sombart, Weber, Westermarck. Il réalise aussi de courtes revues de travaux qui lui permettent de montrer quel est l’état de la discipline dans un pays (la sociologie en Allemagne) ou de faire état des avancées sur un thème particulier (le traitement d’une question démographique par exemple). Parmi ces travaux de recension, il est intéressant de retenir deux exemples : rien ne montre mieux son souci de contribuer à une universalisation des sciences sociales que sa critique du livre d’Ernst Cassirer sur Les formes symboliques et les commentaires qu’il fait des ouvrages de Weber (il rend compte en 1925 de Wirtschaftsgeschichte paru en 1924 à Tübingen, de Gesammelte Aufsätze zur Sozial-und Wirtschaftsgeschichte paru à Munich et Leipzig en 1923 et de Gesammelte Aufsätze zur Soziologie und Sozialpolitik paru à Tübingen en 1924 ; en 1929 il publie une note intitulée « Max Weber un homme, une œuvre » dans les Annales d’histoire et y reviendra dans l’Esquisse d’une psychologie des classes sociales). Traitant du capitalisme, il s’accorde avec Weber pour y voir un système qui « introduit partout des règles uniformes » : ses mots d’ordre sont « organisation scientifique des usines, standardisation des besoins, comptabilité, administration, bureaucratisme »48. Il souligne combien Weber a raison de voir dans le développement du capitalisme l’effet de manières de penser et de vivre : « ce n’étaient point des spéculateurs, des aventuriers sans scrupules, ou simplement des riches mais des hommes de mentalité bourgeoise qui 86 Revue des Sciences Sociales, 2008, n° 40, « Strasbourg, carrefour des sociologies » prenaient la vie comme un devoir difficile et comme une lutte de tous les instants »49. Reprenant l’opposition entre catholiques et luthériens d’une part et calvinistes et sectes qui s’en inspirèrent d’autre part, Halbwachs pousse l’interrogation weberienne sur les sources de l’individualisme : « comment l’individu a-t-il pu être considéré comme la valeur par excellence, la valeur absolue, et comment a-t-on tiré une morale de cette croyance d’où semblait découler l’égoïsme le plus immoral ? »50. Toujours intéressé par les travaux étrangers, il commente un livre de Cassirer consacré à la pensée mythique51 qu’il analyse longuement pour en dire que ce livre transplante l’étude de la mentalité primitive sur le terrain de la philosophie critique en lui attribuant une sorte de fonction psychique autonome. Cassirer présente un ensemble « très riche » de données et de réflexions sur la manière dont la pensée mythique appréhende l’espace, le temps, le nombre, l’identification de la partie avec le tout, la notion de ressemblance, mais s’oppose à tort, et sans démontrer ses propositions, aux travaux de Durkheim lorsque celui-ci pense que les conceptions religieuses des primitifs s’expliquent par leur organisation sociale. Plus grave encore, Cassirer n’explique pas la crise de la pensée mythique « faute de la replacer dans le milieu social et, aussi, de l’envisager dans la perspective historique ». On le voit Halbwachs se sert des recensions pour faire avancer l’universalisation du point de vue sociologique. Rigueur, méthodologie et épistémologie n Dès le début de son séjour strasbourgeois Maurice Halbwachs publie avec Maurice Fréchet un ouvrage sur le calcul statistique. En cela, encore une fois, il se situe dans le projet durkheimien de constitution de la sociologie comme science et en même temps fait preuve d’une disponibilité à utiliser les avancées mathématiques et d’une inventivité qui permettront aux sciences sociales des progrès considérables dans l’élaboration de la preuve. Il montre ainsi, par ses travaux, com- Christian de Montlibert bien la sociologie, comme n’importe quelle autre discipline, est cumulative et bénéficie de la mathématisation qui contribue à l’autonomisation de la discipline, à l’élimination partielle des effets d’opinion, et surtout à renforcer les modes de pensée relationnels entre les variables. Ainsi, Maurice Halbwachs commence par rapprocher l’expérimentation en physique et l’établissement d’un plan de comparaisons en sociologie, rappelant que, en sciences sociales aussi, comme on le fait en physique, on élimine, grâce au calcul statistique, l’action d’un facteur pour étudier celle d’un autre dont on veut mesurer l’effet et que, en physique, le facteur réalisé tout entier dans un phénomène unique est, à une autre échelle, une moyenne de variations particulières comme se présentent souvent les résultats de mesure en sociologie. Puis, poussant plus loin encore l’analyse, Maurice Halbwachs différencie les deux disciplines en remarquant que, en physique, la grandeur mesurée a une existence (au moins apparente) « hors de nous », ce qui suppose de chercher à éliminer les effets sociaux et psychologiques qui peuvent susciter des erreurs de mesure, alors que dans les sciences sociales on s’intéresse à la manière dont les hommes de différents groupes perçoivent un même objet, ce qui implique de s’attacher au contraire à multiplier les observations « dans des groupes homogènes et consistants » puisque l’objet étudié dépend de « jugements formulés par des hommes qui se connaissent »52 et que « les conditions générales d’existence … du groupe expliquent que les individus se disposent … en séries bien réglées »53. En somme, l’exigence méthodologique conduit à suivre au plus près « les divisions de la société » et à éviter de neutraliser les différences. Ce sont donc les variations qui intéressent le sociologue et il ne peut les étudier qu’en utilisant le calcul des probabilités qui joue « à peu près le même rôle que les instruments dans l’expérimentation physico-chimique »54. Cette démarche conduit Halbwachs à affirmer sans cesse que l’objet de la sociologie, comme dans n’importe quelle autre discipline scientifique, est bien l’énonciation de lois, même si Maurice Halbwachs à Strasbourg « la société qui a jeté sur le monde des objets inertes et même organiques tout un filet de lois, semble refuser de s’y laisser prendre elle-même ». Halbwachs insiste sur l’existence de lois, rappelant l’expérience cruciale en la matière de l’analyse du suicide, et souligne à quel point les faits sociaux s’expliquent par des causes purement sociales (« le système des faits sociaux où ils sont compris se présente, par rapport aux autres ordres de faits de la nature inerte ou organique, comme un tout indépendant »55). Si la difficulté à admettre l’existence de lois existe, c’est que la loi en sociologie présente des caractéristiques particulières. D’abord les faits sociaux ne sont pas immédiatement perceptibles, mieux « ils ne se révèlent et ne prennent corps en quelque sorte sous nos yeux, qu’à l’occasion des lois auxquelles nous reconnaissons qu’ils sont soumis »56. Affirmant que la connaissance de la loi précède la découverte du fait, Maurice Halbwachs se retrouve, en quelque sorte, dans la même ligne de pensée que Cavaillès57 pour qui le travail conceptuel fait la science. Ensuite, Halbwachs insiste sur « le mouvement », « le changement » qui fait « qu’une loi sociologique exprimera l’ensemble de causes et de circonstances qui déterminent les variations d’un fait, et leur ordre de succession »58. Mieux, ces changements font que le fait n’est plus ce qu’il était avant que les causes et les circonstances n’interviennent : « en d’autres termes, l’évolution d’un ensemble n’est pas réversible »59. C’est dire que « le temps »60 en tant qu’actions dans un groupe ou d’un groupe sur un autre d’une part, mais aussi en tant que conscience du passé et attente de l’avenir d’autre part, fait que les lois de la sociologie sont toujours dynamiques. Reste qu’il ne faudrait pas prendre Maurice Halbwachs pour un universitaire spéculant de manière théorique et ignorant des questions contemporaines, enfermé, en quelque sorte, dans sa « tour d’ivoire ». Comme l’écrit un témoin, Georges Friedmann, « qu’on n’aille pas croire qu’il s’isolait du monde et de ses dures et actuelles réalités. Au reste, comment l’aurait-il pu ? De son observatoire de Strasbourg... il avait vu les avatars de la République allemande, la naissance de l’hitlérisme, dénoncé les progrès méthodiques de l’abominable entreprise »61. Étudiant, il fut très actif dans la défense du capitaine Dreyfus et se passionnait pour les débats autour du socialisme, il n’est donc pas étonnant que très vite il ait développé une réflexion sur les classes sociales, et en particulier sur la classe ouvrière, que Durkheim n’avait que peu abordée même s’il parle de « guerre des classes » dans la partie consacrée à l’anomie dans « La division du travail social.» Pour un matérialisme mesuré n Halbwachs, fidèle en cela aux leçons durkheimiennes sur l’importance des facteurs structurels (taille et croissance de la population, développement urbain, amélioration de l’efficacité des moyens de communication) dans la division du travail social, ne s’intéresse pas seulement aux dimensions sociales de la conscience mais aussi aux structures ou formes de la société bien avant qu’il ne succède à Simmel62 pour enseigner la sociologie à Strasbourg. Pour lui « la façon dont se distribue la population à la surface du sol », « la composition d’une population par sexes, par âges », « les réalités d’ordre moral (que Halbwachs nommera plus loin « structures solidaires d’une conscience collective ») comme les groupes relativement simples, qu’on observe surtout dans les civilisations dites primitives, mais aussi dans les nôtres : les clans, les familles, en particulier les groupes domestiques étendus », «l’ organisation des groupements humains, enfin, qui assurent le fonctionnement des institutions collectives » sont des dimensions essentielles pour saisir « la vie sociale, ses représentations et ses tendances ». Dans le premier cas (analyse du développement urbain, étude des migrations…), l’étude des faits de population se suffit à elle-même, dans le second (analyse des groupes sociaux et des institutions), c’est la condition de la compréhension de leur fonctionnement. 87 Son ouvrage La population et les tracés de voies à Paris depuis un siècle illustre parfaitement ce mode de raisonnement. Halbwachs commence par mentionner les deux interprétations dominantes (les tracés de rues dépendraient de l’action d’individus exceptionnels, les tracés seraient le résultat d’une succession de circonstances particulières de l’histoire), en mesure la validité et, faute de validité, les rejettent : ainsi fait-il remarquer qu’il est absurde de penser que l’action de tel ou tel individu peut s’exercer indépendamment des tendances sociales et que l’explication par des évènements historiques confond prétextes et motifs profonds. Cette manière de pensée, déjà utilisée par Durkheim, est très caractéristique du raisonnement halbwachsien. Toujours est-il qu’il peut alors formuler son hypothèse : les tracés de voies ne s’expliquent qu’en « mettant en relation des faits économiques avec d’autres faits économiques »63. Pour lui la ville est structurée par l’opposition entre les quartiers bourgeois sans cesse en transformation et les quartiers ouvriers (les besoins d’emplacements nouveaux des classes riches tiennent une grande place dans son analyse) qui elle-même reflète « les besoins transformés de la population ». En somme, une conscience d’un besoin collectif se forme et devient la source d’une action totale. Ces besoins dans une ville relèvent en premier chef des mouvements de population, de l’accroissement de l’intensité de l’immigration vers la ville, des courants de circulation intra urbains (circulation locale et circulation générale), des accroissements et Maurice Halbwachs 88 Revue des Sciences Sociales, 2008, n° 40, « Strasbourg, carrefour des sociologies » diminutions localisés de populations qui en résultent. Dans ces conditions, tout pousse et presse à créer des voies de circulation générale qui relient des quartiers en expansion et des voies de peuplement qui permettent de mettre en rapport une région peuplée avec des zones voisines : « c’est le signe d’une tendance de la population trop dense à s’établir en de nouveaux quartiers, tout en demeurant en relation étroite avec les anciens »64. Ce raisonnement, très étayé par des analyses des variations des populations sur un siècle, conduit Halbwachs à penser « qu’il est très probable que les besoins sociaux, d’abord confusément sentis, deviennent conscients au moment où ils se satisfont et que cette satisfaction est le point de départ d’un accroissement de ces besoins euxmêmes »65. Cette démarche ne peut être menée à bien qu’autant qu’on accorde beaucoup d’attention aux faits démographiques. Maurice Halbwachs, durant toute sa période strasbourgeoise, multiplie les études des populations et développe ses analyses qui, comme l’a bien montré Rémi Lenoir, s’affrontent à trois manières de pensée qui dominent à ce moment : la schématisation de la réalité impliquée par le traitement mathématique des données démographiques pour la première; la seconde, « le biologisme » qu’implique l’assimilation des données démographiques aux « mouvements naturels des populations » ; la troisième concerne « les arrières pensées nationales » d’une pensée toujours prête à naturaliser des divisions sociales. « À cet égard, écrit Lenoir, Halbwachs aura été, avec Simiand et Mauss, l’un des sociologues les plus subversifs de son temps, respectant jusqu’à ses ultimes conséquences les principes du rationalisme scientifique que Durkheim avait, un demi-siècle plus tôt, introduit dans l’analyse du monde social »66. C’est dans le même esprit que Halbwachs étudie les besoins de la classe ouvrière. Pour bien le comprendre il faut se rappeler qu’en ce début du vingtième siècle l’industrialisation est intense, que le monde des ouvriers s’accroît rapidement, que l’économie n’est en rien régulée et que les crises se succèdent, que le pouvoir patronal Christian de Montlibert n’est guère limité par un droit du travail qui commence à être promulgué, que les salaires sont très faibles, que les institutions de sécurité sociale sont rudimentaires et que les théories politiques qui font des rapports de classes le noyau central de l’histoire commencent à se diffuser en même temps que les ouvriers s’organisent. Dans le milieu intellectuel qu’il fréquente, Halbwachs a très tôt, comme étudiant, rejoint les socialistes (à l’École Normale il s’était lié avec Albert Thomas, il participa au groupe d’études socialistes mis en place par Hertz et Simiand), jeune universitaire il se passionna pour les débats politiques qui se développaient en Allemagne entre tenants d’un socialisme révolutionnaire et partisans d’un socialisme réformiste, il publia dans l’Humanité des reportages sur une grève ouvrière en Allemagne, et, toujours avec Simiand, donna dans L’Année sociologique des recensions d’ouvrages sur l’économie). Aussi n’est-il pas étonnant, dès sa thèse, de le voir reprendre les analyses que Durkheim a développées dans la dernière partie de La division du travail social et sur lesquelles il n’est plus guère revenu par la suite, pour s’interroger sur l’existence des classes. Derrière les définitions juridiques, politiques, religieuses, économiques, il y aurait un même principe des représentations collectives. « Appeler classe un ensemble d’hommes dans lequel une conscience de classe ne s’est point développée et ne se manifeste pas, c’est ne désigner aucun objet social, ou c’est désigner une classe en formation, qui n’existe pas encore, bien que ses éléments se trouvent là, mais qui existera : c’est-à-dire qu’elle se constitue autour d’une représentation collective »67. On ne peut être plus clair : les données matérielles d’existence ne suffisent pas à former une classe, elle n’existe qu’autant qu’elle se structure autour de représentations collectives dont Maurice Halbwachs recherche dès lors le processus de constitution. Cela le conduit d’abord à s’interroger sur le principe de hiérarchisation, car « prendre conscience de soi pour une classe, c’est reconnaître à quel niveau elle se trouve et c’est par suite se représenter par rapport à quoi, à Maurice Halbwachs à Strasbourg quels privilèges, à quels droits, à quels avantages, se mesurent ces niveaux et se détermine cette hiérarchie », donc à supposer qu’il existe « un double jugement de valeur : l’estimation du bien ou des biens les plus importants et les plus appréciés dans la société considérée ; l’estimation du degré jusqu’où il est permis aux membres de la classe de satisfaire les besoins qui s’y rapportent ». Reste donc à déterminer ce qui organise les jugements de valeur : « l’idéal, le bien par excellence, c’est sans doute une forme déterminée de vie sociale, mais c’est, en même temps, la vie sociale la plus intense qu’on puisse se représenter »68. Dans ces conditions, les classes ne peuvent être définies que par leur genre de vie. En effet, « s’il y a dans la société des classes, il faut s’attendre à ce que, dans chacune d’elles, les divers besoins ne soient ni aussi pleinement satisfaits, ni « hiérarchisés » de la même manière » et que « la détermination de « niveaux de vie » classés d’après la satisfaction et le développement inégal des besoins sociaux et non sociaux »69 soit une partie essentielle de l’étude des groupes. Maurice Halbwachs perçoit donc bien que les genres de vie, ou, pour le dire autrement, les goûts et les consommations qui s’ensuivent, sont déterminants des différenciations entre les classes sociales. Celles-ci ne peuvent être délimitées ni par leur profession ou par leur secteur économique ni même par leur revenu. C’est dans la sphère de la consommation que se manifestent le plus clairement des « distinctions de classe »70 qui « acquièrent un sens social »71. Mais Halbwachs, pratiquant un rationalisme scientifique exigeant, ne s’en tient pas là et met en relation les genres de vie et les conditions d’existence dans la sphère professionnelle72. Dans l’usine, les ouvriers sont en rapport avec la matière, ils se heurtent aux forces inanimées, ils sont soumis aux lois impersonnelles des machines, ils exécutent des tâches pénibles qui demandent des dépenses considérables de forces physique, leurs capacités intellectuelles sont moins sollicitées, ils sont donc dans « l’obligation de renoncer, dans leur travail du moins, et, pendant qu’ils l’exercent, à la vie sociale même et aux liens sociaux qui les unissent… » « Tout ce qui est « humain » et surtout social leur devient, pendant tout ce temps, étranger »73. En somme le travail industriel, en conduisant les plus dominés, les ouvriers, à sortir de la société à intervalles réguliers, façonne durablement leurs goûts et leurs besoins. L’ouvrier pourrait croire qu’une fois la journée de travail finie il redevient indépendant mais il n’en est rien : « Ce n’est pas impunément qu’un homme, pendant le jour, tous les jours, a dépensé le meilleur de ses forces, de son activité, de son attention, à d’autres besognes et occupations que celles qui le mettraient en rapport avec d’autres hommes »74. Rien ne le montre mieux que la répartition et la régularité de leurs consommations qui les différencient des autres groupes sociaux. Rien ne le montre mieux que la stabilité des dépenses dans les situations de crise économique : ainsi, pour le plus grand nombre d’ouvriers, il n’est pas question de laisser, même en période de chômage prolongé, les siens vêtus de haillons, le sentiment de déchéance serait trop important pour être supportable. Les dépenses des ouvriers sont très hiérarchisées : la nourriture occupe la première place suivie de l’habillement et des distractions, alors que les dépenses de logement importent moins. La nourriture est en rapport direct avec la nécessité de reconstituer des forces physiques utilisées par le travail et procure des satisfactions immédiates quand elle est consommée « à la bonne franquette ». Le logement occupe moins d’importance pour deux raisons : d’abord la rue passe avant lui et en quelque sorte déclasse cet intérêt, ensuite le goût du logement suppose un intérêt développé pour le rang social de la famille et la continuité de ce rang d’une part et pour « l’appréciation » que les autres membres du groupe social porte à la vie familiale d’autre part. Si Maurice Halbwachs reste évasif sur les raisons du peu d’intérêt des ouvriers pour leur rang social et celui de leurs enfants, il souligne par contre que la rue et ses spectacles représentent, pour eux, une forme de vie sociale : « il se contente de séjourner, dans l’intervalle de ses heures d’activité industrielle, en des zones 89 où la vie sociale est plus ralentie, plus éparpillée, et comme alourdie encore par l’influence de forces mécaniques voisines »75. La rue, avec ses distractions, ses mouvements, le plein air, ses spectacles, offre en quelque sorte « le plus bas degré de la conscience sociale », « elle imite (malgré un peu plus de liberté et de flottement) les relations mécaniques entre les choses »76. En somme, la famille pâtit de cet intérêt mais en même temps c’est la faiblesse des intérêts familiaux qui l’entraîne. Mais la conscience collective de la classe ouvrière gagne en étendue ce qu’elle perd en profondeur : privés encore – on est en 1912 lorsque Halbwachs publie sa thèse – des biens les plus grands de la société, les ouvriers, pour qui l’entraide est une nécessité pour faire face aux dangers de l’usine, sont aussi, hors de l’univers industriel, plus « solidaires »77. Durant toute la période strasbourgeoise, Maurice Halbwachs reviendra sur cette analyse pour la confronter à des données nouvelles, pour en développer divers points ou pour en approfondir des aspects demeurés incertains. En 1933 Halbwachs publie un ouvrage intitulé L’évolution des besoins dans les classes ouvrières78, dans lequel il confronte ses analyses de 1912 avec des données obtenues en Allemagne et surtout aux États-Unis sur une période plus longue. Il a donc la possibilité de comparer, de tenir compte des variations des besoins selon les situations économiques, de se poser des questions sur les transformations des besoins. Les résultats sont clairs : la régularité de la distribution des besoins, même si elle connaît des variations en fonction des situations économiques qui pèsent sur les salaires et les prix, se maintient : les dépenses de logement viennent toujours en troisième rang (à l’inverse des employés pour qui « c’est le logement qui les classe »), par contre des dépenses pour certains produits alimentaires (le sucre par exemple), les dépenses de sécurité (épargne, assurances, santé et hygiène), de distraction (excursions, cinéma..) ou de transport (achat d’automobile) prennent plus d’importance. « Les conditions de vie se sont transformées, au cours de tout le siècle, à mesure que des biens qui n’étaient accessibles d’abord qu’aux classes retreintes de la société se multipliaient et qu’on s’est habitué à de tels articles de consommation qui autrefois ont pu passer pour luxueux parce qu’ils étaient nouveaux, au moins pour certains groupes »79. Ces nouvelles dépenses, que permet l’augmentation des revenus et surtout l’achat à tempérament, sont, en quelque sorte, « la marque de la société contemporaine et de ses tendances maîtresses, et, plus généralement, qu’on aperçoit derrière eux une civilisation que l’on considère, à tort ou à raison, comme plus large, plus riche, plus progressive que les autres »80 et s’imposent d’autant plus facilement à la classe ouvrière qu’elle est moins liée que les autres aux modes de vie anciens dont, par faute de revenus suffisants, il ne lui a pas été permis de profiter81. Le développement de points abordés dans sa thèse l’amènera à préciser ses analyses : il reviendra sur l’impossibilité de trouver des critères objectifs (économiques) pour définir les classes sociales dans la mesure où la classe est l’objet d’une représentation sociale. Que l’on tente de résoudre le problème du décalage entre la situation objective et la conscience de cette situation n’est en rien une solution puisque « ni le contenu de la conscience sociale ne coïncide avec la réalité économique ni son orientation ne correspond au sens réel de l’évolution »82. D’ailleurs, même chez les plus démunis, on peut trouver des différences importantes de représentation comme il apparaît dans l’analyse qu’a menée Halbwachs de la situation des pauvres du port de Londres. Halbwachs reviendra aussi sur la nécessité de penser les rapports de classe en termes de genres de vie : ainsi étudie-t-il minutieusement les relations qui s’établissent entre les classes dominantes pour qui toutes les dépenses doivent montrer la distance entretenue avec la nécessité : « les animaux de luxe, chevaux et chiens artificiellement déformés jusqu’à ce qu’ils deviennent incapables d’aucun rôle pratique, écrit-il, sont autant d’exemples d’un même besoin de montre » et les classes moyennes qui, soit peuvent 90 Revue des Sciences Sociales, 2008, n° 40, « Strasbourg, carrefour des sociologies » se priver du nécessaire pour acquérir des emblèmes des classes dominantes, soit ne peuvent y réussir et en demeurent pleines du ressentiment que suscite cette frustration. Il explorera, plus précisément et plus largement qu’il ne l’avait fait dans sa thèse, les effets des situations de travail en comparant les pratiques des membres des classes dominantes qui non seulement traitent de « l’humain » mais aussi et surtout peuvent changer les règles en fonction des conditions particulières aux pratiques des membres des classes moyennes qui travaillent eux aussi sur de « l’humanité » mais sans disposer de marge d’initiative, « ramenée en somme à des conditions de mécanisme et d’inertie ou de matérialité des choses inertes »83. Il reviendra aussi sur le problème des effets des protestations sur la conscience de classe : pour lui, les classes semblent se définir surtout à l’occasion des conflits qui les opposent, pourtant appréhender leur conscience sociale à ce moment serait très réducteur puisque celle-ci est très simplifiée. Une étude des organisations qui disent représenter les classes, de leurs discours, des stratégies qu’elles élaborent, bien qu’utile, échouerait à mettre au jour les contenus de la conscience sociale faute de s’attacher au « vieux fond de croyances et de coutumes ». Si, comme on l’a vu, le contenu de la conscience de classe dépend plus ou moins étroitement des activités professionnelles, il n’en dépend pas moins des capacités d’un groupe à élaborer et transmettre des expériences et des souvenirs qui permettent d’énoncer et de percevoir les différences. Maurice Halbwachs, on le sait, a largement traité de cette question en explorant les conditions de développement et de fonctionnement de la mémoire collective. Mais cette mémoire collective est, elle aussi, différenciée selon les situations hiérarchique des classes : les classes dominantes anciennes ont pour elles la durée qui leur permet de faire oublier les conditions dans lesquelles elles ont pris le pouvoir et surtout qui facilite leur accumulation de « valeur sociale » ; les classes dominantes récemment enrichies jouent « de preuves relativement faciles qui Christian de Montlibert Maurice Halbwachs à Strasbourg coûtent peu de temps et de peine, coupe des vêtements, allure générale qui témoigne de quelque décision et contentement de soi, présence dans certains lieux publics et absence dans d’autres, emploi de certains mode de locomotion »84 pour séduire l’homme de la rue ; les classes populaires urbaines n’ont, dans ces conditions, guère accès aux sources d’une mémoire qui leur échappe. De la cumulativité dans la connaissance sociologique n Ce que montre bien cet examen trop rapide de l’œuvre de Maurice Halbwachs durant sa période strasbourgeoise, c’est que la connaissance sociologique – quoi qu’en disent ses détracteurs toujours intéressés à ruiner son crédit scientifique et, trop souvent les sociologues eux-mêmes toujours trop modestes sur les avancées et l’étendue du savoir sociologique – s’est, à ce moment, enrichie de contributions à même de faire progresser les connaissances et l’esprit scientifique. On ne le dit sans doute pas assez, le savoir sociologique, grâce à des savants comme Halbwachs, est aujourd’hui immense et supporte la comparaison avec celui de bien d’autres disciplines. Le deuxième trait qui ressort de cet examen est que, bien que sans cesse en prise avec les problèmes de son temps, l’œuvre de Maurice Halbwachs n’est pas construite pour répondre à des commandes (une agence de moyens n’aurait peut-être pas financé ses recherches) : elle s’élabore à partir des questions scientifiques que se pose ce chercheur exigeant. Si elle refuse catégoriquement le biologisme, tellement présent dans les années trente, et pas seulement en Allemagne, qui tend toujours à la naturalisation des différences sociales, elle refuse aussi le populisme qui conduit à parler au nom des ouvriers et plus largement au nom du peuple et tend ainsi, en réintroduisant les routines d’un langage apitoyé, à faire revenir les évidences dont la science sociale cherche à se débarrasser. L’œuvre de Maurice Hal- bwachs, plus que toute autre, est sans cesse portée par un souci de savoir ce qu’est le monde social et par un refus de « l’illusion du savoir infus »85 qui repose sur une manière sociologique de voir le monde armé d’instruments plus valides et plus sensibles que ceux que ses prédécesseurs avaient pu utiliser. Il me semble que Halbwachs avait bien saisi qu’une construction raisonnée des données et un usage pertinent de tests statistiques pouvaient, en sciences sociales, tenir le même rôle et avoir le même effet d’objectivation que des appareils remplissent dans les sciences de la nature. Ces caractéristiques font que cette œuvre a contribué à la cumulativité de la sociologie, là encore trop souvent niée par les sociologues eux-mêmes qui, pour certains, ressentent plus d’affinité avec l’écrivain ou l’essayiste qu’avec le savant (ignorant en cela la critique qu’en son temps Weber avait déjà vigoureusement menée contre cette position86). Elle développe des points restés obscurs ou imprécis dans le travail de Durkheim et invente des solutions (pour tout ce qui traite de l’intériorisation du social dans les processus psychiques des individus par exemple), elle s’inspire d’intuitions durkheimiennes pour construire une recherche originale qui fait progresser la connaissance sociologique (une sociologie des goûts), elle met en acte le principe méthodologique, énoncé par Mauss et Fauconnet dans la définition de la sociologie qu’ils avaient donnée à l’Encyclopédie, et dont Durkheim avait si bien montré l’efficacité scientifique en étudiant, avec Mauss, la genèse des catégories de pensée : mettre en relation les caractéristiques des situations sociales et les pratiques et croyances en l’appliquant à cet objet tellement saturé de jugements sociaux qu’est la classe sociale. Mais ce faisant, avec ses limites qui relèvent des limites de la sociologie de son temps, en laissant des points obscurs ou imprécis, en échouant même à définir précisément des processus, elle facilite des élaborations ultérieures. Pour prendre quelques exemples, comment ne pas penser à Georges Friedmann qui continuera les analyses de l’organisation du travail ouvrier et recensera, en les systématisant, les effets du « travail en miettes », comment ne pas voir que les historiens, de Fernand Braudel à Jacques Le Goff, s’emploieront à démêler l’écheveau de l’histoire et de la mémoire collective, comment ignorer l’influence de l’œuvre de Maurice Halbwachs sur nombre d’analyses de Pierre Bourdieu (l’importance de la morphologie sociale, les régularités des goûts, l’intériorisation du social, la recomposition des effets de position et de situation sociale en catégories de perception et de jugements) ? De fait ,ce qui demeure, dans chaque œuvre importante, d’intuitions, de propositions non démontrées, de raisonnements incomplets, d’erreurs même de jugement, devient une source de critiques et suscite ainsi des élaborations conceptuelles qui permettent aux sociologues, pourvu qu’ils veuillent bien considérer que leur discipline, bien que sans cesse confrontée à des situations nouvelles pour lesquelles il n’y a pas de textes sacrés à même d’offrir des clés de compréhension, est cumulative et, à ce titre, les obligent à se confronter aux autres savants qui les ont précédés, qui les accompagnent ou qui leur succéderont. Reste que le travail d’Halbwachs n’aurait sans doute pas pris une telle importance s’il n’avait été soutenu par une passion de savoir qui lie le savant au monde social puisqu’elle le rattache à « toutes les expériences des individus », au « fond social » sur lequel les notions scientifiques « se sont groupées » et à « toutes les croyances antérieures qui les fondent87 » et dont Jean Pierre Vernant88, un autre résistant, a bien exprimé les ressorts : « je pense que notre devoir d’intellectuels est de considérer le moment historique, la réalité sociale, les nouveautés, d’en entreprendre l’analyse, sans se laisser aller au pessimisme ni céder à ces inclinations habituelles, ces pulsions que sont le chauvinisme, l’exclusion, la haine de l’autre ». 91 Notes 1. Craig J. E., « Maurice Halbwachs à Strasbourg », Revue française de sociologie, XX, 1979, p. 273-292. 2. Fréchet M., Halbwachs M., Le calcul des probabilités à la portée de tous, Paris, Dunod, 1924. 3. Halbwachs M., Les origines du sentiment religieux d’après Durkheim, Paris, Stock, 1925. 4. Halbwachs M., Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Alcan, 1925. 5. Halbwachs M., La population et le tracé de voies à Paris depuis cent ans, Paris, Cornély et PUF, 1928. 6. Halbwachs M., Les causes du suicide, Paris, Alcan, 1930. 7. Halbwachs M., L’évolution des besoins dans les classes ouvrières, Paris, Félix Alcan, 1933. 8. Halbwachs M., Morphologie sociale, Paris, Armand Colin, 1938. 9. Halbwachs M., Esquisse d’une psychologie des classes sociales, Paris, Marcel Rivière, 1964. 10.Reste que Maurice Halbwachs ne produit pas des articles et notes de lectures au même rythme : entre 1919 et 1923 les publications sont peu nombreuses (16), en 1924 au contraire il publie 50 articles, notes et recensions, pour à nouveau peu publier (9 articles de 1925 à 1929), par contre de 1930 à 1935 (il quitte alors Strasbourg) le nombre de publications va croissant : 15 en 1930, 12 en 1931,28 en 1932, 24 en 1933, 35 en 1934, 40 en 1935. On peut penser que la préparation de livres d’une part et l’affirmation publique de sa conception des sciences sociale d’autre part expliquent en partie ces variations. D’abord entre 1919 et 1924 Maurice Halbwachs se consacre à ses livres sur « Le calcul des probabilités », « Les origines du sentiment religieux d’après Durkheim » et « Les cadres sociaux de la mémoire » tout comme entre 1925 et 1930 il prépare ses ouvrages sur « La population et les tracés de voies à Paris depuis cent ans » et « Les causes du suicide » ce qui explique sans doute sa moindre production ensuite, s’il écrit peu de notes et articles entre 1919 et 1924 il est par contre très présent aux « réunions du samedi » de l’université où il profite de la discussion d’ouvrages pour présenter et défendre si nécessaire sa conception de la sociologie. 11.Karady V., avec la collaboration d’Annie Thiébart, « Bibliographie des œuvres de Maurice Halbwachs » in Halbwachs M., Classes sociales et morphologie, op. cit. p. 411-444. 12.Granet M., La religion des Chinois, Paris, Gauthier-Villars, 1922. 13.Granet M., Fêtes et chansons anciennes de la Chine, Paris, Albin Michel, 1988, (réédition). 14.Davy G., La foi jurée, Paris, Alcan, 1922. 15.Davy G., Moret A., Des clans aux empires ; l’organisation sociale chez les primitifs et dans l’Orient Ancien, Paris, Albin Michel, 1923. 16.Granet M., Danses et légendes de la Chine ancienne, Paris, PUF, 1994, (première édition 1926). 17.Cassirer E., La philosophie des formes symboliques, tome 2, La pensée mythique, Paris, Minuit, 1953 (première édition 1925), traduction et index de J. Lacoste. 18.Hertz R., Mélanges d’histoire des religions et de folklore, Paris, Alcan, 1928. 19.Freedman M., « Marcel Granet (18841940) sociologue », in Granet M., La féodalité chinoise, Paris, Imago, 1981, pp. 9-32, p. 26. 20.Elisseeff D., « Préface » in Granet M., La civilisation chinoise, Paris, Albin Michel, 1988, (première édition 1929), I-VIII, p. VI. 21.Que Marcel Granet soit mort le 25 novembre 1940 (note de madame Granet) après une entrevue « extrêmement terrible » avec « un fonctionnaire du nouveau régime qu’il abhorrait » (en tant que président de la Ve section de l’Ecole des Hautes Etudes on peut penser que le ministre lui intima l’ordre de « nettoyer » son établissement des juifs et étrangers et de « normaliser » les enseignements) ne pouvait que renforcer la révolte de Maurice Halbwachs contre les pratiques du régime collaborationniste de Pétain et les déclarations haineuses de toute pensée de son ministre de l’enseignement Abel Bonnard. Voir Montlibert Ch. de, « Une histoire qui fait l’Histoire ; la mort de Maurice Halbwachs à Buchenwald », Revue des sciences sociales, 2006, n°35, p. 114-121. p. 119. 22.Le samedi 20 janvier 1923, par exemple, dans un débat avec Lucien Fevre sur la valeur respective de la géographie humaine et de la morphologie sociale. 23.Le samedi 24 novembre 1923 dans une discussion serrée avec Henri Pirenne venu à Strasbourg pour recevoir les insignes de docteur Honoris Causa. 24.Halbwachs M., « la méthodologie de François Simiand, un empirisme rationaliste » in Halbwachs M., Classes sociales et morphologie, op. cit., p. 355. 25.Halbwachs M., Les origines du sentiment religieux d’après Durkheim, Paris, Librairie Stock, 1925, p. 46. 26.Id., p. 45. 27.Id., p. 12. 28.Id., p. 12. 29.Id., p. 116. 30.Id., p. 111. 92 Revue des Sciences Sociales, 2008, n° 40, « Strasbourg, carrefour des sociologies » 31.Id., p. 112. 32.Halbwachs M., Les causes du suicide, Paris, PUF, 2002, p. 195. 33.Henri Hubert travaille sur la croyance, la perception d’un temps socialement construit, sur les techniques ; Georges Davy sur la genèse et aux origines des représentations et structures politiques ; Paul Lapie sur la place de la femme dans la famille et bientôt sur l’école ; René Hertz sur les représentations collectives de la mort ; Marcel Granet sur les croyances de la Chine ancienne... 34.Halbwachs M., Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel, 1994, (première édition 1925), postface de Gérard Namer, 367p., p. 38. 35.Halbwachs M., « L’expression des émotions et la société » in Classes sociales et morphologie, Paris, éditions de Minuit, 1972, 461 p., Textes réunis et présentés par Victor Karady. p. 165. 36.Halbwachs M., « La psychologie collective du raisonnement » in Classes sociales et morphologie, op. cit., p. 131. 37.Halbwachs M., « Conscience individuelle et esprit collectif », in Classes sociales et morphologie, Op. Cit., p. 163. 38.Mauss M., « Avant-propos » p. 1, in Halbwachs M., Les causes du suicide, Paris, PUF, 2002, 386 p. 39.Halbwachs M., Les causes du suicide, op. cit., p. 266-267. 40.Id., p. 284. 41.Id., p. 383. 42.Id., p. 384. 43.Baudelot Ch., Establet R., « Suicide : changement de régime », in Jaisson M., Baudelot Ch., (ed.), Maurice Halbwachs, sociologue retrouvé, Paris, éditions Rue d’Ulm, 167 p., p. 27. 44.Id., p. 12. 45.Id., p. 147. 46.Id., p. 196. 47.Halbwachs M., « la loi en sociologie », note 2, p. 308. 48.Halbwachs M., Esquisse d’une psychologie des classes sociales, Paris, Armand Colin, 1964, notice sur l’auteur de Georges Friedman, p. 100. 49.Id., p. 110. 50.Id., p. 115. 51.Cassirer E., Das mythische Denken, Berlin, 1925. Traduit et réédité La pensée mythique, vol.II, in La philosophie des formes symboliques, Paris, Minuit, 1972, traduction et index par Jean Lacoste. 52.Halbwachs M. « l’expérimentation statistique et les probabilités », p. 295. 53.Id., p. 297. 54.Id., p. 307. 55.Id., p. 322. 56.Halbwachs M., « La loi en sociologie », p. 311. Christian de Montlibert 57.Cavailles J., Sur la logique et la théorie de la science, Paris, PUF, 1947. 58.Halbwachs M., « La loi en sociologie », p. 317. 59.Id., p. 319. 60.Id., p. 327. 61.Friedmann G., « Maurice Halbwachs », in Halbwachs M., Esquisse d’une psychologie des classes sociales, Paris, Marcel Rivière, 1964, p. 11. 62.Maurice Halbwachs cite Simmel dans l’introduction de la morphologie sociale pour remarquer qu’on ne peut pour autant « étendre la signification du mot formes jusqu’au point de confondre les formes matérielles des sociétés avec les organes de la vie sociale ». Halbwachs M., La morphologie sociale, Paris, Armand Colin, 1938, p. 10. 63.Halbwachs M., La population et les tracés de voies à Paris depuis un siècle, p. 14. 64.Id., p. 168. 65.Id., p. 169. 66.Lenoir R., « Halbwachs et les faits de population » in Jaisson M., Baudelot Ch., (ed.), Maurice Halbwachs, sociologue retrouvé, p.127-142, p. 140. 67.Halbwachs M., La classe ouvrière et les niveaux de vie. Recherches sur la hiérarchie des besoins dans les sociétés industrielles contemporaines, Paris, Félix Alcan, 1912, p. II. 68.Id., p. III. 69.Id., p. IX. 70.Id., p. 127. Maurice Halbwachs à Strasbourg 71.Id., p. 131. 72.Un demi siècle plus tard, Pierre Bourdieu, dans La distinction, saura théoriser ce mode de raisonnement, après, il est vrai, l’avoir débarrassé de considérations extrascientifiques, en mettant en relation, grâce à l’opérateur de l’habitus, le plan de la structure des conditions d’existence et le plan de la structure des goûts et consommations. 73.Halbwachs M., La classe ouvrière et les niveaux de vie, op. cit., p. 119. 74.Id., p. 384. 75.Id., p. 447. 76.Id., p. 448. 77.Id., p. 445. 78.Halbwachs M., L’évolution des besoins dans les classes ouvrières, Paris, Félix Alcan, 1933. 79.Op. cit.., p. 145. 80.Id., p. 108. 81.Halbwachs fait d’ailleurs remarquer à ceux qui s’inquiètent de ce que feront les ouvriers de toute augmentation de revenus ou de temps libre (on discute à ce moment de la journée de huit heures) qu’on pourrait avoir « une idée moins étroite de la nature humaine ». Halbwachs M., L’évolution des besoins dans les classes ouvrières, p. 152. 82.Halbwachs M., « Remarques sur la position du problème sociologique des classes » in Halbwachs M., Classes sociales et morphologie, présentation de Victor Karady, Paris, Minuit, 1972. 83.Halbwachs M., «Les caractéristiques des classes moyennes » in Halbwachs M., Classes sociales et morphologie, p. 106. 84.Halbwachs M., Les cadres sociaux de la mémoire. 85.Bourdieu P., Leçon sur la leçon, Paris, Minuit, 1982, p. 34. 86.Ne conseillait-il pas aux « amateurs de visions » « d’aller au cinéma » et aux adeptes du discours prophétique sur la transcendance de l’homme « d’aller dans un conventicule » ? Plus largement d’ailleurs il se défiait de toutes les impressions personnelles « mieux vaut garder pour soi ses petits commentaires personnels, comme on le fait en contemplant les hautes montagnes » – à moins d’avoir la vocation ou le talent de faire œuvre d’artiste ou de prophète –. Dans la plupart des autres cas, la prolixité des discours « d’intuition » n’est que le masque d’une impuissance à prendre ses distances par rapport à l’objet » (Weber M., « Remarque préliminaire au recueil d’études de la sociologie de la religion, I » in Weber M., L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Flammarion, 2000, traduction inédite et présentation par Isabelle Kalinowski, p. 65-66). 87.Halbwachs M., « Matière et société » in Halbwachs M., Classes sociales et morphologie, p. 88. 88.Vernant J. P., Entre mythe et politique, Paris, Le Seuil, 2006. 93