maurice halbwachs à Strasbourg : une philosophie rationaliste en

Maurice Halbwachs
à Strasbourg :
une philosophie
rationaliste en action
M
aurice Halbwachs est, on le
sait, arrivé à Strasbourg en
1919 et y a enseigné jusqu’en
1935. Les travaux qu’il a menés durant
cette période, particulièrement fruc-
tueuse, lui ont permis de structurer
plus qu’il ne l’avait fait jusqu’alors sa
conception de la sociologie, d’explorer
plus encore des problèmes qu’il avait
déjà abordés et d’élargir à des thèmes
nouveaux ses préoccupations.
En 1919, comme l’a remarqua-
blement montré John E. Craig, la
commission chargée de réorganiser
l’université de Strasbourg décida d’y
créer une chaire de sociologie et de
pédagogie : c’était des disciplines peu
enseignées encore et les installer à
Strasbourg était novateur, on ne pou-
vait pas, non plus, faire moins que
l’université allemande puisque Georg
Simmel y avait enseigné et, enn, abor-
der le monde social d’un point de vue
rationaliste n’était pas pour déplaire
à des commissaires du gouvernement
qui souhaitaient contrecarrer l’in-
uence des facultés de théologie. Le
poste fut coné à Maurice Halbwachs,
dont la candidature fut soutenue par
le recteur Sébastien Charlety et par
Albert omas dont Halbwachs avait
été proche puisque, trop myope pour
être envoyé au front, il fut, durant la
guerre, aecté au ministère de l’arme-
ment que celui-ci dirigeait. Maurice
Halbwachs était un durkheimien (il
avait collaboré à l’Année sociologi-
que), il avait déjà publié des travaux
remarqués. Les expropriations et le
prix des terrains à Paris, 1860-1900,
dont le journal L’Humanité avait parlé
et que Jean Jaurès avait commenté et
La classe ouvrière et les niveaux de
vie qui le qualiait plus que d’autres
pour collaborer à l’étude de la ques-
tion du travail dont on souhaitait que
l’université de Strasbourg traitât. Il
connaissait bien l’Allemagne pour y
avoir séjourné deux longues périodes
(et même pour en avoir été expulsé
à la suite d’un article favorable à des
ouvriers grévistes qu’il avait publié
dans L’Humanité et ce qui ne comp-
tait pas pour peu dans une période
il fallait tenir compte de l’état d’esprit
d’une région si longtemps annexée
à l’Allemagne – était d’ascendance
alsacienne puisque ses parents avaient
optés pour la France en 1871. Le Com-
missaire général d’Alsace-Lorraine,
Alexandre Millerand, qui n’était pas
sans connaître le nom de Maurice
Halbwachs qui avait déjà été en vue au
moment de l’aaire Dreyfus, donna
vite son accord.
À Strasbourg, Maurice Halbwachs
défendra le point de vue sociologique
contre le spiritualisme, contribuera
à une universalisation des sciences
sociales, développera une réexion
méthodologique et épistémologique,
et saura organiser ses analyses autour
d’un matérialisme mesuré.
La période strasbourgeoise de
Maurice Halbwachs fut particulière-
ment fructueuse. Il publie six livres
importants : Le calcul des probabilités
à la portée de tous avec Maurice Fre-
chet en 1924, Les origines du senti-
ment religieux d’après Durkheim et
Les cadres sociaux de la mémoireen
1925, La population et le tracé de voies
à Paris depuis cent ans en 1928, Les
causes du suicide en 1930, L’évolution
82
chriStian d e Mo n t l i B e r t
Université Marc Bloch, Strasbourg
Centre de Recherches et d’Études en Sciences
Sociales (EA 1334)
<demontli@umb.u-strasbg.fr>
83
Christian de Montlibert Maurice Halbwachs à Strasbourg
des besoins dans les classes ouvrièresen
1933 et prépare deux autres ouvrages,
La morphologie sociale et L’analyse
des mobiles qui orientent l’activité des
individus dans la vie sociale (republié
sous le titre Esquisse d’une psychologie
des classes sociales en 1955) qui paraî-
tront après son départ de Strasbourg.
Il publie aussi plus de 230 notes,
articles et recensions dans des revues
françaises et étrangères (une certaine
imprécision demeure dans la mesure
où la remarquable bibliographie de
Maurice Halbwachs établie par Victor
Karady et Annie iébart a pu être
partiellement complétée par John E.
Craig) qui témoignent de l’étendue de
ses intérêts : ainsi 51 d’entre eux sont
consacrés à l’épistémologie, à l’histoire
des idées, à la théorie générale, 19 à
la méthodologie (surtout des ques-
tions statistiques), 21 à des questions
démographiques, 7 au suicide, 68 à
l’économie, au capitalisme, aux politi-
ques économiques, 27 aux conditions
de vie des clases ouvrières et au travail
industriel, 11 aux religions, 11 à la ville
et à l’urbanisme, 15 à des sociétés étu-
diées par l’ethnologie. Comme on le
voit, l’analyse des structures sociales et
la compréhension de leurs eets l’em-
portent (29,5% de ses articles et notes
traitaient du capitalisme, 11% des
conditions d’existence des ouvriers,
5% des villes et de questions d’urba-
nisme), le deuxième centre d’intérêt
relève de la théorie et de l’histoire des
idées (Halbwachs occupe un poste à la
faculté de philosophie, aussi ne faut-il
pas s’étonner que le plus grand nom-
bre de ses articles soit des recensions
ou des commentaires de livres sur des
philosophes), la démographie et ses
conséquences lieu d’application par
excellence d’une conception rationa-
liste de l’analyse du monde social qui
permet des inventions mathématiques
(9% de ses notes portent sur la métho-
dologie) et laisse espérer la découverte
de « lois » occupe la troisième place
devant les comptes rendus d’ouvrages
d’ethnologues, les analyses de livres
traitant de religion, parmi lesquels il
sélectionne surtout ceux qui, dans une
perspective alors en vogue, abordent
les questions des rapports entre reli-
gion et économie et le suicide (sur
lequel il publie un ouvrage en 1930).
Affirmer le point de vue
sociologique contre le
spiritualisme n
En eet, lorsque Halbwachs arrive à
Strasbourg, la situation de la sociologie
est loin d’être assise. Georg Simmel l’a
bien précédé, mais ce n’est pas pour
autant, dans une université où la pen-
sée spiritualiste soutenue par les facul-
tés de théologie est très présente, que
la sociologie est reconnue et appréciée.
Même si la philosophie rationaliste de
la connaissance est vigoureusement
représentée par des historiens dont
Bloch, Fevre, Piganiol, des linguistes
dont Hoepner, Tronchon, Juret,
des archéologues dont Montet, Roche-
blave, des historiens des religions
dont Cavaignac, Vermeil, Alfaric,
il reste à Halbwachs à défendre sa dis-
cipline et ses manières spéciques de
penser le monde social. Il s’y emploie
habilement en choisissant de parler
d’ouvrages qui lui permettent de pré-
ciser sa pensée et d’engager des discus-
sions argumentées. Il traite en 1922 de
deux livres de Marcel Granet sur « La
religion des Chinois » et « Fêtes et
chansons anciennes de la Chine ». En
1923, il recense deux livres de Georges
Davy « La foi jurée » et « Des clans aux
empires ; l’organisation sociale chez les
primitifs et dans l’Orient Ancien ». En
1925, il revient à Granet avec Danses
et légendes de la Chine ancienne puis
traite du livre de Cassirer consacré à
La pensée mythique. En 1929, enn,
Halbwachs présente le travail de
Robert Hertz, Mélanges d’histoire des
religions et de folklore.
On l’aura compris, Maurice Hal-
bwachs choisit soigneusement les
ouvrages qu’il présente. Dans tous
les cas il s’agit de durkheimiens ou
d’auteurs qui accordent une importan-
ce à l’œuvre de Durkheim et qui ont
une place importante dans l’élabora-
tion de la pensée des sciences sociales
ou de la pensée philosophique de l’épo-
que. Qu’il commence ses interventions
aux réunions du samedi, en eet, par
les ouvrages de Granet ne dépend pas
seulement d’un hasard de calendrier
de publication : pour lui, les livres de
Granet renouvellent le sujet par l’em-
ploi de la méthode sociologique et
témoignent de la qualité d’une œuvre
qui conduira, en eet, son auteur au
Collège de France. On sait que l’usage
de la pensée sociologique (l’analyse
des structures des groupes et parentés,
l’analyse de l’élaboration sociale de la
religion et le rôle qu’elle joue dans la
formation des catégories de pensée
principalement) permettra, en eet, à
Granet de renouveler – comme le font
aussi à ce moment Chavannes et Mas-
pero – la compréhension de la Chine.
Maurice Freedman dira d’ailleurs :
« Durkheim fut le maître de Granet »,
et encore : « le même refus durkhei-
mien d’entreprendre des comparai-
sons arbitraires, la même insistance
durkheimienne à analyser de manière
approfondie un ensemble de données
et ce, selon des principes sociologi-
ques, et la même préférence moins
durkheimienne peut-être mais plus
originale pour un traitement syn-
chronique caractérisent ses conféren-
ces sur la Chine féodale ». Danielle
Elissee rappelle que les Fêtes et
chansons anciennes de Granet étaient
oertes à la mémoire d’Édouard Cha-
vannes et d’Émile Durkheim (auquel il
manifesta toujours sa reconnaissance
« comme un bon ouvrier quand il s’est
servi d’un outil ecace »).
Du livre de Davy consacré à l’or-
ganisation sociale chez les primitifs
auteur que Halbwachs présente comme
un des représentants les plus actifs de
l’école sociologique de Durkheim –, il
dira qu’il traite du problème des ori-
gines et de la genèse de l’organisation
politique dans une étude très fouillée
de la notion de potlatch. À propos des
trois études de Hertz, rassemblées dans
le volume « Mélanges », il insiste sur le
fait à ses yeux tout à fait remarquable
pour qui veut bien voir que toutes les
dimensions de la vie psychique et cor-
porelle sont organisées socialement
que, pour cet auteur, la prééminence
de la main droite s’expliquerait par
une contrainte sociale trouvant son
origine dans l’opposition religieuse
entre le profane et le sacré et, ensuite,
que ce chercheur a remarquablement
montré, dans la lignée du travail de
Durkheim sur les formes élémentaires
de la vie religieuse, que la mort pro-
duit, chez les Dayaks de Bornéo, un
eet de scandale et de découragement
84 Revue des Sciences Sociales, 2008, n° 40, « Strasbourg, carrefour des sociologies »
qui demande, pour être surmonté,
d’élaborer des croyances et des rites.
Mais Halbwachs ne se contente pas
de présenter des ouvrages, il intervient
aussi pour défendre sa conception de
la sociologie, ce qui le conduit à débat-
tre avec des historiens et géographes
(Piganiol, Fevre, Pirenne) et avec le
psychologue Blondel. L’opposition
avec celui-ci se structure autour de la
place de la psychologie qu’Halbwachs
considérait comme trop empreinte de
subjectivisme et avec ceux-là autour
de l’importance des faits sociaux dans
les déterminations de l’organisation
de l’espace et autour de la causalité.
Halbwachs, en eet, reproche aux his-
toriens de « prendre pour cause un ou
plusieurs faits antérieurs choisis sans
règles, au air personnel, suivant les
idées de l’historien lui-même, de son
milieu, suivant les modes intellectuel-
les ».
Sans hésiter, Maurice Halbwachs
se veut donc un sociologue durkhei-
mien bien décidé à remettre en cause
les idées reçues sur le monde social.
Les premiers livres qu’il publie lors
de son séjour à Strasbourg le mon-
trent bien. « Les origines du sentiment
religieux d’après Durkheim » paraît
en 1924 et s’avère bien fait pour à
la fois contribuer à faire comprendre
l’analyse durkheimienne de la religion
et dire publiquement aux collègues
strasbourgeois l’importance d’une
pensée qui montre que le fait religieux
entretient un rapport étroit avec la
vie du groupe social et ses structures.
Halbwachs, dans ce petit livre de vul-
garisation, insiste d’abord sur l’ori-
ginalité de la méthode de Durkheim
qui veut remonter aux religions les
plus simples, « plus faciles à étudier »,
et surtout à même de permettre de
saisir « la manière dont elles se sont
progressivement composées ». Mais
cette armation qui conduit à s’in-
téresser aux « sauvages » soulève bien
des objections en ce début du XX siè-
cle. Halbwachs, après Durkheim, s’ef-
force donc de montrer, conséquent
avec la philosophie rationaliste de la
connaissance à laquelle il adhère, que
les sauvages, dont « on a pu se deman-
der si les êtres qui composaient ces
prétendues hordes étaient vraiment
humains », ont bien développé des
civilisations. Ils ont une connaissan-
ce de l’ordre naturel aussi rationnelle
à leurs yeux « que le sont aux nôtres
les procédés des agriculteurs et des
agronomes ». Cette compréhension
du monde leur permet de mettre en jeu
« des puissances qui lui sont aussi fami-
lières que la pesanteur et l’électricité
pour les physiciens d’aujourd’hui ».
Tout aussi bien que les membres des
sociétés modernes « ils s’élèvent à la
notion du surnaturel ». Puis Hal-
bwachs rappelle les étapes essentielles
du raisonnement durkheimien pour
lequel la religion (qui n’a pas obliga-
toirement à voir avec un ou des dieux,
avec des dogmes ou un mystère) est
en quelque sorte « une ction bien
fondée » puisqu’ « elle répond à des
besoins collectifs permanents qui se
développent dans toute société » .
À travers elle c’est « la vie, c’est la vie
sociale, c’est-à-dire la vie la plus riche
et la plus haute l’homme se puisse
élever » . En somme, « Dieu n’est-
il pas l’esprit collectif hypostasié ? ».
Même si dans les sociétés individualis-
tes contemporaines cet esprit collectif
est devenu le dogme du respect de l’in-
dividu, comme l’écrivait Durkheim, «
alors même que la religion semble tenir
toute entière dans le fors intérieur de
l’individu, c’est encore dans la société
que se trouve la source vive à laquel-
le elle s’alimente ». Toujours dans la
ligne des articles de Durkheim sur les
religions parus dans l’Année Socio-
logique, Halbwachs s’intéressera aux
publications des ethnologues surtout
lorsqu’ils traitent de croyances reli-
gieuses : il remarque que : « l’idée que la
société des vivants ne fait qu’un avec la
société des morts se retrouve dans les
sociétés primitives ou sauvages. Elle
est à la racine des religions ».
Quelques années plus tard, son
livre Les cadres sociaux de la mémoi-
re s’inscrit dans le projet qu’ont éla-
boré Durkheim et les durkheimiens
de montrer que toutes les catégories
et tous les processus de pensée relè-
vent de l’analyse sociologique. Pour
Durkheim, on le sait, les catégories
kantiennes de l’entendement ne sont
pas innées mais ont une origine socia-
le. Elles transposent dans l’univers de
la pensée individuelle leur essence
sociale : ce sont les classications que
la société a élaborées (groupes, clans,
classes) qui fonctionnent comme
cadres et modèles des catégories de
pensée. Halbwachs, résolument dans
cette perspective, montre on ne peut
mieux que la mémoire individuelle
n’existerait pas sans la mémoire col-
lective, que ce soit celle de la famille,
du groupe professionnel, du groupe
religieux ou de la classe sociale, qui la
structure : « tout souvenir, si person-
nel soit-il, même ceux des évènements
dont nous seuls avons été les témoins,
même ceux de pensées et de senti-
ments inexprimés, est en rapport avec
tout un ensemble de notions que beau-
coup d’autres que nous possèdent, avec
des personnes, des groupes, des lieux,
des dates, des mots et formes du lan-
gage, avec des raisonnements aussi et
des idées, c’est-à-dire avec toute la vie
matérielle et morale des sociétés dont
nous faisons ou avons fait partie ». Il
souligne aussi combien les sentiments
et émotions sont organisés sociale-
ment de telle sorte que « ces états aec-
tifs sont pris dans des courants de
pensée qui viennent en notre esprit du
dehors, qui sont en nous parce qu’ils
sont dans les autres. C’est bien nous
qui les éprouvons. Mais ils ne sub-
sistent et ne se développent, dans un
monde où nous sommes sans cesse en
contact avec les autres, qu’à la condi-
tion de se présenter sous des formes
qui leur permettent d’être compris,
sinon approuvés et encouragés, par les
milieux dont nous faisons partie ». Il
rappelle, après Durkheim, que les dif-
férentes formes de raisonnement sont,
elles aussi, d’origine sociale à tel point
d’ailleurs qu’on puisse dire « sous une
forme métaphorique, que notre pensée
est souvent comme une salle de déli-
bération prennent rendez-vous et
se rencontrent des arguments, idées et
abstraction que nous devons dans une
large mesure aux autres : si bien que ce
sont les autres qui débattent en nous,
qui soutiennent des thèses, formulent
des propositions qui ne sont dans
notre esprit que l’écho du dehors ».
Il résumera d’ailleurs sa pensée en
1939 en écrivant : « ce qu’on a voulu
en dénitive décrire, et c’est ce qui doit
être clairement compris, c’est la façon
dont l’esprit collectif, enveloppant les
hommes associés, des groupes et leurs
85
Christian de Montlibert Maurice Halbwachs à Strasbourg
organisations complexes, donne à la
conscience humaine accès à tout ce
qui a été accompli en matière de pen-
sées, de sentiments, d’attitudes et de
dispositions mentales dans les divers
groupes sociaux où il s’incarne ».
Appliquer une
philosophie rationaliste
de la connaissance
au monde social n
Le travail de Maurice Halbwachs
tout en continuant le programme
durkheimien le dépasse pourtant sans
cesse. Il est vrai que, comme l’écri-
vait Marcel Mauss à propos du tra-
vail d’Halbwachs sur le suicide, « en
sociologie, pas plus qu’en aucune autre
science, le travail d’analyse n’est jamais
achevé » . Non seulement, en eet,
Halbwachs analyse des aspects et des
dimensions de la vie psychique qui
n’avaient jamais été traités jusqu’alors,
mais il y ajoute une sociologie de la
subjectivité des motifs individuels
que Durkheim, tout occupé à débar-
rasser la sociologie de toutes consi-
dérations métaphysiques, ne pouvait
pas aborder. Mieux encore, Maurice
Halbwachs ose mener l’analyse plus
loin en montrant que l’individu lui-
même relève de l’analyse sociologique
et que, hors du rêve qui échappe en
grande partie à l’emprise du social, les
dimensions psychiques individuelles
sont déterminées socialement.
Ce projet durkheimien d’appli-
quer une philosophie rationaliste de
la connaissance au monde social se
retrouve aussi nettement dans l’étude
des causes du suicide. Un tel sujet, rete-
nu après une discussion avec Marcel
Mauss, ne peut être traité sans se réfé-
rer sans cesse à l’œuvre de Durkheim
qui est, en son temps, apparue comme
« l’expérience cruciale » qui prouverait
ou anéantirait dénitivement le projet
d’explication sociologique du monde
social. En eet, si le suicide, acte indi-
viduel s’il en est, relevait d’explications
sociologiques, alors, a fortiori, toutes
les autres dimensions de l’existence
étaient soumises à des inuences socia-
les. C’est dire que, si la démonstration
aboutissait, on pouvait armer sans
crainte que des déterminismes d’ori-
gine sociale étaient partout à l’œuvre
dans le monde social et que la socio-
logie pouvait réclamer son statut de
science.
Maurice Halbwachs reprend pen-
dant son séjour à Strasbourg cette
question des causes sociales du suicide
en appliquant la philosophie rationa-
liste de la connaissance qu’il soutient.
En bon scientique il remet en ques-
tion les interprétations durkheimien-
nes à la lumière d’une analyse de séries
statistiques nouvelles et surtout de
l’usage de méthodes et de procédés
statistiques qui n’existaient pas trente
ans auparavant. Une telle démarche
l’amène, non pas à remettre en cause
la pensée durkheimienne, mais bien
au contraire à en soutenir plus pré-
cisément le bien-fondé. À propos des
crises politiques, Halbwachs montre,
comme Durkheim l’avait déjà trou-
vé, qu’elles s’accompagnent d’une
réduction des suicides et soutient que
« l’explication donnée par Durkheim
garderait donc toute sa valeur. C’est
parce que les hommes sont pris dans
un vaste courant collectif que la vie
les intéresserait plus. Dominés par le
sentiment de ne faire qu’un avec les
autres, ils seraient moins sensibles aux
motifs de désespoir et de décourage-
ment qui s’imposent à la conscience
de l’individu isolé ». À propos des
crises économiques, il corrige cer-
tes Durkheim en montrant que les
dépressions ont plus d’incidence sur
les suicides que les périodes de pros-
périté, mais il n’en reprend pas moins
l’argument durkheimien en écrivant :
« un sentiment obscur d’oppression
pèse sur toutes les âmes, parce qu’il
y a moins d’activité générale, que les
hommes participent moins à une vie
économique qui les dépasse, et que
leur attention n’étant plus tournée
vers le dehors se porte davantage non
seulement sur leur détresse ou leur
médiocrité matérielle mais sur tous les
motifs individuels qu’ils peuvent avoir
de désirer la mort ».
Mais Halbwachs veut « aller plus
loin», ce qu’il fait sur deux points :
l’importance accordée aux motifs indi-
viduels de suicide et l’importance des
coutumes et plus largement des struc-
tures sociales.
Sur les motifs individuels il écrit : «
Nous irions donc, en réalité, plus loin
que Durkheim dans la voie il s’est
engagé, puisque nous expliquerions
par des causes sociales non seulement
les grandes forces qui détournent du
suicide, mais encore les évènements
particuliers qui en sont non pas les
prétextes, mais les motifs ». Repre-
nant avec force la critique du sens
commun, Maurice Halbwachs souli-
gne que « le sens commun ne consi-
dère que l’aspect sensible des faits,
et il ne retient que ce qu’il voit. Les
inuences sociales lui échappent. Il ne
comprend pas, d’ailleurs, que la forme
individuelle sous laquelle se présentent
ces faits n’est qu’une apparence, et
que leur nombre et leur distribution
résultent de la structure et du genre
de vie de la société ». La critique
de Durkheim qu’il avance, à partir
des résultats obtenus, n’est pas une
remise en cause de son raisonnement,
comme on l’a parfois dit, mais bien au
contraire un dépassement de ses limi-
tes : Durkheim ne pouvait pas, en son
temps, ne pas séparer les dimensions
sociales des dimensions individuelles
qui, pour lui, relevaient du psycholo-
gue, aussi isolait-il les sentiments de
famille, les pratiques religieuses, l’acti-
vité économique des faits individuels,
alors que Halbwachs montre qu’ « ils
prennent corps dans les croyances et
les coutumes qui rattachent et lient
l’une à l’autre les existences individuel-
les ». En somme Halbwachs aurait bien
perçu, comme le pensent Ch. Baudelot
et R. Establet, que la réalité sociale est
incorporée par les individus.
Deuxièmement, Halbwachs revient
sans cesse sur l’importance des insti-
tutions et des coutumes, de la struc-
ture sociale en somme : « les suicides
augmentent surtout parce que la vie
sociale se complique, et que les évé-
nements singuliers qui exposent au
désespoir s’y multiplient ». Il illustre
bien cette analyse en constatant que
les suicides sont plus nombreux dans
les villes que dans les campagnes : il est
vrai qu’ « Ainsi se constitue une civili-
sation urbaine, que les hommes ou les
groupes d’hommes, venus de régions
très diérentes pour se confondre en
un groupe nouveau, sans passé et sans
traditions propres, n’ont pas apportée
86 Revue des Sciences Sociales, 2008, n° 40, « Strasbourg, carrefour des sociologies »
avec eux ». Rien ne montre mieux
l’importance de cette dimension que
la comparaison des suicides de catho-
liques avec les suicides de protestants :
en fait le conformisme du groupe
religieux, auquel Durkheim accor-
dait tant d’eets, n’est autre que le
conformisme du groupe rural auquel
appartiennent massivement les catho-
liques et leur prêtres : « il se pourrait
que les populations catholiques se dis-
tinguent de toutes les autres non par la
nature particulière de leurs croyances
religieuses, mais simplement parce
qu’elles sont plus conservatrices, plus
traditionnelles » . En somme, Hal-
bwachs reprend la fameuse dénition
de l’anomie durkheimienne pour en
donner une signication nouvelle
puisque ce n’est pas tant l’action régu-
latrice de la religion sur le pouvoir éco-
nomique qui diminuerait, entraînant
une augmentation des suicides, que
la complexication de la vie sociale
dans une civilisation urbaine qui, en
dissociant vie de travail et vie fami-
liale ou relationnelle, complique les
investissements dans l’une et l’autre
en les intensiant. Son intérêt pour les
formes religieuses qui le ramène sans
cesse à l’ethnologie le conduit d’ailleurs
à regretter que celle-ci ne cherche pas
à étudier plus systématiquement « les
relations régulières entre des données
qualitatives qui relèvent surtout de la
description… » et l’amène à suggérer
des études quantitatives : « mais et sans
qu’il suse qu’il y ait deux obsèques
(il s’agit d’une référence aux doubles
obsèques étudiées par R. Hertz) pour
que le fait soit quantié, n’oublions
pas qu’il s’agit ici de tribus de structure
complexe, dont il y a lieu de compter
les clans, qu’il faudrait aussi compter
les assistants, mesurer les degrés de
parenté, les intervalles de temps obser-
vés entre les obsèques individuelles
et collectives en moyenne, et que la
relation étudiée se prêtera d’autant
plus à une explication scientique que
tous ces éléments auront été détermi-
nés avec une précision plus appro-
chée ».
Pour un universalisme
scientifique n
Halbwachs, durant tout son séjour
strasbourgeois, n’est pas resté can-
tonné dans la sociologie française : il
s’intéresse sans cesse aux productions
étrangères. Ainsi il rend compte dans
des revues diverses de 58 ouvrages
allemands, de 52 ouvrages de langue
anglaise et de 12 ouvrages écrits en ita-
lien. Il contribue ainsi à la diusion, en
France, de travaux d’auteurs étrangers
qui lui semblent importants comme
Pareto, Gini, Mannheim, Mead, Som-
bart, Weber, Westermarck. Il réalise
aussi de courtes revues de travaux qui
lui permettent de montrer quel est
l’état de la discipline dans un pays (la
sociologie en Allemagne) ou de faire
état des avancées sur un thème par-
ticulier (le traitement d’une question
démographique par exemple).
Parmi ces travaux de recension, il
est intéressant de retenir deux exem-
ples : rien ne montre mieux son souci
de contribuer à une universalisation
des sciences sociales que sa critique
du livre d’Ernst Cassirer sur Les for-
mes symboliques et les commentaires
qu’il fait des ouvrages de Weber (il
rend compte en 1925 de Wirtschas-
geschichte paru en 1924 à Tübingen, de
Gesammelte Aufsätze zur Sozial-und
Wirtschasgeschichte paru à Munich
et Leipzig en 1923 et de Gesammelte
Aufsätze zur Soziologie und Sozial-
politik paru à Tübingen en 1924 ; en
1929 il publie une note intitulée « Max
Weber un homme, une œuvre » dans
les Annales d’histoire et y reviendra
dans l’Esquisse d’une psychologie des
classes sociales). Traitant du capita-
lisme, il s’accorde avec Weber pour
y voir un système qui « introduit par-
tout des règles uniformes » : ses mots
d’ordre sont « organisation scienti-
que des usines, standardisation des
besoins, comptabilité, administration,
bureaucratisme ». Il souligne com-
bien Weber a raison de voir dans le
développement du capitalisme l’eet
de manières de penser et de vivre :
« ce n’étaient point des spécula-
teurs, des aventuriers sans scrupules,
ou simplement des riches mais des
hommes de mentalité bourgeoise qui
prenaient la vie comme un devoir dif-
cile et comme une lutte de tous les
instants ». Reprenant l’opposition
entre catholiques et luthériens d’une
part et calvinistes et sectes qui s’en
inspirèrent d’autre part, Halbwachs
pousse l’interrogation weberienne sur
les sources de l’individualisme : « com-
ment l’individu a-t-il pu être consi-
déré comme la valeur par excellence,
la valeur absolue, et comment a-t-on
tiré une morale de cette croyance d’où
semblait découler l’égoïsme le plus
immoral ? ». Toujours intéressé par
les travaux étrangers, il commente un
livre de Cassirer consacré à la pensée
mythique qu’il analyse longuement
pour en dire que ce livre transplante
l’étude de la mentalité primitive sur le
terrain de la philosophie critique en lui
attribuant une sorte de fonction psy-
chique autonome. Cassirer présente
un ensemble « très riche » de données
et de réexions sur la manière dont la
pensée mythique appréhende l’espace,
le temps, le nombre, l’identication
de la partie avec le tout, la notion de
ressemblance, mais s’oppose à tort, et
sans démontrer ses propositions, aux
travaux de Durkheim lorsque celui-ci
pense que les conceptions religieu-
ses des primitifs s’expliquent par leur
organisation sociale. Plus grave enco-
re, Cassirer n’explique pas la crise de la
pensée mythique « faute de la replacer
dans le milieu social et, aussi, de l’envi-
sager dans la perspective historique ».
On le voit Halbwachs se sert des recen-
sions pour faire avancer l’universalisa-
tion du point de vue sociologique.
Rigueur, méthodologie
et épistémologie n
Dès le début de son séjour stras-
bourgeois Maurice Halbwachs publie
avec Maurice Fréchet un ouvrage sur
le calcul statistique. En cela, encore
une fois, il se situe dans le projet
durkheimien de constitution de la
sociologie comme science et en même
temps fait preuve d’une disponibilité à
utiliser les avancées mathématiques et
d’une inventivité qui permettront aux
sciences sociales des progrès considé-
rables dans l’élaboration de la preuve.
Il montre ainsi, par ses travaux, com-
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