1
Quand la caméra devient spectacle:
Le rôle de la vidéo dans l’Idiot de Frank Castorf
JEAN-FRANÇOIS BOISVENUE
Le mot théâtre a pour racine étymologique le terme grec theatron qui signifie un
« endroit pour voir », un « lieu de visions1 », et désignait les gradins. Paradoxalement, le
théâtre occidental, qui puise ses origines dans le théâtre athénien antique, est demeuré
depuis la Renaissance un art fondé principalement sur le texte. On allait, et on va souvent
encore au théâtre pour voir un texte être dit, ou plutôt interprété. Avec l’avènement de
l’avant-garde artistique et le développement de la critique théâtrale au début du 20e
siècle, nous avons assisté à des spectacles de moins en moins centrés sur le texte, et
mettant l’accent sur la dimension plastique de la production comme le proposait Craig, ou
encore sur l’interaction entre le public et les acteurs comme l’ont exploitée plus tard
Julian Beck et Judith Malina au Living Theatre. Depuis quelques années, l’accessibilité
grandissante aux technologies numériques a permis, grâce aux puissants logiciels de
création graphique et aux appareils de captation et de diffusion allégés2, une
incorporation croissante des médias visuels dans les représentations théâtrales et donc de
donner à la vue un rôle majeur dans le spectacle de théâtre. Dans son essai « A New
Vision of Theatre : The Timely Introduction of Video and Film in the Work of Frank
1 Cette définition du mot theatron est en lien direct avec le dithyrambe qui précède celui-ci et qui amenait
ses participants en état de transe.
2 Comme les caméras numériques portables haute finition et les microprojecteurs à diodes
électroluminescentes. Certains projecteurs de ce type peuvent être pris à la main et sont beaucoup plus
petits et manipulables qu’un projecteur 35 mm qui occupe une pièce entière.
2
Castorf, Renè Pollesch, and Olaf Nicolai », le théoricien du théâtre allemand Thomas
Irmer commente ainsi l’importance croissante accordée à l’image au théâtre :
No longer was the setting seen as an illustration at the service of the narrated and
enacted story, but rather an evocative space for a performance, where a variety of
different images might be presented, even though the mimetic function of a film
image appeared to be concerned precisely with a specific depiction3.
C’est tout à fait le cas dans les productions de la Volksbühne Berlin4 et
particulièrement dans celles de son intendant Frank Castorf qui introduit la vidéo live
dans ses mises en scène depuis plus de 20 ans. Nous traiterons ici du spectacle qu’il crée
à la Volksbühne Berlin en 2002 en collaboration avec les Wiener Festwochen à partir de
LIdiot de Dostoïevski dans le décor Die Neustadt (La ville neuve) de Bert Neumann.
Nous nous concentrerons sur le rôle de la vidéo dans cette production le texte, sans
être négligeable, occupe une place secondaire par rapport aux médias visuels qui, par leur
présence constante s’imposent comme l’élément dominant du spectacle, ce qui est
souvent le cas dans les mises en scène de Castorf. Nous allons nous concentrer, dans ces
quelques pages, sur la dimension esthétique et formelle de l’œuvre de Castorf. Comme
elle joue un rôle particulièrement important dans cette production, attardons-nous d’abord
à décrire les principales caractéristiques de cette Neustadt, décor hors norme où prend vie
ce spectacle.
3 Thomas Irmer, « A New Vision of Theatre : The Timely Introduction of Video and Film in the Work of
Frank Castorf, Renè Pollesch, and Olaf Nicolai », traduction de Marvin Carlson, Western European Stages,
vol. 16, n° 1, 2004, p. 23.
4 La Volksbühne bénéficie d’une longue tradition dans ce domaine. Max Reinhardt, un des pionniers des
effets d’éclairage, en est de 1915 à 1918 le premier intendant. Erwin Piscator, un des premiers metteurs en
scène à utiliser les projections filmiques sur scène, y occupe le poste de metteur en scène principal (Ober-
Regisseur) de 1924 à 1927.
3
Placer le public
La plupart des grandes scènes de théâtre européennes sont munies d’un dispositif
giratoire servant à l’origine à modifier le décor en quelques minutes grâce à une rotation
de 180° du plateau scénique. C’est sur ce modèle que fut construite la Volksbühne.
Cependant, l’utilisation qui en est faite dans l’Idiot de Castorf n’est pas conventionnelle.
Au lieu de faire pivoter la scène pour révéler un autre décor au public, ici c’est le public
qui assiste au spectacle en étant directement assis sur la scène rotative. Cette
circonvolution permet au champ de vision de se transformer et de s’élargir. Bert
Neumann a construit un échafaudage de trois étages dont la plantation forme un angle de
90°. Des cloisons délimitent des îlots de spectateurs, créant ainsi de petites loges. De
plus, chaque îlot possède un téléviseur en suspension au-dessus de la tête des spectateurs
retransmettant ce qui est filen direct. Cette scénographie permet d’accueillir environ
200 spectateurs. Autour de ces estrades se trouve le décor qui occupe également la
totalité de l’espace traditionnellement réservé aux spectateurs.
Figure 1 : public de face
4
Figure 2 : estrade
Sur la scène, côté jardin (ou côté cour, si on se place dans la salle), il est possible
d’apercevoir une construction de quatre étages recouverte d’un revêtement d’aluminium
ondulé verticalement avec 12 fenêtres sans vitre, mais munies d’un store vénitien ou, au
rez-de-chaussée, d’une grille. Dans la fenêtre supérieure, au centre, nous distinguons un
téléviseur incliné vers le public et qui, tout comme ceux dans les loges, diffuse ce qui est
filmé en direct. L’action qui se déroule dans cette construction prend place
principalement dans les appartements du premier et du deuxième étage, qui sont
respectivement ceux de Nastassia Philipovna et de la famille Épantchine.
Figure 3 : Décor côté jardin.
5
De l’autre côté5 se trouvent deux bâtiments. D’abord, un édifice de trois étages
avec, au rez-de-chaussée, la vitrine d’un bar appelé Las Vegas; puis la maison à deux
étages de Rogojine, sur le toit de laquelle trône un écran géant.
Finalement, un immense escalier en bois
brut occupe toute la largeur et presque la totalité
de la profondeur de la salle. Au haut de
l’escalier s’étend un large palier vers le fond de
la salle sur lequel se trouve une buvette en
contre-plaqué côté jardin, avec derrière elle,
l’accès à un stationnement, ainsi qu’un bureau
de voyages. Côté cour, un mini-marché sert de lieu de campement ; devant lequel se
trouve un salon de coiffure. Au-dessus d’eux est fixé un écran est projetée une vue sur
une métropole quelconque.
5 Ici côté cour, mais vu de la salle, côté jardin.
1 / 20 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !