(Romanisches Seminar) Bachelor

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Universität Zürich, Frühjahrssemester 2008
Romanische Sprachen und Literaturen (Romanisches Seminar)
Bachelor-Studium und Lizenziatsstudium
Vorlesung 055 : Analyse linguistique de textes littéraires français (XVIe / XXIe s.)
Horaire : lundi, 16h15 à 18h00 ; salle : KO2-F-153
25 février 2008 : Raymond Queneau, Zazie dans le métro, suite
Tout faraud, il cria : « Tu pues, eh gorille. »
C’est l’équivalent d’une incise, dont on a dit ci-dessus qu’elle est intercalée ou en position
finale ; pourtant, ce segment textuel précède ici le discours direct, ce qui d’ailleurs est rendu
dans la typographie par l’emploi des deux points. Le passé simple nous rappelle que nous
sommes ici dans le discours narré.
faraud signifie « fanfaron, fat, fier ». Le NPR 2008 le donne comme ‘vx ou région.’ et ajoute
la locution verbale faire le faraud, définie « crâner, faire le malin ».
Le discours direct, ici entre guillemets car ce n’est pas un monologue intérieur, est constitué
d’une proposition indépendante (tu pues) suivie d’un substantif en fonction apostrophe ; c’est
aussi une sorte de phrase averbale.
gorille : insulte basée sur une métaphore zoomorphique
Gabriel soupira. Encore faire appel à la violence. Ça le dégoûtait cette contrainte.
Depuis l'hominisation première, ça n'avait jamais arrêté.
Retour à du discours narratif, avec alternance d’un verbe au passé simple (événement
ponctuel de premier plan), d’un verbe à l’imparfait (simultanéité d’un événement cursif
d’arrière-plan) et d’un autre au plus-que-parfait (antériorité d’un événement cursif d’arrièreplan, dont la cursivité est soulignée par le sémantisme même du syntagme verbal, et dont
l’antériorité est explicitement donnée dans le complément circonstanciel depuis
l’hominisation première).
faire appel… : phrase infinitive sans sujet exprimé; thème dont le rhème se trouve en fait dans
la phrase suivante, dont Ça est en même temps anaphorique par rapport à l’énoncé précédent,
et cataphorique par rapport à cette contrainte.
Le dans le dégoûtait est un pronom personnel COD atone masculin singulier à fonction
anaphorique: il reprend Gabriel.
Mais enfin fallait ce qu'il fallait. C'était pas de sa faute à lui, Gabriel, si c'était toujours
les faibles qui emmerdaient le monde. Il allait tout de même laisser une chance au
moucheron.
mais enfin, tout de même : particules énonciatives (même si la grammaire scolaire nous
apprend que mais est une conjonction de coordination, enfin un adverbe, et tout de même une
locution adverbiale ; la catégorie grammaticale de l’adverbe est une catégorie fourre-tout qui
regroupe un peu toutes sortes de choses)
Suite du discours narratif avec des verbes à l’imparfait (simultanéité d’un événement cursif
d’arrière-plan).
Périphrase aller + INFINITIF, qui concurrence le futur simple lorsque aller est au présent,
mais qui concurrence le conditionnel lorsque aller est à l’imparfait: allait laisser pourrait
alterner ici avec laisserait, pour exprimer la postériorité immédiate d’un événement par
rapport au point d’ancrage temporel constitué par le verbe soupira au passé simple dans la
phrase précédente.
moucheron : métaphore zoomorphique (cf. cochon, gorille), basée sur les sèmes /+ petit/ et
peut-être aussi /+ désagréable, irritant, énervant/.
Un peu étonné que le costaud répliquât, le ptit type prit le temps de fignoler la réponse
que voici : "Répéter un peu quoi ?"
L’emploi du subjonctif imparfait (plutôt que celui du subj. présent) était autrefois obligatoire
en français lorsque le verbe de la principale était à l’un des temps du passé. Aujourd’hui, le
subjonctif imparfait n’est plus qu’un marqueur stylistique de « littérarité », et son emploi ici
fait sourire, dans un contexte aussi trivial. Le mode subjonctif ici est conditionné par la
subjectivité exprimée dans le support de la subordonnée (« un peu étonné… »)
Cette longue phrase a elle aussi la fonction d’une incise, mais le verbe de parole est remplacé
par un substantif de parole, réponse ; « répéter un peu » a aussi une valeur anaphorique, il
participe à la cohésion textuelle car il reprend mot à mot une partie des propos
immédiatement antérieurs tenus par l’autre interlocuteur.
Pas mécontent de sa formule, le ptit type. Seulement, l'armoire à glace insistait : elle se
pencha pour proférer cette pentasyllabe monophasée : "Skeutadittaleur... "
Phrase averbale, typique du français parlé, avec ici un ordre rhème-thème (on nous dit de
quelqu’un – le « ptit type » – quelque chose, à savoir qu’il n’est pas mécontent de sa formule).
seulement : particule énonciative, modalisateur d’énoncé (cf. ci-dessous mais enfin, tout de
même) ; sert à exprimer que le contenu de l’énoncé précédent n’a pas eu les effets escomptés
l’armoire à glace : métaphore désignant un homme très massif, très carré d’épaules
pentasyllabe : mot de cinq syllabes (ce n’est pas un mot mais bien une phrase entière,
seulement Queneau nous le présente graphiquement comme une seule unité, pour mettre
l’accent sur le fait que l’énoncé en question a été produit d’une seule traite, sans hésitations)
monophasée : mot relevant du vocabulaire de l’électricité, détourné ici pour évoquer un
énoncé proféré sur un ton égal et que l’on suppose menaçant…
Skeutadittaleur : « ce que tu as dit tout à l’heure ». Même commentaire que sous
doukipudonktan.
Le ptit type se mit à craindre. C'était le temps pour lui, c'était le moment de se forger
quelque bouclier verbal.
se mettre à + infinitif: périphrase inchoative; montre l’action verbale envisagée dans sa phase
initiale. On pourrait gloser par « commença à avoir peur ».
bouclier verbal: façon très élégante de la part de Queneau de varier le système des incises qui
flanquent le discours direct; au lieu d’utiliser un verbe de parole au passé simple, suivi des
habituels deux-points, l’auteur a recours à un syntagme nominal, explicitement désigné
comme appartenant à la sphère verbale (cf. aussi le cas de réponse, ci-dessus); en outre, le
discours ainsi évoqué est censé avoir une fonction de « bouclier » (belle évocation du pouvoir
potentiel de la parole…).
Le premier qu'il trouva fut un alexandrin :
"D'abord, je vous permets pas de me tutoyer.
– Foireux", répliqua Gabriel avec simplicité.
alexandrin: de même qu’avec pentasyllabe, mais avec une terminologie plus classique, ce mot
illustre la fonction métalinguistique chère à Queneau. Un alexandrin est un « vers de douze
syllabes », par allusion au Roman d’Alexandre, poème du XIIe siècle rédigé en ancien
français).
D’a/bord/je/vous/per/mets/pas/de/me/tu/to/yer : pour faire de cette phrase un alexandrin, tous
les « e » muets doivent être restitués, ce qui donne à la phrase un ton pompeux et quelque peu
ridicule, en particulier à cause de l’absence du ne de négation, propre à la langue parlée et
relâchée. De toute façon, la référence au concept d’alexandrin pour se référer à une phrase
orale spontanée dépourvue de toute velléité littéraire fait sourire, puisqu’on ne l’évoque
normalement que pour parler de la grande littérature classique.
La phrase qui introduit l’alexandrin involontaire du mari de la rombière est elle aussi, en fait,
un alexandrin :
Le/pre/mier/qu’il/trou/va/fu/t-u-/n-a/lek/san/drin
L’incise qui suit la réponse de Gabriel est elle aussi un alexandrin :
ré/pli/qua/Ga/Bri/e/l-a/vec/sim/pli/ci/té
L’œuvre de Queneau est truffée de ce genre de clins d’œil, qu’on ne perçoit pas toujours du
premier coup.
Cette incise est prototypique : verbe de parole au passé simple, mention du locuteur et
complément circonstanciel de manière.
Et il leva le bras comme s'il voulait donner la beigne à son interlocuteur.
beigne n. f. « (arg., pop., vieilli) bosse qui se forme à la suite d’un coup, d’une chute » (même
famille que beignet); par extension métonymique, « coup qui va provoquer ou qui a provoqué
l’enflure » (TLF). Normalement, on attendrait donner une beigne; donner la beigne rappelle
ironiquement donner l’accolade ou faire la bise, comme s’il s’agissait d’un comportement
ritualisé et amical.
[…] son interlocuteur. Sans insister, celui-ci s'en alla de lui-même au sol, parmi les
jambes des gens. Il avait une grosse envie de pleurer.
celui-ci et il sont des pronoms (resp. pronom démonstratif et pronom personnel sujet atone)
qui jouent ici dans la cohésion textuelle un rôle anaphorique (reprise d’un élément
d’information déjà rencontré). On distingue l’anaphore déictique et l’anaphore textuelle: si
l’on dit à son interlocuteur dans une situation de communication de proximité « celui-ci », on
renvoie à quelque chose dans la situation extra-linguistique, alors que si l’on écrit « celui-ci »
dans une situation de communication à distance, ce qui est évidemment le cas de l’écrivain
s’adressant à ses lecteurs, l’anaphore est dite textuelle; on renvoie à quelque chose qui est
dans le texte, donc dans le « co-texte » discursif et non dans le « contexte » extra-linguistique.
s’en alla : événement verbal ponctuel de premier plan au passé simple
avait (envie de pleurer) : événement verbal cursif d’arrière-plan à l’imparfait
Heureusement vlà ltrain qu'entre en gare, ce qui change le paysage.
Irruption du « présent historique » : le discours narratif, jusqu’ici aux temps du passé, adopte
soudain le présent, procédé censé donner au récit plus de vivacité; en effet, désormais, le récit
bascule avec l’arrivée du train et de nouveaux protagonistes.
La structure présentative voilà… qui (ici, vlà ltrain qu’) accentue le caractère visuel,
cinématographique, de l’écriture de ce passage; la graphie synthétique (vlà ltrain) contribue à
l’impression d’accélération du rythme narratif.
La foule parfumée dirige ses multiples regards vers les arrivants qui commencent à
défiler […].
parfumée: ironique
foule: substantif collectif; grammaticalement singulier mais sémantiquement pluriel, contraste
évoqué dans le syntagme ses multiples regards
Gabriel regarde dans le lointain ; elles, elles doivent être à la traîne, les femmes c'est
toujours à la traîne ;
Maintenant que le temps narratif est le présent, il devient plus difficile de distinguer le
discours narratif du monologue intérieur; seul le contraste entre l’omniscience du narrateur et
la conscience limitée du personnage permet de déduire que « elles, elles doivent être à la
traîne, les femmes c’est toujours à la traîne » est un monologue intérieur de Gabriel; ainsi que
l’emploi du pronom personnel sujet elles qui renvoie toujours à un référent déjà connu, or s’il
peut être déjà connu de Gabriel il ne peut pas nous être déjà connu à nous car le narrateur
omniscient ne l’a pas encore mentionné. Il ne faut donc pas prêter ce discours légèrement
misogyne au narrateur (et encore moins à l’auteur!), mais bien au personnage de Gabriel.
elles, elles : En français (tout comme en allemand et en anglais, mais à la différence de
l’italien ou de l’espagnol, etc.), le pronom personnel sujet atone est obligatoire et fonctionne
comme une sorte de morphème de personne verbale antéposé, agglutiné à la forme verbale et
dépourvu d’autonomie accentuelle et syntaxique. Par conséquent, si le locuteur veut mettre
l’accent sur le sujet en français, il doit utiliser un pronom tonique. En français, le pronom
tonique ne coïncide pas toujours avec le pronom atone, mais ici c’est le cas, d’où cette drôle
de répétition (elles, elles). Mais cf.: moi, je; toi, tu; lui, il; eux, ils (par opposition à elle, elle;
nous, nous; vous, vous; elles, elles). L’allemand et l’anglais n’ont pas recours à des séries
différentes, mais à la seule mise en relief accentuelle: ich bin ≠ ICH bin.
Les femmes c’est : cf. les malabars c’est, même commentaire sur cette structure typique du
français parlé où un sujet pluriel est repris par un pronom démonstratif neutre.
mouflette
mouflet, mouflette n. m., f. « (pop.) enfant (garçon ou fille) » (dp. 1866 ; du rad. expr. muffqui traduit les idées de ‘gonflé et mou’, ‘rebondi ; joufflu’) (TLF)
Chsuis Zazie, jparie que tu es mon tonton Gabriel.
chsuis, jparie : phénomènes graphiques habituels rendant compte de la chute du schwa, et
dans le premier cas d’un phénomène d’assimilation : le [s] initial de la forme verbale suis
entraîne la désonorisation de la consonne constrictive prépalatale normalement sonore que
l’on entend à l’initiale du pronom personnel je (d’où la graphie ch).
tonton
Attesté pour la première fois en 1712 en français, sous la plume de Fénelon. Selon TLF,
« altér. enf. de oncle, sur le modèle de tante, tantine. » En effet, dans tonton on retrouve la
même armature consonantique que dans tante ou tantine, mais avec la voyelle du mot oncle.
– C'est bien moi, répond Gabriel en anoblissant son ton. Oui, je suis ton tonton. » La
gosse se mare.
Allitération plaisante, représentative du goût de Queneau pour les jeux verbaux.
Gabriel, souriant poliment, la prend dans ses bras, il la transporte au niveau de ses
lèvres, il l'embrasse, elle l'embrasse, il la redescend.
"Tu sens rien bon, dit l'enfant.
Notez l’enchaînement cinématographique des actions évoquées.
Sur rien, cf. : III. E. Pop., p. antiphr. [Suivi d'adj., avec valeur intensive] Très. C’était rien
drôle! (ZOLA, Terre, 1887, p. 286). C'est rien bath ici qu'elle dit Lulu Doumer avec ses
quatorze ans (QUENEAU, Loin Rueil, 1944, p. 11). (TLF)
– Tu vois l'objet, dit Jeanne Lalochère s'amenant enfin. T'as bien voulu t'en charger, eh
bien, le voilà.
Dire « l’objet » pour désigner un enfant est un processus rhétorique qu’on pourrait appeler
« réification » (bien que ce terme s’emploie surtout pour parler de référents abstraits). En
même temps, on osera prêter à la mère de Zazie un peu d’ironie dans ses propos…
– Mais, manman, tu sais bien que tu étais arrivée juste au bon moment, la dernière fois.
La graphie de manman exprime le caractère nasal et postérieur de la première voyelle,
flanquée de deux consonnes nasales.
Côté départ. dit Gabriel.
– Natürlich, dit Jeanne Lalochère qui avait été occupée.
Allusion à l’Occupation allemande (1940-1944). L’effet comique dérive du fait qu’on
n’utilise normalement cet adjectif que pour des régions et pas pour un être humain. Jeanne
Lalochère, qui vient de parler de sa fille comme un objet, est réifiée à son tour…
A propos, ta femme, ça va ? – Je te remercie.
La fonction d’une tournure de politesse, entièrement ritualisée, n’est pas d’aller chercher de
l’information (malgré l’apparence trompeuse de la voie interrogative), mais de se conformer à
des usages. Par conséquent, la réponse « polie » ne consiste pas à répondre à la question avec
du contenu informatif, mais bien à dire « je te remercie », locution performative.
C'est comme ça qu'elle est quand elle a un jules, dit Zazie, la famille ça compte plus
pour elle.
jules n. m. « proxénète, souteneur », puis « amant » (cf. mec, qui a connu exactement la même
évolution sémantique; de même esp. chulo). D’après TLF, emploi ironique du prénom Jules.
la famille ça compte plus
Reprise du thème par un pronom démonstratif anaphorique ; structure déjà rencontrée cidessus, typique du français parlé. Absence du ne dans la structure qui serait ne… plus en
français écrit, parallèlement à (ne)… pas.
Suite du texte à l’étude
– A rvoir, ma chérie. A rvoir, Gaby.
Elle se tire.
Zazie commente les événements :
– Elle est mordue.
Gabriel hausse les épaules. Il ne dit rien. Il saisit la valoche à Zazie.
Maintenant, il dit quelque chose.
– En route, qu’il dit.
Et il fonce, projetant à droite et à gauche tout ce qui se trouve sur sa trajectoire. Zazie galope
derrière.
– Tonton, qu’elle crie, on prend le métro ?
– Non.
– Comment ça, non ?
Elle s’est arrêtée. Gabriel stope également, se retourne, pose la valoche et se met à espliquer.
– Bin oui : non. Aujourd’hui, pas moyen. Y a grève.
– Y a grève.
– Bin oui : y a grève. Le métro, ce moyen de transport éminemment parisien, s’est endormi
sous terre, car les employés aux pinces perforantes ont cessé tout travail.
– Ah les salauds, s’écrie Zazie, ah les vaches. Me faire ça à moi.
– Y a pas qu’à toi qu’ils font ça, dit Gabriel parfaitement objectif.
– Jm’en fous. N’empêche que c’est à moi que ça arrive, moi qu’étais si heureuse, si contente
et tout de m’aller voiturer dans lmétro. Sacrebleu, merde alors.
– Faut te faire une raison, dit Gabriel dont les propos se nuançaient parfois d’un thomisme
légèrement kantien.
Et, passant sur le plan de la cosubjectivité, il ajouta :
– Et puis faut se grouiller : Charles attend.
– Oh! celle-là je la connais, s'esclama Zazie furieuse, je l'ai lue dans les Mémoires du général
Vermot.
– Mais non, dit Gabriel, mais non, Charles, c'est un pote et il a un tac. Je nous le sommes
réservé à cause de la grève précisément, son tac. T'as compris? En route.
Il resaisit la valoche d'une main et de l'autre il entraîna Zazie.
Charles effectivement attendait en lisant dans une feuille hebdomadaire la chronique des
cœurs saignants. Il cherchait, et ça faisait des années qu'il cherchait, une entrelardée à laquelle
il puisse faire don des quarante-cinq cerises de son printemps. Mais les celles qui, comme ça,
dans cette gazette, se plaignaient, il les trouvait toujours soit trop dindes, soit trop tartes.
Perfides ou sournoises. Il flairait la paille dans les poutrelles des lamentations et découvrait la
vache en puissance dans la poupée la plus meurtrie.
– Bonjour, petite, dit-il à Zazie sans la regarder en rangeant soigneusement sa
publication sous ses fesses.
– Il est rien moche son bahut, dit Zazie.
– Monte, dit Gabriel, et sois pas snob.
– Snob mon cul, dit Zazie.
– Elle est marante, ta petite nièce, dit Charles qui pousse la seringue et fait tourner le moulin.
D’une main légère mais puissante, Gabriel envoie Zazie s’asseoir au fond du tac, puis il
s’installe à côté d’elle.
Zazie proteste.
– Tu m’écrases, qu’elle hurle folle de rage.
– Ça promet, remarque succinctement Charles d’une voix paisible.
Il démarre.
On roule un peu, puis Gabriel montre le paysage d’un geste magnifique.
– Ah ! Paris, qu’il profère d’un ton encourageant, quelle belle ville. Regarde-moi ça si c’est
beau.
– Je m’en fous, dit Zazie, moi ce que j’aurais voulu c’est aller dans le métro.
– Le métro ! beugle Gabriel, le métro ! mais le voilà !!!
Et, du doigt, il désigne quelque chose en l’air.
Zazie fronce le sourcil. Essméfie.
– Le métro ? qu’elle répète. Le métro, ajoute-t-elle avec mépris, le métro, c’est sous terre, le
métro. Non mais.
– Çui-là, dit Gabriel, c’est l’aérien.
– Alors, c’est pas le métro.
– Je vais t’esspliquer, dit Gabriel. Quelquefois, il sort de terre et ensuite il y rerentre.
– Des histoires.
Gabriel se sent impuissant (geste), puis, désireux de changer de conversation, il désigne de
nouveau quelque chose sur leur chemin.
– Et ça ! mugit-il, regarde !! le Panthéon !!!
– Qu’est-ce qu’il faut pas entendre, dit Charles sans se retourner.
Il conduisait lentement pour que la petite puisse voir les curiosités et s’instruise par-dessus le
marché.
– C’est peut-être pas le Panthéon ? demande Gabriel.
Il y a quelque chose de narquois dans sa question.
– Non, dit Charles avec force. Non, non et non, c’est pas le Panthéon.
– Et qu’est-ce que ça serait alors d’après toi ?
La narquoiserie du ton devient presque offensante pour l’interlocuteur qui, d’ailleurs,
s’empresse d’avouer sa défaite.
– J’en sais rien, dit Charles.
– Là, tu vois.
– Mais c’est pas le Panthéon.
C’est que c’est un ostiné, Charles, malgré tout.
– On va demander à un passant, propose Gabriel.
– Les passants, réplique Charles, c’est tous des cons.
– C’est bien vrai, dit Zazie avec sérénité.
Gabriel n’insiste pas. Il découvre un nouveau sujet d’enthousiasme.
– Et ça, s’exclame-t-il, ça c’est…
Mais il a la parole coupée par une euréquation de son beau-frère.
– J’ai trouvé, hurle celui-ci. Le truc qu’on vient de voir, c’était pas le Panthéon bien sûr,
c’était la gare de Lyon.
– Peut-être, dit Gabriel avec désinvolture, mais maintenant c’est du passé, n’en parlons plus,
tandis que ça, petite, regarde-moi ça si c’est chouette comme architecture, c’est les
Invalides…
– T’es tombé sur la tête, dit Charles, ça n’a rien à voir avec les Invalides.
– Eh bien, dit Gabriel, si c’est pas les Invalides, apprends-nous cexé.
Reprise de l’analyse
A rvoir, ma chérie. A rvoir, Gaby.
Je passe rapidement sur la chute du schwa, rendue ici dans la graphie (rvoir pour revoir). Ce
qui mérite commentaire, c’est le à à la place du au. Dans TLF, à revoir pour au revoir est
donné comme « vieilli », et illustré de deux citations, l’une de George Sand de 1835, et l’autre
d’un auteur peu connu appelé Arène, de 1870. À vrai dire, cette tournure est encore très, très
répandue aujourd’hui ; je l’entends couramment à Strasbourg, mais aussi à Paris. Je dirais
qu’elle est plutôt populaire que vieillie.
Gaby
Hypocoristique de Gabriel.
elle se tire « elle s’en va »
Pop., fam., empl. pronom. S'en aller, se sauver; partir. Tu veux te tirer! Tu veux repartir en
vadrouille! (CÉLINE, Mort à crédit, 1936, p. 522). [Angélo] avait remarqué une haie très
bourrue et très épaisse qui courait entre des saules. Il se tira de ce côté (GIONO, Hussard,
1951, p. 194). (TLF)
Le TLF définit et marque l’emploi, tout en l’illustrant de deux exemples littéraires, mais
n’explique pas son sémantisme. Le sens fondamental du verbe tirer évoque un mouvement de
traction, c’est-à-dire un déplacement imposé par un sujet à un objet (au sens grammatical), à
quelque chose ou quelqu’un de passif, qui subit l’action. Normalement, on tire quelque chose
derrière soi, comme le cheval qui tire la voiture. Lorsqu’on dit d’une personne qu’elle se tire
elle-même (lorsqu’on emploie, donc, la voix pronominale), on exprime donc qu’elle se met en
mouvement, mais qu’elle le fait d’elle-même, puisque le propre de la voix pronominale est
que le sujet et l’objet renvoient au même actant, qui exerce et subit en même temps l’action de
« mettre en mouvement ».
Zazie commente les événements :
Autre façon de varier l’introduction du discours direct.
Elle est mordue.
L’adjectif mordu au sens de « amoureux » est attesté dp. 1876 (Goncourt), selon le TLF, qui
le marque « pop. et fam. » (des marques employées un peu à toutes les sauces) et qui encore
une fois n’explique pas cette évolution sémantique. Il s’agit probablement d’une métaphore à
partir de l’image de quelqu’un qui a été mordu, soit par un serpent, soit par un animal qui a la
rage ; dans les deux cas, la morsure vous plonge dans un état exceptionnel, dont l’intensité est
mise sur le même pied ici que les ravages de l’état amoureux.
Gabriel hausse les épaules. Il ne dit rien. Il saisit la valoche à Zazie.
Maintenant, il dit quelque chose.
Cette série de courtes phrases indépendantes typographiquement bien délimitées (majuscule,
point) évoquant toutes des actions bien précises et qui se déroulent d’une façon successive
rappellent les didascalies d’une pièce de théâtre, ces indications scéniques qui viennent
compléter les dialogues pour dire aux acteurs (et au metteur en scène) ce qu’ils doivent faire,
les dialogues ne pouvant évidemment pas prendre en charge la totalité de ce qui se passe sur
scène. Il est remarquable que ce livre soit si rapidement devenu un film (1959 : 1960 !), mais
en même temps son écriture rappelle souvent celle d’un scénario cinématographique.
En même temps, on se demande si ce n’est pas une façon de la part de Queneau d’illustrer les
limites du présent historique. Nous avons vu la semaine dernière que l’alternance entre
l’imparfait et le passé simple permettait de donner du relief à la narration, et que la succession
de verbes au passé simple évoquait la successivité des événements. Au présent, tout semble
écrasé, et le « maintenant » apparaît comme une façon un peu lourdaude (mais certainement
voulue !) de signaler avec un adverbe (à défaut de pouvoir le faire avec les temps verbaux du
passé) la succession des événements. Aux temps du passé, celle-ci aurait pu s’exprimer
ainsi : « Gabriel haussa les épaules sans rien dire, saisit la valise de Zazie, et dit quelque
chose. » Au présent historique, on ne peut pas distinguer entre les valeurs d’arrière-plan et de
simultanéité d’un imparfait, et les valeurs de premier plan et de successivité d’un passé
simple.
saisit […] Zazie
L’allitération est probablement voulue par l’auteur.
la valoche
Le TLF le répertorie comme « arg., pop. », et l’illustre justement d’une citation de Zazie dans
le métro. Il s’agit d’une formation suffixale sur le radical de val(ise), à l’aide du suffixe
péjoratif -oche que l’on retrouve dans de nombreux mots, dont les plus connus sont : la
téloche « la télé », le cinoche « le cinéma », avoir la pétoche « avoir peur », fastoche
« facile », et boche issu de alboche « allemand ».
la valoche à Zazie
En français standard écrit, la préposition qui exprime la possession est de, et non à. Cette
dernière est toutefois très bien attestée en français populaire, et remonte en fait au latin tardif
(7e siècle) ; non marquée en français médiéval, elle est devenue rare à partir du 17e siècle
(Grevisse, Le Bon Usage, 12e éd., § 346). « Les expressions signalées plus haut viennent, soit
de la tradition […], soit du parler populaire, où à reste, à peu près partout, très vivant pour
marquer l’appartenance. Mais cela apparaît rarement dans la langue écrite, en dehors des cas
où les auteurs veulent imiter l’usage ancien […] ou reproduire les expressions populaires ou
locales. » (ibid.).
En route, qu’il dit.
L’incise reflète ici la syntaxe de la langue parlée (SUJET + VERBE, et subordonnant
universel (QUE). En outre, cette incise est tout à fait redondante, par rapport à la phrase qui
précède ce passage en discours direct ; mais une telle redondance est courante à l’oral.
Zazie galope derrière.
Métaphore zoomorphique indirecte ; Zazie est comparée à un cheval, ou en tout cas sa
démarche est comparée à celle d’un cheval au galop.
Tonton, qu’elle crie, on prend le métro ?
Encore une fois, l’incise reflète la syntaxe de l’oral (qu’il dit, qu’elle crie).
on « nous » : en français oral contemporain, nous est très sérieusement concurrencé par le
pronom personnel sujet indéfini on, qui présente l’avantage de simplifier la conjugaison
(alignement sur les formes de 3e pers. de sing., les plus fréquentes dans l’usage). Cf. TLF s.v.
on, IV : « Dans la lang. parlée, on remplace souvent, sans effet styl. particulier, la 1re pers. du
plur. »
Gabriel stope également, se retourne, pose la valoche et se met à espliquer.
stope : graphie inhabituelle pour stoppe, anglicisme attesté en français depuis 1841 (TLF).
se met à : périphrase aspectuelle à valeur inchoative ; sert à présenter un événement cursif
dans sa phase initiale.
espliquer : le groupe [ks] + consonne se simplifie en [s] dans la langue orale populaire
Bin oui : non.
bin : graphie rendant la prononciation populaire [bẽ], que l’on retrouve beaucoup plus souvent
exprimée par la graphie ben, issue de b(i)en. Normalement, dans l’histoire de l’évolution
phonétique du français, on constate qu’à époque très ancienne déjà ce qui s’écrivait ‹en› s’est
mis à se confondre avec ce qui s’écrivait ‹an› (on le sait grâce à l’étude des rimes, et aux
témoignages des grammairiens d’antan) ; mais dans les mots où ‹en› était précédé du yod, le
son [ẽ] ne s’est pas ouvert en [ã].
Aujourd’hui, pas moyen. Y a grève.
Phrase averbale; circonstant suivi d’un prédicat, sans sujet. Le thème dont parle ce rhème est
en fait dans le passage précédent; le « aujourd’hui pas moyen » dont on parle renvoie au
métro. Les concepts de thème et de rhème structurent le texte au-delà de la phrase
grammaticale.
Le métro, ce moyen de transport éminemment parisien, s’est endormi sous terre, car les
employés aux pinces perforantes ont cessé tout travail.
Rupture stylistique, déjà annoncée plus haut dans la phrase « C'est bien moi, répond Gabriel
en anoblissant son ton. » L’auteur se permet, à travers le personnage de Gabriel, de combiner
les niveaux de langue, même dans des passages en discours direct, ce qui donne évidemment
plus de richesse à son style et provoque des contrastes plutôt amusants. On voit également ici
que le style de Queneau ne se contente pas de décalquer la langue parlée ; toute la singularité
de son style consiste à combiner langue parlée et langue littéraire.
Indices textuels de changement de style : longues périphrases pour désigner le métro (moyen
de transport éminemment parisien) et les contrôleurs (employés aux pinces perforantes, car
autrefois ils poinçonnaient les billets), métaphores (s’est endormi sous terre, comme s’il
s’agissait d’un être vivant).
Ah les salauds, s’écrie Zazie, ah les vaches. Me faire ça à moi.
vaches : métaphore zoomorphique, attestée dans plusieurs régions de la francophonie, à
plusieurs époques, et dans plusieurs langues (cf. allemand blöde Kuh)
me faire ça à moi : phrase sans sujet personnel exprimé, car le verbe est à un mode
impersonnel, à savoir l’infinitif ; l’actant se trouve évidemment évoqué dans l’énoncé
précédent. La différence entre ils me font ça à moi (simple constatation) et me faire ça à moi
est que dans le second cas l’événement verbal est comme sorti du temps pour être soumis,
dans un espace atemporel, à une évaluation subjective (dans ce cas-ci, évidemment, une
évaluation éminemment négative, mais dans d’autres circonstances elle aurait pu être
positive : tu te rends compte, m’offrir une voiture pour mon anniversaire !). L’infinitif, qui
exprime du temps non encore entamé, donne une impression d’incomplétude et appelle un
commentaire, une valoration.
moi qu’étais si heureuse, si contente et tout de m’aller voiturer dans lmétro
voiturer : verbe très ancien en français, mais utilisé ici par plaisanterie, d’après le TLF qui cite
très précisément cette citation de Queneau.
place du pronom : on aurait normalement attendu d’aller me voiturer ; l’antépositioin du
pronom donne l’impression que aller voiturer fait bloc
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