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Rêve
Il me semblait que tout fût brumeux et nacré autour de moi, avec des présences multi-
ples et indistinctes, parmi lesquelles cependant se dessinait assez nettement la seule figure
d’un homme jeune dont le cou trop long semblait annoncer déjà par lui-même le caractère à la
fois lâche et rouspéteur du personnage. Le ruban de son chapeau était remplacé par une ficel-
le tressée. Il se disputait ensuite avec un individu que je ne voyais pas, puis, comme pris de
peur, il se jetait dans l’ombre d’un couloir.
Une autre partie du rêve me le montre marchant en plein soleil devant la gare Saint-
Lazare. Il est avec un compagnon qui lui dit : « Tu devrais faire ajouter un bouton à ton par-
dessus. »
Là-dessus, je m’éveillai.
Ce qui frappe ici est l’emploi de l’imparfait pour exprimer des actions qui sont au passé simple dans le
texte précédent (et dans plusieurs autres textes des Exercices de style). Nous avons vu lors de l’ana-
lyse de Zazie que l’imparfait sert à montrer des événements d’arrière-plan. Dans ce texte, intitulé
Rêve, tous les événements, même ceux qui sont à l’avant-plan dans la version précédente (interpella,
abandonna) sont ici à l’imparfait (se disputait, se jetait), donc vus comme des événements d’arrière-
plan. Cela contribue à construire cette atmosphère onirique, dans laquelle tout est brumeux (comme il
est dit dans la première phrase) et rien ne s’impose aux regards. D’autres linguistes (entre autres, les
guillaumistes) évoqueront ici le fait que l’imparfait exprime des actions non encore parfaitement ache-
vées, vues comme incomplètes dans leur réalisation ; la vision onirique des choses ne révèlerait les
événements que d’une façon incomplète, brouillée, embrumée. La deuxième partie de la narration est
au présent, temps dont on a dit qu’il est indifférencié quant à l’opposition premier plan vs. arrière-plan,
ce qui entraîne l’emploi du gérondif (marchant en plein soleil) lorsqu’il y a vraiment lieu d’exprimer le
caractère cursif de l’action. Seul le dernier verbe est au passé simple, je m’éveillai ; l’emploi de ce
temps accentue le caractère brusque du passage de l’état de sommeil à l’état de veille, événement
qui est subitement projeté au premier plan.
Passé indéfini
Je suis monté dans l’autobus de la porte Champerret. Il y avait beaucoup de monde,
des jeunes, des vieux, des femmes, des militaires. J’ai payé ma place et puis j’ai regardé au-
tour de moi. Ce n’était pas intéressant. J’ai quand même fini par remarquer un jeune homme
dont j’ai trouvé le coup trop long. J’ai examiné son chapeau et je me suis aperçu qu’au lieu
d’un ruban il y avait un galon tressé. Chaque fois qu’un nouveau voyageur est monté il y a eu
de la bousculade. Je n’ai rien dit, mais le jeune homme au long cou a tout de même interpellé
son voisin. Je n’ai pas entendu ce qu’il lui a dit, mais ils se sont regardés d’un sale œil.
Alors, le jeune homme au long cou est allé s’asseoir précipitamment.
En revenant de la porte Champerret, je suis passé devant la gare Saint-Lazare. J’ai vu
mon type qui discutait avec un copain. Celui-ci a désigné du doigt un bouton juste au-dessus
de l’échancrure du pardessus. Puis l’autobus m’a emmené et je ne les ai plus vus. J’étais as-
sis et je n’ai pensé à rien.
Dans cette version, la narration est tout entière réalisée au passé composé (appelé ici passé indéfini,
suivant en cela une terminologie un peu surannée aujourd’hui). En effet, comme je l’ai mentionné lors
de l’analyse de Zazie, le passé composé se substitue au passé simple en français moderne dans sa
fonction narrative, et se combine à l’imparfait de la même façon. Cela dit, c’est d’abord et avant tout
une caractéristique du français parlé ; à l’écrit, l’écriture narrative traditionnelle privilégie encore de
nos jours l’usage du passé simple. Le passé composé comme temps narratif est d’apparition relative-
ment récente dans la littérature ; son emploi a été particulièrement bien illustré par le mouvement
existentialiste. Que l’on pense par exemple à L’Étranger d’Albert Camus, qui a été rédigé en entier
sans un seul passé simple. Dans un tout autre registre, on peut également citer le linguiste commu-
niste Albert Cohen qui, pour des raisons plus politiques qu’esthétiques, écrivit toute une Histoire d'une
langue, le français : des lointaines origines à nos jours (1973) sans utiliser le moindre passé simple (ni