la revue socialiste 62 sommaire édito - Alain Bergounioux Regards sur le Front populaire ......................................................................................................................................................................................................... p. 03 le dossier - Philippe Aghion « L’absence de mobilité sociale est la principale source d’inégalité » ...................................................................................................... p. 09 - Daniel Cohen Où va le travail numérique ? ................................................................................................................................................................................................................. p. 15 - Mathilde Lemoine La diffusion de l’innovation : une source de croissance inexploitée .......................................................................................................... p. 21 - Vincent Bontems L’innovation est-elle l’avenir du progrès ? .............................................................................................................................................................................. p. 31 - Pierre-Alain Weill Vivons l’innovation ! ...................................................................................................................................................................................................................................... p. 37 - Olivier Mathiot Financer l’innovation en France pour créer des emplois ...................................................................................................................................... p. 43 - Jean-Marc Megnin L’innovation technologique dédiée à l’usage et aux services fera renaître le « petit commerce » ............................ p. 47 - Gabrielle Siry Quelles politiques publiques possibles face aux impacts sur l’emploi de la numérisation de l’économie ? ........................................................................................................................................................... p. 51 - Fabien Verdier L'innovation au cœur .................................................................................................................................................................................................................................... p. 57 - Bruno Teboul De l’uberisation à l’automatisation de l’économie : analyse critique ........................................................................................................ p. 67 - Laurent Cervoni & Dominique Gambier Le numérique, enjeu majeur pour l’emploi .......................................................................................................................................................................... p. 75 - Olivier Bianchi & Marion Canales Le numérique : de nouvelles opportunités économiques et sociales ...................................................................................................... p. 85 - Michel Destot Innovation et territoires : le visage enviable de la mondialisation .............................................................................................................. p. 89 - Jean-Louis Missika La ville intelligente au cœur de la politique d’innovation de Paris .............................................................................................................. p. 99 grand texte - Pierre Mendès France Pour une politique de l’enseignement et de la recherche, 1966 .................................................................................................................. p. 107 le débat - Bernard Soulage & Elena Mathé Les principaux enjeux de la COP21 à Paris et ses suites ...................................................................................................................................... p. 115 à propos de… Pascal Ory, Ce que dit Charlie, 2016 - Cécile Beaujouan « Le djihadiste est un individualiste » ..................................................................................................................................................................................... p. 133 actualités internationales - Maurice Braud Quelques remarques sur le terrorisme « djihadiste » et l’organisation « Etat islamique » ........................................... p. 139 édito la revue socialiste 62 Alain Bergounioux L Directeur de La Revue socialiste. Regards sur le Front populaire a comparaison du moment que nous vivons avec les années 1930 revient souvent dans la presse. Il suffit d’égrener un certain nombre de mots, chômage, extrémisme, xénophobie, guerre, etc., pour la penser justifiée. En même temps, il faut se garder des raccourcis historiques. Car nos sociétés sont différentes dans leur composition sociale et, surtout, ne sont pas structurées par le même combat idéologique. Les attractions extrêmes jouaient alors entre le fascisme et le communisme. Aujourd’hui, nous sommes, surtout, face à l’expression de passions identitaires. Le discrédit de la politique est fort, alors qu’hier elle était l’horizon d’attente. Le meilleur service que nous pouvons rendre à la commémoration des quatre-vingt ans du Front populaire, est de le prendre tel qu’il a été et d’analyser comment, pour notre part, les socialistes ont affronté les défis et les contraintes de leur période. C’est toujours une leçon de vie. Aucun militant socialiste, et, plus largement, aucune femme et aucun homme de gauche, ne peut regarder, aujourd’hui, les actualités filmées du Front populaire sans Aucun militant socialiste, et, plus largement, aucune femme et aucun homme de gauche, ne peut regarder, aujourd’hui, les actualités filmées du Front populaire sans une réelle émotion. une réelle émotion. Ce moment a eu une telle densité humaine, le « modeste bonheur » (Jean Guéhenno) qu’il a incarné a été à ce point enserré dans une telle série de contraintes et de drames dans un monde que la violence commençait à dévaster, qu’il est difficile de l’évoquer, en relatant froidement les événements. Cela explique la place que le Front populaire occupe dans notre mémoire même si la France de 2016 est très différente de celle de 1936. 4 Alain Bergounioux - Regards sur le Front populaire Le Front populaire nait d’une crainte politique. La montée du fascisme en Europe, la menace nazie, depuis janvier 1933, les émeutes provoquées en France par les Ligues, le 6 février 1934, ont nourri une aspiration unitaire profonde dans l’opinion de gauche. Le 12 février 1934, avec les grandes manifestations à Paris et en province, l’effervescence intellectuelle, avec le Comité de Vigilance des Intellectuels Antifascistes, dès mars 1934, les initiatives de regroupement menées ici ou là, tout cela a traduit un climat. Mais, dans une gauche désunie depuis 1920, qui s’était révélée impuissante, en 1932, avec le « neo-cartel » entre radicaux et socialistes, c’est le changement de ligne politique du Parti communiste, à partir de mai-juin 1934, qui rend possible ce qui ne l’était pas auparavant. L’URSS inquiète face à une Allemagne qui se réarmait, abandonne la tactique « classe contre classe » adoptée en 1928, pour rechercher des alliances larges, allant même au-delà des socialistes. Le chemin n’a pas été pour autant simple : il faut dix-huit mois pour que l’on puisse passer du « pacte d’unité d’action » défensif de juillet 1934, entre la SFIO et le PC, au programme du Front populaire, le 12 janvier 1936. Les radicaux ont longuement hésité et étaient profondément divisés. C’est l’encouragement donné par Staline lui-même, en mars 1935, à la politique de défense nationale de la France, qui fait sauter un obstacle politique majeur, malgré les méfiances, d’une part, des socialistes vis-à-vis des intentions réelles des communistes. Léon Blum, suivi par une majorité, a accueilli avec force cette unité retrouvée. Toutefois, le débat sur les conditions d’une possible réunification avec les communistes tourne vite court, chaque parti gardant ses spécificités. Cela explique que le Front populaire n’a pas la même signification pour chacune des grandes forces et que son programme ne comporte qu’une liste des « mesures immédiatement applicables », faute d’un réel accord stratégique, et que les radicaux, appuyés par les communistes, qui veulent une alliance la plus large possible, privent le programme des « réformes de structure » souhaitées par les socialistes. Quoiqu’il en soit, la gauche emporte les élections législatives des 26 avril et 3 mai. Non que le déplacement des voix soit important - moins de 500 000 a séparé la gauche de la droite -, mais la « discipline républicaine » joue fortement. Arrivée en la revue socialiste 62 édito tête, la SFIO revendique la responsabilité de former le gouvernement. « Enfin, les difficultés commencent ! », s’exclame Alexandre Bracke. En effet, elles ne tardent pas à commencer pour le premier exercice du pouvoir que les socialistes attendent et appréhendent à la fois… Ce qui a fait le caractère exceptionnel de cet été 1936, c’est évidemment, l’extraordinaire mouvement social, entraîné Ce qui a fait le caractère exceptionnel de cet été 1936, c’est évidemment, l’extraordinaire mouvement social, entraîné par la victoire électorale, qui saisit le pays ouvrier. par la victoire électorale, qui saisit le pays ouvrier. La réunification syndicale de mars 1936 avait déjà été un signe. A partir de début mai, les grèves commencent à s’étendre. Début juin, il y a 1 800 000 grévistes. Les grèves touchent alors le secteur privé, les usines mais aussi les secteurs, comme le commerce, qui n’ont pas une telle habitude. Simone Weil a laissé d’admirables « descriptions » de ces grèves dans les usines de la région parisienne. Etaient-elle ou non révolutionnaires ? On sait que le débat a partagé de longues années la gauche. Elles sont, en tout cas, une revanche sur des années de « non-droit » dans les entreprises. Elles obéissent essentiellement à un désir et à une volonté d’émancipation. Elles créent un irréversible que les difficultés des années suivantes n’ont pu effacer. Léon Blum sait, à la fois, respecter ce mouvement social et lui donner un débouché. Avec les « Accords Matignon », le 7 juin où il réunit le patronat et la CGT, une importante augmentation des salaires, de 7 % à 15 %, l’établissement de contrats collectifs de travail, l’instauration de délégués du personnel dans les entreprises, sont décidés. Dans les jours suivants, le Parlement vote les lois sur les 40 heures et sur les congés payés. Avant la fin de l’été, de notables réformes suivent, la création d’un Office national du blé, dans une France encore à moitié rurale, la nationalisation des industries d’armement, le changement de statut de la Banque de France, un programme de grands travaux. Il faut, cependant, encore plusieurs semaines pour que les grèves cessent et qu’un relatif équilibre puisse s’établir dans le pays. Ce sont les belles semaines du Front populaire que Léon Blum lui-même qualifia « d’embellie ». 6 Alain Bergounioux - Regards sur le Front populaire Le mot est malheureusement bien choisi… car, elle est courte cette « embellie ». Dès le 11 juillet, l’insurrection nationaliste, en Espagne, fait jouer les contradictions de la coalition du Front populaire, le pacifisme la divisant grandement, qui ne peut que pratiquer une politique de « non-intervention » -, même si des aides furent apportées aux républicains espagnols. Les difficultés économiques annulent partiellement les acquis de l’été, les unes tenant aux insuffisances économiques du Front populaire, Il faut faire l’effort de se rappeler le climat d’intolérance et de violence larvée, parfois ouverte, avec les complots de la « Cagoule », qui règne alors dans la société française. L’antisémitisme a gangréné une part importante de l’opinion. à une application trop rigide des 40 heures, notamment, et à la faiblesse des moyens d’intervention de l’Etat, les autres au mauvais vouloir du patronat, et surtout, au poids du réarmement que le gouvernement assume - contrairement à la polémique tenace que mène la droite (encore jusqu’à aujourd’hui). Il faut, plus encore, faire l’effort de se rappeler le climat d’intolérance et de violence larvée, parfois ouverte, avec les complots de la « Cagoule », qui règne alors dans la société française. L’antisémitisme a gangréné une part importante de l’opinion. Il n’est pas exagéré non plus de parler d’une véritable haine de classe contre « les salopards en casquette » qui ont mis à profit les premiers congés payés pour « conquérir l’espace et le temps », selon l’expression de l’historien Antoine Prost. Les affrontements de Vichy et de l’occupation trouvent leurs prémices dans ces années. Les divisions de la gauche ne se révèlent pas moins profondes. Ce sont les radicaux du Sénat, reflétant les mécontentements des classes moyennes indépendantes, au cœur de leur électorat, qui refusent la confiance au gouvernement, demandant les « pleins pouvoirs financiers pour établir, enfin un contrôle des charges », et amènent sa démission en juin 1937. Et, ce fut un radical, Edouard Daladier lui-même, qui mit fin au Front populaire, en avril 1938, en rompant la majorité de 1936. Tout cela est connu et fait l’histoire du Front populaire. Cela n’enlève pourtant rien à l’espoir qu’a représenté le Front populaire. Et quand on prend en la revue socialiste 62 édito Comme le disait Pierre Mendès France, jeune député, en 1936, et sous-secrétaire d’Etat dans l’éphémère second gouvernement Blum de mars 1938 : « Toute politique n’est pas sale, toute politique n’est pas vaine ». considération une durée plus longue, il est aisé de voir qu’il s’inscrit dans la chaîne des moments historiques qui ont construit la dignité des hommes et des femmes dans ce pays. Toutes les réformes du Front populaire sont restaurées à la Libération et amplifiées de belle manière. Comme le disait Pierre Mendès France, jeune député, en 1936, et soussecrétaire d’Etat dans l’éphémère second gouvernement Blum de mars 1938 : « Toute politique n’est pas sale, toute politique n’est pas vaine ». le dossier la revue socialiste 62 Philippe AGHION Economiste, Professeur au Collège de France, auteur de Changer de modèle, Odile Jacob, avril 2014 (avec Gilbert Cette et Elie Cohen). « L’absence de mobilité sociale est la principale source d’inégalité » Alain Bergounioux : Pourriez-vous, pour commencer, caractériser ce que vous appelez une économie de l’innovation ? Philippe Aghion : Il existe plusieurs moteurs de croissance économique. Il y a l’accumulation de capital, l’imitation (ou rattrapage) technologique, et l’innovation « à la frontière technologique ». Durant les Trente Glorieuses, même si elle a réalisé d’importantes innovations, notamment dans les transports ou la médecine, la France a connu une croissance largement fondée sur le rattrapage. Or, le rattrapage est désormais le fait des pays émergents « imitateurs », qui le mènent à coûts plus faibles que les nôtres. Nous n’avons donc pas d’autre choix que d’être une économie d’innovation à la frontière. Cela, les pays rhénans et scandinaves l’ont compris. Il faut réformer notre pays pour atteindre cet objectif : proposer de nouvelles façons d’organiser le travail, imaginer de nouveaux produits, inventer Le rattrapage est désormais le fait des pays émergents « imitateurs », qui le mènent à coûts plus faibles que les nôtres. Nous n’avons donc pas d’autre choix que d’être une économie d’innovation à la frontière. Cela, les pays rhénans et scandinaves l’ont compris. de nouvelles technologies, introduire des combinaisons inédites entre les biens et les services. L’innovation est multiforme, elle n’a pas de limites. Mais, il faut comprendre que l’innovation est principalement générée par des entrepreneurs qui investissent dans la recherche et le développement, en espérant retirer des gains, même temporaires, de leurs innovations futures. Cela ne veut pas dire que les institutions et les politiques n’ont pas de rôle à jouer. Elles ont, au contraire, une influence majeure sur la 10 Philippe Aghion - « L’absence de mobilité sociale est la principale source d’inégalité » croissance, en influant sur les incitations des entrepreneurs à innover, et également en affectant les coûts de l’innovation. En outre, l’innovation s’accompagne typiquement de destructions créatrices, c’est-à-dire du remplacement d’anciennes activités par de nouvelles activités. La puissance publique doit veiller à ce que l’arrivée de nouvelles innovations ne soit pas entravée par les intérêts acquis, et en même temps contribuer à rendre le processus de destruction créatrice humainement et socialement acceptable : à en faire un facteur de mobilité sociale, plutôt qu’un facteur de précarisation des conditions de travail. AB. : Précisément, ce processus a été à l’œuvre au cours des précédentes révolutions. Mais, il existe aujourd’hui un débat à ce sujet : beaucoup d’économistes estiment, par exemple, que les nouvelles technologies sont moins créatrices d’emploi. La pensée d’Alfred Sauvy et sa théorie du déversement est-elle encore vraiment d’actualité ? Autrement dit, la fameuse destruction créatrice de Schumpeter ne risque-t-elle pas de se transformer en simple destruction de nos emplois et par la suite de nos modèles sociaux ? Ph. A. : Chaque fois que nous avons assisté à une grande révolution technolo- gique, nous avons éprouvé cette peur. Le mouvement luddiste en est une bonne illustration. Cette crainte est en partie justifiée, car il est exact qu’à chaque fois que de nouvelles technologies génériques apparaissent (machine à vapeur, électricité, ordinateurs, etc.), elles rendent obsolètes les modes d’organisation et de production existants et provoquent des destructions massives d’emplois. Mais, ces révolutions A chaque fois que de nouvelles technologies génériques apparaissent (machine à vapeur, électricité, ordinateurs, etc.), elles rendent obsolètes les modes d’organisation et de production existants et provoquent des destructions massives d’emplois. Mais, ces révolutions technologiques génèrent également de nouvelles opportunités de créations d’activités, et donc d’emplois. technologiques génèrent également de nouvelles opportunités de créations d’activités, et donc d’emplois. Au passage, ces changements peuvent aussi s’avérer positifs, quand les tâches pénibles peuvent finalement être accomplies par des robots. Pour revenir à la révolution numérique, il est vrai que beaucoup de jobs non qua- la revue socialiste 62 le dossier lifiés et d’emplois de contremaitres ont été supprimés. Mais, de nombreux emplois ont aussi été créés. Il est en effet possible, grâce au numérique, de développer des réputations individuelles, ce qui permet à son tour de créer des hôtels à domicile, ou de développer les services a la personne. Autrement dit, l’ubérisation touche tous les domaines. Tout le problème est alors de réformer le marche du travail pour favoriser l’éclosion de ces nouvelles activités, et également de promouvoir un droit du travail qui garantisse les mêmes protections que celles qui régissaient les relations sociales dans les entreprises « traditionnelles ». Le développement de l’auto-entreprenariat grâce a la révolution digitale ne fera cependant pas disparaitre le travail en entreprise. En effet, il est de nombreux investissements qui impliquent des coûts fixes ou des prises de risque qu’un individu seul ne peut supporter. AB. : Mais l’apparition de ces nouveaux emplois ne pose-t-elle le problème de la polarisation du marché du travail et, par voie de conséquence, d’une explosion des inégalités ? Ph. A. : On aborde ici le rôle majeur de l’Etat. Trois types d’approches existent dans ce domaine : une vision ultralibé- rale d’un Etat purement régalien, confiné dans un rôle de « law and order » ; la vision d’un Etat-providence qui demeure inchangé par rapport à l’époque des Nous pouvons augmenter à la fois notre croissance et notre mobilité sociale en améliorant la qualité et l’accès à l’éducation et à la formation et en dynamisant notre marché du travail. Trente glorieuses (c’est la vision défendue par la gauche traditionnelle) ; enfin, une vision réformiste qui peut se résumer de la manière suivante : « pas moins d’Etat, mais autrement d’Etat ». Je suis évidemment partisan de la troisième vision. Je crois, en effet, que l’Etat doit continuer à assurer un accès gratuit à la santé, à la formation, à l’éducation, qu’il doit aider les PME innovantes, en particulier pendant les périodes de récession, et qu’il doit inciter à l’innovation verte. C’est le cas, notamment, dans les pays scandinaves au sein desquels l’accent est davantage mis sur la formation pour favoriser la mobilité sociale. L’absence de mobilité sociale est, en effet, à mon avis, la principale source d’inégalité, et nous pouvons augmenter à la fois notre croissance et notre mobilité sociale en amélio- 12 Philippe Aghion - « L’absence de mobilité sociale est la principale source d’inégalité » rant la qualité et l’accès à l’éducation et à la formation et en dynamisant notre marché du travail. Je voudrais attirer votre attention sur un point que l’on n’évoque pas assez à mon goût. Quand nous parlons d’inégalités, quel type de mesures utilisons-nous ? On peut examiner la part du top 1 %, le coefficient de Gini - qui mesure l’écart à l’égalité parfaite -, ou encore la mobilité sociale. On s’est rendu compte que lorsqu’il y a davantage de mobilité sociale, le GINI est plus faible. En revanche, la relation est moins claire entre mobilité sociale et la part du top 1 % : par exemple, aux Etats-Unis, là où la mobilité sociale est la plus forte, la part du top 1 % est plus élevée (par exemple, en Californie). Ensuite, il faut rappeler qu’il y a plusieurs sources d’augmentation du top 1 %. Il y a d’abord l’innovation : quand vous innovez, vous réalisez des rentes - souvent temporaires - grâce a l’innovation. Mais, l’innovation a des vertus : tout d’abord, elle génère de la croissance ; par ailleurs, des études récentes montrent que l’innovation génère également de la mobilité sociale à cause de la destruction créatrice qui accompagne l’innovation. Mais, il y a également d’autres sources d’augmentation du top 1 %, comme les barrières à l’entrée, la corruption, le lobbying, les rentes de situation. Ces sources-là tendent à réduire la croissance car elles entravent l’arrivée de nouvelles innovations - et elles réduisent la mobilité sociale. Je dis toujours que Steve Jobs (l’innovateur) est différent de Carlos Slim (le rentier). Dernière remarque : faut-il se soucier d’une augmentation excessive de la part du top 1 %, même si la mobilité sociale est préservée ? Je crois qu’il faut éviter des phénomènes d’exclusion par le haut, c’est-à-dire une société où les très riches s’excluent en quelque sorte de la collectivité en ayant leurs propres écoles, leurs propres services de sécurité, leur propre système de santé. C’est le cas dans des pays très inégalitaires comme la Colombie, le Mexique ou le Brésil. Et cela génère systématiquement du crime et de la violence. En outre, il y a toujours le danger que ceux qui se sont enrichis, y compris en innovant dans le passé, utilisent leur richesse accumulée pour mettre des barrières à l’entrée de nouveaux innovateurs potentiels. Pour conjurer ce danger, il y a bien sûr l’outil fiscal, mais surtout, la politique de la concurrence, la lutte contre la corruption et le lobbying, et l’établissement de règles strictes de financement des campagnes électorales. la revue socialiste 62 le dossier AB. : Comme vous l’avez signalé au sujet des pays scandinaves, il faut donc des services publics importants et des allocations généreuses. C’est ce que défend Poul Nyrup Rasmussen sous l’appellation « d’Etat social préventif ». Mais, cela suppose des financements, des ressources, en posant la question de la fiscalité. Ph. A. : Les Suédois, après leur choc bancaire, ont fait une réforme de l’Etat. On sait très bien qu’il faut faire la même chose chez nous. Cette réforme de l’Etat a crédibilisé leur réforme fiscale. Avant le début des années 1990, les Suédois avaient une fiscalité semblable à la nôtre : le capital et le travail étaient imposés de la même manière, avec des taux marginaux maximum très élevés. Avec la réforme, bien qu’ils aient maintenu une progressivité de l’impôt sur les revenus du travail, le taux maximum a été abaissé à 57 %. L’équivalent de la CSG, payée au niveau local, a été conservé. Mais, ils ont opté pour une baisse des impôts sur les revenus du capital qu’ils ont imposée a un taux constant de 30 %. Il faut ajouter à cela que l’ISF n’existe pas en Suède. Quant à l’impôt sur les sociétés, il a été baissé à 20 %. Du coup, l’innovation, et donc la croissance du PIB, et donc du revenu total imposable, a été dopée, entrainant un accroissement du montant des rentrées fiscales, conformément au mécanisme décrit par la courbe Je préconise de nous orienter vers un système fiscal à la suédoise : une fiscalité simple, sans niche fiscale, et à la fois redistributive et incitative. de Laffer. Le taux de croissance de la productivité a été multiplié par 4. Je préconise donc de nous orienter vers un système fiscal à la suédoise : une fiscalité simple, sans niche fiscale, et à la fois redistributive et incitative. Il est intéressant de noter que depuis cette réforme dans les années 1990, la part du top 1 % a bel et bien augmenté en Suède. Mais, les inégalités au sens large sont restées au même niveau et la mobilité sociale ne s’est pas réduite. La Suède demeure le deuxième pays le moins inégalitaire au monde. AB. : Vous prenez l’exemple des pays scandinaves. Mais, nous sommes en France. Il existe de nombreuses différences entre nos pays. Où en est la France par rapport à cette économie de l’innovation ? Peut-elle vraiment s’adapter à un tel modèle ? Ph. A. : Il est évident que la France traine des pieds en matière de réformes, et s’est maintenant laissée dépasser par l’Italie. 14 Philippe Aghion - « L’absence de mobilité sociale est la principale source d’inégalité » On dit que notre pays est excessivement conservateur, au point de ne changer que dans le drame. Il est vrai que même dans Beaucoup à gauche ne voient pas qu’à force de refuser la réforme, les réformes se feront sans eux, et pas nécessairement dans le sens qu’ils souhaitent. les autres pays, c’est souvent l’arrivée d’une crise qui pousse à la réforme. La Suède, par exemple, a dû faire l’expérience d’une grave crise bancaire avant d’adopter les changements dont je vous ai parlé plus haut. Mais, d’un autre côté, il y a l’exemple de l’Allemagne de Schröder ou de l’Italie de Renzi qui ont réformé sans avoir le couteau sous la gorge. Ce qui me rend optimiste pour la France, c’est également de voir que dans la population française, l’idée de réforme gagne du terrain, depuis les années 1990 : par exemple, la loi Macron a recueilli le soutien de près de 70 % des Français, d’après les sondages. Le problème est que le système politique hexagonal ne permet pas de coalition réformiste, même si la Commission du Grand emprunt, ou la Commission Attali reposaient sur cette idée du dépassement des logiques partisanes. Beaucoup à gauche ne voient pas qu’à force de refuser la réforme, les réformes se feront sans eux, et pas nécessairement dans le sens qu’ils souhaitent. La question qui se pose est la suivante : refusons-nous le monde tel qu’il est ? Ou bien mettonsnous ses valeurs de gauche en adéquation avec l’évolution du monde ? Pour moi, les valeurs de la gauche peuvent se résumer ainsi : un individu, quel que soit le milieu d’où il vient doit avoir toutes les chances de réaliser ses ambitions, le milieu social ne doit jamais déterminer le devenir d’un individu. Et si un individu se trouve temporairement en situation difficile, il doit avoir toutes les possibilités pour rebondir. Enfin, les personnes en situation de grande faiblesse ou de handicap doivent être évidemment protégées. Comment concilier cela avec une économie mondialisée où on n’a pas d’autre choix que de croitre par l’innovation ? Les valeurs restent identiques, mais comment les atteint-on ? La France demeure un pays excessivement corporatiste. Il faut dépasser la logique des grands corps et converger vers un système où l’on diversifie le recrutement des élites et ou l’on donne une deuxième chance à chacun, tout au long de sa vie. Ce faisant, nous réconcilierons croissance et mobilité sociale. la revue socialiste 62 le dossier Daniel Cohen L Economiste, auteur de Le Monde est clos et le désir infini, Albin Michel, 2015. Où va le travail numérique ? a numérisation du monde avance comme une marée qui absorbe les emplois et bouleverse le fonctionnement des entreprises. Jusqu'où ira-t-elle ? Selon une étude provocatrice de Benedickt et Osborne1, ce sont les professions intermédiaires qui sont visées : les comptables, les auditeurs, les vendeurs, les agents immobiliers, les secrétaires, les pilotes, les économistes, les personnels médicaux… Les emplois les moins menacés sont : les psychanalystes, les dentistes, les athlètes, les membres du clergé et les écrivains… Il n’y a pas de romanciers numériques, nous rassurent les deux auteurs, car les humains continueront longtemps encore à produire eux-mêmes les fictions. Benedikt et Osborne s'interrogent ainsi (ironiquement ?) sur la capacité d'un ordinateur à concevoir une bonne blague. Pour qu'un ordinateur parvienne à produire une blague subtile, il lui faudrait un catalogue géant de celles déjà existantes, et un algorithme qui permette d'écarter celles qui n'ont pas de sens. Cela ne semble pas possible dans l'immédiat… De même, les tâches qui requièrent de l'intelligence sociale ou affective ne sont pas prêtes d'être informatisées. « Scanner, cartographier et numériser le cerveau humain est une possibilité, mais qui reste à Même si un grand nombre de tâches non-routinières peuvent être numérisées grâce à d'immenses banques de données, les tâches qui requièrent le couple perception et manipulation, ou une intelligence créatrice, sociale ou affective, sont pour l'instant protégées de l'informatisation. l'heure actuelle très théorique… ». Pour l'instant, les auteurs nous rassurent, même si un grand nombre de tâches nonroutinières peuvent être numérisées grâce 1. "The Future of Employment: How Jobs Susceptible Are Jobs to Computerization", Oxford Martin School. 16 Daniel Cohen - Où va le travail numérique ? à d'immenses banques de données, les tâches qui requièrent le couple perception et manipulation, ou une intelligence créatrice, sociale ou affective, sont pour l'instant protégées de l'informatisation. En 2004, Frank Levy et Richard Murnane avaient publié un livre important : The New Division of Labor dans lequel ils s'interrogeaient sur la part qu’occuperont à l’avenir le travail humain et le travail digital. Leur analyse s’est basée sur ce qu’on appelle le « paradoxe de Moravec », selon lequel les activités physiques qui survivent à la numérisation sont celles qui nécessitent une bonne coordination sensori-motrice. Il est assez facile de disposer d’ordinateurs qui passent des tests d’intelligence élevés (jouer aux échecs), mais très difficile de battre un enfant de deux ans, lorsqu’il s’agit de taper dans un ballon. Les tâches que nous savons faire spontanément, tel casser un œuf sur le bord d’un bol, sont infiniment plus difficiles à coder qu’une partie d’échec. Ces réflexions sur le paradoxe de Moravec permettent à l’économiste du MIT, David Autor, de montrer pourquoi la classe moyenne tend à s’effriter avec l’essor des technologies de l’information et de la communication2. Les tâches administratives, de contrôle du travail d'autrui, d'encadrement intermédiaire, sont celles où l'ordinateur dépasse l'humain. Autor a ainsi décomposé en trois niveaux les emplois américains. Le niveau 1 est formé des managers, des « professionnels» et des « techniciens supérieurs ». Le niveau 2 est composé des emplois au milieu de la hiérarchie sociale : il est constitué des contremaîtres, des emplois administratifs. Le niveau 3 est formé des emplois les moins bien payés, essentiellement les services à la personne et les métiers de bouche. Juste avant la grande récession qui suit la crise des subprimes, le niveau 3 a enregistré une croissance à deux chiffres sur la décennie 1999-2007 ! Ce sont les emplois du « milieu » qui ont chuté. Ils passent de 60 % de l’emploi, en 1970, à 45 %, en 2012. Le phénomène n’est pas propre aux EtatsUnis. Une autre étude a montré que ces emplois ont également baissé de 9 % en France, entre 1993 et 2010, de 10 % au Danemark et au Royaume-Uni (et de 7 % en Allemagne)3. Pendant la grande récession 2. “History and future of automation”, Journal of Economic Perspective, Summer, 2015. 3. Goos, Maarten, Alan Manning et Anna Salomons (2014) “Explaining job polarization: routine-biased technological change and offshoring”, American Economic Review. la revue socialiste 62 le dossier qui fait suite à la crise des subprimes, ce sont aussi les emplois du niveau 2 qui ont connu la croissance la plus faible, voire franchement négative dans certains pays. L'analyse de David Autor est donc radicale : ce n'est pas tant la demande d'emplois non qualifiés qui baisse que celle des emplois intermédiaires. Le fait que les emplois du niveau 3 progressent pourrait conduire à la conclusion que leur rémunération devrait augmenter aussi. La pression exercée par la nouvelle organisation du travail, externalisation et mise en concurrence des sous-traitants, et celle qui résulte de la compétition des classes moyennes en phase de déclassement, y fait toutefois obstacle. A l'inverse, à l’autre bout de la chaine, la hausse vertigineuse des salaires offerts aux 1 % les plus riches n’a guère provoqué de contre-tendances en matière d'emploi. Pourquoi une partie, au moins, des salariés du niveau 2 ne parviennent-il pas à se hisser au niveau 1, le mieux rémunéré ? Une première réponse est qu’il faut du temps avant que de nouvelles cohortes d'étudiants ne remontent la chaîne de la demande sociale. Aux Etats-Unis, cette réponse a été étonnement faible, du fait peutêtre que les emplois du niveau 2 ayant baissé, des signaux contradictoires ont été envoyés. Mais, une autre explication repose sur l’idée du « Winner Takes All » : tout va au gagnant ! Dans le capitalisme postindustriel, les modes de rémunération tendent à tout donner au « meilleur », et rien au second. C’est le star-system, analysé dès le début des années 1980 par Sherwin Rosen aux Etats-Unis et en France, par Françoise Benhamou. On l’appelle aussi « l’effet Pavarotti » : pourquoi acheter un album autre que celui du meilleur artiste ? Le phénomène s’observe partout, qu’il Aux deux bouts du monde de l’emploi se crée une formidable asymétrie : les salaires vont en haut et les emplois vont en bas. C’est le milieu, la classe moyenne, qui s’affaisse. s’agisse des musées, des livres, des sportifs, des médecins, des avocats ou des patrons. Surabondante, la société de l’information crée une économie de la réputation qui fait monter de manière disproportionnée la rémunération de celui qui est considéré comme le meilleur. Quel que soit le mécanisme exact, le résultat est sans appel. Aux deux bouts du monde de l’emploi se crée une formi- 18 Daniel Cohen - Où va le travail numérique ? dable asymétrie : les salaires vont en haut et les emplois vont en bas. C’est le milieu, la classe moyenne, qui s’affaisse. L’idéal démocratique qu’elle est censée incarner en est profondément marqué. LE PARADOXE NUMÉRIQUE La société numérique est habitée par cet étrange paradoxe : jamais les perspectives technologiques qu'elle annonce n’ont paru si novatrices, mais jamais les perspectives de croissance n’ont été si décevantes. Aux Etats-Unis, les 90 % les plus pauvres n’ont connu aucune augmentation de leur pouvoir d’achat au cours des trente dernières années. En Europe, la Nous vivons ce qui apparaît comme une contradiction dans les termes : une révolution industrielle sans croissance ! croissance moyenne du revenu par habitant est passée de 2 % à 1 % puis à 0,5 %, durant la même période. Nous vivons ce qui apparaît comme une contradiction dans les termes : une révolution industrielle sans croissance ! La première explication se déduit des évolutions du travail numérique. Pour que la croissance soit forte, il ne suffit pas que des machines performantes remplacent les humains. Il faut que soient revalorisées les tâches de ceux dont les emplois ont été détruits4. La croissance au XXe siècle avait été particulièrement robuste, parce que les paysans chassés des campagnes avaient trouvé en ville des emplois industriels à fort potentiel. C’est ce relais qui manque aujourd’hui aux travailleurs dont la numérisation détruit l’emploi. Ce qui mène à la deuxième explication. La société industrielle avait accompli la tâche immense d’urbaniser les populations. La société postindustrielle est beaucoup moins ambitieuse. Elle s’efforce de mieux gérer les interactions sociales - le covoiturage, les rendez-vous galants ou sociaux -, de réduire les nuisances - sonores et écologiques -, et d’accroître la variété des choix télévisuels… Mais, à suivre notamment Robert Gordon, elle ne parvient pas à créer une société de consommation vraiment nouvelle. A part le smartphone, le consommateur ne subit pas un choc de même nature que celui qu'il a connu en découvrant l'ampoule électrique, l'automobile, l'aviation, le cinéma, l'air condi- 4. On lira sur ce point essentiel, Philippe Askenazy, Tous rentiers ! Pour une autre répartition des richesses, Odile Jacob, 2016. la revue socialiste 62 le dossier tionné… La société numérique presse les travailleurs comme des citrons (coté production), mais le monde qu’elle fait advenir (coté consommation) est déjà saturé des tablettes et smartphones qui sont sa signature. La croissance et la demande sociale ne s’accordent plus. AU-DELÀ DE LA CROISSANCE Plutôt que la méthode Coué qui consiste à constamment parier sur une croissance haute, il vaut mieux admettre que le devenir de la croissance de long terme est impossible à prévoir, même à l'échelle d'une décennie, et agir de manière à protéger la société de ses vicissitudes ! L’un des principaux facteurs d’apaisement du monde post-industriel consiste à s'immuniser contre les aléas de la croissance. Il faut d’abord tordre le cou à une idée constamment répétée selon laquelle il faudrait de la croissance pour financer les dépenses publiques. On paie les médecins et les enseignants pour un service : en quoi est-ce différent d’aller au restaurant ou d’acheter une voiture ? Leurs services font partie de la richesse produite, ils ne sont pas « prélevés » sur celle-ci. Quand on cotise pour l'assurance-maladie, le seul « inconvénient» du système est que son usage est différé dans le temps, alors qu’on achète une voiture pour la consommer immédiatement. Mais, c’est en réalité un problème psychologique ou politique, pas un problème économique. La santé apparaît ainsi comme un coût à réduire, alors que les principales promesses de la révolution technologique en cours, au-delà des smartphones, sont dans ce secteur… Il y a ensuite un « empire du management», pour reprendre la formule de Pierre Legendre, qui doit être révolutionné. Même dans une société à l’arrêt, en termes de croissance globale, on peut offrir aux salariés des carrières qui gagnent en responsabilité, en autonomie, en liberté d’agir . Le « management par le stress » qui est désormais à l'œuvre est totalement contre-productif. Les enquêtes rassemblées par le World Happiness Report ont montré que les gens heureux ont plus de facilités à atteindre des équilibres coopératifs, avec leurs collègues ou leurs correspondants. Les gens heureux manifestent également une plus grande facilité à se projeter dans le futur, à analyser des informations complexes et à faire preuve d’un plus grand « self control ». La curiosité ainsi que la flexibilité cognitive sont également la conséquence d’un environnement de bien-être. 20 Daniel Cohen - Où va le travail numérique ? Il faut enfin et surtout construire un nouvel Etat-Providence qui permette d'échapper à la terreur du chômage et aller vers un monde où perdre son emploi devienne un non-événement ! Plusieurs voies sont possibles. Le système danois est un exemple : les indemnités sont Il faut construire un nouvel Etat-Providence qui permette d'échapper à la terreur du chômage et aller vers un monde où perdre son emploi devienne un non-événement ! généreuses, mais en contrepartie de celles-ci, la formation est obligatoire, tant du point de vue du salarié que des auto- rités. Le revenu d’existence prôné par Philippe van Parijs et Alain Caillé est une autre modalité - non nécessairement exclusive de la précédente - qui ouvre des perspectives intéressantes. L’Etat garantit à tous un revenu universel, l’ensemble des prestations (retraites, chômage, famille…) étant défalquées de ce minimum. A défaut de ré-enchanter le monde, un tel dispositif permettrait de réduire le quantum de pauvreté et d'inquiétude que subissent les salariés les plus vulnérables. Quelle que soit la voie choisie, la demande sociale devient considérable pour gérer, autrement que par la peur, l'insécurité économique qui est devenue l'ordinaire d'une masse croissante de salariés. la revue socialiste 62 le dossier Mathilde Lemoine Economiste, Professeur à Sciences Po. L La diffusion de l’innovation : une source de croissance inexploitée ’innovation a mauvaise presse, car elle est souvent associée au chômage. Il est vrai qu’en France, elle a régulièrement engendré des vagues de licenciement de salariés peu qualifiés qui ont été par la suite exclus du marché du travail. Pourtant, en augmentant la productivité, l’innovation devrait engendrer une accélération de la croissance, et donc des créations d’emplois. Ce n’est pas une analyse d’économiste déconnectée de la réalité. Pour que cet enchainement vertueux se produise, plusieurs conditions sont à réunir. Tout d’abord, les outils de production doivent être entretenus par des investissements réguliers. Dans le cas des travailleurs, cela sous-entend une formation continue qui maintient leur employabilité. De plus, les salariés doivent être accompagnés, pour faciliter et favoriser la diffusion des innovations. Parallèlement, la formation initiale doit permettre de réduire le nombre de jeunes qui ne dépassent pas le niveau d’études secondaires. En effet, le développement économique comme l’introduction de l’ordinateur et de processus de production informatisés sur le lieu de travail a limité la demande de travailleurs effectuant des tâches routinières. Enfin, pour que les innovations n’engendrent pas de paupérisation, il est indispensable que les salariés puissent les appréhender, les utiliser, mais aussi changer de poste et d’entreprise si les produits ou services de l’entreprise dans laquelle ils travaillent sont devenus obsolètes. La France se distingue par de très mauvaises performances en la matière. Les récentes études réalisées par l’OCDE montrent clairement que les compé- 22 Mathilde Lemoine - La diffusion de l’innovation : une source de croissance inexploitée tences moyennes des adultes français sont très inférieures à ce qui est observé dans la plupart des pays de l’OCDE. Cela pèse sur la productivité, et donc les perspectives de croissance. Par ailleurs, cet état de fait engendre une exclusion mécanique des peu qualifiés du marché du travail, au fur et à mesure de l’évolution des caractéristiques des emplois créés. Jusqu’à présent, le choix de politique économique qui a été fait a consisté à limiter temporairement les sorties du marché du travail par des politiques de baisse de charge. Cela a eu pour conséquence L’investissement en capital humain n’est pas un renforcement de l’individualisation du marché du travail, mais un moyen de réduire l’accroissement des inégalités d’accès au marché du travail qui résulte des mutations économiques et technologiques. d’utiliser la main-d’œuvre peu qualifiée sans la faire progresser en compétence. Sortir de ce cercle vicieux nécessite de s’attaquer rapidement au problème de la for- mation initiale, afin de limiter le nombre de jeunes qui sortent du système scolaire sans qualifications, d’offrir aux peu qualifiés des formations régulières et adaptées et de ne plus exclure de l’accès à la formation les plus de 45 ans. L’investissement en capital humain n’est pas un renforcement de l’individualisation du marché du travail, mais un moyen de réduire l’accroissement des inégalités d’accès au marché du travail qui résulte des mutations économiques et technologiques. LE PARADOXE DE L’INNOVATION Théoriquement, les choses sont simples, comme toujours. La croissance tendancielle est fonction du progrès technique et de la croissance de la population en âge de travailler. Mais, la croissance effective, c’est-à-dire celle que nous observons, est déterminée par l’augmentation de la productivité du travail et par celle du taux d’emploi1. Dès lors, si les travailleurs entrant sur le marché du travail ont une très faible productivité, le nombre de personnes en emploi augmentent sans que la valeur ajoutée produite croisse d’autant. En conséquence, la 1. Taux d’emploi : ratio entre le nombre d’individus ayant un emploi et le nombre total d’individus. Il peut être calculé par classe d’âge. la revue socialiste 62 le dossier productivité moyenne d’un travailleur diminue. C’est une des explications à la persistance d’un chômage de masse en France, en particulier des peu qualifiés. Leur exclusion du marché du travail permet de maintenir une productivité du travail horaire élevée. Les vagues d’innovation accentuent ce phénomène en rendant obsolètes une partie des compétences des travailleurs. Les machines se substituent aux travailleurs. La sortie du marché du travail des moins qualifiés réduit le taux d’emploi, ce qui pèse sur la croissance. Par ailleurs, la productivité du travail comme la productivité globale sont limitées par la faible capacité des travailleurs à diffuser les innovations dans les processus de production. Ainsi, l’impact positif des innovations sera d’autant plus important qu’elles ne se limitent pas à quelques secteurs et aux nouvelles générations de machines. Une telle diffusion dépend directement du niveau moyen de compétences des salariés et de la mise en place d’une formation continue permettant une meilleure utilisation des nouvelles technologies (Krueger et Kumar, 2004). L’INNOVATION N’EST PAS L’ENNEMIE DE L’EMPLOI Le détour par les fondements de l’analyse économique a pour vertu de mieux identifier les leviers de croissance, aujourd’hui inexploités. L’effet négatif de l’innovation sur l’emploi n’est pas une fatalité et ne se résout pas par plus de flexibilité. Les théo- La transmission des innovations dépend de la capacité des organisations et des entreprises à les intégrer dans le processus de production. Elle sera donc d’autant plus large que la maind’œuvre est homogène et que les salariés peu qualifiés auront pu maintenir des capacités leur permettant de faire face, voire d’accompagner les mutations économiques et technologiques. ries les plus récentes montrent clairement que les performances économiques sont d’autant plus élevées que les innovations ne restent pas cantonnées au secteur des nouvelles technologies2. Or, la transmission des innovations dépend de la capacité des organisations et des entreprises à les intégrer dans le processus de produc- 2. P. Aghion et P. Howitt, L’économie de la croissance, éd. Economica, 2010. 24 Mathilde Lemoine - La diffusion de l’innovation : une source de croissance inexploitée tion. Elle sera donc d’autant plus large que la main-d’œuvre est homogène et que les salariés peu qualifiés auront pu maintenir des capacités leur permettant de faire face, voire d’accompagner les mutations économiques et technologiques. Si ce n’est pas le cas, au-delà des effets négatifs sur la croissance, toute vague technologique engendrera une exclusion mécanique des plus vulnérables et un accroissement des inégalités. Par ailleurs, le soutien d’activités économiques dont les produits ne satisfont plus les consommateurs retarde l’utilisation de techniques de production plus performantes dont le contenu en innovations est plus important. Bien sûr, il est aisé de comprendre les considérations sociales sous-jacentes à ce type de décisions. Mais, c’est aussi parce que le processus d’adaptation de ces entreprises est retardé que la productivité ralentit et que le taux de chômage national augmente. Un exemple, celui de l’automobile. La production automobile a commencé à reculer, en France, avant la crise de 2008, au profit d’autres constructeurs européens. Les aides publiques ont permis de limiter les licenciements, mais elles n’ont pas été accompagnées d’une réflexion plus globale sur le changement de comportement des consommateurs. De plus, les salariés n’ont pas été associés à la stratégie des entreprises du secteur, ce qui n’a pas permis de définir une politique de formation adaptée à l’évolution de la demande de voitures. Il en a résulté des licenciements sans qu’il y ait un accompagnement, en amont, des salariés qui leur aurait permis de choisir éventuellement de changer d’entreprise ou de secteur. LES LEVIERS D’ACTION La contrepartie du faible niveau moyen de compétences des adultes français est que les leviers d’action sont multiples et les marges de manœuvre nombreuses. Un rapide état des lieux les met immédiatement en évidence. Premièrement, la proportion de salariés ayant une qualification inférieure au second cycle est plus importante en France qu’en moyenne dans l’Union européenne. Elle atteint 19 %. Pourtant, la demande de salariés qualifiés augmente avec l’accroissement du revenu par habitant. Une des explications de cet anachronisme est le nombre important de jeunes qui sortent, depuis des années, du système scolaire sans diplômes ou faiblement qualifiés et qui représentent encore 50 % la revue socialiste 62 le dossier d’une classe d’âge. Deuxièmement, le taux d’accès à la formation professionnelle des salariés peu qualifiés français est parmi les plus faibles des pays de La proportion de salariés ayant une qualification inférieure au second cycle est plus importante en France qu’en moyenne dans l’Union européenne. Elle atteint 19 %. l’Union européenne. Seules 28 % des personnes n’ayant pas de diplôme ont suivi une formation continue, et aucune n’avait suivi de formation qualifiante. Pour les diplômés de l’enseignement supérieur, la proportion est de 72,5 % et de 7 %, respectivement. En conséquence, il leur est plus difficile de maintenir leurs capacités cognitives si elles ne sont pas mobilisées dans le cadre de leur emploi ou de développer leur capacité à utiliser les nouvelles technologies. Troisièmement, très peu de formations certifiantes ou diplômantes sont dispensées en France. Or, ce sont des formations qui développent des compétences moins spécifiques à l’entreprise ou au poste de travail et qui facilitent la mobilité choisie. Quatrièmement, le taux de participation à la formation continue diminue drasti- quement avec l’âge. Quand 61 % des 25-34 ans ont accès à une formation, seuls 50 % des 45-54 ans sont dans ce cas, et 33 % des 55-64 ans. De plus, ils ne peuvent quasiment plus bénéficier de formations qualifiantes. Or, l’allongement des parcours professionnels, dû au recul de l’âge de départ à la retraite, nécessiterait un développement des formations tout au long de la vie, afin de maintenir les capacités cognitives et l’employabilité de ces salariés. Les conséquences de ces choix de politiques de formation initiale et continue sont sans appel. Selon l’enquête PIACC de l’OCDE, seuls 20 % des salariés peu qualifiés français maîtrisent les concepts de base en littératie - lecture, écriture, compréhension de textes - et 14 % en numératie - calculs, capacité à utiliser des données mathématiques -, contre respectivement 28 % et 24 % en moyenne dans l’OCDE. Pour les qualifiés, cette proportion monte à 72 % pour la littératie et 71 % pour la numératie et est supérieure en France à celle observée en moyenne dans les pays de l’OCDE étudiés. Ainsi, la faiblesse du niveau de compétences des adultes français est plus marquée pour les pas ou peu qualifiés que dans les au- 26 Mathilde Lemoine - La diffusion de l’innovation : une source de croissance inexploitée tres pays de l’OCDE. De plus, la dégradation des compétences avec l’âge est beaucoup plus importante en France La dégradation des compétences avec l’âge est beaucoup plus importante en France qu’ailleurs. Ce n’est pas seulement parce que le niveau moyen d’études initiales des plus âgés est inférieur. Les résultats corrigés de cet effet de structure montrent la même tendance. qu’ailleurs. Ce n’est pas seulement parce que le niveau moyen d’études initiales des plus âgés est inférieur. Les résultats corrigés de cet effet de structure montrent la même tendance. Le graphique ci-après est éloquent. Le niveau moyen de compétences est mesuré grâce à des tests de lecture, de compréhension écrite (littératie) et de calculs (numératie). L’OCDE établit ensuite une moyenne par pays qui est représentée sur les axes verticaux. Le niveau de compétences des adultes français est très inférieur à celui de la moyenne des pays de l’OCDE et, surtout, se dégrade beaucoup plus vite qu’ailleurs avec l’âge. Il est dommage que la France n’ait pas transmis d’éléments permettant d’évaluer la capacité des adultes français à « résoudre des problèmes dans des environnements à fort composante technologique », mais il est probable qu’elle aurait été encore une fois mal classée. En effet, les résultats Niveau de compétence des adultes en fonction de leur âge Score 300 290 280 270 260 250 240 230 Score 300 290 280 270 260 250 240 230 16-24 ans 25-34 ans 35-44 ans 45-54 ans 55-65 ans 16-24 ans 25-34 ans 35-44 ans 45-54 ans 55-65 ans Source : « Entrer et rester dans l’emploi : un levier de compétitivité, un enjeu citoyen », rapport Terra Nova, juin 2014. la revue socialiste 62 le dossier pour les autres pays de l’OCDE montrent qu’une telle capacité est d’autant plus faible que les niveaux en littératie et en numératie sont peu élevés. Ainsi, pour limiter le ralentissement de la productivité et favoriser la diffusion des innovations, il est indispensable de donner les moyens aux moins qualifiés de garder leurs compétences. De plus, le vieillissement de la population active amplifie le phénomène de sortie du marché du travail des peu qualifiés. En effet, quand la productivité d’un salarié diminue avec l’âge, l’écart avec le coût du travail augmente d’autant. La baisse de charges est censée répondre à cette question, en réduisant l’écart de croissance entre la productivité et le coût du travail. Mais, ce n’est qu’une réponse temporaire qui n’empêche pas la sortie des seniors du marché du travail. En Suède, par exemple, la productivité diminue peu avec l’âge, car les plus de 45 ans ont effectivement accès à la formation continue. Il en résulte un taux d’emploi des seniors beaucoup plus élevé qu’en France (74 % contre 46,8 %, selon l’OCDE). Par ailleurs, ce constat montre combien la diffusion de l’innovation peut accentuer le sentiment d’exclusion des salariés qui n’ont plus les capacités de les appréhender, mais aussi de ceux qui n’ont pas d’indication quant à la gestion des nouvelles technologies dans leur quotidien de tra- En Suède, par exemple, la productivité diminue peu avec l’âge, car les plus de 45 ans ont effectivement accès à la formation continue. Il en résulte un taux d’emploi des seniors beaucoup plus élevé qu’en France (74 % contre 46,8 %, selon l’OCDE). vail. Il est tout à fait légitime que les innovations soient craintes, puisqu’elles expulsent, de fait, une partie des salariés du marché du travail. RÉCONCILIER L’INNOVATION ET LE PROGRÈS SOCIAL Aujourd’hui, les travailleurs français ne sont pas considérés comme une source de croissance potentielle, mais plutôt comme des poids, des coûts. Or, il ne peut y avoir de croissance, de progression des salaires ni de cohésion sociale sans une augmentation du travail, quantitatif bien sûr, mais surtout qualitatif. Il est étrange de voir combien ces évidences sont peu portées dans le débat public. N’importe 28 Mathilde Lemoine - La diffusion de l’innovation : une source de croissance inexploitée quel pays en développement connait l’importance de l’éducation, de la formation continue et de la santé, mais il semble que le retard pris par la France en matière de qualification de sa maind’œuvre décourage toute politique de montée en gamme de son économie. La croissance ne résulte pas de la baisse des coûts, mais de la capacité à innover, à monter en gamme et à offrir des produits et des services recherchés par les consommateurs. Or, les caractéristiques de la main-d’œuvre française ne lui permettent pas d’accompagner les mutations technologiques ni de diffuser largement les innovations, au sein des entreprises. En effet, cela nécessiterait une augmentation de la proportion de personnes qualifiées dans la population active, un maintien des capacités cognitives des salariés en emploi et une offre de formation évolutive, orientée vers le renforcement des compétences générales des moins qualifiés tout au long de la vie professionnelle. La politique économique française se retrouve aujourd’hui face à un choix déterminant, celui de la déflation salariale ou celui de la montée en gamme de son économie. Le premier a été appliqué par le Japon, après la récession de 1998. La réponse apportée à la diminution des perspectives de croissance a été une réduction des coûts de production. Le chômage a augmenté en conséquence et les salaires ont été ajustés à la baisse. Parallèlement, les emplois précaires ont été multipliés, tout comme les emplois à temps partiel subi. C’est ainsi que les compagnies ont pu maintenir leur profitabilité. Mais, le recul des salaires nominaux a pesé sur la consommation et enfoncé le Japon dans la déflation. Par ailleurs, la croissance du nombre de salariés précaires a engendré une baisse de la productivité. Selon le ministère de l’Emploi japonais, cet effet a été accentué par l’accès plus limité de ces salariés à la formation continue. Le vieillissement ne fait qu’accentuer cette tendance, puisque les salariés ayant un salaire élevé partent à la retraite. Il en résulte une nouvelle baisse du salaire moyen, de la consommation et de la croissance, mais aussi de la compétitivité des entreprises, la productivité déclinant. L’actualité montre que les politiques monétaire et budgétaire menées actuellement par le gouvernement japonais ne parviennent pas à inverser la tendance, malgré leur ampleur. En revanche, le choix d’une politique économique orientée vers l’amélioration des compétences la revue socialiste 62 le dossier des salariés et le maintien de leur employabilité donne des résultats plus convaincants, comme l’illustrent les taux de croissance et les PIB par habitant plus élevés observés dans les pays du Nord de l’Europe. L’accélération de l’apparition des innovations et l’ouverture internationale ont accru la demande de compétences cognitives, verbales et interpersonnelles, tandis que la demande de compétences techniques et d’efforts physiques diminue. L’exclusion des moins qualifiés de la formation continue va l’encontre de ces évo- lutions, comme le nombre encore très élevé de jeunes ayant de faibles qualifications. Ils accentuent, de fait, le phénomène de déclassement, de rejet du marché du travail, et aussi les inégalités. Il est faux de croire que la réduction des coûts de production est la réponse aux mutations économiques et technologiques. Les créations d’emploi résultent de la capacité des salariés à les accompagner. La formation continue ne renforce pas l’individualisation du marché du travail, c’est le moyen d’éviter « l’ubérisation » de l’économie française et de créer des emplois. L'OURS L’office universitaire de recherche socialiste Depuis 1969, l’OURS interroge l’histoire et l’actualité du socialisme démocratique : Deux publications Pour suivre l’actualité de l’OURS www.lours.org toutes les informations sur : le séminaire Socialisme organisé avec la Fondation Jean Jaurès et le Centre d’histoire sociale du XXe siècle de Paris 1, les colloques, séminaires, expositions, ouvrages initiés par l’OURS, ou auxquels ses animateurs sont associés, les livres édités par l'OURS. Pour suivre chaque mois l’actualité éditoriale en histoire, science politique, société, culture, un seul journal de critique : L’OURS. Abonnement (dix journaux et deux hors-série) 50 € OFFRE spéciale Histoire et mémoire L’OURS a constitué une bibliothèque (12 000 livres et brochures, plus de 900 titres de presse) et un centre d’archives de référence sur l’histoire du mouvement socialiste en France, de ses origines à nos jours. L’OURS, bibliothèque et archives 6, cité Malesherbes, 75009 Paris Ouverture du lundi au jeudi de 13 h à 17 h 30. 14,5 x 19 cm, 208 p, 16 € 29,7 x 42 cm, 8 p, 3,10 € Une revue semestrielle : Recherche socialiste Nos derniers numéros de Recherche socialiste : Les éditions de l’OURS L’OURS publie des ouvrages d’histoire et de science politique, des témoignages et des essais, et envisage tout partenariat. n°58-59,janvier-juin 2012 : Les socialistes et les paysans n°60-61, juillet-décembre 2012 : Monde(s) du travail n°62-63,janvier-juin 2013 : La guerre de 14 des socialistes n°64-65,juillet-décembre 2013 :De la morale n°66-67,janvier-juin 2014 : Le travail en relations n°68-69, juillet-décembre 2014 : Municipales 2014 n°70-71,janvier-juin 2015 : Sport et socialisme n°72-73, juillet-décembre 2015 : Le travail globalisé Bulletin à retourner à L’OURS, 12 CITÉ MALESHERBES 75009 PARIS Nom, Prénom : ……………………………………………………………………………………………………………………………… Adresse : ……………………………………………………………………………………………………………………………………… ……………………………………………………………………………………………………………………………………………… Code postal : ……… Ville : ………………………………………………………………………………………………………………… Email :………………………………………………………………………………………………………………………………………… M’abonne aux publications de l’OURS pour 1 an au tarif exceptionnel de 50 € Commande les numéros suivants de L’OURS hors série recherche socialiste au tarif exceptionnel de 4 € (port inclus) le n° : …………………………… Je verse donc la somme totale de …………………… € Chèque à l’ordre de l’OURS Facture sur demande tel : 01 45 55 08 60 - http://www.lours.org - [email protected] la revue socialiste 62 le dossier Vincent Bontems Laboratoire de Recherche sur les sciences de la matière (Larsim-CEA). L L’innovation est-elle l’avenir du progrès ? ’émergence du concept d’innovation est relativement récente : en 1974, un rapport de la National Science Foundation estimait que « l’utilisation du terme innovation est contreproductive ». Sa montée en puissance n’en fut que plus remarquable : l’innovation constitue désormais l’horizon de toutes les politiques de recherche. Pour ne prendre qu’un exemple, la Commission européenne s’est fixée, en 2010, l’objectif de développer une « Union de l’innovation » pour 2020. Le document de référence affirme d’emblée que la compétitivité, l’emploi et le niveau de vie du continent européen dépendent essentiellement de sa capacité à promouvoir l’innovation, qui est « également le meilleur moyen dont nous disposions pour résoudre les principaux problèmes auxquels notre société est confrontée et qui, chaque jour, se posent de manière plus aigüe, qu’il s’agisse du changement climatique, de la pénurie d’énergie et de la raréfaction des ressources, de la santé ou du vieillissement de la population » (CE 2010, p. 2). Chargée à la fois de stimuler l’économie et de préserver, sinon d’améliorer, les conditions de vie, l’innovation, bien qu’invoquée plus de 300 fois en moins de 50 pages, n’est nulle part définie. Sa signification est tenue pour acquise. Une telle évidence occulte l’équivocité de la notion et laisse planer le doute quant à la cohérence des diverses finalités qu’on lui attribue. Un petit détour par son histoire pourra nous éclairer. Le verbe « innover » remonte au XIVe siècle. Il dérive d’« innovare » qui signifiait « renouveler » en bas latin. Il est utilisé par les juristes dans le sens d’introduire une clause nouvelle dans un contrat déjà établi, avant de passer dans la langue plus courante au sens d’introduire une 32 Vincent Bontems - L’innovation est-elle l’avenir du progrès ? nouveauté dans une chose préexistante. C’est à l’inventeur de l’idée de « progrès », Francis Bacon (1561-1626), dans ses Essais de Morale et de Politique (1597), C’est à l’inventeur de l’idée de « progrès », Francis Bacon (15611626), dans ses Essais de Morale et de Politique (1597), que l’on doit le premier emploi du terme se rapportant à l’évolution des sciences et des techniques. Il consacre un chapitre de ses Essais à démontrer la nécessité d’innover en dépit des risques que cela implique. que l’on doit le premier emploi du terme se rapportant à l’évolution des sciences et des techniques. Il consacre un chapitre de ses Essais à démontrer la nécessité d’innover en dépit des risques que cela implique : « Certainement, chaque médicament est une innovation, et celui qui ne s’applique pas de nouveaux remèdes doit s’attendre à de nouveaux maux ; car le temps est le plus grand innovateur, et si le temps, bien sûr, change les choses pour le pire, et que la sagesse et le conseil ne les modifient pas pour le meilleur, quelle sera la fin ? ». Il transparaît ici deux traits distinctifs de la notion d’innovation qui perdurent dans les discours actuels : le premier est que le progrès de la connaissance doit se traduire par une efficacité accrue de nos remèdes aux maux de la société ; le second est que le temps joue contre nous, si bien que la recherche de l’innovation doit contrecarrer ses effets corrupteurs. Par ailleurs, l’innovation présentant toujours le risque d’aggraver nos maux, Bacon recommande d’innover graduellement, prudemment, presque insensiblement, à la manière du temps lui-même. Les phrases ciselées de Bacon sont curieusement contemporaines, mais il faut ajouter une dimension supplémentaire si l’on veut comprendre le rôle de l’innovation : l’économie. En 1911, Joseph Aloïs Schumpeter (1883-1950) introduit la notion, dans sa Théorie du développement économique, pour expliquer comment le capitalisme peut se renouveler. L’innovation est une « destruction créatrice » de valeur. Pourquoi « destruction » ? En bon libéral, Schumpeter souhaite que les innovations ruinent des situations de rente afin que d’autres entrepreneurs émergent. Pourquoi « créatrice » ? Parce que ce processus engendre de la nouveauté par la modification d’au la revue socialiste 62 le dossier moins un facteur de production : introduire un nouveau produit, employer un nouveau procédé, ouvrir un marché, inventer une organisation ou utiliser une ressource inédite (matière première ou source d’énergie). On réduit souvent l’innovation technologique aux deux premiers facteurs (produits et procès), mais elle peut très bien consister dans la découverte d’un débouché pour une technologie déjà existante, dans la réor- C’est bien dans cette tension que réside l’enjeu de l’innovation : doit-elle servir à prolonger les cycles en cours, à soutenir les structures existantes, à rendre notre mode de vie durable ? Ou doit-elle faire émerger des voies radicalement neuves, substituer des techniques inédites à celles héritées du passé, et révolutionner nos sociétés ? ganisation induite par une technologie générique ou dans un progrès dans le domaine des matériaux ou de l’énergie. Ce qu’il faut souligner, c’est que, contrairement à Bacon, Schumpeter privilégie les innovations de rupture, qui entraînent des grappes de transformations dans les facteurs de production et boule- versent les structures. Or, c’est bien dans cette tension que réside l’enjeu de l’innovation : doit-elle servir à prolonger les cycles en cours, à soutenir les structures existantes, à rendre notre mode de vie durable ? Ou doit-elle faire émerger des voies radicalement neuves, substituer des techniques inédites à celles héritées du passé, et révolutionner nos sociétés ? Bien souvent, la rhétorique de l’innovation technologique, surtout si elle verse dans la promesse mystifiante - le « hype » -, prend la forme inquiétante et paradoxale d’une révolution conservatrice : « que tout change pour que rien ne change ! ». C’est pourquoi il est si important de sortir du flou idéologique et de préciser de quoi on parle pour comprendre les implications de la notion d’innovation. Toutefois, ce serait s’abuser que de prendre l’innovation pour un concept qui vaudrait d’abord par sa capacité référentielle : la performativité du discours de l’innovation est d’un autre ordre. Dans le monde de la recherche, tenir un discours au nom de l’innovation vise à légitimer une série d’ajustements auprès d’agents qui ne s’accordent probablement ni sur les réalités ni sur les finalités que cette notion recouvre. Le flou de l’innovation 34 Vincent Bontems - L’innovation est-elle l’avenir du progrès ? permet de s’adresser à ces agents sans dévoiler les divergences qui s’étaleraient au grand jour sinon. Ainsi, il est probable que les scientifiques comprennent l’innovation comme une application de leur recherche ; les industriels en ont certaine- Plutôt qu’une perception cohérente, le processus de l’innovation donne lieu à une diffraction du sens et engendre un kaléidoscope d’interprétations, aux malentendus jamais éclaircis, qui accompagne confusément, comme un halo, la perception globale des transformations en cours. ment une conception plus large englobant tant l’innovation technologique que les autres formes ; les économistes pensent d’emblée à une création abstraite de capital ; quant aux décideurs politiques, ils sont sans doute avant tout sensibles à la dimension économique, mais ils prennent aussi en considération l’innovation sociale au sens de transformation des comportements. Plutôt qu’une perception cohérente, le processus de l’innovation donne lieu à une diffraction du sens et engendre un kaléidoscope d’in- terprétations, aux malentendus jamais éclaircis, qui accompagne confusément, comme un halo, la perception globale des transformations en cours. Il serait illusoire d’attribuer un dessein machiavélique à ceux qui font référence à l’innovation pour légitimer ces transformations. Il règne sans doute un certain aveuglement au sein des instances dirigeantes qui orchestrent la mise en œuvre des politiques de l’innovation. Faute de pouvoir résoudre la contradiction inhérente à la notion d’innovation entre le désir de prolonger le système en place et l’aspiration à produire de franches ruptures, les réorganisations entreprises au nom de l’innovation conduisent les acteurs à des postures paradoxales : dans le champ scientifique, les chercheurs sont presque tous contraints de faire état de percées décisives et de développements salutaires, alors même qu’ils tentent d’obtenir des crédits pour simplement persévérer patiemment dans le fonctionnement normal de la science ; dans la communication autour des enjeux sociétaux de l’innovation, le discours public conjugue une rhétorique sensationnaliste et l’assurance que l’acceptabilité des nouvelles technologies résultera la revue socialiste 62 le dossier sans coup férir de leur insertion graduelle dans la société ; dans le domaine économique, la même ambiguïté existe entre les espérances folles placées en l’innovation révolutionnaire et l’obsession d’accélérer à tout prix le transfert technologique, en promouvant des cycles courts de retour sur investissement qui ne peuvent correspondre qu’à de l’obsolescence technique forcée par des innovations incrémentales. Mais, c’est sans doute au niveau de la mise en œuvre réglementaire de la gouvernance de la recherche que la contradiction est la plus flagrante. D’un côté, toutes les transformations du métier de chercheur et de l’organisation de la recherche visent officiellement à favoriser l’innovation, les synergies et la sérendipité, c’est-à-dire l’aptitude à tirer parti de manière imprévue des recherches en cours pour générer des applications ; de l’autre, le contrôle bureaucratique exige du chercheur qu’il définisse de manière toujours plus précise les tâches et les résultats à l’avance, en laissant planer la menace d’une sanction après coup des écarts entre cette programmation et le travail effectivement réalisé. L’organisation bureaucratique tend ainsi à rigidifier la programmation, au moment même où elle réoriente les finalités des institutions au nom d’un processus incertain et exploratoire ! Ainsi, le nouveau management de la recherche provoque une exacerbation des tensions entre l’organisation du travail et les finalités de l’institution scientifique. Les chercheurs, ne pouvant résister à ces changements, s’y adaptent en pratiquant un double langage : la façon dont ils vendent leurs recherches pour en obtenir le financement est en contradiction flagrante avec la façon dont ils communiquent entre pairs. Ils s’ajustent en préparant les jeunes chercheurs à l’environnement managérial ou en assumant ces fonctions managériales, mais ne retrouvent pas pour autant leur équilibre et craignent, en particulier, de ne pouvoir transmettre le métier aux jeunes générations. Issue d’une conception pessimiste de l’histoire et forgée dans une tradition libérale, on comprend assez bien pourquoi la notion d’innovation est mobilisée par la gouvernance actuelle de la recherche : elle permet d’orienter celle-ci dans un environnement compétitif pour faire face à des menaces globales. Toutefois, il ne faudrait pas confondre la figure 36 Vincent Bontems - L’innovation est-elle l’avenir du progrès ? du chercheur avec celle de l’entrepreneur. Schumpeter prenait soin de préciser que l’innovation ne suppose pas forcément une invention et que toutes les inventions n’ont pas vocation à devenir des innovations, même s’il insistait aussi sur Issue d’une conception pessimiste de l’histoire et forgée dans une tradition libérale, on comprend assez bien pourquoi la notion d’innovation est mobilisée par la gouvernance actuelle de la recherche : elle permet d’orienter celle-ci dans un environnement compétitif pour faire face à des menaces globales. le fait que ce sont les innovations induites par le progrès des sciences qui ont le plus de chances de produire des ruptures et de réintroduire, pour ainsi dire, de la métastabilité dans l’économie. Comme on l’a signalé, Bacon est connu pour avoir inventé la notion de « progrès ». En dressant la perspective d’une Humanité en progrès grâce à l’accumulation des savoirs, il a donné naissance à un certain optimisme historique. Au demeu- rant, la coexistence du progrès et de l’innovation sous sa plume montre que cet optimisme n’a jamais été naïf. On ne comprendrait guère la radicalité de Schumpeter, si on ne rappelait pas que son objectif principal était d’invalider la double prédiction marxiste d’une concentration monopolistique du capital et de la baisse tendancielle du taux de profit entraînant, à terme, le renversement du système par la masse de ses exploités et de ses exclus. Autrement dit, l’innovation apparaît lorsque le progrès ne paraît plus suffisant pour se projeter dans l’avenir. Il ne suffit pas que la science accumule les connaissances, il faut qu’elle prouve leur utilité et leur bienfaisance. Il ne suffit pas au capitalisme d’accumuler les richesses si elles demeurent toujours dans les mêmes mains, il faut rebattre les cartes et rouvrir le jeu. C’est cette exigence critique qui fait la valeur de l’innovation et qui manque dans les discours qui l’invoque comme la panacée. Au contraire, quand la croyance au progrès faiblit et quand l’avenir s’obscurcit, l’innovation représente cette exigence de ne pas s’en tenir à la gestion de ce qui existe déjà et d’inventer de nouveaux futurs collectifs. la revue socialiste 62 le dossier Pierre-Alain Weill J Secrétaire national du Parti socialiste en charge de l’innovation. Vivons l’innovation ! amais, la conjonction des progrès dans le traitement des algorithmes, la génétique, le numérique, la robotisation n’a été aussi forte et prometteuse qu’aujourd’hui. Nous nous préparons à des bouleversements scientifiques et technologiques, au moment même où l’aspiration à changer de modèle de développement, comprise comme inéluctable par beaucoup, est vécue avec crainte par certains. Election après élection, la résistance au changement et le repli sur soi marquent des points. Le statu quo est un leurre, les nécessités environnementales, la finitude des ressources fossiles, les enjeux alimentaires et démographiques, les injustices sociales et les discriminations, nous amènent chaque jour à constater que le système actuel doit fortement évoluer. Pour relever ces défis, nous avons deux leviers, une prise de conscience internationale des enjeux et l’innovation. Le rôle des politiques, de la gauche, parce qu’elle revendique son choix pour la transformation quand elle s’accompagne de progrès, doit être dans cette période de mutation, de donner du sens pour fixer le cap et de trouver les outils de la régulation nécessaire pour y parvenir. Dans une étude intitulée « Le futur de l’emploi », Carl Benedikt Frey et Michael A. Osborne, deux chercheurs de l’Université d’Oxford, ont examiné plus de 700 métiers pour savoir lesquels avaient le plus de chances d’être remplacés par des machines, dans un futur proche. Le résultat est surprenant, car parmi les métiers qui semblent les plus menacés, en plus des tâches répétitives industrielles ou agricoles, figurent les métiers de banquier, juriste, médecin, professeur, et même de prêtre. Nous sommes tous concernés. L’innovation créera beaucoup de nouveaux métiers, mais elle ne créera pas dans ces métiers autant d’emplois. Il faut donc que le fruit de la compétitivité 38 Pierre-Alain Weill - Vivons l’innovation ! ainsi gagnée soit justement réparti pour permettre à tous de vivre. Il est capital pour faire face aux grandes mutations Parmi les métiers qui semblent les plus menacés, en plus des tâches répétitives industrielles ou agricoles, figurent les métiers de banquier, juriste, médecin, professeur, et même de prêtre. Nous sommes tous concernés. en préparation de réfléchir et de faire consensus autour de valeurs et d’une vision partagée de la société. La sensation de subir le changement et l’idée que l’innovation n’est pas nécessairement un progrès rendent nos concitoyens méfiants face aux transformations en cours, pourtant inéluctables. On n’empêche pas l’évolution, on peut parfois freiner pour la réorienter. L'innovation peut prendre des formes multiples et trouver sa place dans les produits, les services, la production, les usages, les relations clients-fournisseurs, les marchés et les financements. L’innovation est bien-sûr technologique, souvent fille de la recherche scientifique, mais également non technologique (capital humain, design, marketing, etc.). C’est un processus souvent complexe que certaines entreprises, notamment les PME ayant peu d’expérience en la matière - les entreprises dites primo-innovantes, mais aussi les plus traditionnelles - peuvent avoir du mal à appréhender. Ces entreprises ont alors besoin d’être accompagnées dans leur processus d’innovation. Il en va de même pour les services de l’Etat ou les services territoriaux. L’innovation et, en particulier, non technologique, est un enjeu majeur pour stimuler la croissance potentielle de notre économie et redresser sa compétitivité hors-prix. Elle est aussi l’occasion ou le moteur pour redonner du sens à notre développement. Or, 59 % des entreprises françaises de plus de 20 salariés déclarent ne pas avoir tenté d’innover au cours des dernières années. De plus, l’indicateur composite d’innovation de la Commission européenne, classant la France parmi les « suiveurs de l’innovation », montre sa faiblesse en matière de proportion d’entreprises innovantes et de proportion d’innovations dans la gamme des produits. L’emploi sera plus qualifié, il faut s’y préparer par la formation de nos jeunes. Les techniques, les savoirs évolueront rapi- la revue socialiste 62 le dossier dement. Il faudra rapidement et régulièrement s’adapter. Les moyens d’accéder à l’information sur ces évolutions seront plus nombreux et l’accès plus facile. Bel exemple, grâce à la numérisation, depuis janvier 2014, il est possible de suivre des cours ou « MOOC » (Massive open online courses) hébergés sur la première plateforme numérique universitaire française « FUN » pour France université numérique. La réflexion du gouvernement sur la formation tout au long de la vie et le compte personnel de formation répondent, pour partie, à ce défi. Au niveau européen, l’initiative pour l’emploi des jeunes, dotée de 6 milliards d’euros, vise à former et adapter à une économie en mutation les jeunes à la recherche d’un emploi. Il faut aussi permettre aux salariés en place de faire face à ces mutations, Toute personne pourra bénéficier d’un conseil en évolution gratuit, dans le cadre d’un service public régional d’orientation. Espérons que les résultats aux dernières élections régionales ne remettent pas en cause le financement de ces mesures essentielles. Le plan « Nouvelle donne pour l’innovation » propose une série d’initiatives et de mesures qui insuffleront à l’économie française une véritable culture de l’innovation. L’ambition est de consolider un nouveau modèle français, orienté vers l’innovation et la montée en gamme de notre économie, afin qu’elle devienne un leader industriel mondial. Ces 40 actions se déploient autour de 4 grands axes. « L’innovation par tous » encouragera le goût pour l’entrepreneuriat à l’école et dans les formations. Une bourse dédiée sera consacrée à la création de start-up et l’entrepreneuriat étudiant stimulé par la création d’un statut d’ « entrepreneurétudiant ». « L’innovation ouverte » soutiendra les écosystèmes d’acteurs impliqués et les transferts de connaissances entre la recherche et les entreprises. La propriété intellectuelle française sera, à cet effet, davantage valorisée. « L’innovation pour la croissance » accentuera l’accompagnement et le financement dont bénéficient les entreprises innovantes. Pour ce faire, BPI France lance un fonds « Large Venture » pour les investissements en capital-risque. Enfin, « l’innovation publique » consistera à coordonner l’action publique autour de cette question centrale et une commission d’évaluation des politiques d’innovation sera créée, au sein du Commissariat général à la stratégie et à la prospective. 40 Pierre-Alain Weill - Vivons l’innovation ! Mais, c’est la culture de l’innovation qu’il nous faut diffuser dès l’école en valorisant le travail collaboratif et l’expérience collective. Elle se fera aussi en organisant mieux l’échange entre générations, l’équilibre entre transmission et innovation, comme doit le permettre le contrat de génération. Innover ne signifie pas jeter l’expérience et C’est la culture de l’innovation qu’il nous faut diffuser dès l’école en valorisant le travail collaboratif et l’expérience collective. Elle se fera aussi en organisant mieux l’échange entre générations, l’équilibre entre transmission et innovation, comme doit le permettre le contrat de génération. le savoir-faire, mais trouver l’angle qui fait germer l’idée nouvelle pour évoluer. C’est en travaillant à intégrer plus facilement les jeunes et leurs idées dans nos entreprises, nos administrations, que nous renforcerons plus rapidement aussi notre potentiel d’innovation. Elle se fera en favorisant l’échange par une organisation horizontale et un meilleur dialogue social. Au Parti socialiste, nous nous intéressons à l’innovation sous toutes ses formes, ses enjeux, ses opportunités et ses effets parfois négatifs en matière de production et d’organisation, d’emploi et de consommation. Là où nous sommes en responsabilité, nous travaillons avec nos élus par une mobilisation des parties prenantes, les acteurs sur le terrain, entreprises, collectivités et responsables politiques en charge, mais surtout par l’écoute, l’échange et l’implication des citoyens pendant la conduite du changement. Au sein du parti, notre travail sur l’innovation doit être transversal, le changement concerne la recherche, l’éduction et la formation tout au long de la vie, l’export, la digitalisation de l’économie des services, l’agriculture, les transports, la robotisation, le management, la santé et la culture. Réunir tous ces acteurs est innovant et oblige par le dialogue et l’échange à modifier nos méthodes pour conduire le travail. Notre nouvelle organisation du secrétariat national en grands pôles y participe, nous venons de renforcer notre fréquence de réunions pour faciliter les échanges, mais beaucoup reste à faire pour dialoguer avec les fédérations et les sections. Pourtant, le numérique le permet, nous ne sommes plus à Paris ou à 800 kilomètres, mais à un simple clic de distance les uns des autres. la revue socialiste 62 le dossier Vivons l’innovation, créons cette culture de l’innovation. Elle ne s’invente pas en commission à Solferino, pas plus qu’elle ne se décrète dans un bureau à Bercy. C’est une façon de faire et d’être ouvert au changement dans nos entreprises, nos écoles nos services publics qui nous pousse au quotidien à ne pas nous satisfaire de ce qui est établi. Une chance, nous pouvons tous en être les acteurs. MULTIMÉDIAS LES DE LA FONDATION JEAN-JAURÈS La conférence-débat Égalité avec Thomas Piketty (Paris, 11 avril 2016) Des décryptages réguliers de l’actualité : Marie-Anne Valfort, Rachid Benzine, Réda Didi, Philippe-Joseph Salazar… Les Cités des livres studio : Benjamin Stora, Christophe Boisbouvier, Jean-Louis Bianco… RETROUVEZ TOUTES NOS VIDÉOS sur www.jean-jaures.org Fondation Jean Jaurès @j_jaures la revue socialiste 62 le dossier Olivier Mathiot PDG de Price Minister et Co-président de France digitale. N FinanceR l’innovation en France pour créer des emplois ous subissons la transition numérique de façon douloureuse dans l’angoisse d’un monde nouveau et de nouvelles organisations de production de la valeur. La révolution digitale est, par essence, plus rapide et plus internationale que les révolutions industrielles précédentes. La révolution actuelle détruit des emplois et elle en crée de nouveaux auxquels nous sommes encore mal préparés en termes de marchés, de formations, de recrutements… Les crises économiques ne peuvent pourtant pas trouver d’issue en dehors de l’innovation. L’aménagement des anciennes façons de penser se confronte à toutes les formes de conservatisme, de droite ou de gauche. C’est compréhensible car, en France, l’ensemble de nos structures économiques, sociales, fiscales, financières, juridiques et donc culturelles n’ont pas été conçues pour favoriser suffisamment la prise de risque nécessaire qui nous pousserait à innover et, par conséquent, à progresser. N’oublions pas que la grande dépression de la fin du XIXe siècle a vu sortir de terre des solutions grâce aux start-ups de l’époque : Michelin, Peugeot, Pathé… Les géants d’aujourd’hui ont commencé petits en innovant dans le transport, la communication, le cinéma, etc. Aujourd’hui aussi ! Chaque année, France La conséquence économique de l’innovation est bel et bien une création nette d’emplois. Digitale publie un baromètre qui mesure la performance économique et sociale des start-ups numériques en France (en collaboration avec Ernst and Young). La dernière édition nous apprend que les start-ups ont vu leurs effectifs croitre de 30 % d’une année sur l’autre. 92 % des 44 Olivier Mathiot - Financer l’innovation en France pour créer des emplois emplois créés sont des CDI, contrairement aux idées reçues et à la moyenne du « reste » de l’économie ». 43 % de leur chiffre d’affaires est réalisé à l’international : en bref, au global, la croissance moyenne de cette économie transversale qui touche tous les secteurs est de + 37 % ! Donc, la conséquence économique de l’innovation est bel et bien une création nette d’emplois. Pendant ce temps, la France accuse le coup avec un taux de chômage historique et dramatique de 25 % chez les Ces start-ups ne distribuent PAS de dividende. Elles ne redistribuent pas à leurs actionnaires, mais elles investissent dans l’humain, encore et toujours, et dans leur développement technologique et commercial, dans une économie bien réelle et non « financiarisée ». jeunes de 18 à 25 ans… Il est donc urgent de favoriser cette innovation et d’accélérer la transition numérique pour aller vers demain plus vite. L’innovation est associée au risque, puisque elle est tournée vers un futur, par définition incertain. Le financement de cette innovation est la clé. C’est ce qu’on appelle le capital risque. En France, nous ne manquons pas de mécanisme public pour soutenir l’effort d’innovation. Mais, l’essentiel du financement provient d’une chaine économique qui s’appuie sur des augmentations de capital successives (business angels, venture capital). En effet, l’innovation demande beaucoup d’investissement en fonds propres : c’est une course en avant enthousiaste, la recherche de croissance à tout prix dans un monde très concurrentiel et global. Typiquement, les premiers tours de financement sont inférieurs à 1 million d’euros (amorçage), puis se succèdent des séries A jusqu’à 2 ou 3 millions, puis B, puis C. Les plus grosses augmentations de capital de ces derniers mois se sont élevées à un peu plus de 100 millions d’euros. Dans le numérique, en grande partie dématérialisé, cet investissement va très directement dans la création d’emplois, direct et à forte valeur ajoutée ; ou encore indirects, générés à travers les plateformes d’intermédiation dans le reste de la société. A titre de démonstration, ce même baromètre nous apprend que 98 % de ces start-ups ne distribuent PAS de dividende. Elles ne redistribuent pas à leurs actionnaires, mais elles investissent dans la revue socialiste 62 le dossier l’humain, encore et toujours, et dans leur développement technologique et commercial, dans une économie bien réelle et non « financiarisée ». En moyenne, ces entreprises deviennent profitables quand elles dépassent le seuil de 50 m€ de chiffre d’affaires. On réalise donc que le financement de la croissance par l’innovation ne trouve pas au départ de solution dans le crédit, via le système bancaire traditionnel dont les ratios prudentiels ne les poussent pas du tout à considérer ce genre de risque. Quand on connait et comprend ces données factuelles, on a vite fait de se dire que l’on marche sur la tête : les idées d’aujourd’hui sont les emplois de demain. Et pourtant les Français continuent de placer leur argent dans des produits comme les contrats d’assurance vie qui accumulent désormais plus de 1 500 milliards d’euros. On peut comparer ce montant astronomique aux 2 milliards investis, en 2015, dans les start-ups. Nous avons certes quelques champions - comme Sigfox ou Blablacar , mais ces arbres cachent une forêt encore trop clairsemée. En effet, nous identifions au moins deux maillons faibles dans la chaine de financement précédemment décrite : le manque d’investisseurs individuels (business angels) qui sont dix fois moins nombreux chez nous qu’outre-Manche. Et le manque de fonds dits de « growth » qui investiraient des montants importants dans les dernières étapes décisives pour construire un champion numérique mondial. TOUTES les grosses levées de fonds française de 2015 ont été opérées majoritairement par des investisseurs étrangers, anglo-saxons. Il y a beaucoup d’argent en France, mais il est « épargné », et non pas « investi ». Ainsi, le goût du risque mériterait d’être au cœur d’un projet de société progressiste. C’est l’occasion de réconcilier le grand public avec la création d’entreprise et l’innovation. Regards droites sur les UNE PUBLICATION GRATUITE et en ligne sur le site du Parti socialiste dirigée par Alain Bergounioux, directeur aux études auprès du Premier Secrétaire, et élaborée par le Service Veille-Riposte du Parti socialiste. UN TRAVAIL DE CARACTÉRISATION ET D’ANALYSE CRITIQUE DE LA DROITE, DE L’EXTRÊME DROITE ET DE LA DROITE EXTRÊME Les témoignages de politologues, de sociologues, d’universitaires, d’intellectuels et de responsables politiques sur les droites, les populismes, en France et en Europe, le « déclinisme », le « déclassement » et ses conséquences, la sociologie électorale… http://www.parti-socialiste.fr/dossier/le-kiosque la revue socialiste 62 le dossier Jean-Marc Megnin Expert en innovation du commerce et comportement du consommateur. L L’innovation technologique dédiée à l’usage et aux services fera renaître le « petit commerce » e temps où les commerçants attendaient le client derrière leur comptoir est révolu. Rares sont ceux comme les boulangers ou pharmaciens dont le trafic dans leur magasin est « garanti ». Il faut aller chercher un client sur-sollicité, même en offre alimentaire. Cela nécessite une adaptation « culturelle » de la profession, mais ces nouveaux commerces « augmentés » émergent, et c’est une bonne chose pour toute une nouvelle génération digitale native de petits commerçants. Les Américains appellent cela le « small business » et lui dédient une journée nationale un mois avant Noël, tant il est reconnu comme acteur social essentiel dans ce pays. Il n’est pas péjoratif de parler aussi en France de « petit commerce », celui de proximité, cet acteur social incontournable de la vie de nos quartiers et de nos centre-ville. Un « petit commerce » qui avait malheureusement tendance à disparaître sous les coups de la grande distribution, depuis 40 ans, et maintenant, de la vente en ligne avec de nouveaux géants dévastateurs du web. Paradoxalement, la période que l’on aborde redevient une formidable opportunité pour ce commerce « de quartier » et de magasin de « convenance » basé sur le service et l’accueil du client, et surtout la proximité. Car l’innovation technologique et servicielle est beaucoup plus « accessible » et moins concurrentielle que beaucoup de chefs d’entreprise « commerçants » ne le pensent. Et cela est pourvoyeur d’emplois de services et de proximité. De quoi parle-t-on lorsque l’on parle d’innovation pour le commerce ? De choses 48 J.-M. Megnin - L’innovation technologique dédiée à l’usage et aux services fera renaître le « petit commerce » simples, mais que le commerçant à toujours jugées secondaires ou concurrentes à son magasin : avoir son site internet y compris de vente ou de réservation en ligne pour livraison service avant et après vente, relais de livraison, liste de courses dématérialisée, paiement des pe- Seuls 33 % des commerces français disposent de leur propre site internet. 67 % passent donc à côté des Français quand ceux-ci cherchent un produit, un magasin, une marque, etc. Pas de site, pas de référencement Google… tites sommes par téléphone, automatisation de certaines ventes en libre-service, comme les pharmaciens par exemple, pour offrir un service 7/7j et 24/24h même si le magasin est fermé, vitrines virtuelles pour l’extension d’assortiment… Mais, il y a urgence à aider ces commerçants à se développer, afin que ce retour au commerce de proximité ne soit pas récupéré par les « grandes enseignes », leaders conscientes de cette nouvelle donne. Car, vous n’êtes pas sans constater que 1. Source Forrester. 2. Source Ifop. 3. Source ShopperMind. les Carrefour et autre U reviennent en force dans nos villes, après avoir privilégié la périphérie. Un exemple simple : seuls 33 %1 des commerces français disposent de leur propre site internet. 67 % passent donc à côté des Français quand ceux-ci cherchent un produit, un magasin, une marque, etc. Pas de site, pas de référencement Google… Alors que l’on sait que 80 %2 en moyenne des recherches commencent en ligne. Parce que maintenant les clients veulent «trouver », avant même de se déplacer ou de prendre une décision. Simple non ? Pour 42 %3 des Français, la livraison à domicile pour les produits alimentaires est un avantage déterminant dans leur choix, même si le produit est plus cher… Pourquoi une opportunité aussi pour les clients ? L’obsession actuelle des « habitants de ce monde », et donc de tout un chacun, est « d’optimiser son temps » (ce qui signifie aussi ne plus le perdre). Et les foyers français, comme partout ailleurs dans le monde, com- la revue socialiste 62 le dossier mencent à fonctionner en mode binaire 70/30 pour leurs achats : en gros, ils privilégient le web avec ses services de « drive » ou de livraison à domicile, pour tout ce qui est contraignant dans leurs « commissions » sur le web, y compris pour l’alimentaire… Pour 73 % des Françaises (sources IFOP), « faire ses courses est une contraintes ». Donc, les achats courants deviennent « mécanisables » pour se faciliter la vie. Par contre, sur les 30 % restant, les produits impliquants, les imprévus, les produits frais - très difficiles à vendre en ligne -, les ruptures de stocks au foyer… le temps de « retourner à l’hyper » est fini. Privilégions le commerce de ma ville. Chaque société à la forme de commerce qui lui correspond. La crise est aussi synonyme d’opportunité : il faut aider les commerces à s’adapter à la société et à cette nouvelle forme d’organisation faite de « petits commerçants ». Car, plus qu’une simple révolution de « moyens » technologiques, l’innovation débridée liée à la numérisation de notre monde est une révolution sociétale qui, contrai- L’innovation débridée liée à la numérisation de notre monde est une révolution sociétale qui, contrairement à ce que l’on pouvait penser, au premier abord, remet l’humain au cœur de tout, qui lui redonne de la liberté, de la transparence et du pouvoir… rement à ce que l’on pouvait penser, au premier abord, remet l’humain au cœur de tout, qui lui redonne de la liberté, de la transparence et du pouvoir… Aux « nouveaux commerçants » d’en profiter, car c’est une réelle attente des Français : être considéré et respecté, cela n’a pas de prix pour eux et les innovations sont utiles pour les aider dans le Graal « optimiser mon temps et mon argent ! » VIENT DE PARAITRE aux éditions de L’OURS Alain Bergounioux (dir) Léon Blum notre contemporain éon Blum (1871-1950) a incarné un âge du socialisme en France. Pendant trente années, du congrès de Tours, en 1920, jusqu’à sa mort, en 1950, il a joué le premier rôle dans le Parti socialiste et a été un acteur majeur de la vie politique. Son privilège, en quelque sorte, a été d’être un « passeur » entre les premiers temps du mouvement socialiste, celui des idées et de la confiance dans les progrès de l’histoire – le moment de Jaurès – et le temps des responsabilités au pouvoir, dans un mouvement profondément bouleversé par le choc de la Première Guerre mondiale, durablement déchiré, avec la naissance et l’affirmation du communisme et qui a dû affronter des crises majeures. Léon Blum s’y est engagé pleinement, au point d’y risquer sa vie, à plusieurs reprises, toujours fidèle à ses valeurs – car, pour lui, il n’y avait pas d’action politique possible coupée des valeurs – et, en tentant, de trouver la voie de l’intérêt général, celle qui sauvegardait l’idée socialiste bien sûr, mais surtout, celle qui veillait à la dignité de l’homme, quitte, alors, à tout y sacrifier. C’est ce combat que cet ouvrage, à travers plusieurs facettes de sa pensée et de son action, essaye de rendre et de faire partager. Léon Blum, pour cela, restera toujours notre contemporain. L 232 pages - format 14,5 x 19 cm - prix public 16 € ISBN : 978-2-911518-03-4 - décembre 2015 Avec les contributions de : Christine Bard, Joëlle Boyer-Ben Kemoun, Alain Bergounioux, Serge Berstein, Philippe Boukara, Pierre-Henri Bourrelier, Catherine Collomp, Jean-Louis Crémieux-Brilhac,Vincent Duclert, Romain Ducoulombier, Patrick Éveno,Vincent Le Grand, Christine Lévisse-Touzé, Dominique Missika, Camille Montacié, Philippe Oulmond, Jean-Pierre Rioux, Jean-Michel Rosenfeld. Bon de commande à retourner à l’OURS (l’Office universitaire de recherche socialiste) 12 CITÉ MALESHERBES 75009 PARIS Nom, Prénom : ………………………………………………………………………………………………… Adresse : ………………………………………………………………………………………………………… Code postal : …………………… Ville : ……………………………………………………………………… Email : ………………………… Commande … exemplaire(s) de l’ouvrage Léon Blum, notre contemporain, et verse la somme de : …… x 16 € ( ajouter 2 € de forfait de frais de port) = ………………… Chèque à l’ordre de l’OURS Facture sur demande tel : 01 45 55 08 60 http://www.lours.org - [email protected] la revue socialiste 62 le dossier Gabrielle SirY Secrétaire nationale à l’Economie du Parti socialiste. D Quelles politiques publiques possibles face aux impacts sur l’emploi de la numérisation de l’économie ? aniel Cohen, directeur du département d’économie à l’ENS, s’exprimait ainsi à propos de l’impact de la numérisation1 sur l’emploi, le 13 septembre 2015 : « La croissance a changé de niveau - elle est plus faible -, mais surtout de nature. Avant, elle résultait du fait que technologies et travail humain étaient complémentaires, et assemblés dans une grande communauté de production qui faisait reculer les inégalités. Aujourd’hui, un grand nombre de travailleurs sont laissés au bord du chemin, du fait de la numérisation. Il s’agit de ceux qui se situent au milieu de la hiérarchie sociale. Le tertiaire est désormais menacé d’une formidable rationalisation, comme la sidérurgie des années 1980, avec la disparition des emplois intermédiaires, ceux qui peuvent être remplacés par des logiciels. Ces emplois sont occupés par la classe moyenne. »2 Dans ce contexte, l’enjeu pour la gauche est de produire des bouleversements technologiques auxquels nous sommes confrontés, des opportunités pour poursuivre la bataille séculaire de l’émancipation, à la fois au travail contre le spectre de l’aliénation, et en dehors, grâce à la baisse progressive du temps de travail qui doit permettre l’épanouissement dans des activités non marchandes, et non consommatrices de ressources. De nombreuses réflexions ont lieu à gauche, à l’heure actuelle, sur ces sujets, 1. La numérisation se définit comme la conversion d’informations d’un support en des données numériques qui pourront être traitées informatiquement. 2. « Il faut repenser la manière dont la société protège les travailleurs », Daniel Cohen, La Croix, 13 septembre 2015. 52 Gabrielle Siry - Quelles politiques publiques possibles face aux impacts sur l’emploi de la numérisation de l’économie ? aussi bien au sein du Parti socialiste, dans le cadre de l’élaboration des « Cahiers de la présidentielle »3, qu’au sein de groupes de réflexion comme « l’Avenir n’attend pas », dirigé par Juliette Méadel, qui vient de publier une note intitulée Dix propositions pour faire de l’économie numérique un outil d’émancipation individuelle et collective et qui aborde ces thématiques. Si l’automatisation détruit des emplois dans tous les secteurs depuis des décen- Si l’automatisation détruit des emplois dans tous les secteurs depuis des décennies, la numérisation accélère ce phénomène. nies, la numérisation accélère ce phénomène. En effet, la numérisation permet, d’une part, de démultiplier les potentialités de l’automatisation grâce à la mise au point de programmes permettant l’individualisation de la production. Ainsi, les machines-outils à commande numérique, puis les imprimantes 3D se conçoivent comme la jonction de l’automatisation la machine fabrique le produit - et de la numérisation - un programme dirige la machine et permet la fabrication de bout en bout de plusieurs articles différents par une seule machine. De même, la robotisation et, plus largement, le développement de l’intelligence artificielle, sont permis par les avancées de la technologie numérique. D’autre part, la technologie numérique permet également de faciliter la mise en relation entre deux personnes et, notamment, entre particuliers pour l’exécution d’une tâche bien précise, l’achat d’un bien ou la fourniture d’un service - phénomène désigné par le terme « d’uberisation », en référence à l’application Uber de mise en relation de passagers et chauffeurs ou de « plate-formisation », en référence au développement des plateformes de mise en relation sur internet. Cette relation directe permet la concurrence d’amateurs face aux acteurs professionnels - les hôtes inscrits sur AirBnB concurrencent les hôteliers professionnels -, et tend également à supprimer les intermédiaires et les emplois qui y sont liés. Les agences de voyage doivent faire face à la concurrence accrue des services offerts en ligne. D’autres emplois doivent faire face à la 3. Les « Cahiers de la présidentielle » se conçoivent comme une série de travaux thématiques de réflexion, en vue de la présidentielle de 2017. Le premier cahier de la présidentielle s’intitule « Travailler, entreprendre, s’accomplir ». la revue socialiste 62 le dossier pression accrue des nouvelles technologies, comme les guichetiers, les caissiers. Il en va ainsi du secteur de la logistique Amazon a déjà mis en place des milliers de robots dans ses entrepôts automatisés aux Etats-Unis4. Tous les secteurs d’activité ne sont pas touchés dans la même mesure, ni menacés par les mêmes développements liés à la numérisation, à savoir « l’uberisation », la robotisation - comme poursuite de l’automatisation - et le développement de l’intelligence artificielle. Une étude de Vincent Champain pour l’Observatoire du Long terme5 met en lumière le fait que les plateformes comme Uber bouleversent la fonction « d’interaction », c’est-à-dire la mise en relation, alors que la « production » - le fait de conduire une voiture si l’on prend l’exemple d’Uber -, est peu concernée par ce mouvement de « plateformisation », mais l’est plus par la robotisation. Selon V. Champain, la réduction du coût de la première activité permet même une hausse de la demande de la seconde, si bien que des créations d’em- plois apparaissent pour celle-ci. Quant à la fonction de « conception », c’est l’intelligence artificielle qui fait peser la plus grande menace sur les emplois relevant majoritairement de cette fonction6. Tous les secteurs d’activité ne sont pas touchés dans la même mesure, ni menacés par les mêmes développements liés à la numérisation, à savoir « l’uberisation », la robotisation comme poursuite de l’automatisation - et le développement de l’intelligence artificielle. Au total, le modèle développé par l’Observatoire du Long terme sur le « poids réel de l’uberisation »7 estime à 14 % l’emploi « uberisable », c’est-à-dire l’emploi tenant aux fonctions « d’interaction » susceptibles de remplacement par la technologie. Toutefois, en prenant en compte non pas strictement cette catégorie d’emplois « uberisables », telle que précédemment définie, mais toutes les autres transfor- 4. http://www.latribune.fr/technos-medias/20140523trib000831560/amazon-veut-faire-travailler-10.000-robots-dans-sesentrepots.html « Quel est le réel risque d'uberisation pour l'économie ? Estimation à partir de données fines sur l'emploi en France. », 5. http://longterme.blogspot.fr/2015/10/quel-est-le-reel-poids-de-luberisation.html 6. Ibid 7. http://longterme.blogspot.fr/2015/10/quel-est-le-reel-poids-de-luberisation.html 54 Gabrielle Siry - Quelles politiques publiques possibles face aux impacts sur l’emploi de la numérisation de l’économie ? mations liées à la numérisation - poursuite de l’automatisation, robotisation, intelligence artificielle -, des études développées par Frey & Osbourne de 2013, de l’université d’Oxford8, font état de prévisions en matière de numérisation des emplois autour de 40 % : comme l’Institut Bruegel9, le cabinet anglais Nesta10, ainsi que le cabinet Roland Berger (France)11. La formation professionnelle est ainsi un secteur essentiel, du fait de la nécessité d’accompagner les travailleurs dont les emplois sont affectés par la numérisa- La formation professionnelle est un secteur essentiel, du fait de la nécessité d’accompagner les travailleurs dont les emplois sont affectés par la numérisation. tion. Dans ce contexte, il est essentiel de concentrer la formation professionnelle sur les chômeurs et d’attacher les droits à la formation à l’individu, et non pas à l’emploi, dans un contexte où un par- cours professionnel s’entendra de plus en plus comme l’alternance de périodes de formation et de travail. Le compte personnel d’activité est donc une réforme majeure dans ce sens : le marché de l’emploi évolue vers des carrières sans doute plus discontinues, comprenant des périodes de transition professionnelle qui doivent être facilitées par la formation. Au sein de l’entreprise, les efforts de formation et de mise à niveau sur les nouvelles compétences-clés de l’économie numérique devraient être encouragés, concrètement, en se traduisant dans l’évolution salariale - par des primes, par exemple - et le déroulement de carrière (avancement). En outre, une réflexion autour du partage du travail se justifie aujourd’hui par plusieurs éléments. D’une part, l’automatisation accélérée par la numérisation entraîne une baisse des besoins en emploi dans de nombreux domaines d’activité. On constate, d’autre part, que la part du capital intangible - éducation, formation, santé, recherche et développement, etc. - 8. Frey C. B. et Osborne M. A. (2013), « The future of employment : How susceptible are jobs to computerization ? », Oxford Martin Working Paper, septembre. 9. Jeremy Bowles, The computerisation of European jobs, Bruegel Institute, July 24, 2014. 10. Creativity versus Robots, The creative economy and the future of employment, Nesta, april 2015. 11. Les classes moyennes face à la transformation digitale. Comment anticiper ? Comment accompagner ? Roland Berger, 2014. la revue socialiste 62 le dossier est aujourd’hui le principal facteur de croissance, capital auquel la création et l’échange de savoirs rendus possibles par le numérique contribuent fortement et qui se développe en partie en dehors des heures de travail rémunérées (le « travail cognitif »). Cette tendance est renforcée par le « travail du consommateur », c’est-à-dire la production de données et d’informations par les consommateurs de services numériques sur lesquels sont fondés les modèles de profit des grands oligopoles d’internet12, si bien que de nombreux observateurs s’interrogent, aujourd’hui, sur la façon de prendre en compte cette forme de travail non-rémunéré créatrice de valeur (notion de digital labor13). C’est dans ce contexte que se comprennent les débats autour du revenu d’existence, justifié en partie pour ses promoteurs par ces contributions non-rémunérées, afin de trouver un système permettant d’avoir un revenu en complément des revenus du travail et de se former pour enchaîner les carrières. Les difficultés liées au revenu d’existence, à court terme - effet d’aubaine pour les employeurs conduisant à un affaiblissement des rémunérations et difficultés liées à la validation des activités « contributives », justifiant la Le Compte personnel d’activité (CPA) constitue un outil précieux : s’il intégrait le compte épargnetemps et le droit à la formation, il pourrait permettre un choix entre réduction de la durée hebdomadaire de travail et périodes de congés ou de formation prolongées, dans une logique de baisse du temps de travail sur l’ensemble de la carrière. mise en place d’un tel revenu, notamment -, conduisent plutôt pour le moment à faire de la réduction du temps de travail le projet de péréquation des gains de pro- 12. Voir Carlo Versellone, « Quelle place pour le Travail », L’Economie politique, n°67, juillet 2015. 13. « Ce travail invisible, mais qui se manifeste au travers de nos traces numériques, constitue le noyau autour duquel s’est articulée, dès le début dès années 2010, la notion de digital labor. Son émergence formule une critique de la patrimonialisation des contenus générés par les utilisateurs, de l’embrigadement marchand de l’effervescence des commons qui finit par nourrir les profits des industriels. En même temps, elle passe par une dénonciation de la précarité croissante des producteurs de contenus, face à cette marchandisation de leurs contributions. Quel type de pression salariale s’exerce-t-il dans les secteurs les plus divers (journalisme, industries culturelles, transports, etc.) par la création d’une armée de réserve de travailleurs qui s’ignorent, convaincus d’être plutôt des consommateurs, voire des bénéficiaires de services gratuits en ligne ? », Antonio Casilli. Digital Labor : travail, technologies et conflictualités. Qu'est-ce que le digital labor ? , Editions de l'INA, pp. 10-42, 2015, 978-2-86938-2299. 56 Gabrielle Siry - Quelles politiques publiques possibles face aux impacts sur l’emploi de la numérisation de l’économie ? ductivité - qui sont le résultat d’une œuvre collective - sur l’ensemble de la société. Le Compte personnel d’activité (CPA) constitue un outil précieux, à cet égard : s’il intégrait le compte épargne-temps et le droit à la formation, il pourrait permettre un choix entre réduction de la durée hebdomadaire de travail et périodes de congés ou de formation prolongées, dans une logique de baisse du temps de travail sur l’ensemble de la carrière. Afin d’encourager les entreprises à négocier une diminution du temps de travail, la proposition dite « Godino-Rocard », qui avançait l’idée d’un « bonus-malus » sur les cotisations sociales des entreprises, en fonction du temps de travail de leurs employés, pourrait être de nouveau étudiée aujourd’hui. Il ne s’agirait en aucun cas de rouvrir le débat de la durée légale du travail, mais seulement de permettre aux entreprises qui le souhaitent et qui en ont les moyens - essentiellement les grandes entreprises - de pouvoir bénéficier d’incitations en termes de baisse du temps de travail. En outre, dans un contexte où la numérisation fait peser des menaces sur l’em- ploi et où il convient d’encourager le développement des compétences des travailleurs, la reconnaissance dans l’entreprise des activités personnelles des employés, en encourageant un moment possible d’expression à cet égard, par exemple lors des entretiens annuels, serait une piste à explorer. Cette reconnaissance serait de nature, d’une part, à permettre des synergies éventuelles entre activités professionnelles et personnelles, l’entreprise pouvant bénéficier de connaissances d’un salarié liées, par exemple, à un engagement associatif ou à des études. D’autre part, elle contribuerait à améliorer la prise en compte des individualités des agents dont l’absence peut peser lourdement sur le bien-être au travail, sur la motivation des salariés, et donc sur les performances économiques. Le compte personnel d’activité, conçu comme un curriculum-vitae amélioré, pourrait faire figurer ces engagements dans le parcours de vie des individus, ce qui permettrait, notamment, que les périodes d’inactivité professionnelle ne soient pas nécessairement considérées comme des handicaps. la revue socialiste 62 le dossier Fabien VERDIER Economiste, Secrétaire national du Parti socialiste, Responsable du pôle « Production et Répartition des richesses ». N L'innovation au cœur ous avons fait, au sein du Parti socialiste et du Pôle « Production et Répartition des richesses », le choix de mettre l'accent sur l'innovation, sous toutes ses formes. Car le vrai déficit de la France se situe au niveau de l’innovation. L’innovation doit être effective à tous les niveaux. L’objectif est d’innover à tous les étages, dans les grandes organisations comme dans les petites, dans les entreprises comme au sein de la puissance publique (Etat, territoriale, hôpitaux, opérateurs publics), et en permanence. Une société qui innove est une société qui se projette dans un bel avenir. Le Parti socialiste doit promouvoir cette ambition. Après le Pacte productif, nous devons nouer un pacte d'innovation, au sein de la société française. PORTER L’AMBITION DE L’INNOVATION Nous faisons le choix du parti pris de l'innovation. L’innovation est un thème porteur et fédérateur, puisqu’il renvoie à l’idée de progrès. Nous devons être le Parti du progrès, face au parti des peurs et des rancœurs (« Les Républicains »). Nous devons être le Parti qui promeut, qui innove, qui va de l’avant, face au parti du conservatisme, sous toutes ses formes. Nous devons être le Parti du mouvement, des idées, de l’action, de l’ambition, face au parti du passé. L’innovation permet également de sortir de la Le parti pris de l’innovation nous permet de regarder vers l’avenir. Car la croissance (structurelle) découle principalement dans les économies modernes du progrès technique, donc des innovations à l'œuvre. seule logique de compétitivité coût - ou compétitivité prix, l'un et l'autre sont liés en réalité -, où la France aura des difficultés, et dont les conséquences sur la demande agrégée se fera sentir sur le long terme. Le parti pris de l’innovation nous permet de regarder vers l’avenir. Car la 58 Fabien Verdier - L'innovation au cœur croissance (structurelle) découle principalement dans les économies modernes du progrès technique, donc des innovations à l'œuvre. Il suffit simplement d’observer des groupes français comme Air Liquide, qui mettent principalement l’accent sur l’innovation continue - pour anticiper les défis, renouveler sans cesse son activité, dans un écosystème ouvert, etc.. Selon son directeur de la Recherche & Développement, « nous sommes convaincus que l’intelligence collective et la diversité des regards sont clés pour imaginer les produits et services de demain. Voilà pourquoi l’innovation ouverte irrigue notre démarche depuis de nombreuses années. » Et cela se vérifie également pour les startups qui, peu de temps après leur création, déposent un brevet en France, et s’emploient immédiatement à l’étendre au niveau international. Nos startups rappellent que l'extension du brevet dans plus de 100 pays dans le monde leur coûtent environ 200 000 €. Le maintien du brevet est tout aussi important pour l'avenir. Déposer des brevets, les étendre, les maintenir est un point clef, essentiel, crucial pour le déploiement de notre innovation. L’innovation fournit également un avantage substantiel : réconcilier la production et la répartition de richesses. Car, ce qui fait fondamentalement défaut à notre pays, actuellement - et ce, depuis de nombreuses années -, c’est le déficit de progrès, donc de croissance, donc de capacité de redistribution. Cette capacité de distribution est à la fois publique et privée : publique, car l’Etat ou la Sécurité sociale a moins de marges de manœuvre pour redistribuer ; privée, car l’activité crée l’activité. La création d’une entreprise à forte croissance passe par des réseaux de sous-traitance et de besoins en termes de fournisseurs. Lorsqu’une dynamique territoriale et sectorielle - sous forme de cluster ou de grappe d'entreprises d'innovation se met en place, c’est toute l’économie locale et territoriale qui en bénéficie. L’innovation présente également comme atout de mettre en mouvement l’ensemble de la société : le monde rural/le monde urbain ; les villes centres/les périphéries ou les quartiers ; les jeunes/les seniors… Partout, nous pouvons innover ; partout, nous avons la possibilité de créer, déposer un brevet ou une marque et démarrer une activité économique, la revue socialiste 62 le dossier notamment à l'aune de la révolution numérique, des imprimantes en 3D (ou fabrication additive). A chaque fois, nous sommes à l’opposé de la rente improductive, et, en conséquence, dans une dynamique de progrès. Comme le rappelle Joseph Schumpeter, le moteur du système, c’est l’innovation et le progrès technique. Il distingue cinq formes d’innovation : - l'innovation de produits ; - l'innovation de procédés ; - l'innovation de modes de production ; - l'innovation de débouchés ; - l'innovation de matières premières. C’est grâce à un « entrepreneur innovateur » - de la startup à l’ETI, entreprise de taille intermédiaire, c'est-à-dire de plus de 250 salariés et de moins de 5 000 salariés que la dynamique économique est à l’œuvre. Et ce, aussi bien sur le plan quantitatif - avec l’augmentation du niveau de production - que sur le plan qualitatif. L’entrepreneur et l’innovateur sont donc les acteurs fondamentaux de l’avenir, du progrès et de la croissance. Ils aiment le risque et vont de l’avant. C’est l’opposé de l’économie de rente improductive. L’innovation et l’entrepreneur sont les maîtres- mots d’une société de progrès, d’une société qui regarde l’avenir avec optimisme. Dans nos sociétés européennes vieillissantes - plus de 150 millions de seniors en Europe -, nous devons être en mesure de recréer les conditions de l’innovation. La production et la répartition de richesses sont des processus permanents de création, de destruction et de restructuration des activités économiques. En effet, « le nouveau ne sort pas de l’ancien, mais à côté de l’ancien, lui fait concurrence jusqu’à le nuire » (Joseph Schumpeter). Nous devons bien positionner notre pays vers cette économie de la connaissance, de l’innovation et de l’ambition. Il n’est pas acceptable qu’actuellement les plus Il n’est pas acceptable qu’actuellement les plus grandes entreprises innovantes mondiales (Google, Amazon, Facebook, etc.) n’émergent pas sur notre continent et en France. grandes entreprises innovantes mondiales (Google, Amazon, Facebook, etc.) n’émergent pas sur notre continent et en France. Comme l'indique France Digitale à propos de Google, « c'est l'arbre qui fait 60 Fabien Verdier - L'innovation au cœur la forêt ». Nous avons besoin d'un leader et d'un très grand nombre d'entrepreneurs pour favoriser l'émergence d'un écosystème, structurer un réseau d'entreprises, avoir des indépendants - graphistes, développeurs, etc. - en grand nombre. Cela permet ainsi de susciter et Les nouvelles technologies, les biotechnologies, les nanotechnologies, la Silver économie, la fabrication additive… sont autant de secteurs ou de champs sur lesquels nous devons trouver les voies et moyens pour créer, innover, déposer des brevets, œuvrer au processus de normalisation international. de créer les conditions de l'innovation. Les facteurs-clefs de succès (FCS) sont multiples pour parvenir à innover à tous les étages : présence et fort accompagnement des capitaux risqueurs (et des Business angels), clusters et dynamique d’innovation à l’œuvre partout dans nos territoires, en fonction de nos avantages comparatifs - exemple de la Silicon valley ou de la région de Boston -, culture d’innover et d’entreprendre - c’est peutêtre ce point qui fait le plus cruellement défaut en France. Les nouvelles techno- logies, les biotechnologies, les nanotechnologies, la Silver économie, la fabrication additive… sont autant de secteurs ou de champs sur lesquels nous devons trouver les voies et moyens pour créer, innover, déposer des brevets, œuvrer au processus de normalisation international. Nous devons créer un rapport à l’avenir. Nous sommes le Parti du progrès - donc de l’innovation. Nous sommes le Parti des perspectives. Notre enjeu est, par conséquent, de détecter ces acteurs émergents, de les rencontrer et de travailler avec eux (Criteo, Wecook, WizEat). Nous devons nous positionner dans le cadre d’une réflexion et d'une réflexion portée sur l’avenir, matérialisée par ce processus d'innovation. Après le Pacte productif, nous devons promouvoir le Pacte d'innovation au sein de la société française. L'innovation à tous les niveaux et sous toutes ses formes est notre seule planche de salut. L'économie du XXIe siècle passe par l'innovation. Nous devons faire le choix résolu d'une économie de haut de gamme, qui découle du processus continue d'innovation. Nous disposons de tous les atouts : scientifiques, culturels, en termes de biens publics - nous y reviendrons la revue socialiste 62 le dossier avec la fertilisation croisée et le mix sciences/humanités. La France n'est pas économiquement destinée à devenir un pays de milieu de gamme, mais à embraser la révolution de l'immatériel en cours pour créer les conditions d'une réussite économique à long terme. Nous devons construire la France de demain et d'après-demain. Innover, c'est d'abord se débarrasser systématiquement du poids du passé. C'est le dessein que nous devons nous fixer collectivement. VERS UNE ALLIANCE DES PRODUCTEURS ET DES INNOVATEURS Au-delà, nous devons porter une Alliance des producteurs et des innovateurs, c'est-à-dire relier le Pacte productif mis en place depuis 2012 au Pacte d'innovation à mettre en œuvre. Nous devons, pour ce faire, instaurer un dialogue de l'innovation dans les 1 900 bassins de vie français. Le pilotage économique doit se faire au plus près de nos territoires. Le bassin de vie, tel que définit par l'INSEE, est le niveau idoine. L'alliance des producteurs et des innovateurs se veut structurante pour l'avenir. En un mot, la France de demain se construit notam- ment avec les ETI, les PME en croissance et les jeunes entreprises dynamiques. Nous devons instaurer un dialogue de l'innovation dans les 1 900 bassins de vie français. Le pilotage économique doit se faire au plus près de nos territoires. Le bassin de vie, tel que définit par l'INSEE, est le niveau idoine. Nous devons ouvrir une nouvelle ère, avec l'ère des bâtisseurs. L'enjeu est de valoriser ceux qui bâtissent à long terme. Ceux qui créent la France industrielle et innovante de demain. Nous devons accompagner, promouvoir, encourager. La puissance publique a ce rôle. Et ce, quel que soit son niveau : Communauté d'agglomération, Région, agence de développement économique, BPI, pôles de compétitivité, clusters, clubs d'entreprises, Etat stratège… Les entrepreneurs, les entreprises se sentent parfois isolés. Ils ont besoin d'accompagnement ou d'entrer dans un écosystème. Les PME en croissance ont plus que jamais besoin d'une forme de « Mc Kinsey 62 Fabien Verdier - L'innovation au cœur public »1. Peu importe qui mène ce travail d’accompagnement, de coaching, de définition stratégique. L'essentiel est qu'il soit réalisé. Car, nos entreprises ont des besoins de financement - en fonds propre -, d'un soutien en matière de design, de redéfinition d'un business plan, de soutiens juridiques, de conseils en matière de diversification, ou tout simplement et plus fortement d'intégrer un écosystème - pour échanger, susciter des coopérations, favoriser de nouvelles innovations, etc. Les clusters, grappes d'entreprises, incubateurs - s'ils sont bien formés - sont sources d'économie d'échelle externe - la plus grande économie d'échelle du XXIe siècle. Autrement dit, dans l'économie réticulaire moderne : 5 + 3 est largement supérieur à 8. Un écosystème formé de 8 entreprises qui interagissent entre elles - en vaut certainement 12, 15 ou 20. Le collectif, le partage et l'échange génèrent l'économie d'aujourd'hui et de demain. Les ETI (entreprises de taille intermédiaire, plus de 250 salariés et moins de 5 000 salariés) doivent être nos cibles de croissance pour nos entreprises. Leur capacité à être leader européen ou mondial sur une niche innovante et un segment d'activités est clef pour notre avenir. Trois types d'actions doivent être mises en œuvre en faveur des ETI : - un nombre insuffisant : il y a environ 4 600 ETI en France - contre 16 000 en Allemagne, clef du Mittelstand allemand ; - une croissance insuffisante : seules 400 entreprises en France ont plus de 1 000 salariés. Il faut œuvrer en faveur du "CAC 400". Nos entreprises d'avenir se situent à ce niveau. Nous devons promouvoir des ETI positionnées sur des niches, à haute valeur ajoutée corollaire de la montée en gamme -, et leader européen, voire mondial sur leur segment de marché. C'est la clef d'un positionnement durable. Les innovations qu'elles sont susceptibles de développer sont majeures ; - un accompagnement insuffisant : nous devons davantage accompagner nos pépites, nos PME en croissance - susceptibles de devenir des ETI -, nos ETI. Il est essentiel de développer notre rôle de « Mc Knisey public » du développement économique et de l'innovation. 1. Le cabinet McKinsey conseille les directions générales de grandes entreprises françaises et internationales, ainsi que celles d’institutions publiques et d’organisations à but non lucratif. la revue socialiste 62 le dossier RELIER LES ACTEURS ÉCONOMIQUES, CRÉER DES ÉCOSYSTÈMES ET DÉCLOISONNER LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE AU SERVICE DE L'INTÉRÊT GÉNÉRAL ET DE L'INNOVATION historique, grecque et latine, de l’autre. Nos cours de culture générale associés à notre volonté d’entreprendre au service de l’intérêt général, renvoient à ce principe de croisement des regards. Nous devons favoriser les écosystèmes dans l'ensemble de nos territoires, piliers du processus d'innovation. Cela passe par le besoin de relier les acteurs économiques entre eux. Il s'agit de rompre leur isolement. De la même façon que l'individu est isolé dans sa recherche d'emploi, de logement, l'entreprise subit cet isolement, cet éloignement, ce déficit de notoriété. Relier les acteurs permet de solutionner cette difficulté, de créer plus facilement et d'innover plus aisément. Dans son livre sur Les innovateurs, Walter Isaacson rappelle que c’est en croisant les humanités et les sciences que nous parvenons à créer, à innover, et donc à penser l’avenir. Notre pays a tous les atouts dans ce domaine. Nos écoles normales supérieures, nos instituts d’études politiques se sont toujours fait forts de mélanger les approches, d'enseigner la culture générale, de toiser les regards. La culture et l’histoire française sont remplies d’humanités. Elles mêlent sciences et techniques, d’un côté ; culture Il nous faut désormais renforcer le décloisonnement dans la vie professionnelle, dans les parcours divers et variés (public/privé…), dans la vie de chacun. Cela renvoie à l'idée de « classes créatives » développée par Richard Florida (The rise of the Creativ Class, 2002). Ces classes regroupent des ingénieurs, des chercheurs, des managers, des artistes, des formateurs, des juristes. Il nous faut croiser ces approches pour consolider nos innovations et notre croissance de demain. L’histoire de la révolution en marche est celle de ce croisement. Nous devons y prendre notre part, toute notre part. Car les révolutions - industrielles qui plus est - conditionnent l’avenir du monde. C’est aussi lorsque la Grande-Bretagne entame sa première révolution industrielle qu’elle oriente le monde. C’est après la Première Guerre mondiale, dans une Europe décimée par les guerres, que les Etats-Unis entament - avec le Fordisme, puis le Taylorisme - leur moment d’hégémonie. 64 Fabien Verdier - L'innovation au cœur « Qui veut la paix, prépare la guerre » dit l’adage. Qui veut faire/dessiner/construire l’avenir, prépare les innovations de demain. Avec l’intelligence artificielle, la révolution de l’imprimante en 3D2 - nous avons déjà pris du retard dans ces domaines, nous devons promouvoir une alliance nationale -, l’ouverture des données publiques - sources d'externalités positives majeures -, la numérisation de l’ensemble de l’économie, nous avons là quelques ingrédients du monde de demain. La France doit y prendre toute sa part, sous peine de subir un déclassement profond et irréversible. L’histoire de l’ère numérique est celle de la créativité. C’est notre capacité à rassembler des éléments, à confronter des idées, qui fait sens et qui crée l’avenir, notre avenir. « C’est la technologie mariée aux sciences humaines, mariée aux humanités qui fait chanter notre cœur », selon Walter Isaacson. L’histoire de cette évolution en cours résulte de ce mariage entre les passions et la science, créant et répondant à de nouveaux besoins. Toujours selon Walter Isaacson, « Le scientifique, romancier et haut fonction2. Ou « fabrication additive ». naire britannique C. P. Snow avait raison quand il soulignait le besoin de respecter en même temps « les deux cultures » - les sciences et les humanités. Mais la manière dont elles se croisent est plus importante aujourd’hui. Ceux qui ont contribué à guider la révolution technologique étaient des gens qui pouvaient combiner les sciences et les humanités. » C'est la France d'hier, remplie d'humanités, de culture, d'un côté, et d'ingénieurs, de techniques, de sciences, de l'autre. Et espérons-le, c'est la France de demain. Nous devons promouvoir cette approche pour établir la France de demain, innovante, composée de ces écosystèmes et de cette fertilisation croisée, si essentielle à notre avenir. CONCLUSION L’économie du XXIe siècle est celle de l’intelligence collective. C’est-à-dire celle de l’économie partagée, des compétences croisées, diverses, plurielles. C’est une économie qui renforce nos valeurs, celles du socialisme. Où se mêlent les enjeux de progrès, de partage, de collaboration, de travail ensemble, en commun. Le socia- la revue socialiste 62 le dossier lisme porte ce dessein et cette ambition. L'économie du XXIe siècle sera matérialisée par l'ère du décloisonnement, l'ère des écosystèmes… Ce sont des dynamiques progressistes. Ce sont des politiques de gauche. Car, c'est par le regroupement des acteurs que nous serons forts. Le collectif plus que l'individu. Le regroupement plus que l'individualisme. La force collective qui va, plus que le chacun pour soi. Le Parti socialiste doit promouvoir ces unions, ces traits d'union, ces renforcements. C'est la force de la gauche que de penser de manière irréversible que « seul, on va plus vite, à plusieurs, on va plus loin ». C'est par L’économie du XXIe siècle est celle de l’intelligence collective. C’est-à-dire celle de l’économie partagée, des compétences croisées, diverses, plurielles. C’est une économie qui renforce nos valeurs, celles du socialisme. le collectif France, que nous gagnerons. Nous devons, nous Parti socialiste, porter ces écosystèmes, ces regroupements, ce « coworking », cette nouvelle manière de créer, d’innover, d’interagir, car elle résonne avec nos valeurs. Car, elle est porteuse d'innovations, de progrès, d'intérêt général et d’avenir pour notre pays. ESSAIS LES DE LA FONDATION JEAN-JAURÈS PARMI NOS DERNIÈRES PARUTIONS : Léon Blum, le socialisme et la République Alain Bergounioux Que Léon Blum eut-il à affronter au sortir de la Première guerre mondiale ? Communisme, fascisme, première crise mondiale du capitalisme, premier exercice du pouvoir par le socialisme français : des enjeux qui parfois ne sont pas sans écho avec la période actuelle. 2015, année terroriste La France sous la menace Jérôme Fourquet, Alain Mergier Une année émaillée d’attentats terroristes, et une menace qui se fait chaque jour plus permanente… Comment les Français le vivent-ils ? Et en particulier, combien de temps les cadres, encore rempart au FN, résisteront-ils ? Pour une République singulariste Marie-Arlette Charlotte, Guillaume Macher Préface de François de Singly Le handicap, en mettant en jeu des individus considérés «par défaut», révèle notre conception de la justice. Comment apporter une reconnaissance légitime ? En pensant le collectif à partir du singulier, dans une République qui serait celle de la dignité. Pour recevoir toute l’année nos livres et nos essais par la poste ABONNEZ-VOUS pour 100 €/an Par chèque libellé à l’ordre de la Fondation Jean-Jaurès, 12 cité Malesherbes, 75009 Paris en spécifiant « Abonnement, offre spéciale militant » www.jean-jaures.org Fondation Jean Jaurès @j_jaures la revue socialiste 62 le dossier Bruno Teboul Senior Vice-président Science & Innovation du groupe Keyrus, membre de la gouvernance de la Chaire Data Scientist de l’Ecole Polytechnique et Enseignant-Chercheur à l’Université Paris-Dauphine. L De l’uberisation à l’automatisation de l’économie : analyse critique ’uberisation est un néologisme qui décrit l’irruption de nouveaux acteurs du numérique « venue de la périphérie » qui chamboulent, siphonnent, balaient les schémas de l’économie traditionnelle, en se posant comme de nouveaux intermédiaires entre les consommateurs et les prestataires de services, à travers la mise en place de plateforme numérique de désintermédiation, qui redistribue violemment « les cartes et les territoires » d’un marché1. Les acteurs de l’uberisation construisent leur domination sur une faible intensité capitalistique, avec peu d’infrastructures, une faible masse salariale, très peu de salariés et surtout des travailleurs indépendants ou des auto-entrepreneurs, des innovations continues, mais pas de modèle social. Leur valorisation financière et/ou boursière franchit des sommets jamais atteints. C’est ainsi que Uber, AirBnB, Ly, TaskRabbit, constituent les fers de lance d’un hypercapitalisme, en rupture avec les modèles capitalistiques des grands groupes faisant figures de « tigres de papier » à côté de ces « nouveaux grands prédateurs numériques ». Quelles sont les conséquences économiques de l’uberisation ? Quels liens et articulations entre uberisation et automatisation ? Pourquoi l’uberisation et l’automatisation de la société menacent-elles l’emploi et nous imposent-elles de repenser le travail ? DE L’UBERISATION À L’AUTOMATISATION DE LA SOCIÉTÉ… Ce que nous venons de décrire comme étant la première vague d’une mutation 1. Bruno Teboul, L’uberisation = économie déchirée ?, Editions Kawa, avril 2015. 68 Bruno Teboul - De l’uberisation à l’automatisation de l’économie : analyse critique plus profonde à venir, l’uberisation, va progressivement se transformer en une numérisation totale de l’économie dans « C'est l'avènement de l'automatisation qui, en quelques décennies, probablement videra les usines… » . Les propos d’Hannah Arendt retentissent avec d’autant plus de force et de véhémence, aujourd’hui, que l’automatisation a déjà produit ses effets dans de nombreux secteurs. son ensemble. Nous parlons du tsunami provoqué par la computerisation ou l’algorithmisation de l’économie entrainant l’automatisation de la société.2 « C'est l'avènement de l'automatisation qui, en quelques décennies, probablement videra les usines… »3. Les propos d’Hannah Arendt retentissent avec d’autant plus de force et de véhémence, aujourd’hui, que l’automatisation a déjà produit ses effets dans de nombreux secteurs. Le cynisme et la détermination du PDG d’Uber lui font dire qu’il passera bientôt à une nouvelle étape de son développement, en introduisant dans un premier temps, dès 2020, pas de moins de 500 000 véhicules Tesla Motors autonomes4, afin de se passer de chauffeurs humains. S’effectuera alors le passage de l’uberisation à l’automatisation totale de l’activité de la firme californienne. Plusieurs études font état d’un fort degré d’automatisation des emplois à l’horizon 2025, à commencer par les travaux de deux chercheurs d’Oxford University, Frey & Osbourne, en 20135. Toutes les études prospectives récemment publiées établissent une moyenne des risques d’automatisation des emplois autour de 40 à 50 %. C’est ce que nous indique un rapport de l’Institut Bruegel6, une analyse de la société anglaise Nesta7, tout comme celle du cabinet de conseil Roland Berger (pour la France)8 dont les prévisions sont similaires. Ou encore l’étude menée par 2. Bernard Stiegler, La Société Automatique, tome 1, L’Avenir du Travail, Fayard, mars 2015. 3. Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, Calmann-Lévy, coll. Pocket Agora, Paris, 1983, p. 35. 4. http://www.frenchweb.fr/uber-pense-deja-a-letape-dapres-avec-500-000-tesla-sans-chauffeur/201370. 5. Frey C. B. et Osborne M. A. (2013), « The future of employment: How susceptible are jobs to computerisation? », Oxford Martin Working Paper, September. 6. Jeremy Bowles, The computerisation of European jobs, Bruegel Institute, July 24, 2014. 7. Creativity versus Robots. The creative economy and the future of employment, Nesta, April 2015. 8. Les classes moyennes face à la transformation digitale. Comment anticiper ? Comment accompagner ? Roland Berger, 2014. la revue socialiste 62 le dossier la Banque d’Angleterre qui fixe à 15 millions le nombre d’emplois menacés au Royaume Unis9, et pour finir même le World Economic Forum Davos estime désormais à 5,1 millions d’emplois supprimés d’ici 202010. proches de ceux définis par Kondratieff (40 à 60 ans) que par Kitchin, Juglar ou encore Kuznets. La crise actuelle est plutôt à comparer avec la crise de 1780-1850, longue et structurelle. Certains ont pu suggérer que le ralentissement de la croissance de la productivité dans les DE LA « DISRUPTION DESTRUCTRICE » OU LE « PARADOXE SCHUMPETER-SAUVY » Le déversement d'un secteur à l'autre n'est pas immédiat, ni systématique : Jean Fourastié nuançait déjà cette théorie en soulignant, par exemple, qu'un ouvrier peinerait à se reconvertir dans l'informatique. Nous considérons comme dépassée et infondée aujourd’hui la théorie de Schumpeter, relative à la « destruction créatrice », tout comme la « théorie du déversement » d’Alfred Sauvy qui ne peuvent plus se vérifier, en ces temps d’allongement des cycles économiques, d’aggravation de la crise financière, d’accroissement constant du chômage, de démographie déclinante. Nous sommes plongés, depuis le second choc pétrolier, dans une période que l’on pourrait qualifier par l’expression Les Soixante Dix Piteuses, (en clin d’œil à Jean Fourastié et à la période qu’il qualifia de Trente Glorieuses, de 1947 à 1973). Si cycles économiques il y a, ils sont sans doute plus pays avancés pourrait s’expliquer par un épuisement de l’innovation - comme le pense notamment Robert Gordon -, ou bien par la stagnation séculaire, c’est-àdire par une insuffisance chronique de la demande globale, comme le suggère Lawrence Summers11. Le déversement d'un secteur à l'autre n'est pas immédiat, ni systématique : Jean Fourastié nuançait déjà cette théorie en soulignant, par exemple, qu'un ou- 9. http://www.bankofengland.co.uk/publications/Pages/speeches/2015/864.aspx. 10. http://www.weforum.org/press/2016/01/five-million-jobs-by-2020-the-real-challenge-of-the-fourth-industrial-revolution. 11 Lawrence Summers, « U.S. economic prospects: Secular stagnation, hysteresis, and the zero lower bound », in Business Economics, vol. 49, n° 2, 2014. 70 Bruno Teboul - De l’uberisation à l’automatisation de l’économie : analyse critique vrier peinerait à se reconvertir dans l'informatique. Wassily Leontief, prix Nobel d'économie, en 1973, disait déjà : « Dire que l'informatique et la bureautique vont créer des emplois pour ceux à qui elle en enlève aujourd'hui est aussi stupide que de dire que passer de la traction hippomobile à la voiture a créé des emplois pour les Les nouvelles générations ne peuvent pas encore occuper d’éventuels nouveaux emplois mieux qualifiés, mêmes créés sur le court terme, ou à horizon 10 ans, par exemple (2025), du fait de l’accroissement constant des cycles d’innovation et des exigences de formation aux sciences et aux technologies avancées… chevaux »12. Le chômage français a plusieurs spécificités : la forte progression du chômage de longue durée, la forte dégradation de l'emploi industriel liée à la tertiairisation de notre économie. La productivité à l’ère de la robotisation actualise le paradoxe de Solow : « you can see the computer age everywhere except in the productivity statistics » - « vous pouvez voir l'ère informatique partout, sauf dans les statistiques de la productivité » -, c’est ainsi que Solow, en 1987, fit remarquer que l'introduction massive des ordinateurs dans l'économie, contrairement aux attentes, ne s’était pas traduit par une augmentation statistique de la productivité. Cela s'explique par le décalage dans le temps entre l'investissement en connaissances et son impact, dû aux temps plus longs de formation et aux effets d'obsolescence. Nous pouvons anticiper le mouvement suivant dans les secteurs du commerce de détail et de la logistique, qui, jusqu’à présent, étaient de forts pourvoyeurs de jobs peu qualifiés et qui remplaceront manutentionnaires, caissières, employés libre-service, et autres vendeurs par la computerisation de leurs activités en cours : self-scanning, self-payment, magasins augmentés, entrepôts robotisés… Pourquoi nous faut-il dépasser et invalider la « destruction créatrice » schumpetérienne et penser la « disruption destructrice » ? 5 facteurs principaux invalident la thèse de Schumpeter complétée par la théorie du déversement de Sauvy : 12. Domestic Production and Foreign Trade : The American Capital Position Re-examined, 1953, Proceedings of the American Philosophy, vol. 97, p. 332 à 349 ; trad. (1972), in Lassudrie-Duchêne (sous la dir. de), Échange international et croissance, Paris, Economica. la revue socialiste 62 le dossier - absence de croissance économique (crise) ; - démographie défavorable (vieillissement, faible natalité) ; - accélération exponentielle des technologies sans accroissement de la productivité ; - raccourcissement des cycles d’innovation ; - la crise écologique. Pas de déversement possible en proportion des emplois détruits par l’automatisation, aucune poche de création d’emplois possible, les nouvelles générations ne sont pas encore présentes sur le marché du travail, la natalité en berne pénalise toute opportunité de déversement réel : les nouvelles générations ne peuvent donc pas encore occuper d’éventuels nouveaux emplois mieux qualifiés, mêmes créés sur le court terme, ou à horizon 10 ans, par exemple (2025), du fait de l’accroissement constant des cycles d’innovation et des exigences de formation aux sciences et aux technologies avancées… L’accélération des cycles d’innovation associée à la stagflation et la baisse de la natalité accroit la distance entre la destruction des emplois précé- dents et la création de nouveaux emplois, et fait disparaitre le point de bascule entre les deux. Cette manifestation qui s’étend sur plusieurs années nous la qualifions de « trappe aux nouveaux emplois » que nous opposons au concept de « déversement de Sauvy ». Nous appelons ce phénomène le « paradoxe SchumpeterSauvy » qui justifie désormais notre concept de « disruption destructrice » et invalide la théorie de la « destruction créatrice de Schumpeter ». DU « ROBOTARIAT » AU « REVENU D’EXISTENCE » L’emprise croissante de la convergence des sciences et des technologies sur nos vies va nous entraîner vers un “robotariat”13, où les salariés peu qualifiés, peu diplômés, ainsi que les professions intermédiaires se verront remplacer par des machines intelligentes et augmentées, non soumises aux horaires de travail, non rémunérées, ne prenant ni congés, ni arrêt-maladie, exemptes de tout stress ou de toute forme de pénibilité au travail : ce qui nous conduira inévitablement vers la fin du prolétariat humain. Le « robotariat » signifie à la fois l’aboutissement de 13. Bruno Teboul : « On va vers un robotariat qui abolira ce qu’il reste du prolétariat », Libération, 25 juin 2015. 72 Bruno Teboul - De l’uberisation à l’automatisation de l’économie : analyse critique la mécanisation automatique du travail et de la substitution du travail humain par les machines augmentées, mais également une nouvelle forme d’assujettissement des intelligences artificielles aux humains les plus diplômés et qualifiés, à l’horizon 2025. Entre polarité du pire et symétrie des effets dévastateurs sur l’emploi et la formation, le robotariat pose les termes d’une nouvelle équation infernale à résoudre, un tiraillement socio-écono- Sachant que le type d'emploi dans l'économie numérique voit le noyau protégé du salariat, par le contrat de travail canonique (le CDI) se réduire comme une peau de chagrin, il faut étendre la protection du statut des Intermittents au-delà de ses bénéficiaires actuels - métiers artistiques et de création - aux travailleurs du numérique uberisés. mique où, d’un côté, il est impossible de refreiner la destruction massive d’emplois totalement robotisés et l’exigence de formation d’une nouvelle classe d’individus capables de concevoir, de programmer, de construire, d’interagir, de transformer, de maintenir des intelligences artificielles et des écosystèmes numériques augmentés. L’assujettisse- ment des machines doit être ici compris comme une nouvelle forme de domestication des machines productives et servicielles par l’humain, dans son environnement de travail quotidien. Les dirigeants seront tous demain confrontés au management d’intelligences artificielles au sens large. Les questions d’organisation, de planification, de législation du travail seront alors à reconsidérer en profondeur. C’est dans ce contexte que nous soutenons la mise en place d’un revenu d’existence, justifié par les contributions non-rémunérées, afin de trouver un système qui permette d’avoir un revenu en complément des revenus du travail et de se former pour enchaîner emplois, métiers et différentes carrières. De façon structurelle, sachant que le type d'emploi dans l'économie numérique voit le noyau protégé du salariat, par le contrat de travail canonique (le CDI) se réduire comme une peau de chagrin, il faut étendre la protection du statut des Intermittents au-delà de ses bénéficiaires actuels - métiers artistiques et de création - aux travailleurs du numérique uberisés. La protection viable structurelle dans une économie numérique relève plutôt d'un revenu de base supérieur ou égal à environ 1 000 € nets par individu, cumulable la revue socialiste 62 le dossier avec le travail intermittent ou salarié. Ce socle - équivalent à un peu plus du double de la solution libérale de l'impôt négatif de 450 € -14 constitue l'équivalent de la partie fixe du salariat classique, sous la Révolution industrielle. Il règle au passage le problème de la précarité, des pauvres - 15 à 20 % de la population -, y compris celle des travailleurs pauvres (working poors). Il solutionne aussi la problématique qui va devenir de plus en plus aigu des retraites des post babyboomers. Peu importe le nom qu’on lui préfère, que l’on se réfère à l’approche de Yann Moulier Boutang ou bien aux travaux et expérimentations de Bernard Stiegler sur le Revenu contributif. Ils ont tous deux défini en tant que philosophes, le sens - signification et direction - de l’allocation d’un Revenu universel. Yann Moulier Boutang, qui est également économiste, aborde la question du financement avec sa proposition de Taxe Pollen15. Nous proposons un rétrécissement du cadre d’application de la Taxe Pollen de Yann Moulier Boutang aux flux issus du Trading haute fréquence (THF) qui serait une forme intéressante de redistribution de la rente hyper-financière. Un amendement visant à taxer les transactions haute fréquence a été voté par le Sénat français, le 18 novembre 2011, puis rejeté par Valérie Pécresse en tant que représentante du gouvernement Fillon16. Nicole Bricq précise dans son projet d’amendement qu’il avait pour objet de « corriger une dérive majeure du fonctionnement actuel des marchés. Il propose de mettre en place une taxe assise sur les transactions automatisées et vise plus particulièrement le trading à haute fréquence dont les méfaits sont connus. Ce marché échappe à ses acteurs, puisque les opérations sont accomplies par des robots…». Le Revenu d’Existence doit répondre à la menace d’un Robotariat : il est donc au cœur des problématiques sous-jacentes à l’évolution du capitalisme, à sa financiarisation, à son évolution en capitalisme algorithmique, où les actifs ne sont plus l’accumulation classique du capital, mais désormais la Data, les algorithmes, les flux et les traitements des données… 14. CF l’exemple de l’expérimentation actuelle en Finlande. 15. http://www.cairn.info/revue-multitudes-2009-4-page-14.htm. 16. Extrait du Compte rendu analytique officiel du 18 novembre 2011. Amendement n° I-11, présenté par Me Bricq, au nom de la Commission des finances. NOTES LES DE LA FONDATION JEAN-JAURÈS Brexit ou non, la relation entre le Royaume-Uni et l’Europe restera compliquée Renaud Thillaye Le Royaume-Uni sortira-t-il de l’Union européenne à l’issue du référendum le 23 juin 2016 ? Une analyse fouillée des deux scénarios possibles. L’énergie en Afrique à l’horizon 2050 Collectif d’experts Des propositions pour faire face aux économiques et géopolitiques du changement climatique et de la transition énergétique pour le continent africain. Comment la maternité précarise les femmes Marlène Schiappa L’impact négatif que la maternité peut avoir sur les femmes est souvent relativisé. Il est urgent de remettre en question le modèle social actuel. Le revenu de base, de l’utopie à la réalité ? Jérôme Héricourt, Thomas Chevandier et les membres du groupe de travail Revenu universel de la Fondation Jean-Jaurès Le revenu de base peut-il être l’instrument efficace d’une nouvelle politique sociale ? Pour être alerté(e) par mail de nos productions sur le(s) thème(s) de votre choix, RENDEZ-VOUS SUR NOTRE NOUVEAU SITE ET REJOIGNEZ NOS 40 000 ABONNÉS ! www.jean-jaures.org Fondation Jean Jaurès @j_jaures la revue socialiste 62 le dossier Laurent Cervoni Chef d’entreprise et docteur en Informatique. U Dominique Gambier Maire de Déville-lès-Rouen et docteur en Sciences économiques. Le numérique, enjeu majeur pour l’emploi bérisation, numérisation, ces mots sont sur toutes les lèvres. Il ne se passe pas une semaine sans qu’il y ait un article qui les évoquent ou une activité que l’on annonce menacée par ce « phénomène ». « L’ubérisation » est présentée comme l’espoir de nouveaux entrepreneurs, le cauchemar des élus, le futur pressenti pour de nombreux secteurs économiques, l’inéluctable avenir des métiers d’aujourd’hui. Nombreux s’en revendiquent, l’utilisent, prennent ce terme pour prétexte, cause ou conséquence de difficultés économiques actuelles ou projetées. Ce terme n’est pourtant pas représentatif du phénomène qu’il prétend représenter, trop lié à une marque, ses dérives et les conflits qui en découlent. Le vocable le plus pertinent serait « disruption » ou « innovation disruptive », dont la traduction la plus compréhensible pourrait être « innovation de rupture » Disruption est une marque de TBWA, exprimant l’innovation de rupture, par opposition avec l’innovation incrémentale. Quoi qu’il en soit, il cristallise, en fait, la crainte ou l’espoir que suscitent bien souvent les nouvelles technologies et, en particulier, le numérique. Le numé- rique, comme d’autres « innovations », est présenté comme créateur d’emploi par les uns, comme destructeur par d’autres. Le terme « ubérisation » n’est pas représentatif du phénomène qu’il prétend représenter, trop lié à une marque, ses dérives et les conflits qui en découlent. Le vocable le plus pertinent serait « disruption » ou « innovation disruptive », dont la traduction la plus compréhensible pourrait être « innovation de rupture ». 76 Laurent Cervoni & Dominique Gambier - Le numérique, enjeu majeur pour l’emploi Ce débat sur la crainte des nouvelles technologies et de leur impact sur l’emploi n’est pas nouveau ! Mais, est-il justifié ? En 1629, à Leyde, sous la pression des passementiers, les édiles municipaux, après avoir tenté de proscrire une machine à tisser rubans et galons, la détruisent et noient son inventeur. Il aura fallu 100 ans pour que ces nouvelles machines soient permises, dans un cadre légal contraint. Pour Clayton Christensen, professeur à Harvard, « la disruption est une transformation irréversible du capitalisme », notamment, parce que « la disruption change un marché non pas avec un meilleur produit, mais en l'ouvrant au plus grand nombre. » (La Tribune, 10 mars 2014). Cycliquement, la machine, les évolutions technologiques, les nouveaux procédés sont ainsi considérés comme inéluctables, nécessaires, ou l'incarnation technique du capital. Bien que le débat soit ancien, dans le cas du numérique, les relations sociales, les liens hiérarchiques sont remis en cause et ce phénomène est plus transversal que d’autres ex-nouvelles technologies ne l’étaient en leur temps. Ce que l’on appelle aujourd’hui numérique est l’évolution lente de ce que l’on a appelé le marché de la convergence, dans les an- nées 1980, qui, progressivement, a conduit plusieurs métiers différents à se rapprocher, grâce à la possibilité d’être informatisé. La généralisation et la pénétration de l’informatique dans tous les secteurs d’activités - professionnels et personnels - découlent de plusieurs facteurs : 1. la loi de Moore qui permettait de doubler la puissance des outils tous les 18 mois (qui sera dépassé, à partir de 2017, en raison des limites physiques atteintes par les composants électroniques) ; 2. la baisse des prix pour une puissance donnée ; 3. la généralisation découlant de cette baisse de prix ; 4. la standardisation des outils qui communiquent tous entre eux avec des protocoles indifférenciés, la puissance permettant cette opérabilité et celle-ci étant nécessaire, puisque tout le monde dispose d’outils différents. Les trois derniers facteurs créent un cycle où chacun entraîne l’autre. Ainsi, les outils technologiques les plus puissants sont à la disposition de tous, à un coût d’entrée raisonnable, et permettent à tous d’être aussi facilement consommateurs que producteurs. la revue socialiste 62 le dossier LE NUMÉRIQUE BOULEVERSE LES MODÈLES ÉCONOMIQUES ET IL PEUT DONC ÊTRE UN DANGER POUR L’EMPLOI La généralisation de l’informatique ou, plus simplement, le numérique, brouillent les modèles économiques traditionnels. En effet, les modes de distribution sont impactés, la distinction entre producteurs et consommateurs n’a plus réellement de sens, les liens hiérarchiques évoluent, quels que soient les secteurs d’activité concernés : agriculture, tourisme, santé, transport, etc. Les modèles économiques ne peuvent plus être ceux de « l’ancienne économie ». Dans le cas du numérique, par exemple, la quantité de clients n’a pas d’influence sur les coûts de diffusion, seule compte la conception. Cela a, par exemple, déstabilisé les économies liées à l’édition papier, à la distribution de CD, de DVD, etc. Cette diffusion massive des outils numériques, à faible coût, l’accessibilité des données à tout moment et en tous lieux favorisent le développement de nouvelles formes de travail et d’entreprenariat. Les plateformes de partage, collaboratives et d’intermédiation sont un exemple de transformation de la société du travail. L’économie du partage, au travers d’outils comme Guest to Guest, BlaBlaCar ou Wikipédia correspond à une démarche solidaire qui crée un lien social, donne accès à des services parfois peu accessibles, offre un revenu complémentaire indispensable à certains, facilite l’accès au savoir. Toutefois, elle remet en cause le salariat comme unique source de revenu. En outre, les plateformes collaboratives regroupent aussi différentes formes de transactions - commerciales ou non -, exploitant les capacités de mises en relations instantanées Coût Quantité Quantité Quantité 78 Laurent Cervoni & Dominique Gambier - Le numérique, enjeu majeur pour l’emploi (Airbnb, Uber), l’individualisation des activités (Amazon Mechanical Turk), la possibilité de mise en concurrence à faible coût (99Designs, crowdspring), ou encore la création partagée (crowdsourcing type iStockphoto). Cette nouvelle économie, très diversifiée, modifie en profondeur la notion d’emploi. Amazon Mechanical Turk permet à quiconque de travailler pour n’importe quel employeur dans le monde pour des tâches décom- Le numérique supprime les barrières géographiques et, en permettant des échanges synchrones et asynchrones, modifie les rapports au temps. posées à des tarifs très bas, tirant ainsi les prestations vers le bas et attaquant, de fait, le modèle traditionnel du salariat. Cette plateforme d’Amazon a la faculté de mettre en relation des « employeurs » et des « prestataires » de façon totalement décentralisée dans le monde entier pour trier des images, dé-doublonner des fichiers, faire des recherches sur Internet. Ainsi, le numérique supprime les barrières géographiques et, en permettant des échanges synchrones et asynchrones, modifie les rapports au temps. Les nouvelles technologies contribuent donc à une nouvelle répartition de l’emploi dans l’espace et à de nouvelles formes de relations professionnelles. Pour autant, ce n’est pas nécessairement une approche directement créatrice d’emplois. L'économiste américain, Robert Gordon (The Rise and Fall of American Growth) explique dans Le Monde : « Le bond de la révolution digitale s’est produit à la fin des années 1990, avec la combinaison des ordinateurs et d’Internet. Depuis, les conditions de travail n’ont pas tant changé. Les grandes ruptures ont déjà eu lieu. La productivité globale des facteurs progresse moins vite. (…) De nouveaux emplois apparaissent et remplacent ceux détruits par le progrès technique, même si la croissance est dans l’ensemble moins forte. » La différence producteur/consommateur s’estompe : il n’est que de regarder la production de livres à la demande, ou d’objets avec les imprimantes 3D. Des métiers disparaissent par la mise en relation directe, via des plateformes : il n’est que de voir la location des logements, ou les réservations de voyage. Les métiers de l’administration publique ou privée se transforment ou disparaissent par le « lien direct » : les métiers de secrétaire, la revue socialiste 62 le dossier comptable, etc. n’ont plus rien à voir avec ce qu’ils étaient, ni dans leur nombre, ni dans leur contenu. Autre exemple, celui d’Uber est en fait paradoxalement le moins innovant et « disruptif ». Le métier de taxi n’est pas directement attaqué par Uber. Il y a un problème d’adaptation des pratiques, de qualité du service rendu, des investissements individuels des taxis et une hyper-règlementation qui a permis à Uber de bousculer ce marché. Mais, les métiers qui pourraient craindre une mise en relation directe entre voyageurs et transporteurs sont les standardistes devenu(e)s inutiles, les grandes compagnies gérant des flottes de véhicules et ne proposant pas la même réactivité applicative ou les chauffeurs de voiture de luxe. En revanche, le métier même de taxi n’est pas remis en cause. Il est d’ailleurs possible d’être VTC et taxi ! L’intelligence artificielle, mise en sommeil pendant plusieurs années, est remise en avant avec la puissance des processeurs, ce qui ouvre de nouvelles perspectives : analyse massive de données, apprentissage auto ou semi-auto par les machines. Certains craignent que cette capacité d’apprentissage puisse remplacer des activités et, finalement, détruisent des emplois. LE NUMÉRIQUE EST PROBABLEMENT UN FACTEUR DE CRÉATION D’EMPLOIS Le numérique ne pèse que 5 % du PIB français. Cependant, les marges de progression sont possibles et nécessaires : France Stratégie dans « Comprendre le ralentissement de la productivité en France » souligne que « l’adoption et la diffusion plus large du numérique au sein de l’économie française au cours des prochaines années et le renouvellement du tissu productif pourraient apporter une hausse de l’ordre de 0,5 point de productivité horaire Si certains types d’activités doivent disparaître, il est totalement contreproductif de tenter de les sauver. Retarder l’innovation détruit plus d’emplois que de l’encourager et l’accompagner. Les emplois obsolètes finissent par disparaître, quoi qu’il arrive. et de croissance annuels ». (…) « Les entreprises françaises accusent un retard important dans l’adoption du numérique ». Une récente étude du cabinet McKinsey, indique que la France pourrait accroître la part du numérique dans son PIB de 100 milliards d’€, à l'horizon 2020, à la 80 Laurent Cervoni & Dominique Gambier - Le numérique, enjeu majeur pour l’emploi condition que les entreprises accélèrent nettement leur transformation numérique. Ainsi, si certains types d’activités doivent disparaître, il est totalement contreproductif de tenter de les sauver. Retarder l’innovation détruit plus d’emplois que de l’encourager et l’accompagner. Les emplois obsolètes finissent par disparaître, quoi qu’il arrive. Il est donc plus important de favoriser l’innovation pour créer plus vite de nouveaux emplois, de nouveaux métiers et d’innover dans les pratiques et protections sociales qu’il faut imaginer pour accompagner cette mutation de la société. Le numérique a, depuis quelques années, fait émerger de nouveaux métiers dans le domaine de la créativité, des relations homme-machine, le design. Il y a donc tout un écosystème direct autour du numérique - développeur, designer, concepteur, chef de projet, sécurité, etc. directement créateur de nouveaux emplois. Mais, au-delà, d’autres métiers sont apparus - community manager, par exemple, marketing digital - pour tirer parti au mieux des nouveaux outils. Cependant, l’impact le plus intéressant se situe au niveau de la transformation des métiers. Dans tous les secteurs, les outils numériques, la robotique, les objets connectés font évoluer les pratiques existantes et contraignent à de nouvelles approches, à des remises en cause : • santé : médecine à distance, opérations robotisées, etc. • bâtiment : domoticien et Gestion technique des bâtiments, supervision, etc. • éducation : conception et utilisation des MOOCs, intégration de pédagogie inversée (les apprenants trouvant de nombreuses informations sur le net), etc. Bien souvent, les plateformes numériques apportent une réponse à une absence de travail salarié standard qui n’est pas en quantité suffisante et à une croissance trop faible, de manière durable. Dans tous les cas, le niveau de formation nécessaire s’accroit, car il suppose une capacité de compréhension ou d’adaptation plus élevée, une capacité d’innovation quasi permanente : c’est la contrepartie inévitable de la flexibilité des méthodes ou des usages ! S’il est difficile de savoir quelle est la balance, en termes de nombre d’emplois, la transformation de l’emploi par le numérique est inéluctable. Aucune technologie n’est neutre, mais la balance est impossible à calculer. C’est encore plus vrai pour le numérique, car tous les secteurs sont concernés : du bâtiment à l’agriculture, en passant par la santé, le la revue socialiste 62 le dossier tourisme, les banques, les transports, etc. En réalité, le plus important est qu’il transforme la nature des emplois, la forme des emplois et, plus profondément, la société et les rapports humains. La possibilité d’être connecté en permanence (24/24), en tous lieux - y compris dans un train ou un avion -, par tout moyen - le principe du Any Where, Any Time, Any Device - modifie les rapports au travail de façon profonde. Il n’y a plus de barrière entre le lieu de travail, le temps travaillé, les outils personnels et professionnels. Dans son ouvrage L’emploi en France, Dominique Gambier définissait un emploi comme la combinaison de trois facteurs : une rémunération, un lien social et une place dans le circuit de la production. Le numérique accentue l’éclatement de cette vision ancienne de l’emploi : d’où le retour de l’idée de revenu universel, l’explosion des usages des réseaux sociaux… qui est aussi l’explosion des composantes de l’emploi au travers de sa durée, de son lieu. L’ACTION PUBLIQUE EST NÉCESSAIRE POUR FAÇONNER LA SOCIÉTÉ AUTOUR DU NUMÉRIQUE Depuis trop longtemps, les pouvoirs publics ont ignoré ces évolutions de la société, malgré les rapports qui se succè- dent. L’action publique s’est focalisée initialement sur les infrastructures, mais en agissant aussi à contretemps. Il a fallu plus de quinze ans pour que l’impulsion Fibre Optique soit donnée, alors que les usages se généralisaient déjà sans cadre défini par les pouvoirs publics. Les liens entre travail et numérique n’ont jamais été traités en profondeur et la nouvelle loi sur le travail - qui est entrée en débat en mars dernier - n’aborde que partielle- Il a fallu plus de quinze ans pour que l’impulsion Fibre Optique soit donnée, alors que les usages se généralisaient déjà sans cadre défini par les pouvoirs publics. ment cette problématique dans son avant-projet. Le salariat sous sa forme actuelle (notamment, le CDI) est déjà marginal, et pas uniquement parce que les employeurs ne le favorisent pas. Mais, parce que la société a évolué. Le monde qui se crée est complexe, très ouvert, très éduqué, basé sur la conception, volatile et changeant en permanence. La société française des années 1950 - encore fortement agricole, en phase d’industrialisation et peu éduquée - n’a plus les mêmes bases que la France d’aujourd’hui : ter- 82 Laurent Cervoni & Dominique Gambier - Le numérique, enjeu majeur pour l’emploi tiaire, internationalisée et éduquée. Les outils d’accès au savoir, les possibilités offertes par le numérique de rompre les barrières de l’espace, le travail en réseau, les nouveaux métiers exigent de nouvelles pratiques et de nouvelles formes de travail. IL FAUT DONC DÉFINIR UN STATUT DU TRAVAILLEUR NUMÉRIQUE QUAND IL N’EXERCE PAS UNE ACTIVITÉ SALARIÉE Ainsi, l’avant-projet de loi « El Khomri » contient quelques avancées : - le bulletin de paye électronique. Cette mesure peut, sur le long terme, inciter les entreprises à généraliser les outils numériques en interne. Elle nécessite Le droit à la déconnexion permet de préciser le cadre dans lequel sont utilisés les outils professionnels, en-dehors du temps de travail « contractuel ». Une réflexion de fond est indispensable sur ce sujet. qu’espace de stockage protégé et transactions sécurisées soient mis à disposition des salariés. - L’accès aux outils numériques pour les représentants des salariés est une mesure significative. Il sera possible aux organisations représentatives d’échanger avec les salariés, via le réseau interne de l’entreprise ou la messagerie. C’est un moyen de favoriser l’adoption d’outils de travail plus collaboratifs et la mise en place d’un fonctionnement en réseaux, plutôt que pyramidal. - Le droit à la déconnexion permet de préciser le cadre dans lequel sont utilisés les outils professionnels, en-dehors du temps de travail « contractuel ». Une réflexion de fond est indispensable sur ce sujet. Elle est d’ailleurs demandée par plusieurs syndicats, dont l’Ugict-CGT qui a fait des propositions intéressantes dans ce domaine. - La clarification du fonctionnement des travailleurs de plateforme numérique semble avoir été envisagée dans un document de travail préalable au projet de loi. Il est fondamental que ce point soit conservé lors des débats à l’Assemblée nationale, tout en tenant compte de la nécessité de ne pas empêcher l’innovation et la création de nouveaux métiers. Incontestablement, des principes restent indispensables, mais la négociation au niveau de l’entreprise doit être confortée la revue socialiste 62 le dossier pour tenir compte de l’extrême diversité des fonctions, des modes de travail, des durées, des lieux, voire des rémunérations. Les formes de contrat au travers du télétravail, du travail participatif, des plates-formes d’intermédiation doivent, elles aussi, intégrer cette diversité. Ne pas le faire pour le travail, conduirait à ne pas le faire pour la fiscalité, avec toutes ses conséquences en perte de ressources pour l’action publique. LE NUMÉRIQUE EST UNE COMPOSANTE MAJEURE DE NOS SOCIÉTÉS. FAISONS EN SORTE QUE CE SOIT UN FACTEUR DE RICHESSE PERSONNELLE ET PROFESSIONNELLE Tenter ou vouloir retarder l’avènement ou l’essor des technologies est vain, inutile et contreproductif. Le numérique accélère les mutations, les rend plus faciles, moins coûteuses, et facilitent leur généralisation. Le numérique est aussi un vecteur démocratique en supprimant les modèles pyramidaux pour les remplacer par une approche en réseaux. Cette transformation en réseau est d’ailleurs une des difficultés des élus et de certaines structures à intégrer ces technologies dans leurs modes de travail, dans leur relation avec les citoyens ou les salariés. Sur le temps long, la société de la digitalisation offre un travail moins pénible, la Le numérique est un vecteur démocratique en supprimant les modèles pyramidaux pour les remplacer par une approche en réseaux. réduction des tâches répétitives, l’émergence de nouveaux métiers. Toutefois, il est indéniable que ces technologies modifient les relations sociales, les modes de production, les modèles économiques. Il faut donc les anticiper, les accompagner, les favoriser. L’objectif est toujours de mettre les avancées technologiques au service de l’humain, et non de l’en rendre dépendant ou tributaire. Pour les maîtriser, il faut donc les comprendre. Cela passe par une formation permanente aux nouvelles technologies. Pas uniquement des citoyens mais aussi (surtout !) des élus et des chefs d’entreprises. Les responsables politiques doivent maîtriser les modes de travail collaboratif, la mobilité numérique, les technologies émergentes et être formés à ces outils, afin d’en imaginer différentes perspectives. 84 Laurent Cervoni & Dominique Gambier - Le numérique, enjeu majeur pour l’emploi De même, pour éviter d’éventuelles craintes, mais assurer aussi une capacité d’anticipation, les salariés doivent bénéficier de formations permanentes dans ces domaines. Enfin, il faut faire évoluer le cadre des contrats de travail - voir le rapport Mettling sur le numérique et le travail avec la prise en compte de nouvelles formes de travail, plus éclatées dans le temps et dans l’espace. Les nouvelles technologies ne sont et ne seront ni la cause ni un élément suffisant de sortie de crises. Elles accentuent les impasses d’un mode de régulation issu d’une période révolue. Plus que sur le niveau de l’emploi, les technologies nouvelles ont un effet sur la formation et les caractéristiques de l’emploi. Il ne s’agit donc pas de débattre sur l’acceptation ou le refus des techniques, mais de déplacer les débats sur la flexibilité, le changement social, les évolutions structurelles qu’elles induisent. L’évolution technologique est inévitable, il faut la mettre au service de l’humain. Le numérique, en modifiant profondément les rapports sociaux, les formes de travail et les rapports au temps, devrait être un enjeu majeur, non seulement en France, mais en Europe, au-delà des problématiques d’infrastructures. Code du travail, fiscalité, démocratie et emploi sont autant de domaines concernés ! la revue socialiste 62 le dossier Olivier Bianchi Maire de Clermont-Ferrand, président de Clermont communauté. Marion Canales Adjointe au maire de Clermont-Ferrand en charge de l'Économie, Secrétaire nationale du PS en charge de l'apprentissage. L Le numérique : de nouvelles opportunités économiques et sociales ’enjeu du numérique représente, pour la métropole clermontoise, une opportunité de rebond par l’innovation, qu’elle soit technologique ou sociale. Ce défi résonne particulièrement ici où la principale ville d’Auvergne perd son statut de capitale régionale et où de nouvelles activités de production et de services sont appelées à maintenir Clermont dans le club des métropoles françaises. C’est pour cela que les collectivités s’engagent fortement auprès des entreprises pour que les défis du numérique dans l’ensemble de l’économie locale soient pris en compte comme levier d’innovation et de productivité et comme moteur de croissance et d’emploi pour le territoire. Une mobilisation originale, fondée sur un partenariat public/privé, s’incarne en Auvergne, tant sur le volet du déploiement des infrastructures Très Haut Débit que sur le volet du développement économique, via l’impulsion de la stratégie régionale de spécialisation intelligente (S3). Cette stratégie est au service de l’accélération de l’innovation des entre- prises, dont une très large part est véhiculée par le numérique. Forts de cette dynamique, les acteurs publics (Région et Clermont communauté), les grands groupes ainsi que les acteurs de la filière digitale, ceux de la formation et de la recherche, fédérés sous la bannière du Cluster Auvergne TIC, ont souhaité œuvrer ensemble à l’émergence d’un pôle digital innovant fondé sur la dynamique « réseau », au plan régional et national. Ils ont concrétisé ce partenariat sous la forme d’un groupement d’intérêt public présidé par les collectivités. Ce projet de « Quartier Numérique » 86 O. Bianchi & M. Canales - Le numérique : de nouvelles opportunités économiques et sociales est structuré autour d’un espace dédié à l'entrepreneuriat à forte composante numérique, d’un espace collaboratif ouvert au public et disposant de services communs et d’un lieu d’incubation et d’accélération de projets. Ce projet de « Quartier Numérique » est structuré autour d’un espace dédié à l'entrepreneuriat à forte composante numérique, d’un espace collaboratif ouvert au public et disposant de services communs et d’un lieu d’incubation et d’accélération de projets. Son objet est structuré autour des points suivants : - un objectif : le développement de startups et la création de nouveaux emplois ; - une identité : placer ces start-ups au cœur d’une dynamique de fertilisation croisée et d’innovation ouverte avec les grands groupes internationaux et en lien avec les filières d’excellence auvergnates ; l’identité du Quartier Numérique sera ainsi incarnée, prioritairement, sur les thématiques liées à la mobilité, l’agriculture, la transition énergétique et les espaces de vie durable, la confiance dans les usages numériques, la prévention santé et le confort de vie des patients, et l’usine du futur ; - un positionnement prioritaire sur l’accompagnement des start-ups en post-incubation, en vue d’accélérer leur croissance, du financement d’amorçage à la première levée de fonds, des premiers clients au développement international ; - une offre de services d’excellence par la structuration d’un écosystème « French Tech » garantissant aux porteurs d’idées, de projets, aux start-ups en post incubation et, plus globalement, à l’entrepreneuriat à forte composante numérique, un accès direct et optimisé à des financements, des expertises, du mentorat, des compétences en coaching, du networking, via un réseau d’entrepreneurs, de grands groupes, de partenaires privés et d’opérateurs publics, de business angels et de venture capital. - la mobilisation de l’expertise des partenaires privés au service de la détection des projets et de leur accélération, conférant ainsi au dispositif sa spécificité et son attractivité. - la constitution d’une équipe noyau référente en matière d’innovation, en vue de contribuer à l’émergence d’une filière la revue socialiste 62 le dossier industrielle, en Auvergne, et, plus largement, à accélérer le développement de l’écosystème entrepreneurial à forte dimension numérique. En conséquence, à son lancement, en janvier 2016, le Quartier Numérique est prioritairement organisé autour de 3 pôles de services : - un pôle Start-ups Boost, qui constitue le cœur de l’offre de service, destiné à accueillir en résidence les candidats retenus dans le cadre d’un appel à candidatures ; - un pôle entrepreneurial thématisé, destiné à accueillir en résidence les projets intrapreneuriaux des partenaires industriels et les projets collaboratifs ; - un pôle networking, lieu de passage conçu comme un Hub d’échanges du Quartier Numérique entre porteurs de projets, start-ups, grands groupes et autres acteurs de l’écosystème (formation, financement…). Avec ce projet, Clermont communauté veut tout à la fois accompagner le développement du potentiel économique lié au numérique et à l'innovation, tout en assurant une répartition équilibrée et juste de ces nouvelles opportunités. Notamment, ces opportunités doivent être autant de chances d’acquérir de nouvelles qualifications et une insertion professionnelle durable pour un maximum de personnes, jeunes et moins jeunes, y compris celles qui sont éloignées de l’emploi et des circuits classiques de la formation professionnelle. Il s'agit de faire de notre territoire, comme des autres territoires engagés dans cette dynamique, en France, un laboratoire des idées nouvelles et des nouvelles opportunités économiques et sociales. C'est l'action des partenaires publics et privés, conjointe, qui fera la force de nos projets, de nos territoires, en directiondes citoyens, pour les citoyens et surtout avec eux. En nous inscrivant dans cette démarche, nous rompons avec l'uniformisation de l'action - du haut vers le bas et entre mêmes acteurs - et renouvelons notre capacité à cibler, réinventer, accompagner, expérimenter et innover. LES GRANDES ENQUÊTES DE LA FONDATION JEAN-JAURÈS Comment les opinions publiques européennes perçoivent-elles l’arrivée de migrants sur les côtes méditerranéennes et les solutions que leurs autorités proposent ? Une grande enquête de la Fondation Jean-Jaurès et de la FEPS apporte des éléments de réponse. Menée d’abord dans sept pays européens en octobre dernier, puis de nouveau dans trois pays, six mois après, elle livre un état de l’opinion précis. Retrouvez sur notre site : • les résultats complets des deux enquêtes • les notes d’analyse • la vidéo de Jérôme Fourquet (Ifop) Pour être alerté(e) par mail de nos productions sur le(s) thème(s) de votre choix, RENDEZ-VOUS SUR NOTRE NOUVEAU SITE ET REJOIGNEZ NOS 40 000 ABONNÉS ! www.jean-jaures.org Fondation Jean Jaurès @j_jaures la revue socialiste 62 le dossier Michel Destot Député de l’Isère. Ancien maire de Grenoble. « Tout ce qui n'est pas nouveau dans un temps d'innovation est pernicieux » (Saint-Just) P INNOVATION ET TERRITOIRES : Le visage enviable de la mondialisation our certains, l'innovation est surtout un concept, voire un slogan à la mode. Et à être servis à toutes les sauces, les mots finissent par ne plus rien désigner de précis. Il est utile de rappeler que l'innovation est avant tout un processus visant à exécuter une activité nouvelle, parfois de façon radicale. Elle s'applique à tous les champs de la société, au scientifique et technologique comme à la culture, au social ou à l'environnement. Elle doit être envisagée de manière transversale et systémique. On doit alors parler de « culture de l'innovation » et « d'acteurs de l'innovation ». Dans ce texte, on s'en tiendra à l'innovation, dans son rapport au développement économique. L'INNOVATION EST UN MOTEUR CENTRAL DE LA CROISSANCE ET DE LA COMPÉTITIVITÉ L'innovation est devenue un facteur essentiel de la réussite économique, tirant la croissance vers le haut et agissant par conséquent positivement sur le niveau général de l'emploi, même si le développement de technologies avancées peut conduire à la baisse partielle d'autres activités devenues difficilement rentables ou concurrentielles. Le risque d'un accroissement des inéga- lités par le jeu de la rémunération du capital investi et de son cortège spéculatif se pose bien-sûr, et doit être combattu en soi, mais sans mettre en cause, pour autant, la dynamique de l'innovation et la nécessité d'élever le niveau des qualifications de nos concitoyens pour être compétitifs parmi les pays de la même strate et « complémentaires » des autres pays dans une division internationale du travail régulée. Soutenir l'innovation c'est donc, au plan économique, faire le choix de la crois- 90 Michel Destot - Innovation et territoires : le visage enviable de la mondialisation sance durable et, au plan géopolitique, faire le choix de la puissance industrielle et de services pour notre pays et notre continent. Les deux vont de pair et doivent former l'ambition ultime de notre politique de développement économique. Encourager l'innovation, c'est Soutenir l'innovation c'est, au plan économique, faire le choix de la croissance durable et, au plan géopolitique, faire le choix de la puissance industrielle et de services pour notre pays et notre continent. donc aussi permettre l'émergence de nouveaux emplois et répondre à ce qui demeure la principale priorité du gouvernement : la lutte contre le chômage. Malheureusement, force est de constater que la France entretient avec l'innovation un rapport encore et toujours trop frileux : le risque fait peur, et l'échec est souvent impitoyablement sanctionné. C'est particulièrement vrai des PME et des ETI, qui concentrent la majorité des emplois, mais ne représentent qu'une petite fraction des dépenses de recherche et développement, avant même d'aborder la perspective d'innovation. Notre pays souffre nationalement d'un rapport encore trop sectoriel et fragmenté à l'innovation, teinté d'un manque d'ambition politique en la matière. Il suffit, pour s'en convaincre, de se demander comment on passe concrètement en France, de l'enseignement supérieur à la recherche, de la recherche à l'innovation, puis aux applications industrielles et de services et, enfin, à l'exportation. C'est un véritable parcours du combattant, où les cloisonnements administratifs, le manque de fluidité et de coordination des structures ministérielles rendent peu performante notre chaîne nationale de la compétitivité. La recherche est sous tutelle de la rue de Grenelle, l'innovation semble relever, avec l'industrie, de Bercy et le commerce extérieur est désormais rattaché au Quai d'Orsay. Comment s'y retrouver, sérieusement ? Aussi, l'innovation peine-t-elle à se diffuser dans l'ensemble de l'économie. L'essentiel des dépenses en R&D se concentre autour des grandes entreprises françaises, particulièrement dans les domaines de l'aéronautique, de la pharmacie, de l'automobile et de l'énergie. Ce sont d'ailleurs les mêmes firmes qui concentrent la majorité des exportations - plus de 60 % du CA exporté en la revue socialiste 62 le dossier 2015 -, la part des PME à l'exportation ne dépassant pas les 25 % les bonnes années… Et puis, l'activité de recherche et de développement expérimental a longtemps été considérée comme le déterminant premier du développement économique. Cependant, innovation et Innovation et recherche sont des notions différentes. La recherche est d'abord l'affaire des scientifiques, l'innovation restant principalement celle des entrepreneurs. recherche sont des notions différentes. La recherche est d'abord l'affaire des scientifiques, l'innovation restant principalement celle des entrepreneurs. Cette distinction ne diminue en rien le rôle du chercheur qui alimente le progrès des connaissances, ni celui des pouvoirs publics pour faciliter l'initiative industrielle et l'innovation. Mais, elle rappelle que l'innovation va au-delà de la recherche, qu'elle a ses lois et ses déterminants qui relèvent non seulement des laboratoires, mais aussi des marchés. Dans le rapport sur l'innovation en France, remis au gouvernement, en avril 2013, les auteurs Jean-Luc Beylat et Pierre Tambourin en appellent à « changer radicalement notre mode de penser l'innovation et les politiques qui en découlent : passer d'une vision où la dépense en R&D est la principale préoccupation, à une vision systémique axée sur les résultats en termes de croissance et de compétitivité ». Il s'agit alors de bien déterminer les domaines où les entrepreneurs peuvent innover et il convient de baliser « la chaîne alimentaire » du financement nécessaire. En 1932, Schumpeter écrivait qu'il y avait cinq modèles d'innovation. Avec le temps, on est passé de l'innovation par les méthodes de production avec Ford, à celle par l'intégration des fournisseurs avec Toyota, à l'innovation, aujourd'hui, par le « business model » avec Apple - qui fait toujours partie, avec Google et Tencent, des trois entreprises les plus innovantes du monde. Une évolution qui concerne tous les secteurs d'activité, de l'industrie aux services, du numérique à l'hôtellerie ou aux déplacements. On agit désormais à partir des attentes sociétales et à production suiveuse, rompant radicalement avec les débuts de l'ère industrielle où la production était le 92 Michel Destot - Innovation et territoires : le visage enviable de la mondialisation moteur et la société la variable d'ajustement à modeler. Il ne s'agit pas de s'aligner sur ce nouveau paradigme à leadership américain mais, au-delà des efforts faits actuellement dans notre pays au plan technologique et industriel, comme à celui des emplois aidés, il convient de définir et mettre en œuvre une nouvelle voie à la française d'innovation entrepreneuriale de création d'emplois et de bien-être social. protectionnisme, mais sur l'intelligence économique, forts de nos atouts français deuxième réseau diplomatique au monde, plus grand nombre de groupes internationaux parmi les pays européens, plus belles villes du monde… En organisant la complémentarité des filières, en faisant travailler les sous-traitants français avant de recourir à des partenariats étrangers, en chassant en meute ou en escadre hors de nos frontières. Et dans cette logique, si l'innovation doit être une politique favorisant la croissance et l'emploi sur l'ensemble du pays, elle doit s'appuyer sur les territoires qui se trouvent au plus près des attentes sociales et environnementales, comme des acteurs de la recherche, de la technologie, de l'innovation, des applications industrielles et de services, de l'économie domestique comme internationale. L'objectif poursuivi doit être, en outre, dans le cadre de la mondialisation, de produire plus et mieux pour exporter plus et importer moins. En soulignant la forte corrélation entre innovation et exportation et en relevant que les entreprises comme les régions et les villes les plus performantes sont celles qui jouent à l'international. Autant dire, à ce stade, qu'il ne faut pas miser sur le POUR UNE POLITIQUE TERRITORIALE DE L'INNOVATION Les lois de décentralisation (MAPAM et NOTRe) confèrent désormais aux régions et métropoles françaises des compétences et responsabilités accrues en ma- Les métropoles, sièges des pôles universitaires et hospitaliers, des centres de recherche, des pôles de compétitivité, vont porter plus fortement encore l'exigence d'innovation et permettre la montée en gamme des PME en ETI, plus créatrices d'emplois et plus aptes à l'exportation. tière de développement économique. Le co-pilotage des pôles de compétitivité, le concours apporté à l'enseignement supé- la revue socialiste 62 le dossier rieur et à la recherche, l'entrée au capital des sociétés d'accélération des transferts de technologies vont permettre aux collectivités territoriales de relayer utilement l'Etat dans le redressement économique du pays. Les régions se voient conférer un rôle-moteur dans l'animation du monde des PME. Les métropoles, sièges des pôles universitaires et hospitaliers, des centres de recherche, des pôles de compétitivité, vont porter plus fortement encore l'exigence d'innovation et permettre la montée en gamme des PME en ETI, plus créatrices d'emplois et plus aptes à l'exportation. Il est intéressant de se pencher sur les pays où l'innovation connaît un contexte favorable à son développement. Les États-Unis ont poussé les feux depuis des décennies, mobilisant des capitaux considérables pour financer les entreprises à fort degré d'innovation technologique. Côte Ouest et côte Est rivalisent pour le grand bonheur des entreprises innovantes, qui bénéficient véritablement d'une chaîne alimentaire qui court des investisseurs individuels pour l'amorçage, aux business angels, puis, aux fonds d'investissement. Le Japon, malgré une conjoncture diffi- cile, a maintenu un effort constant dans la création de brevets et cherché un meilleur équilibre entre développements des C'est l'Allemagne qui fait toujours figure de meilleur élève de la classe européenne, avec une régionalisation - le fameux Mittelstand - qui a permis le développement de PME et d'ETI innovantes et performantes. équipements et des services. L'Inde a fait une percée bien connue dans le monde des logiciels grâce à ses places-fortes, comme Bengalore. La Chine fait rêver par sa capacité à investir et à créer des parcs technologiques internationaux de belle dimension dans pratiquement toutes ses grandes villes. Elle le fait en développant une véritable culture du risque et de l'entrepreneuriat, avec des fonds publics d'investissement gérés par région - ainsi, par exemple, dans l'actionnariat chinois d'Alcatel-Lucent Entreprise. Israël a fait le choix de l'innovation comme moteur de son développement économique. Le tissu des PME y a trouvé son bonheur, bénéficiant de la proportion d'ingénieurs la plus élevée au monde, due à l'orientation croissante des étudiants vers les sciences et à l'afflux d'immigrants quali- 94 Michel Destot - Innovation et territoires : le visage enviable de la mondialisation fiés. En Europe, le Royaume-Uni a largement investi dans l'innovation et les technologies de l'information et de la communication (Cambridge) et les biotechnologies (Oxford). Les Pays-Bas sont devenus le premier pays d'Europe pour le capital-risque, tant pour les sommes investies, exprimées en part de PNB, que pour le nombre d'entreprises bénéficiaires. En France, les pôles les plus innovants et les mieux structurés sont, selon le classement établi par Christian Blanc, Paris-Saclay et Grenoble. Mais, c'est l'Allemagne qui fait toujours figure de meilleur élève de la classe européenne, avec une régionalisation - le fameux Mittelstand - qui a permis le développement de PME et d'ETI innovantes et performantes. Il ne s'agit pas, pour autant, de tomber dans une comparaison désespérante avec notre voisin. Il existe un génie français, au même titre qu'il y a un génie allemand ou un génie américain. Nos traditions, nos structures institutionnelles, nos méthodes de management différent. Et il ne sert à rien d'opposer le capitalisme rhénan à la culture entrepreneuriale française, plus étatique. Au total, de ce très rapide tour d'horizon mondial des références en matière d'in- novation, il ressort deux enseignements majeurs. Toutes les grandes technopôles d'innovation se sont créées à travers une culture commune entre universitaires, chercheurs, industriels et responsables publics territoriaux. Toutes se sont développées sur la dynamique de l'interdisciplinarité, qui est à la base des innovations de rupture, au croisement des acteurs et disciplines - aussi bien des sciences dites exactes que des sciences sociales et humaines. Dans ces conditions, on comprend que la France ait pris du retard en matière d'innovation, en priorisant la définition de politiques nationales par filières, plutôt que le soutien aux initiatives territoriales décentralisées et transversales, en imposant une spécialisation des pôles de compétitivité - par ailleurs beaucoup trop nombreux pour être tous performants et en tardant à constituer des universités unifiées dans chaque grande ville. L'intégration des sites d'innovation au tissu urbain, propice à l'équilibre humain et social, ainsi qu'à l'attractivité des pôles concernés, est aujourd'hui, un élément supplémentaire à prendre en compte et qui commence à devenir décisif. De ce point de vue, les mégapoles chinoises ou indiennes connaissent leurs limites. Par la revue socialiste 62 le dossier contre, le MIT, à Boston, le TECHNION, à Haïfa, le SUTD, à Singapour, ou la Presqu'île, à Grenoble, deviennent des références mondiales de plus en plus prises en considération. SINGAPOUR ET GRENOBLE Singapour, ville-État de 5,2 millions d'habitants, est l'exemple même de la réussite d'une politique d'innovation conduisant, en quelques années, à une sorte de paradis pour chercheurs, locaux ou étrangers. A partir des années 2000, à l'instar de l'Europe, Singapour s'engage dans l'économie de la connaissance. Mais, plus volontaire et mieux organisée, Singapour décide d'une politique de développement éducatif et économique fondée sur l'innovation et l'excellence, engendrant une croissance annuelle de près de 10 %. Singapour double ses efforts de recherche, rejoignant, à près de 3 % de son PIB, le niveau des meilleurs pays, Japon, Finlande, Suède, Taïwan, Corée du Sud… Au-delà de l'enveloppe publique, l'ambition se porte sur l'université et la recherche. Au cours des dix dernières années, la NTU (Nanyang Technological University) connaît la plus spectaculaire ascension dans le top 50 des universités mondiales : extension des campus, multiplication par qua- tre du nombre des chercheurs, accueil de très nombreux étrangers hautement qualifiés, ouverture à de nombreuses entreprises du monde entier. La politique par appel d'offres, un quasi-standard international, renforce l'idée d'une recherche guidée par les applications et conduisant, avec efficacité et célérité, à une dyna- Singapour, ville-État de 5,2 millions d'habitants, est l'exemple même de la réussite d'une politique d'innovation conduisant, en quelques années, à une sorte de paradis pour chercheurs, locaux ou étrangers. mique d'innovation. L'inspiration venant de l'extérieur est également prisée. En Chimie, les plans des bâtiments de la NTU sont tout simplement copiés sur ceux du département de chimie d'Oxford, considéré comme le meilleur du monde. Le pôle Minatec de Grenoble consacré aux nanotechnologies est pris comme modèle en matière de transfert de technologies. Alors maire de Grenoble, je suis invité à Singapour et reçu longuement par son Premier ministre et son ministre des Affaires étrangères. De retour dans ce pays il y a trois mois, je découvre une 96 Michel Destot - Innovation et territoires : le visage enviable de la mondialisation nouvelle réalisation, sortie de terre en quelques mois, l'université de technologie de Singapour (SUTD), superbe réalisation conçue et managée avec le MIT, pouvant accueillir plusieurs milliers d'étudiants et de chercheurs - dont une partie importante venant de l'étranger dans une formation universitaire et de recherche très performante, en partenariat actif avec de nombreuses entreprises étrangères assurant des débouchés prometteurs aux étudiants. L'insertion urbaine de ce nouvel écosystème est étudiée avec beaucoup d'attention, l'image et l'attractivité du site étant considérées comme essentielles. La réussite de Grenoble, ville d'innovation et pôle industriel, est le résultat d'une alchimie subtile et volontaire. À l'image des grandes technopoles mondiales, Grenoble a su affermir ses liens internes entre université, recherche et entreprises, s'alliant très vite le concours de la puissance publique, nationale et locale. Elle a cherché, depuis longtemps, à innover, rebondissant avec les progrès scientifiques et l'aspiration des demandes sociétales, dans tous les domaines du numérique, de l'énergie, de la santé ou de l'environnement, au profit de la création d'entreprises - plus de 200 start-up en moins de dix ans -, du développement économique - taux de croissance de l'ordre de 3 % même en période de crise et de l'emploi - avec un chômage inférieur à la moyenne nationale. Aujourd'hui, premier pôle de recherche après l'Ile-deFrance, Grenoble a été placée cinquième ville la plus innovante du monde - seule ville française du top 15 - dans le fameux À l'image des grandes technopoles mondiales, Grenoble a su affermir ses liens internes entre université, recherche et entreprises, s'alliant très vite le concours de la puissance publique, nationale et locale. classement Forbes. Avec de très nombreux équipements scientifiques et laboratoires de dimension internationale, avec 550 entreprises à capitaux étrangers issus de 30 pays - dont près de 130 pour les Etats-Unis -, 15 % d'étrangers parmi ses 60 000 étudiants, Grenoble a depuis longtemps compris qu'une clé du succès passait par une bonne articulation entre innovation et échanges mondiaux. Symbole le plus avancé de cet écosys- la revue socialiste 62 le dossier tème grenoblois, le site de la Presqu'île aménagé entre Drac et Isère devient une référence, non seulement en matière scientifique et technologique, mais aussi d'insertion urbaine et de modèle environnemental. Il devient une véritable écocité, sorte de MIT moderne, avec ses équipements de recherche et d'enseignement supérieur, ses entreprises - de la start-up à la multinationale -, ses habitants, ses commerces, ses modes de déplacements alternatifs à l'utilisation de la voiture en solo. L'INNOVATION, ARME DE COMPÉTITIVITÉ, À NE PAS METTRE ENTRE TOUTES LES MAINS De toutes ces expériences, il ne fait pas de doute que l'innovation est un levier indispensable à la croissance et à l'emploi. Elle peut même se révéler un formidable et rapide accélérateur dans le développement économique d'un pays, d'une région ou d'une ville. Elle est avant tout le fait des acteurs qui osent entreprendre en mobilisant matière grise et concours extérieurs. La démonstration n'est plus à faire que cela ne dépend plus des seules initiatives de l'Etat. Le rôle de ce dernier reste essentiel, en matière d'initiatives législatives et fiscales, d'investissement en efforts de recherche, d'orientation de l'épargne vers le financement des PME innovantes, d'ardeur mobilisatrice, au sein de l'UE, en faveur de la recherche, de l'innovation et des investissements. Mais, regardons les choses en face : les pays où le chômage est le plus faible sont des pays développés, fédéraux et innovants. C'est désormais dans la dynamique de la réforme territoriale, aux grandes régions et aux métropoles françaises d'engager les politiques décisives, au profit, notamment, des PME et ETI, en s'appuyant sur les richesses de leurs territoires. En conjuguant leurs efforts avec ceux de l'Etat et des grands groupes. Tout en haut de la chaîne alimentaire, il faut pouvoir s'appuyer sur des « baleines » françaises, en profitant de la diversité des sociétés du CAC40 et en les poussant plus encore à impulser à leur niveau un business model français : Schneider est capable de porter un modèle économique révolutionnaire dans l'énergie, comme Orange dans l'Internet et le mobile, ou Accor dans l'hôtellerie. Si les administrations centrales acceptent de jouer le jeu, au bénéfice des territoires, les raisons d'espérer sont fortes, au plan économique bien-sûr, mais aussi 98 Michel Destot - Innovation et territoires : le visage enviable de la mondialisation au plan social, par un aménagement du territoire plus équilibré et plus humain, et au plan environnemental, en maîtrisant mieux l'espace et la qualité de vie. On peut imaginer que la France devienne pionnière, en matière de ville durable et intelligente. Il y a source d'innovation à la française, en créant au niveau des territoires une chaîne alimentaire de financement structurant de nouveaux modèles d'investissement, au-delà de ce qui a été fait au plan national, avec notamment, la BPI. On peut rêver assez vite à une demidouzaine de grands écosystèmes d'innovation, apportant 2 à 3 points supplémentaires de croissance à notre pays. On peut imaginer que la France devienne pionnière, en matière de ville durable et intelligente. Ces grandes villes, parmi les plus belles du monde, restées à taille humaine, sont désormais à portée d'un équilibre enviable entre développement économique, solidarité sociale, protection de l'environnement et démocratie citoyenne. En créant un nouveau modèle de développement durable, et pour tout dire humain, favorisant la maîtrise des ressources naturelles et le bien-vivre ensemble. C'est une chance pour le monde en proie à une urbanisation croissante et irréversible, que les États-nations, hérités du XXe siècle, peinent à maîtriser. C'est une opportunité pour notre pays de promouvoir une suite tangible et mobilisatrice, au lendemain de la COP 21. C'est surtout une chance pour la France qui doute de son avenir et de celui de l'Europe, à l'heure de la mondialisation. la revue socialiste 62 le dossier Jean-Louis MISSIKA Adjoint à la maire de Paris chargé de l'urbanisme, de l’architecture, du projet du Grand Paris, du développement économique et de l’attractivité. D La ville intelligente au cœur de la politique d’innovation de Paris errière le terme « ville intelligente » se cachent les défis complexes qui se posent aux agglomérations d'aujourd'hui : améliorer la qualité de vie de leurs habitants, dans un contexte de transformation numérique et écologique des villes. L'attractivité des villes s'inscrit, bien-sûr, dans des enjeux économiques multiples, mais il devient irréaliste de les aborder sans tenir compte des défis sociétaux et environnementaux au XXIe siècle. REMETTRE DE L'INTELLIGENCE DANS LA MANIÈRE DE PENSER LE DÉVELOPPEMENT ÉCONOMIQUE La smart city est trop souvent considérée uniquement comme une filière économique parmi d'autres au cœur de la « nouvelle politique industrielle ». Si la Ville de Paris travaille activement avec ceux qui sont désignés comme les « champions français de la smart city », ce n'est cependant pas l'approche que nous soutenons. La stratégie de la « ville intelligente et durable » s'inscrit dans une politique menée depuis dix ans par la ville en faveur de l'attractivité du terri- toire. Nous nous sommes refusés à faire une politique économique qui rechercherait les atouts de Paris dans un nombre limité de filières « ultra-compétitives » et à « haute valeur ajoutée ». La solution n’est pas l’hyperspécialisation dans le luxe, la mode ou le tourisme. Faire ce pari serait une catastrophe pour Paris. La solution est, au contraire, dans la diversification de nos activités. Les métropoles sont des lieux d'innovation et de diffusion des idées, des matrices pour l'amélioration des compétences des acteurs économiques, des points nodaux dans l'organisation des firmes multinatio- 100 Jean-Louis Missika - La ville intelligente au cœur de la politique d’innovation de Paris nales, et constituent le terreau de la création d'entreprises et de l'entrepreneuriat ; bref, ce sont les foyers des plus forts potentiels de croissance. Le rapprochement géographique des acteurs économiques génère des gains qui peuvent prendre différentes formes, Les métropoles sont des lieux d'innovation et de diffusion des idées, des matrices pour l'amélioration des compétences des acteurs économiques, des points nodaux dans l'organisation des firmes multinationales, et constituent le terreau de la création d'entreprises et de l'entrepreneuriat. qu'il s'agisse d'économies de localisation, d'agglomération ou d'urbanisation. Dans une métropole d'envergure mondiale, ces économies jouent à plein entre des secteurs d'activités multiples. Et le cœur de la métropole parisienne doit accueillir plus que des sièges de multinationales : il doit faire se côtoyer ces multinationales avec les start-up, les PME, les instituts de recherche de pointe, et les services innovants qui leur correspondent. Le rôle des pouvoirs publics est alors de mener toutes les actions possibles pour décloisonner et favoriser les interactions entre acteurs. Ces efforts ont des impacts concrets pour les activités économiques. Ainsi, des innovations dans des secteurs comme la logistique ou l'énergie vont permettre des réductions de coût qui permettront de maintenir des activités manufacturières en ville et aussi d’inventer de nouvelles manières de fabriquer en ville. Le décloisonnement s’impose aussi par la transformation numérique de l’économie. On a longtemps pensé la révolution numérique comme limitée aux seules industries culturelles. Celles-ci ont certes été les premières touchées par les nouveaux modèles économiques des plateformes, mais, aujourd'hui, ce sont tous les secteurs qui sont « attaqués par l'uberisation » ou, comme l'explique Nicolas Colin, qui bénéficient des atouts de la multitude des usagers connectés pour offrir de nouveaux services plus efficients à chacun. La politique d'innovation de la Ville de Paris joue pleinement sur cette double dimension technologique et socio-culturelle, et beaucoup d'efforts ont été consacrés pour favoriser un écosystème qui permette aux acteurs du numérique d'irriguer l'ensemble des secteurs la revue socialiste 62 le dossier de l'économie parisienne et qui articule économie du partage, économie circulaire et économie numérique. ATTIRER LES ACTEURS DE L’INNOVATION ET LES INSCRIRE DANS LE PROJET URBAIN Il n’est pas toujours facile d’entreprendre en France, de trouver des business angels, d’y trouver un cadre fiscal propice à l’entreprise. L’Etat ne dispose pas toujours des bons outils, qui correspondent à ceux d’une Ville-monde, aux défis de la métropole du XXIe siècle. Améliorer l’attractivité d’une grande ville requiert des outils de pointe, au-delà des effets d’annonce touchant le territoire national, et les politiques d’attractivité ont depuis longtemps fait la preuve de leur supériorité sur les politiques de filières industrielles. Il s’agit bien pour nous tous, et notamment pour l’Etat français, de ne pas empêcher Paris de prendre part à la compétition mondiale entre métropoles. La Ville de Paris a pris l’engagement, en 2008, de doubler la superficie de locaux disponibles pour les jeunes entreprises innovantes pour atteindre 100 000 m2 de surfaces utiles, en 2014. Le succès de cette politique a permis de changer la logique et les priorités. En créant le fonds « Paris Innovation Amorçage », en juillet 2009, par une convention avec OSEO - devenu depuis Bpifrance Financement -, les financements ont été orientés vers les entreprises candidates, plutôt que vers les incubateurs. Quelques 37,5 millions d’euros ont été engagés auprès de 850 en- Améliorer l’attractivité d’une grande ville requiert des outils de pointe, au-delà des effets d’annonce touchant le territoire national, et les politiques d’attractivité ont depuis longtemps fait la preuve de leur supériorité sur les politiques de filières industrielles. treprises - à parts égales entre subventions et avances remboursables -, depuis le démarrage opérationnel du dispositif, début 2010. Le résultat est que cette initiative publique a créé un cycle vertueux, et les initiatives privées pour la création de nouveaux incubateurs se sont multipliées. Le projet de la Halle Freyssinet qui accueillera un millier de start-up dans le numérique en est l’exemple le plus emblématique. Mais, la Ville, avec son bras armé qu’est Paris&co, continue à apporter des soutiens pour l’incubation de 102 Jean-Louis Missika - La ville intelligente au cœur de la politique d’innovation de Paris start-up sur les thématiques-phares de la smart city : immobilier durable, mobilité et logistique urbaine, végétalisation et économie circulaire, etc. Le programme d’expérimentation que Paris&co anime participe également à faire émerger des solutions originales à des défis urbains, pour déployer, à l’avenir, de nouvelles activités économiques qui répondront aux enjeux urbains. Dans cette perspective, la Ville recherche aussi une visibilité et une fonction mondiales en attirant des start-up étrangères, par des échanges ou des événements comme le Hacking de l’Hôtel de Ville. Une stratégie d’attractivité doit, par ailleurs, se jouer à l’échelle de la métropole, et pas seulement de Paris. Le Grand Paris est le bon périmètre pour renforcer l’attractivité de notre métropole ; il nous permettra de construire une métropole polycentrique et d’effacer la séparation entre Paris et sa banlieue. Il est normal qu’une start-up naisse à Paris ou à Pantin, grandisse en Seine-Saint-Denis ou dans le Val-de-Marne, s’installe à Marne-la-Vallée ou revienne à Paris : nous sommes complémentaires. Cependant, la mise en place du cadre institutionnel est lente. Nous la soutenons, mais nous souhaitons aussi l'accélérer par des projets d'envergure avec les communes voisines. Le premier de ces projets est « l’arc de l’innovation ». L’idée, c’est de construire la métropole du futur sur nos anciennes frontières : des instituts de recherche, des centres de coworking, des incubateurs à la pointe de l’innovation. Au-delà même des territoires constitutifs du Grand Paris, nous souhaitons construire des axes de projets : un axe Paris-Saclay de la connaissance, un axe Paris-Seine de développement économique, avec un grand port métropolitain, et pourquoi pas un axe Paris-Londres, la future mégalopole européenne. INVENTER DES RÉPONSES RAPIDES AUX DÉFIS ENVIRONNEMENTAUX L’intelligence du Paris du XXIe siècle se construira également en résonance avec notre époque, celle d’un monde fini où les ressources sont rares. Depuis la COP21, personne ne peut plus ignorer l'urgence des réponses qui doivent être données à la lutte contre le changement climatique. Ce défi est intrinsèquement lié à celui de l'amélioration de la qualité de l'air, à la gestion de l'eau, à la protection de la biodiversité. L'économie circulaire est une orientation essentielle que la revue socialiste 62 le dossier nous avons souhaité donner pour concevoir une manière différente d'appréhender les enjeux de développement et d'environnement. Sur le modèle de l’économie circulaire, le Paris intelligent est économe : il réutilise fluides et matières autant que possible, comme cela est fait avec la réutilisation des eaux usées ou de la chaleur des datacenters pour chauffer des bâtiments. Ou encore par la transformation des bio-déchets des gros producteurs en méthane. Le Paris intelligent recherche des circuits courts dans tous les domaines, grâce, notamment, à l’agriculture urbaine, à des espaces de coworking connectés, permettant de limiter les déplacements ou encore des ressourceries. Enfin, le Paris intelligent veille à minimiser son impact sur l’environnement, par des réseaux intelligents permettant le traitement rapide et optimisé des fuites, ou encore par la promotion de l’intermodalité et de modes de circulation doux. Le passage à une économie de l'innovation permet aussi de trouver des solutions pour initier des changements de grande ampleur nécessaires en direction d’une ville plus résiliente. C'est le cas, par exemple, de la restauration des cycles de l’eau, mais aussi du phosphore et de l'azote qui nous imposent de recycler, au plus près, tous nos rejets organiques : nous devons innover pour mettre en œuvre des solutions opérationnelles qui Sur le modèle de l’économie circulaire, le Paris intelligent est économe : il réutilise fluides et matières autant que possible, comme cela est fait avec la réutilisation des eaux usées ou de la chaleur des datacenters pour chauffer des bâtiments. existent déjà, mais trouvent de nombreux freins dans une ville, qui est encore en grande partie régie par le modèle hygiéniste issu du XIXe siècle, avec son tout à l’égout et l’exportation de ses déchets. Nous expérimentons et nous accélérerons la collecte sélective des bio-déchets ; nous voulons aussi organiser le tri à la source des fèces et urines et trouver des circuits courts de valorisation des différentes matières organiques. Dans le même ordre d’idée, nous devons aussi revoir la manière de gérer l’eau, en particulier pour organiser un circuit court des eaux pluviales, plutôt que de tout renvoyer dans le réseau d’égout. Pour répondre à l'enjeu énergétique, il faut accélérer les expérimentations, tout 104 Jean-Louis Missika - La ville intelligente au cœur de la politique d’innovation de Paris comme le passage à la grande échelle pour permettre que des changements radicaux se fassent dans la prochaine décennie. Une future obligation de rénovation énergétique impose de trouver des solutions peu coûteuses pour améliorer la performance de nos bâtiments. Le retrait des véhicules polluants des villes reposera aussi sur un double développement complémentaire de notre réseau de transport public : une plus large place donnée aux modes actifs - marche, vélo et autres mobilités alternatives - et un développement accéléré de véhicules sans conducteur, propres et partagés. La ville doit, aujourd'hui, se doter de terrains d'expérimentations pour favoriser le développement d'écosystèmes d'acteurs en faveur des transports autonomes, au sein de l'agglomération. FAIRE UNE POLITIQUE D’ATTRACTIVITE AXÉE SUR LA QUALITE DE VIE Pour Paris, ville humaniste, cosmopolite et patrimoniale, l’intelligence repose avant tout, et c’est une évidence, sur l’intelligence de ses habitants. Leur attachement et leur implication pour leur ville, leur créativité et leur productivité, leur place dans notre écosystème de l’innovation sont autant d’atouts pour faire de Paris une ville monde unique et attractive. Sur le modèle de l’économie du partage et de l’innovation ouverte, le L'innovation sociale doit être prolongée par de nouvelles manières d'associer les habitants et les usagers dans la ville : en repensant nos modes de concertation, en associant les citoyens à travers les outils numériques de tous types. Paris intelligent est également une ville plateforme : elle fait du lien. Un lien entre des données qui doivent être libérées et interopérables. Un lien entre des besoins et des offres, qu’il s’agisse d’emplois, de biens ou de services, pour mieux vivre, mieux travailler, mieux consommer et enfin mieux se déplacer. Un lien, enfin, continu entre le citoyen et les élus, pour co-construire les projets de notre ville, tel que cela est enclenché avec le budget participatif lancé chaque année, depuis 2014. L’innovation ouverte repose sur l’idée qu’il faut distribuer les outils et les données au plus grand nombre plutôt la revue socialiste 62 le dossier que de les confier à un seul acteur, que les solutions de demain émergeront grâce à l’intelligence collective et à la collaboration des acteurs publics, des entreprises, des associations, des chercheurs et des citoyens. L’innovation ouverte replace l’humain au cœur du dispositif en lui donnant les moyens de comprendre et de s’approprier les flux de matières et de données qui traversent la ville. L'innovation sociale doit être prolongée par de nouvelles manières d'associer les habitants et les usagers dans la ville : en repensant nos modes de concertation, en associant les citoyens à travers les outils numériques de tous types. Ils doivent nous aider aussi à prendre en compte les contraintes spécifiques des groupes les plus fragiles. Ils doivent associer chacun sans que ceux qui ne veulent rien faire trouvent une voie disproportionnée, au regard de tous ceux qui attendent des améliorations concrètes de leur quotidien. Il nous faut aussi inventer de nouvelles manières de gérer localement les services urbains, par exemple, en inventant des super-gestionnaires, à l'échelle de l'ilot. La perspective est de construire de nouveaux communs de proximité, à l'intérieur des quartiers. Le développement d'une économie du partage en est un levier. Elle s’accélère grâce aux outils numériques et il faut l'encourager aussi à se construire, en étroite association avec l'économie sociale et solidaire. UNE NOUVELLE GOUVERNANCE POUR CONSTRUIRE LA VILLE INTELLIGENTE ET DURABLE Pour construire le Paris intelligent au XXIe siècle, nous avons aussi esquissé une méthode pour y parvenir. Il s'agit de co-construire avec les parties prenantes, afin de bâtir une vision commune pour mobiliser l’énergie, la créativité, l’inventivité de tous ceux qui croient en Paris La ville intelligente et durable, ce n’est pas seulement un nouveau paradigme économique. C’est aussi un nouveau paradigme politique, celui de la gouvernance ouverte et partenariale. Pour la classe politique, c’est une révolution copernicienne. La Ville de Paris a entamé cette révolution. intelligente et durable. Le projet « Paris intelligente et durable, perspective 2020 et au-delà » est piloté dans le cadre d’un comité stratégique annuel, présidé par la 106 Jean-Louis Missika - La ville intelligente au cœur de la politique d’innovation de Paris maire de Paris et composé des directions et adjoints. Il s’alimente par les contributions d’un comité des partenaires de la Ville intelligente, réunissant l’ensemble des parties prenantes, externes et internes. Ce comité des partenaires s’appuie sur des sous-groupes thématiques (transition énergétique, mobilité, déchets, résilience, logistique urbaine…). Leurs travaux sont alimentés par d’autres dispositifs participatifs permettant la remontée des initiatives et propositions des Parisiens, des partenaires ou encore des agents eux-mêmes. Au sein des services de la Ville, la vision globale du projet de Ville intelligente et durable fait appel à une gouvernance flexible, réactive, transverse, agile. C’est là une condition nécessaire pour répondre aux défis de l’attractivité économique, tout en répondant aux attentes de nos concitoyens. La ville intelligente et durable, ce n’est pas seulement un nouveau paradigme économique. C’est aussi un nouveau paradigme politique, celui de la gouvernance ouverte et partenariale. Pour la classe politique, c’est une révolution copernicienne. La Ville de Paris a entamé cette révolution. grand texte la revue socialiste 62 Pierre Mendès France L Pour une politique de l’enseignement et de la recherche, 1966 ’Association d’études pour l’expansion de la recherche scientifique, présidée par le professeur Lichnerowicz, a organisé à Caen, les 11 et 12 novembre 1966, un colloque national consacré à l’enseignement supérieur et à la recherche auquel ont participé 300 universitaires, ainsi que Christian Fouchet, ministre de l’Education nationale, et Alain Peyrefitte, ministre de la Recherche. Pierre Mendès France y a prononcé un discours, le 11 novembre, publié dans le numéro 45 (décembre 1966) du Courrier de la République. Monsieur le Délégué général à la Recherche scientifique, Monsieur le Recteur, Monsieur le Président de l’A.E.E.R.S., Messieurs, Je veux remercier l’Association pour l’expansion de la recherche scientifique de célébrer avec éclat le dixième anniversaire du premier colloque que nous avions organisé et tenu ici même ensemble ; nous n’imaginions pas alors que notre obstination nous vaudrait ce nouveau rendez-vous qui prouve la conti- nuité de notre effort, mais aussi, hélas ! la persistance d’un problème grave parmi les plus graves de problèmes français de notre époque. (…) On pense toujours, à ce point de la réflexion, à la fantastique avance scientifique, technologique et économique prise par les Etats-Unis en matière de recherche au cours de cette décennie. Vousmême, M. le Délégué général, vous avez durement précisé ce que pourraient être les conséquences de l’évolution actuelle, si nous la laissions se poursuivre, lorsque 108 Pierre Mendès France - Pour une politique de l’enseignement et de la recherche, 1966 vous avez évoqué en termes cruels et courageux, « la France vouée de façon irréversible au sort d’un pays satellite ». Le risque est plus grand pour nous aujourd’hui de perdre notre indépendance dans les laboratoires et les usines que dans les conférences diplomatiques ou les champs de bataille. Et je regrette que cet enjeu n’ait pas encore été représenté dans toute sa gravité à l’opinion publique, par les voix les plus hautes de l’Etat. Car, Le risque est plus grand pour nous aujourd’hui de perdre notre indépendance dans les laboratoires et les usines que dans les conférences diplomatiques ou les champs de bataille. c’est bien un climat nouveau qu’il faut créer pour que même telles branches d’industrie déplorablement attardées se mettent à l’école de la recherche, ou pour que le monde universitaire français ressente enfin sa responsabilité dans la formation des hommes qui se consacreront à la recherche appliquée. La responsabilité de l’Etat est primordiale en la matière. C’est à lui qu’il appartient de promulguer une fiscalité plus favorable à la recherche et de remplacer des dispositions qui détaxent indistinctement les sociétés industrielles qu’elles fassent de la recherche ou non. C’est à lui qu’il incombe de déterminer dans le Plan les priorités industrielles essentielles. C’est lui aussi qui doit fixer le statut des sociétés étrangères qui créent des installations en France ; trop souvent ce sont de simples ateliers de fabrication, les activités de recherche restant localisées auprès des maisons-mères, en Amérique ou ailleurs ; il faut que ces entreprises consacrent un pourcentage donné de leurs recettes d’exploitation à des travaux de recherche en France, il faut qu’elles soient obligées de publier leurs résultats de recherche. Et ces propositions devraient être soumises à nos associés du Marché commun pour essayer d’aboutir à une politique commune avec eux, en la matière. Enfin, il doit être possible de réformer notre conception et notre dispositif des actions concertées. C’est à vous de préciser les précautions qui devraient être prises pour éviter ce qu’on a appelé d’un mot emprunté à la politique, dans le mauvais sens du mot, la pratique du saupoudrage. La sélection même des actions retenues devrait se faire non seulement sous l’ins- la revue socialiste 062 GRAND TEXTE piration heureuse de tel savant éclairé, mais à partir d’un éventail beaucoup plus large d’interventions possibles, établi avec plus de rigueur à partir de travaux préalables plus poussés, en utilisant à fond la documentation internationale, pour ne pas partir à la recherche de… ce qui a déjà été trouvé ailleurs ! Et, à cette sélection, pourraient au moins pour certaines disciplines, être associés des spécialistes de la prévision économique, ou simplement des esprits imaginatifs et doués de l’intelligence prospective. J’ajoute encore qu’aux actions concertées à l’échelon national devraient s’ajouter des actions de recherche à l’échelon européen et que la France devrait en prendre l’initiative. La rentabilité de la recherche pure et appliquée française serait gravement menacée si la concertation n’était pas élargie à l’échelon international et d’abord, européen. Toutefois, ce qui me paraît dominer tout notre problème, c’est l’enseignement supérieur ; car notre plus grand atout face aux tâches de demain, c’est notre capital humain, nos ressources de matière grise, notre jeunesse. « Il faut maintenant organiser l’afflux des masses jusque dans les universités », disions-nous il y a dix ans. Cet afflux a-t-il été organisé ? Je n’oserai l’affirmer. Aujourd’hui, il existe, massif, désordonné, impétueux, mais plein de promesses. Que les universités aient le souci d’une sélection nécessaire, qu’elles Ce qui me paraît dominer tout notre problème, c’est l’enseignement supérieur ; car notre plus grand atout face aux tâches de demain, c’est notre capital humain, nos ressources de matière grise, notre jeunesse. désirent être maîtresses de leur seuil, qui ne le comprendrait ? Mais, à la condition expresse, et je pèse mes mots, que les enseignements, au sens le plus large du terme, disposent - ce qui n’est pas le cas - d’assez de places pour former tous les cadres dont la nation a besoin. Il faut accepter l’enseignement supérieur de masse comme un fait, et comme un fait qui, globalement, est bénéfique. D’ici vingt ou trente ans, la moitié de chaque classe d’âge devra poursuivre des études au-delà du niveau du baccalauréat. Ce fait ne répond pas à un caprice des jeunes ou de leurs familles, mais aux nécessités de survie d’un grand pays moderne. Alors, dans nos délibérations sur les réformes, sur les voies et moyens, tenons compte 110 Pierre Mendès France - Pour une politique de l’enseignement et de la recherche, 1966 autant que possible de l’avenir prévisible plus encore que des difficultés présentes. N’oublions pas, non plus, que les responsabilités des enseignements supérieurs sont en train de prendre une extension tout nouvelle. La mission des enseignants de demain ne pourra plus prendre fin au moment de la délivrance des diplômes, pas plus qu’elle ne pourra se limiter à A cette époque de révolution permanente des techniques, la formation continue ou, si vous préférez, l’éducation permanente est devenue une obligation nationale à laquelle notre législation et nos institutions sont loin de satisfaire suffisamment. l’enceinte de la faculté, de l’institut ou de l’école. Les jeunes gens qui sortiront diplômés sans préparation à la vie professionnelle, leurs camarades issus des nouveaux enseignements courts, les cadres âgés (dont l’inadaptation prématurée, faute de mise à jour systématique de leurs connaissances, constitue « un paradoxe économique et un scandale social »), il faut qu’ils puissent, les uns et les autres, continuer de recourir à l’enseignement supérieur pour compléter leur formation et renouveler leur savoir. A cette époque de révolution permanente des techniques, la formation continue ou, si vous préférez, l’éducation permanente est devenue une obligation nationale à laquelle notre législation et nos institutions sont loin de satisfaire suffisamment. Elle devrait être un des premiers articles de toute politique de progrès et de rénovation. Elle devrait être inscrite dans les lois et dans les budgets. Et aussi dans les conventions collectives. Les pays anglo-saxons nous donnent ici l’exemple. Mais, en attendant que nous organisions à notre tour notre « Université des ondes », il ne serait pas concevable que certains des nouveaux Instituts universitaires de technologie ne s’ouvrent pas aux étudiants du Travail pour des sessions alternées s’inspirant de l’expérience si bénéfique des sandwich courses anglais. De même, il conviendrait d’organiser dans la région parisienne, et les autres grandes régions industrielles, à côté du CNAM, une constellation de cours de promotion supérieure et de recyclage, à la mesure d’agglomérations de plusieurs millions d’habitants, sans oublier les sessions d’études et les stages en laboratoires. la revue socialiste 062 GRAND TEXTE Mais je voudrais en venir enfin à ce qui est le point capital de l’ordre du jour, la situation même des enseignements supérieurs. Il y a dix ans, le leitmotiv de nos doléances, c’était la pénurie d’argent. Grâce à votre action sur l’opinion et auprès des pouvoirs publics, cette pénurie se résorbe peu à peu. Malgré l’insuffisance chronique des budgets, les documents de ce colloque montrent que les plus grosses difficultés actuelles ne sont pas uniquement financières. Force est de constater que nous sommes plutôt en présence d’une crise des enseignements supérieurs, crise de croissance mais aussi crise d’adaptation. Il faut en parler franchement. C’est la règle et l’utilité de nos colloques. Périodiquement, les esprits les plus distingués stigmatisent la rigidité de nos structures et de notre administration, l’étroitesse des règlements, l’abus des cloisons étanches ; nous entendons déplorer les affres endurées par les « doyens comptables, les professeurs archivistes, les directeurs de laboratoires gestionnaires » (encore que certains doyens de choc s’accommodent brillamment de ces contraintes). Périodiquement aussi, et cela est plus neuf, des voix s’élèvent pour mettre en cause le fonctionnement et les pratiques mêmes de notre Université. Il y a aujourd’hui dans certains milieux une sorte de mode, un snobisme, même qui consiste à dénigrer tout ce qui relève de l’enseignement public ; ne nous y arrêtons pas. (…) Mais nous touchons, à travers les difficultés de fonctionnement et la crise des structures universitaires, à un problème plus général et qui conduit à remettre en question le rôle même de l’Etat. L’évolution des sociétés industrielles démontre chaque jour non seulement l’importance des institutions politiques mais celle, aussi, d’institutions et de structures économiques, sociales, éducatives, culturelles, qu’elles soient traditionnelles ou plus récentes. L’une des plus hautes tâches (mais aussi des plus difficiles) qui incombent à un régime démocratique moderne, consiste à assurer la cohésion et la vitalité de ces innombrables cellules, représentatives et agissantes. A cet égard, on a pu dire, dans bien des cas, que notre Etat ne gouverne pas assez mais qu’il administre trop. Nous ne sommes ni assez planificateurs quand il s’agit de fixer les objectifs essentiels, de répartir les grandes masses, ni assez décentralisateurs quand il s’agit d’assurer les fonctions de gestion. Tout en définissant avec fermeté les orientations majeures et 112 Pierre Mendès France - Pour une politique de l’enseignement et de la recherche, 1966 les priorités nationales, il faut faire appel au sens des responsabilités des hommes et des groupes et, j’insiste, à leur esprit d’entreprise et, pour cela, leur déléguer Toutes ces collectivités innombrables, groupements locaux ou régionaux, syndicats professionnels, ouvriers, agricoles, sociétés de mise en valeur, centres culturels, établissements d’enseignement, coopératives, oui, il faudra leur assurer une autonomie authentique et définir leurs droits et leurs devoirs. Il n’en va pas autrement des universités. de larges possibilités de décision et d’action. C’est ainsi que nous insufflerons plus de démocratie aux divers échelons de notre société. Toutes ces collectivités innombrables, groupements locaux ou régionaux, syndicats professionnels, ouvriers, agricoles, sociétés de mise en valeur, centres culturels, établissements d’enseignement, coopératives, et cette radio, et cette télévision, oui, il faudra leur assurer une autonomie authentique et définir leurs droits et leurs devoirs. Il n’en va pas autrement des universités. Si demain nos universités devenaient plus libres de leur orientation, de leur organisation, j’accepterais volontiers, en ce qui me concerne, qu’elles dépendent, pour une part de leurs crédits, de ces autorités et de ces assemblées régionales que je souhaite voir créer depuis si longtemps - à condition que ces dernières disposent de moyens d’action, d’attributions, de ressources, seuls susceptibles d’assurer leur réalité politique. Seulement la liberté n’est pas un don gratuit. Il faut la vouloir et il faut la mériter. C’est ce que nous ont montré dans le passé lointain comme dans des périodes plus proches, les glorieux établissements dont le message nous est parvenu parce qu’ils ont su gagner leur indépendance et la conserver pour une lutte incessante, contre les facilités et les faiblesses du dedans et contre les menaces venues du dehors. Mériter une plus grande liberté de gestion, pour les universités, c’est reconnaître qu’il ne sera pas possible de scolariser et d’encadrer 700 000 étudiants en 1972, compte tenu de la limitation des moyens disponibles, sans rechercher leur plein emploi : création de semestres d’été, développement des cours du soir, allongement de l’année universitaire, etc. Ces réformes permettront enfin d’accorder l’année la revue socialiste 062 GRAND TEXTE sabbatique. Elles devront toujours sauvegarder la dualité de la « fonction enseignement » et de la « fonction recherche » entre lesquelles se répartit l’activité du professeur. Mériter une plus grande liberté, c’est aussi modifier des attitudes et des modes de relation devenues traditionnelles ; car, en toutes choses, la réforme des esprits et des mœurs importe autant, sinon plus, que la réforme des institutions. C’est enfin repenser les relations entre le corps enseignant et les étudiants et appeler ces derniers, qui ne sont plus des collégiens, à prendre toutes leurs responsabilités dans la vie et dans la gestion de l’université (…). le débat la revue socialiste 62 Elena Mathe Chef de projet du sommet « Climat et territoires » (Lyon, 2015). A Bernard Soulage Secrétaire général de l’association « Climate chance ». Les principaux enjeux de la COP21 à Paris et ses suites u regard des principaux éléments qui ont marqué les deux dernières années, 2014 et 2015, il est intéressant d'essayer d'en dégager les lignes de force. On reviendra d'abord sur les principaux résultats de cette période et, particulièrement, sur le contenu de l'accord de Paris, puis, l'on s'efforcera de dresser les principaux enseignements, avant de s'interroger sur les prolongements possibles, tant du point de vue de la lutte contre le changement climatique, que d'un point de vue plus large, à la fois économique, politique et sociétal. UN ACCORD QUI MÉRITE UNE ANALYSE APPROFONDIE Le contenu de l’accord Le texte adopté à Paris contient l’Accord de Paris et la Décision COP21. C’est ce qui s’appelle le « paquet climat Paris ». Son objectif principal est d’augmenter l’ambition des pays et de définir leur future action pour le climat. L’Accord pourra être signé à partir d’avril 2016, pendant une période d’un an, et entrera en vigueur, en 2020, après ratification d’au moins 55 pays. Le texte contient un préambule avec 16 paragraphes et 29 articles, sans les annexes. La Décision entre en vigueur immédiatement après la COP21, elle constitue la base contextuelle et clarifie les détails de mise en œuvre de l’accord, ainsi que les actions/processus à mettre en œuvre avant 2020 (le « workstream2 »). Le texte contient un préambule de 15 paragraphes - et 140 paragraphes suivants divisés en 6 sections (Adoption, INDCIs, Décisions pour l’accord, Ambition pré-2020, Acteurs non-étatiques, Administratif). A la suite des actions menées par les collectivités territoriales et les réseaux de la société civile, notamment du Sommet Mondial Climat et Territoires, référence est faite, pour la première fois dans l’histoire des négociations climat, aux acteurs non-étatiques, comme suit : le para- 116 Bernard Soulage & Elena Mathé - Les principaux enjeux de la COP21 à Paris et ses suites graphe 15 de l’Accord reconnait l’importance des engagements pris par les collectivités « subnationales »; référence est aussi faite aux acteurs locaux et « subnationaux » dans art. 7.2 (adaptation) et art.11.2 (construction des capacités) et aux communautés dans art. 8.4.h (pertes et dommages). Le paragraphe 15 de la Décision cite les actions les plus fortes des acteurs non-étatiques, y compris les villes et autres autorités « subnationales » ; plusieurs paragraphes se référant aux acteurs « subnationaux » pour leurs engagements dans l’action climatique, avant 2020. Parmi les points importants du paquet climat de Paris : Limiter le réchauffement « bien en dessous » de 2°C Cet objectif de maintenir le réchauffement à 2° avait été décidé lors de la rencontre de Copenhague, en 2009, il a été renforcé à Paris. En 2015, à Paris, de nombreux pays, menacés déjà par la montée du niveau de la mer, ont fait part de leurs inquiétudes et ont appelé à limiter le réchauffement à 1,5°C. L’accord de Paris propose aux pays « d’atteindre un pic des émissions de gaz à effet de serre le plus tôt possible » et d’entreprendre, ensuite, des réductions rapides de manière à obtenir un équilibre entre les émissions dues aux activités humaines et la capacité de la nature à les absorber. Revoir les engagements tous les 5 ans Un mécanisme de révision des engagements nationaux sera mis en place sur la base du volontariat et sur un principe de progression. Un bilan de l’action collective sera fait en 2023 et la première révision obligatoire est prévue pour 2025, une étape intermédiaire étant prévue en 2018. Aider les pays en développement En 2009 les pays développés se sont engagés à verser 100 milliards de dollars, par an, à partir de 2020, pour financer les politiques et actions climatiques des pays en développement. L’accord de Paris précise que cette somme sera un plancher et qu’en 2025 un nouveau montant devra être négocié. Les « lignes rouges » Au-delà de l'analyse du contenu de l'accord, au sens strict du terme, un bon moyen d'en mesurer la nature et la portée est d'analyser ce qu'il est advenu des fameuses « lignes rouges » qu'avaient mis en avant certains pays ou groupes de pays. la revue socialiste 62 le débat - le « groupe des 77 et la Chine » qui, en fait, regroupe la très grande majorité des pays en développement ou émergents, avait mis en avant trois éléments majeurs : la « responsabilité commune mais différenciée », l'existence de financement à hauteur d’au moins 100 milliards de dollars par an et la reconnaissance par les pays développés d'une « dette climatique » liée aux dégâts déjà provoqués par leurs errements - la question en français des « pertes et dommages ». Ils ont obtenu, globalement, satisfaction sur les deux premiers points, mais se sont heurtés à une résistance farouche sur le troisième, notamment de la part des États-Unis. Le tout se soldant par une reconnaissance du principe de pertes, mais non rétroactives au plan juridique. - les Etats-Unis, précisément, avaient aussi trois lignes rouges : ne pas se retrouver dans une situation où ils deviendraient débiteurs du passé, avec ce que cela comporte de risques juridiques. Il était frappant de voir, pendant la COP21, combien les assureurs étaient présents pour mettre en avant ces risques. Ils ont, sur ce point, obtenu satisfaction. Ils exigeaient également que le texte ne comporte aucune injonction à leur pays - et, par voie de conséquence, aux autres -, de façon à éviter de devoir passer par la case « Congrès » qui se serait avérée très Les Américains exigeaient que le texte ne comporte aucune injonction à leur pays et, par voie de conséquence, aux autres -, de façon à éviter de devoir passer par la case « Congrès » qui se serait avérée très complexe pour ne pas dire bouchée. complexe pour ne pas dire bouchée. Là aussi, satisfaction leur a été donnée, notamment le dernier jour, lors du débat - ésotérique, pour beaucoup, mais décisif en la matière - sur le temps du verbe « BE », les Américains exigeant et obtenant le terme « should » à la place du terme « shall » beaucoup plus engageant. Ils renâclaient à tout engagement trop contraignant en matière de limitation de l'augmentation de la température. Ils ont finalement vite cédé. Était-ce une ligne rouge ou un leurre sur un sujet finalement peu engageant ? Plus sérieuse était la question financière. Et là, ils ont dû clairement baisser pavillon face à la pression de quasiment tous les autres pays. 118 Bernard Soulage & Elena Mathé - Les principaux enjeux de la COP21 à Paris et ses suites - l'Europe est arrivée relativement unie avec un ensemble de lignes rouges que l'on peut caractériser comme « positives », par rapport aux précédentes, dans la mesure où elles visaient essentiellement à porter le plus haut possible le niveau des engagements et le périmètre de l'accord : la limitation à strictement moins de deux degrés a finalement rapidement été adoptée, même si la formulation définitive à mis un certain temps à se stabiliser. L'Europe exigeait également un « accord universel, contraignant, révisable et transparent ». Elle a obtenu satisfaction (au moins partielle) pour trois sur quatre termes. L'accord est universel, il est révisable, bien que dans des conditions qui prévoient de « vraies » révisions assez tardives, il est globalement transparent, car il prévoit réellement des procédures d'évaluation. En revanche, son caractère contraignant est loin d’être établi et devra faire l'objet de bien des débats ultérieurs. Par ailleurs, l'Europe, fortement poussée par la France, souhaitait la poursuite de « l’agenda des solutions » - à travers, notamment, l'institutionnalisation du « Lima-Paris-actionagenda » (LPAA) et le maintien des mécanismes ayant permis une forte mobilisation de la « société civile » (appe- lés « acteurs non-étatiques » par d'autres, voire « non parties ». Sur ces deux points le texte est reconnu comme globalement satisfaisant, à travers le « workstream 2 » qui balise la route jusqu'en 2020. - autres acteurs essentiels, les pays producteurs de pétrole ou gros utilisateurs de combustibles fossiles. Leur seule ligne rouge - très fortement apparue dès les pré-COP et surtout au G20 d'Antalya - portait sur le refus de toute mention qui peu ou prou signifierait la fin de l'heure du pétrole et des combustibles fossiles. Sur ce point, le verre est « à moitié plein ou… ». Malgré les pressions - y compris d'une partie du business -, la mention d'une production « zéro carbone » à la fin du siècle n'a finalement pas été retenue, mais une formulation plus vague sur « la neutralité des émissions aussi vite que possible dans la deuxième partie du siècle » ouvre manifestement la voie à des révisions ultérieures. Il fut d'ailleurs symptomatique de constater que les producteurs de pétrole exigèrent de la présidence qu'elle mentionne, dans les commentaires finaux, « la nécessité d'aider les producteurs d'énergie fossile à se reconvertir ». Ce qui fut fait par le Président de la COP. Tout compte pour aboutir à un accord aussi large ! la revue socialiste 62 le débat Si l'on s'en tient aux acteurs et groupes d'acteurs ci-dessus - qui constituent la quasi-totalité des émetteurs de GES -, il est frappant de constater une certaine symétrie dans les résultats. Nul acteur n'a eu totalement satisfaction sur ces lignes rouges - même pas malheureusement les pays les plus touchés par la question de « l'adaptation » et, particulièrement, les îles du groupe « AOSIS » -, mais, en même temps, chacun a pu rentrer chez lui la tête haute et également avec suffisamment peu de précisions sur les questions où il n'avait pas obtenu satisfaction pour qu'aucun ne manifeste une aigreur telle qu'il bloque l'accord final… à l'exception de la main levée du représentant vénézuélien, vite oubliée par Laurent Fabius, sans qu'aucun autre pays ne s'en offusque un instant. De ce point de vue, donc on peut dire que l'accord est équilibré, comme l'ont souligné nombre d'orateurs et commentateurs. Il peut aussi être considéré par d’autres comme ambigu, voire bancal ou pire, inapplicable. Notre sentiment, largement partagé sur place, et au-delà est, qu'à cette échelle, cet accord tient de l'équilibrisme, voire du miracle. Mais, on connaît bien des équilibristes qui vont de l'autre côté du câble sans tomber. En tout cas, un vrai bout de chemin au-dessus du vide a déjà été franchi. Quelques questions pour l'avenir proche et… moins proche Parmi les questions les plus importantes pour l'avenir proche, on doit en retenir au moins quatre : - quelle sera la dynamique de l'année 2016 qui, rappelons-le, est sous présidence française ? Au-delà des changements éventuels de personnes, soit en France, soit dans les Institutions Internationales, qui pèseraient nécessairement Le risque d'un retour au « business as usual » est grand avec une redescente de l'agenda climatique dans l'ordre des priorités mondiales. sur cette année, se pose aussi la question de l'agenda 2016. Toute la tension était focalisée sur l'approche d'une échéance « Paris 2015 » fixée depuis longtemps avec cette conviction que « l’on ne pouvait pas échouer ». Le risque d'un retour au « business as usual » est grand avec une redescente de l'agenda climatique dans l'ordre des priorités mondiales. 120 Bernard Soulage & Elena Mathé - Les principaux enjeux de la COP21 à Paris et ses suites - concrètement, se pose aussi la question de ce que les pays et l'ensemble des acteurs vont faire d'ici 2020. La démarche de l'agenda des solutions semble globalement actée, mais elle suppose néanmoins des engagements et des moyens qui ne sont pas encore tous clarifiés aujourd'hui, c'est le moins que l'on puisse dire. - de ce point de vue le « monitoring » des engagements pris par tous les acteurs est certainement l'une des questions les plus prégnantes, dans cette période courte. Chacun mesure bien combien il faudra être attentif à ce que tous les engagements pris soient évaluables et évalués de la façon la plus claire et la plus transparente possibles. Ceci nécessite, dès aujourd'hui, une réflexion sur les lieux et instances qui pourraient assurer ce travail et les moyens dont ils pourraient disposer. Soyons clairs, cette question ne concerne pas seulement les États, mais tous les acteurs qui ont pris des engagements ambitieux, et nous pensons particulièrement aux gouvernements locaux et « subnationaux ». - de la même façon, se posera très vite la question de la révision des engagements nationaux pour les rendre cohérents avec une trajectoire « nettement au-dessous de 2 degrés ». Si ceci n'est pas fait dans un relatif court terme (2018 ?), chacun sait qu'en fait le scénario retenu à Paris restera lettre morte. À plus long terme, de nombreuses questions se posent, mais quatre paraissent particulièrement importantes : - au plan très global, chacun mesure bien qu'il n'y aura pas de véritable engagement de nombreux pays si le lien - exprimé dans le texte - entre la question climatique et l'ensemble des « Objectifs du développement durable » (ODD) n'est pas concrètement abordé. - découlant de cette question, vient immédiatement la question des financements et, particulièrement, des 100 milliards de dollars annuels promis dans l'accord. Rien ne garantit aujourd'hui sa mise en œuvre et les déceptions ont été lourdes par le passé. - autre question très sensible, qui sera déterminante pour l'avenir, celle des subventions aux énergies fossiles. Question d'autant plus sensible que l'on voit, aujourd'hui, à quel point la production et/ou l'accès à ces énergies constituent un enjeu majeur pour nombre de pays et d'habitants de la planète. - dans le même sens, la question du « prix du carbone » sera décisive. Nombre d'acteurs (États, entreprises, économistes, la revue socialiste 62 le débat La question du « prix du carbone » sera décisive. Sans une avancée significative et relativement rapide sur cette question, bien des évolutions positives entrevues à Paris resteront lettre morte. ONG…) avaient insisté, sur ce point, avant la COP. Il a certes été traité, mais de façon relativement marginale et globalement insatisfaisante, pour l'essentiel, des promoteurs des diverses solutions pour promouvoir un prix du carbone à l'échelle mondiale. Notre sentiment est que sans une avancée significative et relativement rapide sur cette question, bien des évolutions positives entrevues à Paris resteront lettre morte. UN NOUVEAU PARADIGME ? Une évolution certaine Le marqueur le plus clair de l’évolution du paradigme économique, soustendant la réflexion, réside sûrement dans l'évolution des perspectives sur le marché des hydrocarbures, à moyen et long terme. Il y a moins de dix ans, la question la plus débattue était celle du « peak oil », ce point supposé où nous aurions déjà plus consommé d'hydrocarbures qu'il n'en resterait dans le sous-sol de la terre. À Paris - et précédemment au G20 d'Antalya -, la question la plus controversée portait sur la date à laquelle… nous ne consommerions plus d'hydrocarbures. Singulière et significative évolution ! La position et la situation économiques et géopolitiques de nombreux pays producteurs d’énergies fossiles renforcent cette évolution. Les anticipations, si chères aux économistes, ont clairement changé de sens. Certes, toutes ces évolutions sont suffisamment récentes pour nécessiter vérification et évaluation. Mais, elles existent et elles étaient clairement au cœur des débats, au Bourget. Cette évolution est renforcée par la montée du débat autour du prix du carbone. Qui aurait imaginé, il y a à peine quelques mois, qu'une très grande majorité de la communauté internationale des entreprises prendrait clairement position pour qu'existe un prix (élevé) du carbone ? Qui aurait imaginé que de très grands États fédérés, au Canada ou aux États-Unis - vite rejoints par de nombreux États et régions du monde lanceraient des marchés du carbone ou des taxes de carbone « décentralisés » ? Prolongeant ces prises de positions, le thème de la « croissance verte » est, au moins partiellement, sorti du « wishfull 122 Bernard Soulage & Elena Mathé - Les principaux enjeux de la COP21 à Paris et ses suites thinking » ou du « Green washing » pour devenir un élément de stratégie industrielle au niveau des entreprises ou des collectivités publiques. Le rapport dit « Calderon » a connu un impact largement relayé dans de très nombreux pays. Une évolution à confirmer L'un des paradoxes d'une situation qui n'en manque pas se situe sûrement sur la question décisive de l'évolution du « mix-énergétique », en rapport étroit avec le prix actuel et anticipé du pétrole. La situation actuelle du marché pétrolier et les anticipations de long terme issues au moins partiellement de la COP se conjuguent pour faire baisser très fortement le cours du baril. Nul ne sait si cette situation est vraiment durable, mais il est certain qu'elle ne favorise pas la montée en puissance des énergies renouvelables. La situation actuelle du marché pétrolier et les anticipations de long terme issues au moins partiellement de la COP se conjuguent pour faire baisser très fortement le cours du baril. Nul ne sait si cette situation est vraiment durable, mais il est certain qu'elle ne favorise pas la montée en puissance des énergies renouvelables, malgré des gains de productivité non négligeables des acteurs de ce secteur. Ainsi, les prochaines années vont être déterminées par ce que l'on peut appeler le « paradoxe de Paris 2015 ». Victime, en quelque sorte, de son succès, l'accord de la COP risque de voir sa mise en œuvre retardée par des anticipations trop faibles sur les cours à long terme des hydrocarbures. Or, chacun le sait, dans ces secteurs fortement capitalistiques, l'un des facteurs déterminants de la décision d'investir réside dans la stabilité des variables dans le temps. Compte tenu de ce paradoxe - toujours susceptible d'être remis en cause -, il paraît indispensable à la mise en œuvre de l'accord que le monde se dote d'un prix croissant et, surtout, prévisible du carbone, tel que nous l'avons évoqué précédemment. Une deuxième incertitude économique réside indiscutablement dans l'interrogation sur le positionnement réel des pays « émergents ». Beaucoup d'entre eux ont été beaucoup plus proactifs que nombre d'acteurs l'auraient anticipé, à commencer par la Chine, puis, le Brésil, vite suivi de l'Inde. Sans mettre en doute la sincé- la revue socialiste 62 le débat rité de leurs engagements, il n'en demeure pas moins que ces pays sont légitimement soumis à une très forte demande de développement par leur population, qu'il s'agisse de l'habitat, de la mobilité ou de l'accès à l'énergie. Seront-ils en mesure de faire porter à leurs peuples des charges supplémentaires en matière énergétique ? L'exemple de nombreux pays où ces biens sont subventionnés n'est pas très encourageant, mais c’est un enjeu majeur de la période à venir et les pays développés ont sûrement une partie de la solution dans la dynamique globale de partage des richesses et taxations. Toutefois, pour pouvoir réellement parler d’un nouveau paradigme de développement, il faut également s'interroger sur la capacité des systèmes de production à se transformer, au moins pour partie, autour du thème de l'économie circulaire. Ce terme a été fréquemment employé dans la préparation de la COP ou son déroulement, car au-delà d'un évident effet de mode, il renferme certainement une capacité de produire plus de biens utiles sans entamer le potentiel de la « terre-mère », au-delà de ce qui reste compatible avec le scénario climatique retenu. Les innovations technologiques Pour pouvoir réellement parler d’un nouveau paradigme de développement, il faut s'interroger sur la capacité des systèmes de production à se transformer, au moins pour partie, autour du thème de l'économie circulaire. nécessaires semblent relativement connues, mais c'est dans leur mise en œuvre, à une échelle planétaire, que réside la principale interrogation pour confirmer ce changement - cette évolution ? - du paradigme économique. UNE NOUVELLE GOUVERNANCE ? Des évolutions évidentes Un premier ensemble d'évolutions réside dans le processus de négociation entre les Etats. Le choix clairement annoncé dès le départ de privilégier une démarche « bottom-up » a été très important. Il a été convenu que l'essentiel de la démarche n'était pas tellement le texte final, mais la capacité des États à prendre des engagements - les fameux INDC - qui conduisent à se rapprocher le plus possible du scénario 2°. Au total, ce furent plus de 180 pays représentant plus de 90 % des émissions de gaz à effet 124 Bernard Soulage & Elena Mathé - Les principaux enjeux de la COP21 à Paris et ses suites de serre (GES) qui ont pris des engagements, allant ainsi très au-delà de ce qui avait été espéré (et craint) encore au milieu de l'année 2015. Ce processus a eu aussi comme vertu collatérale de mettre la question climatique au cœur de l'agenda international, tout au long de l'année 2015. Dans ces évolutions, on ne négligera pas non plus la capacité à débattre et à respecter des échéances dont a fait preuve la communauté internationale. Certes, l'habileté de la présidence française, du Secrétaire général des Nations Unies beaucoup plus présent qu'attendu - et de l'UNFCCC a eu un impact. On pense particulièrement à deux procédures qui ont beaucoup « fluidifié » les débats. D'une part, il a été fait systématiquement recours à des « facilitateurs » issus de toutes les parties de la planète et de tous les groupes de pays. Chacun devait assurer la progression d'un thème majeur en débat, ce qui évitait à la présidence de porter tous les éléments de conflit, voire obligeait certains pays à jouer à contreemploi - ainsi, le Venezuela co-animait un groupe sur le rôle des partenaires « subnationaux », déjà bien ancré dans le projet d'accord alors que… chacun connaît l’hostilité de ce pays à la présence de ce type d'acteurs. D'autre part, la formule dite « indaba » utilisée pendant les derniers jours de négociation a permis des formes de transparence rarement atteintes dans ce type de négociation car, en réunissant tous les pays sur un sujet précis et sous la présidence effective des responsables de la négociation jusqu'à l'accord sur le point en débat, elle permettait et obligeait une avancée pas à pas vers l’accord. Ce sont sûrement deux leçons à retenir… même si, évidemment, il ne faut pas sous-estimer la part de négociations « off » inséparables de ce type de négociation mondiale. Il faut également souligner un renouveau certain du multilatéralisme. Certes, on objectera facilement que le sujet est moins directement et immédiatement engageant que des questions géostratégiques ou d'armement, par exemple, et qu'il est donc plus facile de faire preuve de « bonne volonté », mais tous ceux qui ont suivi les débats jusqu'à la fin ont été frappés de l'émotion et de la joie non feintes de tous les acteurs présents, dont certains avaient pourtant de « nombreuses heures de vol », si l'on ose cette formulation familière. Venant après l'émotion des attentats de Paris, mais aussi après les négociations sur le la revue socialiste 62 le débat nucléaire iranien, il flottait - pour combien de temps ? - à la fois un air plus léger et une satisfaction d'avoir « fait quelque Venant après l'émotion des attentats de Paris, mais aussi après les négociations sur le nucléaire iranien, il flottait à la fois un air plus léger et une satisfaction d'avoir « fait quelque chose de bien et d'utile », d'autant plus savourée qu'elle est rare dans les relations internationales. chose de bien et d'utile », d'autant plus savourée qu'elle est rare dans les relations internationales. Chacun verra, bien sûr, le verre à moitié vide ou à moitié plein mais rien que cette formule est certainement, en soi, un progrès fort du multilatéralisme, si l'on fait le bilan des douze dernières années - en remontant volontairement à la crise irakienne. Un deuxième ensemble d'évolutions relève du rapport à la société civile. Elles se sont manifestées dans trois directions principales. Incontestablement, la plus importante a concerné les collectivités « locales », qu'il s'agisse des villes, des provinces, des régions ou des États fédérés. Dans certains cas, cette évolution a conduit à une intégration très poussée des différents niveaux, se manifestant dans la prise en compte - voire la co-construction - des engagements de ces collectivités dans l'établissement des INDC. Dans d'autres cas, ce furent le travail commun pour construire la délégation nationale et un lien permanent durant la COP… Certes, cette prise en compte fut parfois, voire souvent, difficile et d'assez nombreux pays n'ont pas vraiment joué le jeu. Mais, par ailleurs, la mobilisation très forte et durable de ces acteurs n'a parfois pas laissé le choix aux Etats et institutions internationales. Comment ne pas prendre en compte les 500 collectivités, en provenance de plus de 70 pays, regroupées à Lyon, au siège de la Région Rhône-Alpes, en juillet 2015 ? Comment ne pas prendre en compte la mobilisation de tous ces acteurs autour d'engagements concrets tels que le Compact of Mayors, le « Under2 MOU »… ? Comment ne pas prendre en compte la mobilisation de 1 000 leaders locaux, en pleine COP, à l’Hôtel de Ville de Paris ? Ce mouvement ne s'est pas limité aux acteurs institutionnels. Il a aussi fortement concerné les ONG, voire les populations. Ainsi, en fut-il du sommet dit 126 Bernard Soulage & Elena Mathé - Les principaux enjeux de la COP21 à Paris et ses suites de « Ban-Ki-moon », en septembre 2014 et spectaculairement de la marche dont la fréquentation - 300 000 personnes dépassa toutes les attentes. La mise en œuvre de « l’agenda des solutions » a permis une mobilisation différenciée, mais réelle. Surtout, le soin permanent des responsables de la négociation à tous niveaux d'associer les acteurs nonétatiques - souvent à travers leurs puissants réseaux - aux différentes phases de la négociation a été un facteur important de transparence reconnue par tous, y compris ceux qui légitimement ne voulaient aucunement être engagés dans une quelconque collaboration institutionnelle. Bien évidemment, le fait que la prise de conscience de l'urgence climatique se soit manifestée partout dans le monde et notamment en Chine - à travers plutôt les questions de pollution de l'air par les « classes dirigeantes » - a été un puissant vecteur de mobilisation relayée par les multiples « coalitions d'acteurs » généralistes ou thématiques, qui se sont exprimées tout au long du processus. Enfin, on soulignera l'importance de la mobilisation du « business » qui constitue peut-être le facteur le plus nouveau de cette période. Elle mériterait une longue analyse, tant de ses motivations que de sa réalité, mais elle a été réelle et a pesé à la fois sur le texte, mais aussi sur la position de certains grands pays comme l'Australie, le Canada ou l'Inde. Bien sûr, il y eut et il y a encore de nombreux lobbys hostiles - ou adeptes du « Green washing » -, mais, globalement, personne n'aurait imaginé, par exemple, un tel engagement sur la tarification du carbone. Sur cette question du partenariat entre les États et les acteurs non-étatiques, le texte entérine des avancées certaines qui ont été saluées par la quasi-totalité des grands réseaux de collectivités ou d'entreprises et par nombre d'ONG. Au total, sur cette question du partenariat entre les États et les acteurs nonétatiques, le texte entérine des avancées certaines qui ont été saluées par la quasi-totalité des grands réseaux de collectivités ou d'entreprises et par nombre d'ONG y compris certaines qui distinguent fortement la forme de l'accord qui marque des avancées et le fond qui reste à leurs yeux trop peu ambitieux ou trop vague sur les objectifs et les moyens. la revue socialiste 62 le débat Des évolutions à conforter au-delà de la COP21 Si la COP21 et l'accord de Paris ont marqué des évolutions essentielles pour la mobilisation de tous les acteurs, tout ceci reste fragile et doit être conforté dans plusieurs directions, de l'avis de la plupart des acteurs non-étatiques. Une première dimension relève de la gouvernance elle-même. Ce n'est qu'au terme de longues pressions et dans les derniers jours de la COP, que le thème d'une « gouvernance multi-niveaux ou multiacteurs » est vraiment apparue dans le débat, avec quelques propositions concrètes des présidences péruviennes, françaises et marocaines. Sur ce plan, tout reste à construire concrètement et les écueils ne sont pas minces. Des États peuvent légitimement considérer qu'ils sont les seuls vrais responsables de la mise en œuvre des actions, compte-tenu de la fragilité de leurs structures. Des collectivités « subnationales » élues revendiquent assez souvent un statut particulier dans cette gouvernance, car elles portent à la fois une légitimité démocratique et/ou institutionnelle, ainsi qu'une grande part - variable, selon les pays bien sûr - de la capacité concrète de mise en œuvre des « bonnes résolutions et solutions », avec une aptitude à agir immédiate que n'ont pas les Etats signataires d’un accord portant uniquement sur la période post-2020. Ces mêmes collectivités ont parfois du mal à travailler tous niveaux confondus - villes et régions, notamment - à travers des entrelacs de réseaux multiples, même si des efforts réels ont permis de vraies convergences, en 2015. Et que dire des ONG extrêmement diverses et qui se situent de façon très variable par rapport aux États et aux institutions internationales ? Et, pourtant, l'exigence d'une nouvelle gouvernance est là. Elle est impérative et en l’occurrence, le triangle « présidence de la COP (France, puis Maroc) - SG ONU UNFCCC » est décisif. Souhaitons qu'il fasse rapidement des propositions qui puissent garantir à chacun la participation et le respect réciproques nécessaires à cette construction. De ce point de vue, le sommet du printemps à Washington annoncé par Ban Ki-Moon, à la fin de la COP, est une étape essentielle. Il ne peut pas décevoir. Pour que cette nouvelle gouvernance ait un sens, elle doit aussi se pencher sur le concret des choses. Ce que l'on a appelé aussi bien « l’agenda des solutions » que le « Lima-Paris action 128 Bernard Soulage & Elena Mathé - Les principaux enjeux de la COP21 à Paris et ses suites agenda (LPAA) » doit être poursuivi, mais en passant à une phase différente. La question réside maintenant dans la mise en œuvre de tous ces engagements pris par de multiples acteurs non-étatiques. Pour certains, il s'agit concrètement de les aider. Ainsi, en va-t-il des gouvernements locaux ou des ONG des pays les plus pauvres et/ou les plus exposés. De ce point de vue, la réorientation, au Les acteurs non-étatiques doivent se donner les mêmes règles de transparence et d'évaluation que celles qu'ils ont légitimement exigées pour les Etats, dans les INDC et l'accord. moins partielle, des politiques de coopération décentralisée peut être un levier efficace. Pour d'autres - les plus nombreux -, il s'agit soit de passer des paroles aux actes, soit de mener une évaluation sérieuse et neutre de la réalisation de leurs engagements. Les acteurs nonétatiques doivent se donner les mêmes règles de transparence et d'évaluation que celles qu'ils ont légitimement exigées pour les Etats, dans les INDC et l'accord. Un gros effort méthodologique existe déjà dans certains domaines et réseaux, il mérite d'être systématisé. De ce point de vue, le Sommet « Climate chance » qui prendra, en septembre 2016, le « relai » du sommet de Lyon-Rhône-Alpes de juillet 2015, sera une étape essentielle et voulue comme telle par ses organisateurs et l'Association qui le porte. Au delà des sujets purement « climatiques » qui méritent, en eux-mêmes, une nouvelle gouvernance, chacun a bien conscience que « tout est dans tout et réciproquement ». Il faut donc que cette nouvelle gouvernance s'inscrive dans des avancées de la gouvernance mondiale globale. Le fait que chacun ait tenu à ce que les « objectifs du développement durable » (ODD) soient approuvés AVANT la COP était déjà en soi significatif. Mais, il est nécessaire d'aller plus loin et de se doter des moyens pour lier dans la réalité l'ensemble des problématiques. La conférence « Habitat 3 », elle-même préalable à la COP22, sera une étape majeure pour commencer à intégrer la problématique climatique à des démarches plus globales. Un pas plus décisif encore sera fait quand le concept de « justice climatique » retenu à Paris sera associé à toutes les discussions, notamment financières et commerciales, que les États mènent encore trop souvent la revue socialiste 62 le débat indépendamment. Resterait l'étape encore plus décisive qui serait le lien entre les questions climatiques et les questions La conférence « Habitat 3 », elle-même préalable à la COP22, sera une étape majeure pour commencer à intégrer la problématique climatique à des démarches plus globales. géostratégiques. Sans entrer dans trop de débats, on voit bien que la question de l'avenir pétrolier de la planète joue un rôle important - déterminant aux yeux d'un nombre croissant d'observateurs - dans les conflits du Moyen-Orient, souvent au-delà de leur « apparence » religieuse. De même, les rapports avec la Russie sont et seront aussi clairement marqués par cela. Tout observateur attentif de la COP a pu mesurer que dans les esprits, ces questions n'étaient jamais loin. Au total, la COP mais aussi tous les temps de préparation, depuis septembre 2014, ont été incontestablement des temps forts, voire exceptionnels. Il ne nous semble ni possible ni utile de les sous-estimer dans des formules du type « verre à moitié vide » et « verre à moitié plein ». Des étapes essentielles ont été franchies pendant toute cette période. Beaucoup reste à faire, mais une dynamique nouvelle est apparue. Rien ne garantit qu'elle change de façon durable (définitive ?) les anticipations des divers acteurs concernés. Là sera le pas décisif. Quelques indicateurs en seront les révélateurs. Ils vont de l'évolution à moyen terme du prix du pétrole à la capacité de reconversion des pays producteurs, en passant par une révolution technologique soucieuse de mettre en œuvre une « économie (plus) circulaire » ou un transfert réel de ressources, en vue de faciliter l'adaptation des pays les plus concernés… Il y a donc encore du chemin à faire pour transformer l'essai, mais, pour garder la métaphore sportive, le mouvement d'ensemble est (très ?) prometteur. à propos de… la revue socialiste 62 Le débat intellectuel a toujours été consubstantiel au socialisme, dont les grands combats sont d’abord des combats d’idées. Conscients de cet héritage et soucieux du lien avec les intellectuels, nous avons mis en place une rubrique, intitulée « A propos de… » entièrement consacrée à un livre. Nous nous attachons à sélectionner des ouvrages émanant d’auteurs déjà connus ou encore en devenir, français et étrangers, couvrant largement la palette des savoirs, développant des idées fortes et des analyses nouvelles de nature à faire débat et à contribuer à la nécessaire rénovation intellectuelle de la gauche française. Nous avons retenu Réaction de : Cécile Beaujouan Rédactrice en chef de la Revue socialiste. la revue socialiste 62 à propos de… Pascal Ory, Ce que dit Charlie, 2016 Réaction de Cécile Beaujouan Rédactrice en chef de la Revue socialiste. L « Le djihadiste est un individualiste » ’historien de la culture, Pascal Ory, a choisi de revenir sur les attentats de janvier 2015 par un « livre d’intervention » qui revisite une série de thèmes et de concepts rendus incontournables par le surgissement des événements (parmi lesquels la laïcité, la liberté d’expression, les guerres de religion, l’antisémitisme, etc.). Tout au long des treize chapitres qui composent son ouvrage - treize « leçons » pour reprendre la terminologie de l’auteur - Pascal Ory soumet donc à un examen méticuleux chacune des notions exhumées pour restituer à notre présent sa profondeur de champ. APRÈS LA « SIDÉRATION », LE RESSAISISSEMENT COLLECTIF La « sidération » a irrigué l’ensemble des comptes rendus journalistiques et des productions littéraires consécutives aux attentats. C’est par l’analyse de cette notion que commence l’ouvrage de Pascal Ory. L’événement de janvier possède toutes les caractéristiques des catastrophes naturelles : tel un séisme, après la violence initiale, survient l’onde de choc immédiate, puis un ébranlement plus profond. « Ce modèle catastrophiste correspond assez bien à l’état culturel des sociétés agressées, caractérisable par un haut degré de désarroi collectif » (p. 18). A partir de l’assassinat des journalistes de Charlie Hebdo, la mobilisation des médias d’abord, puis celle de citoyens ordinaires réunis autour du mot d’ordre de la défense de la liberté d’expression et de la laïcité, et enfin d’une marée d’individus simplement heurtés par la sauvagerie des attentats donne aux journées comprises entre le 7 et le 11 janvier 2015 le caractère de ce que Pierre Nora nomme un « événement monstre » : comme il existait Mai 68, il existera désormais Janvier 15. 134 Cécile Beaujouan - « Le djihadiste est un individualiste » Pascal Ory nous montre que dans ce contexte de sidération, la forme qu’a prise la réponse collective aux attentats est saturée d’innovations symboliques : le slogan « Je suis Charlie », surgi de l’imagination d’un graphiste, facilite l’identification ; les « monuments d’individus » - constitués de bougies, fleurs, La société française a choisi de réagir aux terroristes par la fraternisation, via les mobilisations massives. dessins et drapeaux - de la place de la République et de la Nation fixent les lieux où ceux qui viennent se recueillir donnent libre cours à la manifestation de leur émotion ; le rituel du rassemblement silencieux s’installe spontanément l’après-midi même du drame. Via l’élaboration collective d’un tel registre symbolique, la société française a choisi de réagir aux terroristes par la fraternisation, via les mobilisations massives. Elle aurait pu opter pour la proposition inverse, combinant de manière ritualisée l’allégresse et la mort, comme elle l’a parfois fait par le passé : le pogrom, la ratonnade et la désignation du boucémissaire ont pour l’instant été évités. La place que Pascal Ory donne à la force symbolique des événements apporte beaucoup de poids à son ouvrage. A une époque où les observateurs de la vie politique établissent le triste constat d’un manque de grand récit fédérateur, il n’est pas inutile de voir comment se construit ce que l’auteur appelle une « politique symbolique ». Selon lui, c’est l’enchevêtrement de trois composantes qui rend possible et donne sa puissance à l’édifice symbolique: l’emblématique ici le slogan « Je suis … » -, le monumental - les deux places et leurs statues respectives -, et le rituel – le recueillement et le chagrin collectifs : « En aval, la politique symbolique a un objet : entretenir voire créer - le lien social par l’agrégation du groupe autour de signes de reconnaissance (symboles) ; en amont, elle part d’un constat : l’importance de l’émotion comme source d’énergie du moteur social. » (p. 121). LE TERRORISME, GUERRE DE NOTRE TEMPS Au XXIe siècle, l’Occident peut se définir, entre autres, comme la fraction de la planète qui a réussi à refouler la guerre, la revue socialiste 62 À propos de… jusqu’à ses confins. Le fardeau de la guerre est désormais supporté par la périphérie. Dans un tel contexte, où la guerre est l’exception, le terrorisme est mis au service d’une autre forme de conflit : la guerre civile, menée au nom d’une supposée usurpation du pouvoir. Outre cet objectif, le terrorisme est aussi remarquable par sa méthode, dramaturgique, qui vise, par une théâtralité démultipliée grâce aux réseaux sociaux, à plonger son destinataire dans une perte de maitrise partielle ou totale, bref dans un état de panique propice à l’adoption d’une posture conflictuelle et d’un discours de civilisation. Mais, ni la fin poursuivie par les terroristes, ni les moyens qu’ils mettent en œuvre, n’épuisent une des caractérisations majeures du terrorisme : son adaptabilité à ce qui fait le cœur de la modernité, l’individualisme. Selon Pascal Ory, à rebours de toutes les idées reçues, la tentation djihadiste ne serait pas le fruit d’une situation personnelle ou collective de domination, mais bien davantage le résultat d’un choix positif mûri au terme d’une « démarche strictement intellectuelle » (p. 81). Si le djihadiste aspire à l’instauration d’une société pré-moderne aux antipodes de nos valeurs, cette dimension du choix et les formes de son action ancrent sa pos- A rebours de toutes les idées reçues, la tentation djihadiste ne serait pas le fruit d’une situation personnelle ou collective de domination, mais bien davantage le résultat d’un choix positif mûri au terme d’une « démarche strictement intellectuelle ». ture dans une logique individualiste. Le profil type du djihadiste fait d’ailleurs écho à celui des terroristes occidentaux d’antan : il partage avec le militant anarchiste des années 1890 et le brigandiste des années 1970 une même trajectoire, celle d’une conversion autodidactique à une idéologie radicale, sous l’égide d’un médiateur, qui aboutit à l’action directe illégale et armée, et une même logique de pensée, celle de la perspective utopique et du volontarisme de l’homme nouveau : « Comme le djihadiste, le militant bolchevique certifie sa conversion et sa vocation par un changement de nom, comme lui le militant totalitaire exalte la violence accoucheuse de l’Histoire, le rôle 136 Cécile Beaujouan - « Le djihadiste est un individualiste » historique des avant-gardes, le sacrifice des martyrs de la cause. » (p. 83). L’auteur revient d’ailleurs sur les effets de la stratégie terroriste dans l’histoire, en s’appuyant précisément sur les exemples ci-dessus de la fin du XIXe siècle et des années 1970. Le résultat immédiat d’une politique de la terreur est d’abord la mort ou la crainte ou l’effroi - de ses victimes. Vient ensuite, dans les démocraties libérales, le recul des libertés publiques, sous l’effet de ce qu’on a pu appeler les « lois scélérates ». C’est dans ce type de logique que le Patriot Act a été adopté, en 2001, et la loi sur le renseignement votée en 2015. Mais le terrorisme débouche surtout sur un échec : de l’anarchisme de Kropotkine à la « bande à Baader », il n’a jamais renversé le système qu’il voulait mettre à terre, il en a même accru les « dérives ». LA « RÉVOLUTION DE 1975 » Pascal Ory revient, par ailleurs, sur les racines du phénomène djihadiste. Le vrai moteur de désorganisation du XXIe siècle est, selon lui, écologique et économique la grande montée des habitants du Sud vers le Nord pour cause d’appauvrissement et de réchauffement climatique en est le symptôme -, et ce bouleversement produit des vocations radicales dans tous les domaines. Mais la forme dite « religieuse» que prend ce radicalisme est, elle, liée à ce que l’auteur appelle la « Révolution de 1975 » : la simultanéité, sur fond de ralentissement de la croissance, de la dernière victoire « léniniste » (le Vietnam), des premiers succès néolibéraux L’évolution individualiste des sociétés a contribué à nourrir l’affichage personnel d’une identité religieuse dans l’espace public. (Thatcher, Reagan) et des premiers triomphes néo-religieux (Jean Paul II et Khomeiny, à quelques mois d’intervalle) produit un profond basculement intellectuel. A cette lecture géopolitique s’ajoute une explication davantage centrée sur les sociétés occidentales, elles-mêmes, à travers les enjeux soulevés par l’immigration économique et le regroupement familial. L’évolution individualiste des sociétés a en effet contribué à nourrir l’affichage personnel d’une identité religieuse dans l’espace public qui a pu entrainer une multiplication des contentieux et, en réaction, une hausse de la revendication laïciste, y compris en provenance de la droite et de l’extrême droite. la revue socialiste 62 À propos de… LA CONFRONTATION DE DEUX INDIVIDUALISMES Le principal apport de cet ouvrage se trouve dans le constat étonnant réalisé par Pascal Ory : à la logique individualiste des réactions aux attentats répond l’individualisme des djihadistes eux-mêmes. Les événements de janvier et novembre 2015 ont entrainé la réalisation de ce que l’auteur appelle des « monuments spontanés d’individus », aussi bien sur la place de la République que devant le Bataclan. Surtout, le « #Je suis Charlie » du XXIe siècle tranche considérablement avec le « nous sommes tous des juifs allemands » du XXe. Au « je » des victimes et de ceux qui les soutiennent répond le « je » des terroristes : « L’individualisme produit du libéral mais il produit aussi du terroriste. Le premier est plus nombreux, mais le second tue mieux. » (p. 231). Ce constat que le djihadiste n’échappe pas à l’individualisme de notre temps rejoint les considérations développées dans différents medias par le chercheur très commenté, Olivier Roy, selon lequel l’individualisme forcené des jeunes musulmans radicalisés se perçoit dans l’affichage d’un moi tout-puissant que leur donnerait le courage du sacrifice. De même, Olivier Roy relève-t-il de nom- breuses analogies entre radicalisme djihadiste et radicalismes occidentaux Le « #Je suis Charlie» du XXIe siècle tranche considérablement avec le « nous sommes tous des juifs allemands » du XXe. Au « je » des victimes et de ceux qui les soutiennent répond le « je » des terroristes. antérieurs : « Chez les jeunes anti système, le djihad a remplacé le mythe de la Révolution », ou encore « la Révolution avec un grand R a été remplacée par le jihad avec un grand J. ». Un des mérites de l’ouvrage complété par les analyses que l’auteur a formulées dans les medias à la suite du 13 novembre réside aussi dans la démonstration que les deux vagues d’attentat sont en fait le récit d’un paradoxe, celui d’une guerre menée par un groupe d’hommes fanatisés contre la population, a priori la plus ouverte et la plus compréhensive à son endroit. Les victimes de Charlie, imprégnés de culture anticapitaliste et anticoloniale n’étaient pas prédestinées à devenir les cibles des enfants d’immigrés, c’est-à-dire les héritiers des damnés 138 Cécile Beaujouan - « Le djihadiste est un individualiste » de la Terre. De même que la société libérale-libertaire qu’incarnait le public du Bataclan et les habitués des terrasses des bistrots parisiens s’est construite d’autres adversaires que ceux-là même qui l’ont attaquée. Ce paradoxe n’est pas étranger à la sidération ressentie par la population française, les 7 et 13 novembre. UN OUBLI FACHEUX Mais, l’ouvrage de Pascal Ory comporte une limite majeure. L’historien dresse de la France un tableau rassurant. Les réac- L’année 2015 a aussi été une année électorale qui a vu le FN devenir le premier parti de France, tandis que trois exécutifs auraient pu échoir au parti de Marine Le Pen, si droite et gauche républicaines ne s’étaient retrouvées. tions des Français - dignes dans la douleur - ont été à la hauteur de ce qu’on peut attendre de citoyens éclairés dans une société démocratique moderne. Or, Pascal Ory oublie de rappeler que les réponses aux attentats de 2015 ne sauraient se limiter au portrait flatteur qu’il en propose. L’année 2015 a aussi été une année électorale qui a vu le FN devenir le premier parti de France, tandis que trois exécutifs auraient pu échoir au parti de Marine Le Pen, si droite et gauche républicaines ne s’étaient retrouvées. Certes, l’auteur fait remarquer que tous les Français n’étaient pas Charlie. Mais, en choisissant de déterminer arbitrairement ce qui peut donner matière à une « leçon », c’est-à-dire en projetant la focale sur les manifestations de rue, il passe de fait sous silence un événement majeur de 2015, un autre enseignement de Charlie… actualités internationales la revue socialiste 62 Maurice Braud Secrétaire national du Parti socialiste en charge du pôle Mondialisation, régulation, coopération. I Quelques remarques sur le terrorisme « djihadiste » et l’organisation « État islamique » l y a quelques mois, avant l’été 2015, le Premier secrétaire du Parti socialiste a souhaité que le PS entame une réflexion sur le « terrorisme jihadiste » après les attentats de Paris de janvier 2015, en particulier sur l’organisation « Etat islamique »/Daesh qui semblait alors à son zénith. Un travail collectif a aussitôt été entrepris autour d’un groupe de travail dont j’étais l’animateur. Le Bureau national a adopté les principales conclusions du groupe de travail, le 9 novembre 2015, quelques jours avant les attentats parisiens du 13 novembre1. L’article ci-dessous reprend largement l’analyse développée alors au sein de ce collectif, mais les ajouts, compléments et points de vue n’engagent bien sûr que moi. À PROPOS DU OU DES TERRORISMES Une définition toujours discutable et imprécise Si, aujourd’hui, l’organisation « Etat islamique » connaît des revers incontestables, il n’empêche que le terrorisme dont il est pour l’heure le vecteur le plus inquiétant n’est pas épuisé dans ses fondements et que, sous d’autres formes peut-être, il frappera encore, hélas ! De très nombreuses contradictoires et définitions du terrorisme ont cours. Les Nations Unies peinent à s’accorder sur l’une d’elles. Le « groupe des sages » placé sous l’égide des Nations Unies a opté, en novembre 2004, pour une définition mettant l’accent sur les civils comme cible privilégiée de groupes ayant pour but « d’intimider une population, ou d’obliger un gouvernement ou une organisation internationale à agir, ou à ne pas agir… ». 1. Les documents adoptés par le Bureau national du PS, le 9 novembre 2015, sont consultables et téléchargeables, sur le site du Parti socialiste. On y retrouve le nom des personnalités et experts auditionnés, ainsi que le détail des propositions faites alors. Ces documents, comme le présent article, doivent beaucoup aux assistants politiques du PS et des parlementaires membres du groupe de travail. Je les remercie personnellement de leur concours. 140 M. Braud - Quelques remarques sur le terrorisme « djihadiste » et l’organisation « Etat islamique » Retenons-là comme point de départ. Le terrorisme, « djihadiste » ou non, est surtout caractérisé par l’asymétrie Le « groupe des sages » placé sous l’égide des Nations Unies a opté, en novembre 2004, pour une définition mettant l’accent sur les civils comme cible privilégiée de groupes ayant pour but « d’intimider une population, ou d’obliger un gouvernement ou une organisation internationale à agir, ou à ne pas agir… ». presque totale entre les effets psychologiques recherchés et les moyens physiques employés. Quelques rappels L’objet du présent article n’est pas de faire une histoire du terrorisme politique. Rappelons simplement, de mémoire d’homme, que le terrorisme « moderne » s’est développé dans les années 1970 autour de divers conflits, dont le conflit israélo-palestinien, et l’opposition idéologique entre les blocs de l’Est et de l’Ouest. La mise en place, en Iran, d’un nouveau régime après un processus révolutionnaire complexe, en 1979, s’affirmant d’emblée comme république islamique, puis la guerre avec son voisin irakien (1980-1988) ont ravivé et approfondi les fractures à l’intérieur des sociétés du Proche et du Moyen-Orient. Pour l’essentiel, l’opinion française et internationale n’a pas saisi ce qui s’est joué alors. Elle n’en a perçu que des événements alors disjoints, dont les attentats au Liban, alors commandités par Téhéran, exécutés par ses relais syriens et libanais et qui causèrent, en 1983, la mort de 58 parachutistes français, mais aussi celle de 241 militaires américains, ne sont qu’un exemple. Après la Guerre froide, la guerre civile déclenchée en Algérie, en 1991, s’exporta en France avec les attentats commis par le GIA entre 1994 et 1996. C’est une nouvelle phase du terrorisme international qui s’ouvre alors, la France étant déjà l’une des cibles. Progressivement, et le programme de soutien de la CIA aux moudjahidines afghans (1979-1992) a contribué à l’émergence de ce phénomène, apparaissent quelques figures du djihadisme global, venues du Maghreb ou des pays du Golfe, qui élargiront le recrutement au profit des filières terroristes. la revue socialiste 62 Actualités internationales « Al-Qaida » va se focaliser sur les ÉtatsUnis d’Amérique - décrit depuis longtemps déjà dans la propagande islamiste comme le « grand Satan » : ce furent, en 1998, les attentats de Dar es-Salaam et Nairobi contre les représentations diplomatiques américaines. L’attentat du 11 septembre 2001 marque l’ouverture d’une longue période d’instabilités et d’incertitudes pour le Moyen-Orient, en actualisant des lignes de partage et des blessures jamais vraiment cicatrisées entre les confessions sunnites et chiites, notamment. L’intervention, en 2011, en Libye, peu préparée, est venue alourdir le poids des erreurs dans la région. Depuis 2011 aussi, l’étouffement, par le régime syrien, de toute résistance démocratique simultanée au « Printemps arabe », la cruauté de sa répression, puis, la porte laissée ouverte au développement des groupes djihadistes soutenus par des parrains concurrents, mais eux-mêmes tous en lutte contre l’Iran et ses soutiens chiites (Hezbollah libanais), tout cela a conduit à accentuer les fractures internes au Moyen-Orient, particulièrement entre acteurs sunnites et chiites. La complexité de l’écheveau moyen-oriental et la nécessité de ne pas mettre de désordre supplémentaire au chaos déjà observable incitent à des actions prudentes, plutôt que tonitruantes, régulières et continues plutôt qu’éclatantes. SUR L’ORGANISATION TERRORISTE « ÉTAT ISLAMIQUE » La prétention califale Le 29 juin 2014, premier jour du Ramadan, et après une avancée fulgurante en Syrie, mais surtout alors en Irak, tout au long de ce même mois qui lui fit prendre le contrôle des trois-quarts des zones arabes sunnites d’Irak, l’organisation « Etat islamique en Irak et au Levant » (EIIL) mue et affirme restaurer le « califat » sur les territoires qu’il a conquis dans les deux pays - de Raqqa, en Syrie, en janvier Le 29 juin 2014, premier jour du Ramadan, et après une avancée fulgurante en Syrie, mais surtout alors en Irak, l’organisation « Etat islamique en Irak et au Levant » (EIIL) mue et affirme restaurer le « califat » sur les territoires qu’il a conquis dans les deux pays. 2014, à Mossoul, en Irak, en juin 2014. Par la mise en scène d’un effacement de la frontière dite Sykes-Picot datant de 1916 142 M. Braud - Quelques remarques sur le terrorisme « djihadiste » et l’organisation « Etat islamique » à travers l’image du bulldozer traçant une piste à travers un mur de sable, l’État islamique démontra au monde entier sa capacité à communiquer et à instrumentaliser les symboles de l’histoire. Cette proclamation entérinait l’importante progression de l’EIIL au cours des mois précédents, après un pacte ponctuel passé avec les Kurdes contre les forces irakiennes, qui lui avait permis de prendre Mossoul, tout en se retirant des faubourgs de Kirkouk, au profit des peshmergas. Cette proclamation masquait aussi les lourdes pertes à Tikrit, la veille même de l’annonce du rétablissement du « califat », qui mettaient un terme à l’espoir de s’emparer de Bagdad, l’ancienne capitale du califat abbasside, après le retournement kurde conjugué à la mobilisation des milices chiites de la province de Diyala. Le chef et calife autoproclamé, Abou Bakr al-Baghdadi, et qui a pour réel patronyme Ibrahim Al-Badri, ou plus intégralement Ibrahim ibn‘Awad ibn Ibrahim Al-Badri Al-Samaraï, fut, dès avril 2004, l’un des détenus de la prison d’Abou-Ghrayb, en Irak, tenue par les forces armées américaines déployées en Irak. Il s’y trouvait en tant que suspect, vraisemblablement repéré, grâce aux bribes des fichiers de Saddam Hussein, répertoriant principalement les membres ou sympathisants des Frères musulmans et autres mouvances salafistes et/ou djihadistes. En 2006, après le scandale des sévices infligés aux détenus d’Abou-Ghrayb, il fut transféré à la prison Bucca. Dans cette prison, les sévices ou méthodes d’investigation infligés à Abou-Ghrayb se poursuivirent. Il est aujourd’hui admis que « Bucca camp » Il est aujourd’hui admis que « Bucca camp » devint, de fait, le principal incubateur qui a favorisé la propagation de la doctrine et la prolifération des futurs membres et dirigeants des organisations successives, dont l’organisation « Etat islamique » est le dernier avatar. devint, de fait, le principal incubateur qui a favorisé la propagation de la doctrine et la prolifération des futurs membres et dirigeants des organisations successives, dont l’organisation « Etat islamique » est le dernier avatar. Al-Baghdadi fut libéré en septembre 2009, date coïncidant avec la fermeture du camp. En Irak, Al-Baghdadi et ce qui n’était encore que l’EIIL ont organisé et structuré la revue socialiste 62 Actualités internationales le ralliement des tribus sunnites marginalisées par le pouvoir central irakien de Bagdad, et leur ont confié de nouveau le pouvoir local dont ils avaient été privés, depuis l’invasion américaine et la « débaassification » extrême, orchestrée au profit de la majorité chiite. En Syrie, la stratégie a été autre. L’EIIL et Al-Baghadi ont joué de la multiplication, de la porosité et des alliances et conflits de circonstance entre les groupes armés islamistes, se développant et manœuvrant ainsi entre les puissances tutélaires sunnites d’Arabie saoudite, du Qatar et de la Turquie. Tous ceux-là - Etats de la péninsule arabique, Turquie, et sur le terrain les divers groupes djihadistes - combattent à la fois les révolutionnaires de 2011 dont l’Armée syrienne libre - qui défendent un modèle dont ils ne veulent pas pour la Syrie, la démocratie, mais aussi le régime syrien officiellement baasiste, mais surtout chiite/alaouite et soutenu par l’Iran et ses épigones chiites (Hezbollah libanais, notamment). La duplicité du régime de Bachar AlAssad ne fait pas de doute, non plus. Il a libéré des centaines de djihadistes de ses geôles, en 2011, pour accroître le péril islamiste et écraser ou occulter la révolution démocratique, au profit d’une lutte mondiale contre le terrorisme dont il serait un pilier et la Russie l’une des principales forces. Les images récentes La duplicité du régime de Bachar Al-Assad ne fait pas de doute. Il a libéré des centaines de djihadistes de ses geôles, en 2011, pour accroître le péril islamiste et écraser ou occulter la révolution démocratique. de la reprise de l’antique cité de Palmyre à l’organisation « Etat islamique » par les forces de Damas, parfaitement maîtrisées, contribuent à modifier le regard occidental en ce sens. Pour sa part, l’organisation « Etat islamique » a toujours eu intérêt à se poser comme la seule véritable force d’opposition, « jihadiste » et sunnite, et à minorer et à éliminer toutes les autres. La lutte contre l’organisation « Etat islamique » suppose, en conséquence, de bien distinguer les deux théâtres que sont l’Irak et la Syrie. Les principales figures du commandement de l’ensemble sont irakiennes. En Syrie, l’organisation « Etat islamique » doit recruter 144 M. Braud - Quelques remarques sur le terrorisme « djihadiste » et l’organisation « Etat islamique » massivement des supplétifs de l’étranger, notamment des Européens - les anglophones sont plutôt des combattants, les francophones plutôt dans des tâches de police et les ressortissants de la Fédération de Russie, particulièrement des républiques du Caucase, sont des combattants -, pour compenser les manques en cadres et exécutants locaux. Administration et fonctionnement L’organisation « Etat islamique » développe un discours religieux et politique hérité d’une vision littéraliste et rigoriste de l’islam, en référence au califat abbasside du VIIIe siècle dominant à Raqqa, et en mobilisant pour la « bataille de la fin des temps » - référence à l’hadith du prophète Mahomet pour la bataille entre musulmans et chrétiens à Dabiq, non loin d’Alep. Mais, il s’agit d’abord d’une organisation terroriste dont une partie des cadres et administrateurs sont, pour une bonne part, issus du régime de Saddam Hussein, rejetés par le processus de « débaassification ». Dans le territoire qu’elle gère directement, l’organisation « Etat islamique » met en place une véritable « administration de la sauvagerie » pour terroriser les ennemis comme les populations soumises, en recourant à la fois Reprenant à son compte les textes religieux, manipulant les tensions sunnites/chiites, et exacerbant le sentiment antioccidental et anticolonialiste, l’organisation « Etat islamique » a mis la main sur les canaux de trafics illégaux préexistants. à une violence extrême fortement mise en scène - décapitation, flagellation, amputation, viol… -, à une gestion de terrain aussi efficace que possible - sécurité, nourriture, santé, justice… - comme une structure d’Etat appliquant la charia dans tous les domaines, et à une communication/propagande de tous les instants. Reprenant à son compte les textes religieux, manipulant les tensions sunnites/chiites, et exacerbant le sentiment anti-occidental et anticolonialiste, l’organisation « Etat islamique » a mis la main sur les canaux de trafics illégaux préexistants - à l’instar de ceux instaurés pour détourner le programme « Oil for Food » - et a multiplié surtout des sources de profit - pétrole, patrimoines, rapts, trafics transfrontaliers, etc. - quittant le champ de l’économie internationale régulée. L’organisation « Etat islamique » a mis en place, à grande échelle, une la revue socialiste 62 Actualités internationales forme de criminalité économique organisée transfrontalière, nécessaire à la survie d’une structure étatique en guerre. Le discours de l’organisation « Etat islamique » appelle au combat frontal contre les valeurs occidentales, où, en France, la laïcité serait associée à de l’anti-islam et l’intégration à un isolement qui permet de manipuler le ressentiment et les malaises qui en découlent. La propagande de cette organisation revue Dabiq - comme celle d’al-Qaida revue Inspire - placent aujourd’hui la France et quelques autres, en tant que pays-cible. L’ORGANISATION « ÉTAT ISLAMIQUE » ET AL-QAIDA Au cours des dernières années, Al-Qaida et les organisations qui lui sont alliées ont semblé perdre en attractivité, au profit de l’organisation « Etat islamique ». Une concurrence s’est installée entre les deux organisations terroristes au Moyen-Orient, mais aussi désormais en Asie centrale. Mais, cette compétition, incontestable, semble surtout corrélée au contrôle et à l’accaparement des revenus issus des donations extérieures et des appropriations des ressources naturelles. Il y a surtout une évolution du mode de financement et de la gestion financière entre l’une et l’autre des deux organisations. Il est faux de penser que dans l’avenir, ces deux organisations ne puissent pas se retrouver ensemble dans un combat pour instaurer le projet de société qu’elles partagent. Les deux organisations se rejoignent d’ailleurs dans leurs modes opératoires et la scénarisation des actes barbares - bombes humaines ; mises en scène et applications publiques des exécutions à mort seul l’égorgement, propre à l’OEI, diffère ; destruction des patrimoines préislamiques - de Bamyan à Palmyre, etc. A posteriori, et contrairement à ce qui se dit parfois, on peut d’ailleurs se demander si, tout comme l’organisation « Etat islamique », Al-Qaida n’aurait pas visé l’expansion et le contrôle d’un territoire si de tels objectifs n’avaient pas été mis en échec après les attentats de septembre 2001, mais aussi empêchés par le régime taliban qui abritait les responsables d’Al-Qaida et n’avait lui un combat limité qu’au seul territoire national. Il y a, en tout cas, une proximité entre les deux organisations, Al-Qaida étant pour partie la matrice de l’organisation « Etat isla- 146 M. Braud - Quelques remarques sur le terrorisme « djihadiste » et l’organisation « Etat islamique » mique ». Mais, les deux organisations se distinguent au moins sur deux aspects majeurs : la sujétion obligatoire à l’organisation « Etat islamique » et sa puissance financière. L’organisation « Etat islamique » est, en effet, parvenue à territorialiser son existence, en imposant, notamment, des allégeances exclusives Il y a une proximité entre les deux organisations, Al-Qaida étant pour partie la matrice de l’organisation « Etat islamique ». après avoir remis le pouvoir à des cadres locaux et tribaux qui en avaient été privés par leurs États respectifs dans le passé, mais plus récemment par les États-Unis et le pouvoir majoritairement chiite d’Irak. Ensuite, les revenus considérables que l’organisation « Etat islamique » s’approprie lui fournissent une indépendance totale dont ne bénéficiait pas Al-Qaida. À ce propos, le modèle financier d’Al-Qaida, aujourd’hui traçable et inutilisable après les efforts fournis par les établissements bancaires pour identifier la source et la circulation des dons, a laissé place à un modèle évitant les circuits financiers. L’accaparement des res- sources permet à l’organisation « Etat islamique » de faire des affaires avec une grande circulation de liquidités, ainsi le pétrole acheminé par diverses voies en Turquie n’est plus traçable, une fois raffiné, et se perd dans les circuits financiers, dont ceux dérégulés des marchés des matières premières. Cela concerne le pétrole, bien sûr, mais aussi le phosphate, les céréales, le coton… L’organisation « Etat islamique » se distingue aussi d’Al-Qaida dans la généralisation de la traite des femmes et des esclaves sexuelles, provoquant d’ailleurs des condamnations générales de la part de toutes les autorités religieuses musulmanes officielles, qu’elles soient sunnites ou chiites. En revenant aux pratiques moyenâgeuses d’une « théologie du viol », visant d’abord les femmes des communautés antéislamiques (cf. les Yézidies, etc.), et en y donnant une justification religieuse par une prophétie à réaliser d’après un hadith du prophète, l’Apocalypse adviendra quand « une esclave donnera naissance à son maître » -, l’organisation « Etat islamique » trouve aussi là un moyen opérationnel de fixer ses troupes. Les différences entre les deux organisations, dans leur développement, la revue socialiste 62 Actualités internationales sont aussi le produit des territoires où elles ont évolué, car si l’Afghanistan, l’Irak et la Syrie partagent une relative diversité L’organisation « Etat islamique » se distingue d’Al-Qaida dans la généralisation de la traite des femmes et des esclaves sexuelles, provoquant d’ailleurs des condamnations générales de la part de toutes les autorités religieuses musulmanes officielles, qu’elles soient sunnites ou chiites. de peuplement, seul l’Afghanistan oppose aux deux autres une certaine unité religieuse. Et la diversité des ressources disponibles et propices aux accaparements est bien moindre en Afghanistan qu’en Irak et en Syrie. Ce qui rend l’organisation « Etat islamique » plus attractive, outre la référence à un territoire physiquement pleinement sous contrôle, c’est indubitablement sa maîtrise des outils de la communication mondialisée, laquelle rend l’organisation visible et capable d’adapter son discours aux publics musulmans visés. La communication et la maîtrise des réseaux sociaux, comme des dernières applications, donne notamment l’illusion de la puissance en expansion perpétuelle - en dépit de ses défaites sur le terrain -, à l’instar d’allégeances extérieures comme celle de Boko Haram, en perte de vitesse - dont le nom demeure alors que depuis avril 2015 elle dit s’appeler « Province ouest africaine de l’EI » -, ou, comme en Libye, où une implantation solide de l’organisation « Etat islamique » est confrontée à des difficultés propres à la configuration de la société clanique libyenne. Il ne faut pas négliger, cependant, la permanence de l’implantation durable et forte des relais locaux d’Al-Qaida sur différents théâtres, comme au Yémen, par exemple, mais aussi en Syrie ou ailleurs. Le fait que, d’un théâtre La communication et la maîtrise des réseaux sociaux, comme des dernières applications, donne notamment l’illusion de la puissance en expansion perpétuelle - en dépit de ses défaites sur le terrain -, à l’instar d’allégeances extérieures comme celle de Boko Haram, en perte de vitesse. à l’autre, l’une de ces organisations parvienne mieux que l’autre à s’implanter, mérite néanmoins des recherches approfondies pour en déterminer les raisons 148 M. Braud - Quelques remarques sur le terrorisme « djihadiste » et l’organisation « Etat islamique » sociologiques, voire idéologiques. D’un tel examen pourrait découler une série de recommandations pour élaborer un contre-discours adapté au mieux. DES MANIFESTATIONS TERRORISTES DANS LE MONDE ENTIER, MAIS GÉOGRAPHIQUEMENT DIFFÉRENCIÉES Le phénomène du terrorisme djihadiste tente de s’installer partout, sous des formes différentes, pour s’imposer aux communautés musulmanes là où elles vivent. Les communautés musulmanes sont, rappelons-le, les premières victimes du terrorisme djihadiste. Il en va ainsi du Sénégal à l’Asie du sud-est, de Copenhague à toutes les sous-régions d’Asie. Sa propagation dans la bande sahélosaharienne ne doit pas nous faire oublier les périodes antérieures en Afghanistan, terrain d’entraînement et de formation des terroristes djihadistes du monde entier de la première génération, ou dans le Caucase (Tchétchénie, Daghestan). Les services indonésiens ont recensé plusieurs cérémonies d’allégeance à ce qui était encore l’EIIL en 2014, y compris dans la prison centrale de Jakarta. En septembre 2014, le successeur d’Oussama Ben Laden, Ayman al-Zawahiri annonçait la création d’Al-Qaida dans le sous-continent indien, dans le Cachemire, en particulier. L’Inde, un allié discret mais ancien de Damas, de Téhéran et de Moscou, a de bonnes Confrontée aux revendications des Ouïghours de la région du Xinjiang (ou Turkestan oriental), la Chine ne cache pas ses inquiétudes sur les centaines de ses ressortissants qui combattent aujourd’hui au sein de l’organisation « Etat islamique » et sur les risques de contagion qu’ils représentent. raisons de s’inquiéter, alors qu’elle abrite parmi les communautés musulmanes les plus nombreuses au monde - sunnites et chiites réunis -, après l’Indonésie et le Pakistan. Confrontée aux revendications des Ouïghours de la région du Xinjiang (ou Turkestan oriental), la Chine ne cache pas ses inquiétudes sur les centaines de ses ressortissants qui combattent aujourd’hui au sein de l’organisation « Etat islamique » et sur les risques de contagion qu’ils représentent. Ainsi, de très nombreux pays - pas seulement européens - sont concernés par la la revue socialiste 62 Actualités internationales menace que constitue le retour de leurs ressortissants-combattants respectifs. Concernant la France, il ne faut pas négliger non plus les menaces proférées régulièrement à l’égard de notre pays par les combattants français ou francophones. Face au danger global, il faut se saisir des raisons globales causant ces radicalismes religieux, mais aussi des particularismes de chacune des régions ou pays concernés. L’intervention américaine en Irak, notre échec commun en Afghanistan et l’action trop limitée et pendant trop longtemps de la communauté internationale en Syrie ont contribué à faire le lit du terrorisme djihadiste. Mais, les causes véritables du développement du terrorisme dans une zone ou une région déterminée sont souvent liées à cette zone ou à cette région elle-même : les accaparements de pouvoir et de richesses qui entretiennent à la fois la corruption et provoquent les exodes, les déséquilibres d’accès aux besoins de base, l’appauvrissement et l’acculturation des populations, le refus par certains pouvoirs centraux de prendre en compte des identités locales, mais aussi des conflits et des économies de guerre et de trafics traversant les frontières et remplaçant progressivement les économies locales, etc… C’est là le terreau premier de tous ces terrorismes, même s’ils ne s’y réduisent pas ! UNE LUTTE GLOBALE MAIS MULTIFORME, QUI DOIT S’ADAPTER AUX DIFFÉRENTS THÉÂTRES La France, malgré la réduction de ses effectifs militaires au Mali ou en RCA, reste très présente sur les théâtres extérieurs (plus de 7 000 soldats, à ce jour), notamment dans la lutte contre le terrorisme - opération Barkhane au Sahel, et opération Chammal, dans la coalition internationale contre l’organisation « Etat islamique », en Irak et en Syrie. Sur le plan intérieur, après les attentats de janvier 2015, le président de la République a déployé les forces armées dans une opération exceptionnelle (Sentinelle) pour renforcer la protection du territoire national, avec une force initiale de 10 000 soldats, réduite aujourd’hui à 7 000 soldats, répartis dans plus de 700 sites sensibles. Le continuum entre sécurité intérieure et défense extérieure, mis en exergue dans la loi de programmation militaire de 2013, et qui identifiait les risques entre les États faillis dans le monde et le terrorisme en Europe, a trouvé désormais toute sa 150 M. Braud - Quelques remarques sur le terrorisme « djihadiste » et l’organisation « Etat islamique » pertinence. En plus du rapprochement souhaitable entre les services de renseignement intérieur et extérieur, sous l’égide du coordonnateur national du renseignement, la loi sur le renseignement - adoptée en juin 2015 et validée par le Conseil constitutionnel, en juillet 2015 a complété le dispositif. Notre système de défense, jusqu’alors uniquement équipé pour la cyber-défense, intègre désormais une capacité de cyber-attaque, au sein d’un commandement cyber, qui mène à la fois l’offensive contre les postes informatiques de l’organisation terroriste et développe une contre-propagande. Enfin, les mesures législatives et réglementaires prises contre la radicalisation sont nombreuses. L’Union européenne, après les attentats de Paris, Copenhague et Tunis, a posé tout au long de l’année 2015 de nouvelles bases pour une coopération européenne renforcée dans la lutte contre le terrorisme, notamment pour prévenir le phénomène des combattants étrangers, et pour mieux utiliser et développer les instruments dont l’Europe dispose déjà (cf. Europol, Eurojust, Frontex, Schengen). Elle a également adopté, en juin 2015, une stratégie européenne de sécurité pour la période 2015-2020 au regard, notamment, de l’évolution des menaces terroristes. Elle est en cours de révision d’une stratégie globale de l’UE pour la Comme ensemble régional intégré, l’UE devrait prendre l’initiative d’une coopération soutenue et coordonnée, politique et sécuritaire, avec d’autres acteurs régionaux concernés (Ligue arabe, Conseil de coopération du Golfe, Union africaine, ASEAN). politique étrangère et de sécurité. En matière de lutte contre le terrorisme, l’UE agit en conformité avec les arsenaux juridiques adoptés par les résolutions successives de l’ONU et qui invitent à la coopération interétatique pour prévenir les recrutements de combattants étrangers, freiner et empêcher la circulation du financement et des revenus générés par le terrorisme. À travers l’OSCE, l’UE est en mesure également de tirer les enseignements des retours d’expériences sur le fondamentalisme religieux et de déterminer des solutions. Toutefois, l’UE reste encore trop absente dans le combat direct contre la menace la revue socialiste 62 Actualités internationales terroriste. Comme ensemble régional intégré, l’UE devrait prendre l’initiative d’une coopération soutenue et coordonnée, politique et sécuritaire, avec d’autres acteurs régionaux concernés (Ligue arabe, Conseil de coopération du Golfe, Union africaine, ASEAN). L’enjeu est d’autant plus grand que ce vide stratégique a des conséquences directes sur l’espace européen. Par ailleurs, si le danger est réel, il importe de maintenir les valeurs européennes essentielles, sans céder à la panique et en luttant contre les amalgames. Il faut adapter, mais préserver et défendre l’esprit du Traité de Schengen. Il faut donner un contenu concret à la solidarité européenne en ce domaine, mais en posant calmement les bons mots sur les phénomènes et réduire les angoisses dont se nourrissent les extrêmes. La coopération euro-méditerranéenne s’est essoufflée du côté de l’Union européenne, alors que novembre marquera la dynamique ouverte en 1995 par le « processus de Barcelone ». À travers la révision actuelle de la politique européenne de voisinage, les socialistes français contribuent, dans le groupe S&D, à réorienter l’Europe, afin de développer les coopérations dans tous les domaines, économiques et commerciaux, mais également sécuritaires, éducatifs et culturels, afin de lutter de manière commune contre les causes du radicalisme djihadiste. Par ailleurs, la coprésidence FranceMaroc du Dialogue 5+5 - forum ré-impulsé par la France, en octobre 2012, pour s’inscrire en phase avec les aspirations exprimées par les jeunesses arabes, en 2011 a posé comme priorités les questions de la jeunesse, de la sécurité, du commerce, des investissements et du secteur touristique. La France a pris la coprésidence, depuis octobre 2015, et pour deux ans. Lors de la MedCOP21, à Marseille, en juin 2015, le président de la République a proposé de réunir un « Davos de la Méditerranée », où pourraient se retrouver tous les acteurs et décideurs de la coopération économique et sociale. Après l’échec de l’Union pour la Méditerranée, initiée par le précédent président français qui s’appuyait sur les dictatures du Sud méditerranéen, il y a urgence à poser des initiatives globales répondant aux véritables défis de l’espace euro-méditerranéen. Les États africains donnent désormais des moyens à la sécurité, préalable à leur développement. Ainsi, l’Union africaine a adopté le principe que ses États- 152 M. Braud - Quelques remarques sur le terrorisme « djihadiste » et l’organisation « Etat islamique » membres posent comme objectif, en 2015 et 2016, l’adoption de lois de programmation militaire - les dépenses militaires en Afrique ont doublé en dix ans -, et qu’ils s’engagent dans des coopérations - des exercices ont ainsi lieu au niveau des sous-régions. Ces objectifs sont notamment encouragés par la France - Sommet pour la paix et la sécurité en Afrique à l’Élysée, en décembre 2013, puis forums à Dakar les années suivantes -, laquelle est en même temps active pour « européaniser » la solidarité sécuritaire avec le continent africain. Plus concrètement, le G5 Sahel s’est affirmé comme un exemple inédit de coopération, mais aussi comme réponse immédiate à une crise urgente, et ce partenariat est appelé à s’élargir. La lutte contre l’expansion de Boko Haram a fourni un nouvel exemple d’actions urgentes communes entre des États d’Afrique centrale et de l’Ouest, soutenus par des éléments de renseignement français et américains. La lutte contre la piraterie, non seulement pour assécher les sources de financements prises d’otages et vols de marchandises -, mais aussi pour interrompre les livraisons d’armements par des pays parrainant des réseaux terroristes, est un autre mode d’action, développé par la France - opération Corymbe dans le Golfe de Guinée - et où l’UE et l’OTAN ont réussi à se coordonner dans la Corne de l’Afrique (Ocean Shield et Atalanta). Parallèlement, lutter contre la mauvaise gouvernance est un enjeu majeur, afin que les conséquences de la corruption, des détournements des fonds publics et Lutter contre la mauvaise gouvernance est un enjeu majeur, afin que les conséquences de la corruption, des détournements des fonds publics et des aides internationales cessent de nourrir le terreau du ralliement des jeunes générations aux discours radicaux. des aides internationales cessent de nourrir le terreau du ralliement des jeunes générations aux discours radicaux. Le système mis en place pour assurer transparence et suivi par tous les acteurs de l’aide au développement au Mali, ou même avec la « zone libérée » d’Alep, pour suivre l’usage des fonds dépensés dans les projets de développement et humanitaires, mérite, par ailleurs, d’être souligné, voire reproduit. La lutte contre la mau- la revue socialiste 62 Actualités internationales vaise gouvernance pour éviter que les jeunesses africaines désespèrent et se perdent dans des mirages dangereux, c’est aussi veiller au respect des règles constitutionnelles et institutionnelles dans les Etats africains suivant les principes et les valeurs de l’Union africaine. C’est aussi renforcer l’aide au développement et mettre en œuvre, concrètement, le nouvel Agenda mondial du développement des Nations-Unies. CONCLUSION PROVISOIRE Le terrorisme djihadiste a pris, depuis qu’il se développe, diverses formes. L’organisation « Etat islamique » est aujourd’hui son vecteur principal et le plus dangereux. La communauté internationale semble l’avoir compris, et les coups qui, en ce moment même, lui sont portés par la coalition internationale tendent à la réduire jusque au cœur du territoire dont elle était parvenue à se doter. Cela n’épuise pas, cependant, la dangerosité du terrorisme djihadiste, de l’organisation « Etat islamique » ou d’une autre, ses fondements idéologiques demeurent et continuent à être véhiculés à travers le monde, et les terreaux favorables où il est susceptible de se développer sont encore (trop) nombreux. Ce terrorisme-là veut éradiquer les valeurs universelles de liberté, d’égalité et de fraternité entre tous les humains, quels que soient leur genre et leurs orientations spirituelle, intellectuelle, sexuelle, ou autre. C’est pourquoi il est - fondamentalement - notre ennemi et que nous le combattrons sans faillir. la revue socialiste Revue trimestrielle de débat et d'idées publiée par le Parti socialiste. Fondée par Benoît Malon en 1885. bulletin d’abonnement A retourner à La Revue Socialiste, 10 rue de Solferino - 75333 PARIS cedex 07 Coordonnées : o Mme o Mlle o M. ................................................................................................................................................................................... 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Fondée par Benoît Malon en 1885. bon de commande A retourner à La Revue Socialiste, 10 rue de Solferino - 75333 PARIS cedex 07 Prix unitaire : 10 € Q té Numéros TOTAL hors frais port Qté N° 25 - Oct. 2006 N° 26 - Jan. 2007 N° 27 - Av-Mai 2007 N° 28 - Juil. 2007 N° 29 - Oct-Nov 2007 Jeunesse : un état des lieux Sarkozy : la droite aux mille et une facettes La nouvelle donne latino-américaine Les socialistes face à la civilisation urbaine Diagnostic pour la rénovation Université d'été de La Rochelle N° 30 - Mar.-Av. 2008 Le socialisme dans le monde globalisé N° 31 - Juil. 2008 Les gauches en Europe N° 32 - Oct. 2008 Congrès de Reims : Contributions thématiques N° 33 - Jan. 2009 Perspectives socialistes N° 34 - 2e tr. 2009 Les ouvriers en France N° 35 - 3e tr. 2009 L’Afrique en question N° 36 - 4e tr. 2009 Au-delà de la crise N° 37 - 1er tr. 2010 La France et ses régions N° 38 - 2e tr. 2010 La Morale en questions N° 39 - 3e tr. 2010 Le débat socialiste en Europe N° 40 - 4e tr. 2010 La social-écologie en débat N° 41 - 1er tr. 2011 La droite dans tous ses états 10 mai 1981 - 10 mai 2011. N° 42 - 2e tr. 2011 Numéros TOTAL hors frais port N° 43 - 3e tr. 2011 N° 44 - 4e tr. 2011 N° 45-46 - 1er / 2e tr. 2012 N° 47 - 3e tr. 2012 N° 48 - 4e tr. 2012 N° 49 - 1er tr. 2013 N° 50 - 2e tr. 2013 N° 51 - 3e tr. 2013 N° 52 - 4e tr. 2013 N° 53 - 1er tr. 2014 N° 54 - 2e tr. 2014 N° 55 - 3e tr. 2014 N° 56 - 4e tr. 2014 N° 57 - 1er tr. 2015 N° 58 - 2e tr. 2015 N° 59 - 3e tr. 2015 N° 60 - 4e tr. 2015 N° 61- 1er tr. 2016 N° 62 - 2e tr. 2016 Héritages et espérances Abécédaire de la France Protéger Le changement, c'est maintenant L’aventure culturelle Refonder l'école L’Europe : un problème, une solution L’Entreprise Le temps des femmes Le FN passé au crible Géopolitique du monde contemporain La justce dans la cité Les socialistes et l’histoire Quel avenir pour les partis politiques ? La république, les religions, la laïcité Démocratie sociale ? 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