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Nous ne pouvons pas clore cette journée commémorative dédiée
à la mémoire et à l’avenir sans songer à ce qui a été infligé à des
millions de personnes. On peut affirmer que pas un destin individuel,
ou du moins pas un destin européen, n’a échappé d’une façon ou d’une
autre au sceau de cette guerre, et que des millions d’entre eux y ont
été abruptement anéantis.
Aucune autre guerre en Europe n’avait causé jusqu’alors de telles
masses de blessés, de mutilés et de morts. Dans aucune autre guerre
auparavant, la mort et le meurtre n’avaient eu ce caractère presque
industriel et massif, pour ainsi dire anonyme. Et pourtant, chaque
soldat, chaque civil, chaque enfant, chaque mère, chaque frère,
chaque fils, chaque amie a un nom, a une biographie. C’est toujours le
reflet de la guerre dans la vie de chaque individu qu’elle meurtrit,
humilie, asservit, exploite ou détruit qui fait apparaître dans toute son
ampleur l’horreur et la terreur de cette guerre.
Mais l’art préserve l’expérience de chacun et de tous. C’est l’art
qui peut nous faire appréhender ce que la Grande Histoire – dans ce
cas précis, la “Grande Guerre” – fait de la vie des gens ordinaires et
comment elle procède. C’est l’art qui nous rappelle ce que signifie en
temps de guerre le mot “vital”: la survie réduite à sa plus simple
expression face à une menace de mort omniprésente.
La Première Guerre mondiale était précisément aux yeux des
contemporains une guerre contre la culture et la civilisation. Dans les
campagnes de propagande, le premier reproche fait à la partie adverse
était sans cesse qu’elle s’attaquait aux valeurs culturelles. Dès le
départ, la destruction par les Allemands de la vénérable bibliothèque
de Louvain fut un choc pour tous les observateurs civilisés, et
davantage encore le fait que des artistes et intellectuels allemands
justifièrent cet acte barbare.
L’un des phénomènes réellement incompréhensibles de la
Première et de la Seconde Guerre mondiale est que la culture et la
civilisation qui avaient indiscutablement marqué de leur empreinte
l’Allemagne et ses voisins européens, que l’éducation, la philosophie, la
religion dont les sociétés se savaient ou se croyaient profondément
imprégnées n’aient pas pu empêcher cette catastrophe et cette
idéologie barbare. Pis encore: que la culture et la religion aient même
souvent servi à justifier ces meurtres en masse.
L’enseignement que nous en avons peut-être tiré est qu’il ne peut
y avoir de culture sans donner une voix et un corps à chacun. Aussi
grande, riche, opulente dans sa diversité que soit la culture, une chose
est sûre: si elle veut rester humaine, c’est-à-dire garder l’échelle
humaine, elle ne suit pas des directives idéologiques, elle reste
toujours à l’écoute de la voix à peine perceptible de chaque personne
qui souffre. Et elle se dresse aussi pour protéger toute personne qui
est menacée, par quelque puissance que ce soit.