- 2010 - Relations internationales illicites et mondialisation de l’insécurité : L’impact des « zones grises » et des marchés transnationaux illégaux sur les relations entre Organismes Criminels Transnationaux et groupes terroristes IEP de Toulouse Mémoire de recherche présenté par M. Mathieu Boulègue Directeur du mémoire : M. Michel-Louis Martin 1 - 2010 - Relations internationales illicites et mondialisation de l’insécurité : L’impact des « zones grises » et des marchés transnationaux illégaux sur les relations entre Organismes Criminels Transnationaux et groupes terroristes IEP de Toulouse Mémoire de recherche présenté par M. Mathieu Boulègue Directeur du mémoire : M. Michel-Louis Martin 2 Remerciements Merci à Michel-Louis Martin, pour avoir accepté de diriger ce mémoire. Merci à Phillipe Migaux, pour son aide précieuse, sa patience et sa disponibilité. Merci à Frédéric Lemieux, pour l’inspiration et le choix du sujet. Merci à Pierre-Arnaud Chouvy, pour m’avoir donné accès à sa cartographie. 3 Avertissement L’IEP de Toulouse n’entend donner aucune approbation, ni improbation dans les mémoires de recherche. Ces opinions doivent être considérées comme propres à leur auteur. 4 Abréviations AIEA Agence Internationale pour l’Energie Atomique ALK Armée de Libération du Kosovo ALPC Armes Légères et de Petits Calibres ATS Amphetamine-Type Stimulants AUC Autodefensas Unidas de Colombia CTC Crime-Terror Continuum DEA Drug Enforcement Agency ELN Ejército de Liberación Nacional ETA Euskadi Ta Askatasuna FARC Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia FTZ Free-Trade Zone (voir ZLE) GIA Groupe Islamique Armée (Algérien) GICM Groupe Islamique Combattant Marocain GSPC Groupe Salafiste pour la Prédication et le Combat HCL Chlorhydrate (ou sel) de cocaïne IMU Islamic Movement of Uzbekistan IRA Irish Republican Army LTTE Liberation Tigers of Tamil Eelam NRBC Nucléaire-Radiologique-Bactériologique-Chimique NWFP North-West Frontier Province OCT Organisme Criminel Transnational ONUDC Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime PKK Parti des Travailleurs du Kurdistan SCU Sacra Corona Unita TBA Tri-Border Area UÇK Armée de Libération Nationale – Kosovo UWSA United Wa State Army ZLE Zone de Libre Echange 5 - SOMMAIRE INTRODUCTION……………………………………………………………………………..8 Chapitre 1 – Les zones grises infra-étatiques………………..………………………………..16 Section 1 Géopolitique mondiale de l’offre de drogue …………………………………...………….…17 Section 2 Géopolitique de l’offre d’armes à feu illégales et zones grises du trafic d’êtres humains……42 Chapitre 2 – Les zones grises supra-étatiques…………………………………………….….63 Section 1 Les « Zones de Libre Echange illégales »……………………………………...……………..65 Section 2 Les narco-Etats faibles et faillis : quand une entité étatique devient une zone grise…………77 Section 3 Les regroupements d’Etats faibles et faillis : les zones grises poly-étatiques………………...97 Chapitre 3 – Les interactions entre les acteurs et le financement des activités illégales dans les zones grises……………………………………………………………………………..…...123 Section 1 Financement des OCT et des groupes terroristes …………………………………………...124 Section 2 Les relations entre acteurs illégaux présents dans les zones grises………………………….145 CONCLUSION……………………………………………………………………………...166 ANNEXES…………………………………………………………………………………..167 BIBLIOGRAPHIE…………………………………………………………………………..189 SITOGRAPHIE……………………………………………………………………………..209 TABLES DES MATIERES…………………………………………………………………210 QUATRIEME DE COUVERTURE………………………………………………………...213 6 « Dans un gain frauduleux, l’homme verra un déplacement de richesse, lorsque le moraliste y condamnera une injustice ». Jean-Baptiste SAY, Cours complet d’économie politique pratique, 1832 7 « Là où nous devrions avoir un Etat-nation, il ne reste qu’un espace vide : les germes de l’anarchie et du terrorisme international ne sauraient trouver de meilleur terrain pour se développer ». C’est en ces termes qu’un concept nouveau fait son entrée dans le champ des études de sécurité en France par l’intermédiaire du rapport annuel de la Commission de la Défense de l’Assemblée Nationale : celui de « zone grise ». Le Rapport sur la loi de programmation militaire 1992-1994 du 20 Décembre 1992 stipule que « dans ces régions devenues inaccessibles et hostiles à toute pénétration, aucun gouvernement n’est en mesure de contrôler la situation ou de faire appliquer les règles minimales du droit ; peu à peu abandonnées à elles-mêmes, des zones entières risquent de se fermer définitivement et sombrent dans une anarchie tragique pour les populations ». A la « zone blanche » westphalienne, régie par les normes juridiques internes s’opposerait radicalement la « zone noire » de conflits théoriquement soumis au droit de la guerre : ainsi avec toutes ses nuances, le « gris » symbolise les états intermédiaires entre le blanc et le noir, entre ce qui est licite et illicite, légale et illégal, « sorte d’expression géopolitique de la théorie quantique des cordes »1. L’expression « zone grise » provient du vocabulaire du contrôle aéronautique et désigne les secteurs du ciel non couverts par le balayage des radars, aux confins de leur rayon d’action. On appellera alors « zones grises » ces régions du monde qui, confrontées à des crises ou à des conflits gelés, s’enfoncent dans des espaces de « non-droit » dans lesquels les économies parallèles fleurissent, les trafics transnationaux de biens illégaux prolifèrent et dans lesquels des acteurs internationaux illégaux s’implantent. Les zones grises sont de véritables « trous noirs » géopolitiques c'est à dire un objet attirant par son attraction toute forme de matière : les zones grises semblent « absorber », catalyser les trafics illégaux et connaissent une prolifération d’acteurs illégaux en leur sein. Dans ces zones, les acteurs illégaux ont de plus en plus d’influence sur le marché légal économique, politique voire militaire et se livrent en plus ou moins toute impunité à des opérations commerciales illicites. Les zones grises se caractérisent par l’incertitude de l’assise territoriale de l’État au sein de certains espaces nationaux2 or les cartes « officielles » ne les distinguent pas du reste de la planète : ces zones sont faites d’États avec des frontières mais elles sont en même temps traversées de toutes sortes de convulsions, mêlant guerre infra-étatique, guerre civile, luttes inter-ethniques ou inter-religieuses. 1 PASCALLON P. sous la direction de (2006), Les zones grises dans le monde aujourd’hui. Le non-droit gangrène-t-il la planète ?, Défense – L’Harmattan 2 MOREAU DEFARGES P. (2003), La gestion des zones grises, RAMSES 2003 8 Les « zones grises » sont un des enjeux majeurs du monde de l’après-Guerre froide : ces zones chaotiques, aux limites géographiques floues et mouvantes, constituent le « sousproduit inévitable d’une planète en pleine recomposition »3 car malgré leur isolement géopolitique vis à vis de la scène internationale légale, ces zones grises demeurent connectées aux flux commerciaux et financiers mondiaux. Il y a dans l’idée de zone grise « une composante d’illégalité intérieure qui donne naissance à une situation d’illicéité internationale »4. Malgré tout, la composante illégalité-illicéité ne suffit pas à caractériser l’existence d’une zone grise. Si tel était le cas, il faudrait alors considérer que tout espace de nature territoriale dans lequel opère soit une organisation mafieuse soit une organisation politico-militaire en dissidence de l’Etat deviendrait potentiellement une zone anomique. La qualification de « zone grise » ne peut pas s’appliquer à tout ce qui, dans les relations internationales, est en marge des formes relationnelles licites car ce n’est pas la présence d’activités illicites qui va caractériser et permettre de singulariser la zone grise : tout entité géopolitique, même s’il s’y déroule des activités criminelles, n’est pas pour autant susceptible d’abriter une zone grise. Si l’on veut conférer une plus-value conceptuelle à la notion de zone grise, il faut se référer à ce qui pourra constituer des éléments d’identification particuliers de cette réalité géopolitique nouvelle. Ces éléments d’identification regroupent l’importance de la composante territoriale de la zone grise et l’atteinte à l’exclusivité de juridiction de l’Etat sur l’espace concerné. On pourra dès lors définir comme « zone grise » tout espace géographique infra- ou trans-étatique possédant les quatre caractéristiques indissociables suivantes : - un élément matériel constitué par un territoire c'est à dire l’existence d’espaces de production ou de trafics de produits illégaux à grande échelle, - la présence d’acteurs ou d’une pluralité d’acteurs organisés qui possèdent plus ou moins d’emprise sur ce territoire c'est à dire l’implantation territoriale d’acteurs illégaux, à savoir les Organismes Criminels Transnationaux (OCT) et/ou les groupes terroristes, - un élément fonctionnel constitué par une activité de nature criminelle, menée par ces acteurs illégaux de manière transnationale et - l’absence de contrôle et d’assise territoriale de la part de l’autorité étatique dans laquelle la zone anomique s’est implantée. 3 4 MOREAU DEFARGES P. (2003) PASCALLON P. (2006) 9 Le concept de zone grise caractérise donc des territoires qui échappent à différents degrés à l’emprise des Etats qui sont censés en avoir le contrôle : en ce sens naissent et se développent des espaces « a-juridiques » qui s’excluent par leur simple existence non seulement de l’ordre juridique interne de l’Etat auquel appartient le territoire mais aussi de l’ordre juridique international. Le basculement en zone de non-droit cède la place de façon systématique au délitement des autorités légales, à l’isolement administratif, économique et juridique de la zone, à l’accroissement de la violence et des activités illégales et à la vassalisation de la population à des groupes criminels ou terroristes. C’est à partir du moment où un Etat perd le contrôle effectif sur une partie de son territoire que celle-ci peut devenir une zone grise : comme espace politique, la zone grise représente une atteinte à l’intégrité territoriale et à l’exclusivité de compétences de l’Etat sur son territoire national. La notion de zone grise n’a de sens que par rapport à l’Etat, à ses principaux attributs et en relation précisément avec un territoire : la composante spatiale apparaît comme étant l’élément constitutif fondamental de la zone grise. L’existence des espaces de production des produits illégaux, des trafics transnationaux et des acteurs proliférant au sein des zones grises ne peut se comprendre que par l’intermédiaire de leur territorialisation c'est à dire leur implantation territoriale dans ces espaces où l’État est dépassé par une composante externe. Au final les zones grises sont caractérisées par l’absence de l’Etat au sein des territoires concernés par le phénomène des relations internationales illicites : des régions entières appartenant à des Etats échappent aujourd’hui complètement à l’autorité centrale et des pouvoirs féodaux revendiquent la maîtrise du pouvoir ou des richesses à la place de l’Etat central. Plus le pouvoir central est éloigné d’une zone, plus les possibilités d’expansion d’une économie criminelle sont fortes5 : c’est la raison pour laquelle les zones grises prolifèrent et se répandent le mieux dans les espaces vides laissés par l’absence d’autorité étatique et de façon encore plus rapide dans les Etats faibles et faillis. C’est en cela que toute zone grise est un défi à l’existence même de l’Etat et à l’universalité de l’institution étatique comme fondement de l’organisation de la société international contemporaine : les zones grises mettent en cause, par leur seule existence, la compétence exclusive de l’Etat sur l’espace territorial qui lui a été reconnu. A la « société de surveillance globale » de Bauman6 existent en parallèle des zones dévaluées, livrées à ellesmêmes et dans lesquelles l’entité étatique nationale n’a plus de droit de regard et de contrôle 5 CAMARA M. (1999), Économie de la drogue et théorie des jeux, Tiers-Monde, Année 1999, Volume 40, Numéro 158 p. 297 – 317 6 BAUMAN Z. (2000), Liquid modernity, Polity 10 effectif. La zone grise remet en cause la souveraineté nationale de l’État à partir du moment où elle conquiert une partie du territoire : sans forcément s’emparer de l’intégralité du territoire national, elle réduit la puissance de l’Etat jusqu’au point où il n’est plus en mesure d’exercer les attributs de sa souveraineté. Il est important de prendre en compte le fait qu’il puisse y avoir des « nuances de gris » : les zones grises ne sont pas toutes implantées de la même façon au sein d’un ou de plusieurs Etats mais présentent des caractéristiques spécifiques en faisant toutes des zones uniques possédant une implantation territoriale et un poids sur l’Etat central différent ainsi que la présence à plus ou moins grande échelle de trafics de biens illicites et d’acteurs illégaux. Selon Rosenau, Gay et Mussington7, une menace transnationale est définie comme ayant au moins deux des caractéristiques suivantes : elle possède des causes et des effets qui dépassent les frontières nationales, elle est reliée à l’érosion du pouvoir de l’État-nation et de son autorité et elle implique des acteurs non-étatiques. Du point de vue des zones grises, la lutte contre les menaces sécuritaires transnationales s’est focalisée sur la lutte contre les trafics transnationaux de produits illégaux et la lutte contre terrorisme et criminalité organisée, ce que l’on nomme couramment « relations internationales illicites ». On entendra par « relations internationales illicites » les relations entre acteurs illégaux visant des échanges, ententes ou mise en place de partenariat en vue d’échanger, troquer ou commercer par l’intermédiaire de trafics transnationaux de produits illégaux ou bien de réaliser des opérations de financement illégales. En tant que phénomène d’ensemble, les relations internationales illicites ont rarement fait l’objet d’une approche globale or ce qui constitue aujourd’hui la nouveauté la plus importante du phénomène des relations internationales illicites est la conjonction de différents facteurs comme la croissance en volume et la diversification des produits et l’extension géographique des zones grises. La croissance de l’internationalisation des activités illicites est tout d’abord la conséquence de la globalisation des échanges économiques et financiers : la mondialisation profite donc beaucoup à l’illégal. Le marché criminel transnational des produits illégaux connaît les mêmes règles de fonctionnement que d’autres marchés licites et évolue en fonction des opportunités et des espérances de gains définies en termes purement économiques. La gamme des « produits » du trafic s’élargit de jour en jour, depuis les plus classiques comme la drogue et la prostitution, jusqu’aux trafics de travailleurs sans papiers ou d’organes humains en passant par la contrefaçon, le détournement de l’aide humanitaire et le trafic de produits naturels tels que 7 ROSENAU W., GAY K. et MUSSINGTON D. (1997), Transnational threats ans US National Security, Low Intensity Conflict and Law Enforcement 6(3), p. 144-161 11 l’ivoire et les animaux sauvages. Une étude récente de l’INHES a permis d’établir une typologie quasi-exhaustive des principaux trafics transnationaux de produits illégaux réalisés à l’heure actuelle8 : aux activités « traditionnelles » comme les grandes trafics de stupéfiants, d’armes, d’êtres humains, les vols et la criminalité économique et financière naissent de nouvelles menaces transnationales comme la cybercriminalité, les contrefaçons, le trafic de cigarettes ou le trafic de matières dangereuses. Cette typologie permet d’aborder la quasitotalité des trafics transnationaux de produits illégaux mais les trafics de drogues, d’armes et d’êtres humains forment le haut du tableau des trafics transnationaux et génèrent la majeure partie des revenus illicites des zones grises. Ces trois trafics sont en tout cas les plus observés et susceptibles d’entraîner des problèmes de sécurité internationale. Les grandes évolutions qui ont permis l’explosion des relations internationales illicites sont de nature géopolitique et économique : la remise en cause de la période westphalienne avec la disparition de la bipolarité héritée de la Guerre froide a profondément modifié la donne internationale avec l’apparition de nouveaux États et la « redécouverte » du phénomène des guerres infra-étatiques. La crise de certains États en Afrique et dans les Balkans ainsi que l’apparition des États « faibles et faillis » n’a fait qu’accélérer la multiplication des espaces anomiques en marge de la souveraineté étatique : ce vaste bouleversement a modifié la carte administrative du monde et a permis l’explosion du phénomène de zone grise. D’une quarantaine d’États au début du XXème siècle, on en compte presque 200 aujourd’hui : cette prolifération entraîne un phénomène de dilution de la notion de souveraineté nationale étant donné que nombre de ces nouvelles entités nationales sont des micro-Etats et des Etats faibles à la viabilité politique et économique douteuse voire des « caricatures d’Etat vides d’autorité et de pouvoir »9. La création d’Etats « minces » et artificiels provoque un vide géopolitique où vient s’engouffrer une puissance agressive en quête de territoire : la balkanisation du monde entraîne un émiettement de la notion de frontière qui profite très largement aux acteurs illégaux menant des relations internationales illicites au sein de ces zones anomiques. En 2004, la CIA a annoncé avoir identifié 50 régions du monde dans lesquelles le gouvernement central n’exerce plus son autorité légitime et dans lesquelles terroristes et trafiquants y trouvent un environnement accueillant10. La fin du bloc soviétique contribue à démultiplier les relations économiques et politiques légales mais en parallèle favoriser la prolifération des 8 CAHIERS DE LA SECURITE (2009), Les organisations criminelles, Cahiers de la sécurité n°7 – Janvier-Mars 2009, INHES 9 GAYRAUD J.-F. (2005), Le monde des mafias. Géopolitique du crime organisé, Odile Jacob 10 NAIM M. (2005), Illicit : how smugglers, traffickers and copycats are highjacking the global economy, Anchor Books – Random House 12 zones grises sous l’emprise des économies souterraines de produits illégaux à haute valeur ajoutée. Dans la même veine, la sphère financière actuelle issue de la dérégulation des marchés dans les années 1980 échappe dorénavant au contrôle des États, plus enclins à en attirer les flux qu’à la réglementer : ces nouveaux circuits financiers internationaux rendent incontrôlables les opérations de blanchiment et permettent la prolifération de systèmes financiers alternatifs. De ce point de vue, les marchés illégaux se sont intégrés beaucoup plus rapidement entre eux que leurs contrepartie légale. La mondialisation génère et favorise donc l’apparition et le développement d’espaces de « non gouvernance » qui sont la caractéristique centrale des zones grises. Les zones grises sont des zones économiques caractérisées par l’offre et la demande de produits illégaux : on pense à la demande croissante en drogues dans les pays développés ou encore à la demande accrue d’armes de contrebande dans les conflits infra-étatiques et autres guerres civiles. Cette demande appelle forcément une offre qui se développe particulièrement bien dans les zones grises, sortes de « zones poubelles » de production, de stockage et d’acheminement des produits illégaux. Il convient de mettre l’accent sur les zones grises comme zones de « non droit », zones « sans autorité », encore qualifiées de zones de « non gouvernance » ou zones « dérégulées » car le propre des zones grises est l’absence ou la faiblesse de l’Etat : les zones grises sont bien des régions où les Etats ne parviennent pas – ou plus – à remplir leurs fonctions et en particulier leur mission régalienne principale : le monopole de la violence physique légitime. La géopolitique de l’illégal s’étend au fur et à mesure que les zones grises s’implantent de plus en plus dans le paysage géopolitique mondial : les zones en crise sont devenues de véritables opportunités pour les acteurs illégaux dans le sens où « pour les acteurs illégaux, les frontières créent des opportunités commerciales »11. En effet, les zones grises produisent des services financiers illicites, des produits comme les armes ou les êtres humains et des biens illicites comme par exemple les drogues. La réelle nouveauté dans le concept de zone grise relève de leur degré de nuisance internationale, en relation avec le volume d’activité y proliférant, et leurs interconnexions au sein des relations internationales illicites. Ces zones, régies par des équilibres spécifiques, attirent et produisent de l’illégal. Les zones grises possèdent leur propre rationalité, anarchique, déstabilisatrice et amorale, mais une rationalité malgré tout. Pour compliquer le 11 Idib. 13 tableau, ces zones ne sont pas toujours bien identifiables : elles sont parfois plus ou moins circonscrites mais le plus souvent, elles se surimposent à des espaces territoriaux organisés et s’en distinguent mal, ces zones à géométrie variable s’élargissent ou se contractent, se fragmentent ou se réunissent. La nature mouvante et changeante des zones grises ainsi que la transnationalisation des relations internationales illicites concourrent à rendre possible l’interconnexion entre plusieurs zones grises, créant des actions internationales illégales globalisées. La dimension spatiale, c'est à dire le rapport à un territoire, est un élément essentiel de la notion de zone grise : en effet, le territoire est un lieu de production, de stockage, de transit, de distribution et de refuge c'est à dire de trafic que les acteurs illégaux doivent impérativement contrôler et « vassaliser » afin de permettre à leurs activités de s’épanouir, sans être gênées par les forces de l’ordre et les concurrents potentiels. Sans un ancrage territorial fort, les acteurs illégaux ne peuvent exercer leur « commerce » en toute liberté ou presque : les zones grises sont sanctuarisées par les acteurs illégaux à tel point que zones grises et acteurs illégaux sont consubstantiels l’un à l’autre. Il conviendra au final de définir, cataloguer et étudier ces régions infra- ou transétatiques exposées à une certaine dérive en matière de non-droit : le but de cette recherche est de faire état des zones grises dans le monde et montrer la logique d’organisation rationnelle de celles-ci selon leur implantation territoriale et leur fonctionnement comme un marché légal intégré. L’étude permettra également de montrer la logique économique et rationnelle qui irrigue les acteurs utilisant les zones grises : il est possible de parler d’une véritable rationalité économique des acteurs à besoin et capacité de financement proliférant au sein de ces espaces anomiques, principalement les Organismes Criminels Transnationaux et les groupes terroristes. L’extension des régions affectées par l’illégal dessine une nouvelle géopolitique internationale et cette étude propose de s’intéresser d’abord aux espaces de production des produits illégaux : en effet, l’implantation territoriale de ces espaces de production permet de comprendre la logique économique et géographique des zones grises dans le monde. L’angle d’approche employé pour réaliser ce travail de recherche s’attache à considérer le phénomène des zones grises comme une question relativement neuve dans le champ universitaire de la sécurité internationale. La littérature portant sur les trafics de produits illégaux et la contrebande transnationale ont souvent le défaut d’être trop descriptifs et spécifiques et ne présentent pas d’analyse sociologique construite autour de la rationalité de ces trafics. Le peu d’études réelles de terrain est monopolisé par les productions de l’ONUDC mais celles-ci ne permettent pas toujours d’avoir une image fidèle de la globalité des zones 14 grises et des trafics dans le monde. Il a donc été nécessaire de mettre en place une typologie originale permettant de rendre compte de la globalité du phénomène. D’un point de vue méthodologique, ce travail se focalise sur l’étude approfondie des écrits universitaires et des ouvrages spécialisés se rapportant aux relations internationales illicites en y ajoutant l’angle d’approche des zones grises. Le terme de « zone grise » n’appartient à aucune littérature établie : ce n’est ni une notion diplomatique ni une notion théorique et de plus, ce champ d’étude étant particulièrement nouveau dans les relations internationales, très peu d’ouvrages ou d’auteurs de référence existent, de même que des « spécialistes » des zones grises. La réalisation d’entretiens a été invalidé étant donné la relative nouveauté du champ d’étude des zones grises, le manque de spécialistes sur le sujet et la subjectivité empirique relative au monde souterrain des trafics illicites et des acteurs illégaux. Selon Choquet, « les recherches sur le terrorisme et la criminalité organisée sont souvent empiriques, ce qui impose de croiser les diverses sources d’informations et de varier les angles d’observation »12 : en effet selon l’auteur, « les méthodes traditionnelles des sciences sociales sont généralement impossibles à utiliser », les enquêtes de terrain quasi-impossible à réaliser étant donné le caractère secret et illégal des acteurs et des transactions. En raison du flou provoqué par ces mondes souterrains illégaux, les méthodes quantitatives et qualitatives traditionnelles se révèlent inefficaces car « les renseignements sont toujours incomplets et fragmentaires »13 et malgré la bonne volonté du chercheur, une analyse basée sur des entretiens ne fera qu’apporter un point de vue partiel et non représentatif de la réalité du phénomène des zones grises. Cette étude sur la territorialisation des zones de non-droit devra donc se faire en dressant une typologie originale prenant en compte les différents éléments constitutifs des zones grises afin de montrer que chaque zone anomique rentre dans une catégorie spécifique selon sa « nuance de gris » c'est à dire l’étendue des trafics et des espaces de production des produits illégaux ainsi que de l’implantation territoriale de la zone grise au sein des espaces infra- et trans-étatiques. On distinguera ainsi les zones grises infra-étatiques (Chapitre 1) des zones grises supra-étatiques (Chapitre 2). A partir de cette typologie, il sera possible de montrer comment les acteurs illégaux implantés dans les zones grises interagissent pour faire littéralement « vivre » les zones grises au gré des trafics et des échanges commerciaux par l’intermédiaire d’échanges économiques et financiers rationnels (Chapitre 3). 12 13 CHOQUET C. (2003), Terrorisme et criminalité organisée, Sécurité et Société – l’Harmattan Ibid. 15 Chapitre 1 – Les zones grises infra-étatiques La frontière engendre l’illicite Le premier type de zone grise est représenté par les zones anomiques dites infraétatiques c'est à dire ces zones de non-droits regroupant les espaces de production des produits illégaux majeurs que sont la drogue, les armes à feu et les êtres humains ainsi que les routes transnationales de trafic qui permettent de relier espaces de production et espaces de consommation. Ces zones grises se territorialisent au sein d’un espace national mais ne débordent pas sur plusieurs Etats et restent ancrées dans une logique infra-étatique : c’est l’interconnexion entre plusieurs espaces de production par des routes de trafics qui permet de qualifier de transnational le trafic de biens illégaux. Cette dialectique espace de production/route de trafic représente la première « nuance de gris » dans l’implantation territoriale des zones grises en ce qu’elle est la base de la logique économique des zones grises et des acteurs utilisant ces espaces anomiques. Sans une implantation territoriale sous la forme d’espaces de production et l’existence de routes de trafic pour relier les espaces de consommation, les zones grises n’auraient pas autant de prégnance en matière de relations internationales illicites. Entre espace de production et route d’acheminement, l’un ne fonctionne pas sans l’autre : la route est un moyen d’accès, un support de la communication et du transport qui permet de relier lieux de production des biens illégaux et de consommation grâce à l’utilisation de réseaux entre les acteurs du trafic. Les trafics transnationaux fonctionnent sous la forme d’un double processus de territorialisation des espaces de production et des routes en perpétuels ajustements au gré des contrôles et des contraintes liées au marché des produits illégaux. Si la frontière et la limite territoriale et juridique qu’elle représente peuvent autoriser une production illicite d’un côté, son franchissement illégal augmente alors d’autant plus la valeur du produit illicite : la valeur marchande réelle d’un produit illégal se calcule donc en fonction du nombre de frontières traversées. De plus l’implantation au sein d’un territoire devient un espace convoité lorsqu’il donne l’accès à des trafics. Il conviendra donc d’étudier la logique économique dans cette dialectique entre espace de production des biens illégaux et routes d’approvisionnement et de trafic vers les espaces de consommation en commençant par le trafic transnationale de drogue (Section 1) avant de s’intéresser au trafic d’armes à feu et d’êtres humains dans le monde (Section 2). 16 Section 1 – Géopolitique mondiale de l’offre de drogues Par drogues ou stupéfiants, appelés médicalement « substances psychoactives », on entendra toute substance organique ou chimique dont l’action sédative, analgésique, narcotique ou euphorisante entraîne à la longue la tolérance et la dépendance14. Dans le cadre des trafics transnationaux de drogues, le concept de substances psychoactives regroupe la fabrication des trois familles de produits naturels d’origine organique15 les plus consommées au monde : - l’héroïne produite à partir de l’opium exsudé du pavot à opium Papaver somniferum ; - la cocaïne et crack produits à partir de la feuille de coca séchée Erythroxylon coca, - la marijuana et le haschisch produits à partir de la plante Cannabis sativa - à cela il convient de rajouter les drogues de synthèse à base d’amphétamines produites à partir de précurseurs chimiques. Beaucoup d’autres substances psychoactives existent mais ne font pas l’objet d’un commerce transnational aussi développé que les quatre produits identifiés. Ils ne seront donc pas abordés dans le cadre de ce travail. 170 pays au monde seraient touchés par un trafic plus ou moins important de stupéfiants et aucun pays n’échappe aujourd’hui à la consommation de produits psychoactifs16. On estime que 180 millions de consommateurs de stupéfiants existent dans le monde soit 4,2% de la population mondiale âgée de 15 ans et plus. Afin de saisir l’ampleur des zones grises relatives au trafic de drogues, il sera nécessaire de dresser un état des lieux de la géopolitique de l’offre de drogue dans le monde : en effet, les zones grises de la drogue sont composées d’aires de culture et de production de substances illicites ainsi que de routes d’approvisionnement qui permettent de relier offre de drogues dans les aires de production et demande dans les pays occidentaux. Les conceptions les plus courantes ont longtemps défini le Nord comme consommant les drogues produites au Sud mais les évolutions récentes de la production, du trafic et de la consommation de drogues tendent très nettement à bouleverser la nature des rapports Nord-Sud et la géopolitique mondiale des drogues. Si le Sud comprend toujours les principaux producteurs-exportateurs de drogues dans le monde, il en est aussi devenu au cours de la dernière décennie un consommateur majeur alors que le Nord ne se contente plus de consommer mais produit 14 BROCHU S. (2006), Drogues et criminalité : une relation complexe, Presse de l’Université de Montréal Les « plantes mères » selon Chouvy 16 GOUREVITCH J.-P. (2002), L’économie informelle. De la faillite de l’Etat à l’explosion des trafics, Le Pré aux Clercs – Essais 15 17 également des drogues de synthèse et du cannabis en grande quantité17. C’est la notion de polytrafic qui permet de justifier le caractère transnational des zones grises de la drogue18 : en effet, on assiste depuis quelques années à l’utilisation des mêmes routes et réseaux pour le transbordement de différents types de drogues. La circulation des drogues n’est devenu affaire criminelle qu’à partir de l’instauration des législations internationales pour contrôler le commerce des drogues dans les années 1960 et la prohibition des produits incriminés comme tels représente des opportunités d’activités transfrontalières lucratives pour les narcotrafiquants19. L’interdiction des produits a fait basculer ce commerce dans la sphère de l’illégal et a permis l’insertion de la drogue dans l’économie illégale internationale : la production de drogues dans le monde a plus que doublé en moins de vingt ans . Dans les principaux pays producteurs d’opium et de coca, la culture de la drogue permet de pallier l’absence de crédits agricoles ou la nécessité d’une réforme agraire et permet surtout aux paysans de survivre en leur apportant une source de revenus immédiats20. Ainsi en Birmanie, l’opium est la seule production de rente et la seule source de revenus pécuniaire permettant l’achat de riz pour les paysans les plus pauvres. Le recours à l’économie des drogues illicites est également encouragé par les spécificités même du marché de ces produits, que ce soit à l’échelle locale, nationale ou internationale : en effet, les prix « à la ferme » de l’opium, de la coca et du cannabis sont de loin supérieurs à ceux des productions agricoles vivrières traditionnelles21. Lutter contre le trafic de drogue revient donc à s’intéresser directement à la question du développement dans les pays pauvres. L’organisation des filières de la drogue se réalise sur quatre niveaux : production au sein d’aires géographiques spécifiques ; trafic international ; distribution en gros et enfin distribution finale au détail avant consommation22. Les profits les plus importants sont réalisés dans le franchissement des frontières et la commercialisation au détail23. C’est pour cette raison que le marché illégal de la drogue devrait être traité à l’instar d’un marché classique, la menace de la répression et le risque d’être arrêté étant un coût supplémentaire qui « déplace la 17 CHOUVY P.A. (2004b), Les fondements historiques des chemins de la drogue in LABROUSSE A. (2004), Géopolitique des drogues illicites, Hérodote n°112/2004, La Découverte 18 LABROUSSE A. (2004), Géopolitique des drogues illicites, Hérodote n°112/2004, La Découverte 19 CHARILLON F. (2006), Les relations internationales, Notices de la Documentation Française 20 BALENCIE J.-M. et LA GRANGE A. de (2004), Les nouveaux mondes rebelles : conflits, terrorismes et contestations, Editions Michalon 21 LANIEL L. et CHOUVY P.A. (2006), Production de drogues et stabilité des États, Rapport pour le CERI et le SGDN, Mai 2006 22 KOPP P. (2006), Économie de la drogue, Collection Repères – La Découverte 23 LABROUSSE A. (1993), La planète des drogues. Organisations criminelles, guerres et blanchiment, Le Seuil 18 courbe des profits vers le haut »24. Le prix à la vente, largement déconnecté des coûts liés à la production, fait de la drogue un produit rentable. Les organisations criminelles n’ont qu’une fonction d’encadrement de la production et de la transformation de la matière première, de vente en gros de la drogue et de blanchiment des devises. À l’échelle mondiale, l’offre de drogues est élastique c'est à dire que la production augmente fortement en volume par rapport à la variation des prix alors que la demande est largement inélastique25, du fait de la prise en compte de dimensions comme l’accoutumance et la dépendance26. Les réseaux de la drogue ne sont pas fermés mais il existe néanmoins des barrières à l’entrée qui ne dissuadent pas toujours les nouveaux entrants malgré que la concurrence soit rapidement supprimée. A l’inverse d’une entreprise classique, les trafiquants freinent la circulation de l’information et pour des raisons de sécurité, fractionnent la chaîne de production. C’est la raison pour laquelle le réseau est la forme la plus utilisée pour le trafic de drogues : l’organisation des filières des stupéfiants prend la forme de réseaux fortement segmentés entre les acteurs placés à différentes échelles. Mais l’organisation en réseaux souples renforce l’imperfection des marchés, ce qui conduit les agents à connaître de l’incertitude dans la gestion de l’information : en effet, les décisions rationnelles sont rares dans ces réseaux et les agents agissent bien souvent en rationalité limitée27. Afin de réduire l’incertitude, les trafiquants se concentrent sous la forme d’« oligopoles cartellisés »28 et respectent un accord informel destiné à éviter la guerre des prix et l’effondrement des cours : des liens se sont donc naturellement tissés entre les organisations afin de contrôler les circuits d’approvisionnement, en évitant de se livrer des guerres de clans. Cette coopération entre les narcotrafiquants est nécessaire dans la filière de la drogue car aucune organisation ne peut complètement contrôler l’ensemble du circuit. La théorie des jeux permet d’expliquer en partie les raisons pour lesquelles les trafiquants de drogues collaborent au sein de la filière des stupéfiants : le partage des risques, l’intégration plus poussée de leurs activités et la protection accrue voire la tolérance des forces de répression expliquent pourquoi les narcotrafiquants forment des alliances entre eux et tentent d’acheter les représentants des forces de l’ordre. Selon l’analyse par la théorie des jeux, le narcotrafiquant est celui qui obtient le maximum de gains de la coopération : il sait 24 KOPP P. (2006) CHOUVY P.A. (2004b), Les fondements historiques des chemins de la drogue in LABROUSSE A. (2004), Géopolitique des drogues illicites, Hérodote n°112/2004, La Découverte 26 CAMARA M. (1999) 27 KOPP P. (1992a), La structuration de l’offre de drogue en réseaux, Revue Tiers Monde, t. XXXIII, n°131, Drogues et développement 28 KOPP P. (1992b), Les analyses formelles des marchés de la drogue, Revue Tiers Monde, t. XXXIII, n°131, Drogues et développement 25 19 tirer partie de la désorganisation des forces de répression en consolidant son réseau (intégration entre plusieurs organisations de trafiquants) ou de la compétition politique en cherchant des alliances ou en tirant partie de la faiblesse du politique (corruption). Il est important de noter que les chiffres et les estimations sur la production de drogues dans le monde s’établissent en fonction des saisies et des estimations des aires de production : il ne s’agit donc que d’estimations qui ne reflètent qu’en partie la réalité des choses car l’offre disponible est en effet obtenue par la différence entre l’offre potentielle et les saisies. Les spéculations sont monnaie courante dans les statistiques sur la drogue, notamment pour « marquer les esprits »29 et faire prendre conscience aux décideurs politiques de la nécessité de lutter contre le trafic transnational de drogues. Il est important de noter que les profits générés par les trafics de drogues dans le monde sont souvent extrapolés : si l’on compte 32 milliards pour l’opium afghan, 10 milliards pour la Birmanie, 10 milliards pour le cannabis, 60 milliards pour la coca et quelques dizaines de milliards pour les ATS, on arrive à 120/150 milliards par an. On est loin des 500 milliards par la DEA et des 300 milliards de l’ONUDC prévus chaque année. Au final, la géoéconomie de la demande et la géopolitique de l’offre de drogues ne peuvent se comprendre qu’en étudiant les interrelations entre espaces de production (I) et les routes d’acheminement des drogues vers les espaces de consommation (II). I – Les espaces de production des drogues dans le monde Les zones grises de la drogue sont composées par des aires de productions interconnectées et reliées par des routes d’approvisionnement. Afin de comprendre l’interconnexion des routes de trafic de substances pyschoactives, il est nécessaire d’aborder la répartition géographique des aires de production de ces substances dans le monde : en effet, les aires de production de drogue sont constamment mouvantes, en perpétuelles recomposition et soumises aux changements impliqués par les contrôles ou l’absence de répression étatique. Ainsi les espaces de production des drogues se répartissent selon les substances produites, principalement la cocaïne (A), l’héroïne (B), le cannabis et les drogues de synthèse (C). 29 KOPP P. (2006) 20 A. Les aires de production de la cocaïne On estime à environ 14 millions le nombre de consommateurs réguliers de cocaïne dans le monde, ce qui représente une demande mondiale d’environ 150 tonnes par an30. Chaque année, un tiers de la cocaïne est absorbé par les États-Unis, un tiers est saisi et le reste se déverse en Europe et dans le reste du monde31. La production mondiale de cocaïne représente un poids de 950 tonnes dont plus des trois quart sont produits en Amérique Latine : en effet, la cocaïne est extraite des feuilles de coca, un arbrisseau poussant dans de nombreuses régions d’Amérique du Sud, en Indonésie et dans l’Est africain32. Le processus de production de cocaïne à partir des feuilles de coca est relativement simple et ne nécessite pas de connaissances techniques hors d’atteintes ni de matériel complexe : la transformation a lieu dans de petits « laboratoires » improvisés situés près des zones de production de la feuille de coca. Après la récolte et le séchage, les feuilles sont agglomérées en pâte de cocaïne qui est ensuite chimiquement transformée en cocaïne base puis en produit final, le chlorhydrate de cocaïne ou HCL. Le processus de transformation chimique de la cocaïne base nécessite des précurseurs chimiques comme l’acide sulfurique, l’éther ou le permanganate de potassium qui sont facilement accessibles en quantités industrielles. En moyenne, un hectare de plants de coca produits entre 1000 et 1200 kg de feuilles de coca fraîches et un kilogramme de feuilles donne environ 1 à 1,4 grammes de chlorhydrate de cocaïne. Grâce à des techniques agricoles perfectionnées pouvant donner jusqu’à quatre récoltes par an, un hectare de feuilles de coca donne environ 5 à 6 kg de chlorhydrate de cocaïne par an33. 1. Historique de la filière de production de cocaïne La Colombie, la Bolivie et le Pérou sont les principales zones de production de feuilles de coca dans le monde. En Bolivie et au Pérou, il existe une production légale de coca relativement importante : rarement évoquée parce qu’extrêmement marginale, cette production traditionnelle n’est pas exportée mais permet de fournir une demande locale 30 PREZELJ I. et GABER M. (2005), Smuggling as a Threat to National and International Security: Slovenia and the Balkan Route, Partnership for Peace Consortium of Defense – Academies and Security Studies Institutes (PfPC), Athena Papers Series No. 5 December 2005 31 GOUREVITCH J.-P. (2002), L’économie informelle. De la faillite de l’Etat à l’explosion des trafics, Le Pré aux Clercs – Essais 32 La cocaïne est une substance psychoactive stimulante du système nerveux central (BROCHU). 33 MEJI D. et POSADA C.E. (2008), Cocaine production and trafficking : what do we know ?, Policy Research Working Paper 4618, The World Bank, Mai 2008 21 traditionnelle. Ce n’est qu’après les années 1950 et le début de la « guerre à la drogue » américaine que la culture de la coca devient hors la loi et échappe à toute autorité étatique : les filières de la coca s’enfoncent alors dans l’illégal et les plants de coca disparaissent de la vue des contrôles étatiques34. Jusque dans les années 1960, l’Amérique Latine est la seule région du monde à expérimenter des plantations massives de feuilles de coca : la filière illégale connaît alors une émergence rapide qui dépasse la demande pourtant grandissante. Il faut attendre le milieu des années 1970 pour que la filière de la cocaïne devienne une économie socialement intégrée : en effet, l’instauration du « capitalisme de la coca » laisse le champ libre à la corruption, permettant l’explosion de la production grâce à une demande de plus en plus forte en Amérique du Nord. Au Pérou, la production passe de 10 000 hectares en 1979 à 70 000 en 1980. Si le Pérou et la Bolivie sont les deux pays producteurs, la Colombie n’est pas en reste puisque la création du cartel de Medellin permet la consolidation de la place de la Colombie dans le narcotrafic en tant que raffineur et revendeur de la drogue produite au Pérou et en Bolivie. L’axe Medellin-Miami devient la principale voie d’exportation, qui sera réorientée dans les années 1980 vers le nord du Mexique du fait des lois anti-drogues américaines. Dans les années 1990, la plantation de coca a été largement repoussée de l’est du Pérou et de la Bolivie vers le sud-est de la Colombie35 : l’émergence des cartels de narcotrafiquants colombiens et la place de plus en plus significative qu’ils prennent dans le trafic de la cocaïne permet ce déplacement progressif des aires de production. Pourtant également mise en œuvre en Colombie, la politique anti-drogue de la DEA américaine n’empêche pas l’accroissement des surfaces cultivées et l’amélioration de la productivité et des quantités exportées. En Colombie, le mouvement cocalero qui s’était formé dans le sud du pays à la fin des années 1990 est démantelé, victime de la guerre civile. Dès lors, la production de coca en Colombie se fait presque entièrement encadrer par des groupes armés, principalement le FARC et l’ELN. 34 CHOUVY P.A. (2004a), Drogues illicites, territoire et conflits en Afghanistan et en Birmanie in LABROUSSE A. (2004), Géopolitique des drogues illicites, Hérodote n°112/2004, La Découverte 35 GOOTENBERG P. (2004), La filière coca du licite à l’illicite : grandeur et decadence d’une marchandise internationale in LABROUSSE A. (2004), Géopolitique des drogues illicites, Hérodote n°112/2004, La Découverte 22 2. La production de cocaïne en Amérique Latine Avec ses 1850 km² de cocaïers plantés, l’Amérique Latine est le premier producteur mondial de feuilles de coca et de cocaïne : 98% de la production mondiale proviendrait des trois pays andins producteurs que sont la Colombie, la Bolivie et le Pérou36 (voir Annexe 1). La Colombie représente depuis 2003 55% des surfaces plantées de la coca dans le monde pour 30% au Pérou et 13% en Bolivie. En 2008 en Colombie, 81 000 hectares de plants de coca ont été cultivés dans 24 des 32 départements du pays : la culture du coca y représente une valeur marchande de près de 500 millions de dollars, soit environ 0,3% du PIB du pays et cette économie fait vivre près de 60 000 foyers, sans compter les milliers de « saisonniers ». L’économie de la coca représente un revenu par habitant de 10 000 dollars en Colombie alors que le revenu réel par habitant est de 5 000 dollars. La répartition des coûts du prix de vente de la cocaïne au détail se fait comme suit : plus de 50% du prix correspond à la « prime de risque » c'est à dire le franchissement des frontières et le risque encouru par les trafiquants ; 13% correspondent à la rémunération des producteurs et des transformateurs de la drogue ; 10% correspondent à la perte générée par les saisies et enfin 12% correspondent réellement au prix de vente de la matière première (voir Annexe 2). En 2008, l’ONUDC a rapporté l’existence de plus de 7500 laboratoires clandestins de transformation de cocaïne37. La quasi-totalité des laboratoires se trouvent dans les trois pays producteurs de cocaïne car ils doivent se trouver au plus près des zones de production. Au niveau des précurseurs chimiques nécessaires à la création d’HCL, 15 pays d’Amérique Latine ont saisi en 2007 de grandes quantités de permanganate de potassium de qualité industrielle : 153 tonnes de ce précurseur ont été saisi, dont 144 tonnes en Colombie. B. Les aires de production de l’opium et de l’héroïne L’héroïne est un opiacé puissant obtenu à partir de la morphine, elle même issue d’une plante, le pavot, que l’on incise pour recueillir de l’opium sous forme de latex38. Il existe deux modes de consommation du pavot à opium : l’opium séché et fumé ou bien l’héroïne. A partir 36 DELER J.-P. et al. (2003), Le bassin des Caraïbes : interface et relais entre production et consommation de drogues, Mappemonde n°72, 2003.4 37 UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2009a), Annual Report 2009 38 L’héroïne et l’opium sont des substances psychoactives organiques dépresseurs du système nerveux central provoquant un effet anti-dépresseur puissant sur l’organisme (BROCHU) 23 du latex exsudé du pavot à opium, on produit de l’opium base qui est séché et prêt à être consommé comme tel. Pour produire de l’héroïne, le processus demande plus de préparation : on fabrique d’abord de la morphine à partir de l’opium à l’aide de précurseurs chimiques dans des laboratoires clandestins placés le plus près possible des lieux de production. La morphine produite est destinée à faire du chlorhydrate d’héroïne n°3 (« brown sugar » fumable) puis de l’héroïne n°4 la plus raffinée (« China white » injectable). Les précurseurs chimiques sont donc tout aussi indispensables que l’opium pour raffiner de l’héroïne. Le coût des procédés de transformation n’est pas élevé, l’équipement nécessaire n’a rien d’exceptionnel, les produits chimiques précurseurs requis disponibles en grande quantité dans les industries et les connaissances techniques demandées assez limitées39. On estime à 11 millions le nombre de consommateurs réguliers d’opium et d’héroïne dans le monde, dont 3,5 millions en Europe, 2 millions en Chine et 1,5 millions sur le continent américain. En terme de rendement, 1 kg de morphine permet de produire 700 g d’héroïne base.. On estime à 189 000 hectares la superficie mondiale cultivée en opium. La production mondiale d’héroïne annuelle est de l’ordre de 8800 tonnes40 pour une demande avoisinant les 3500 tonnes par an, un tiers sous forme brute et deux tiers sous la forme d’héroïne. Environ 1000 tonnes sont saisies par les autorités chaque année dans le monde. Les précurseurs chimiques nécessaires à la création de morphine puis d’héroïne doivent tous être importés de pays possédant des entreprises pharmaceutiques et chimiques légitimes : plusieurs cas de tentatives de vols de containers de produits chimiques ont été répertoriés tout au long des années 1990 et 2000. Ces vols et tentatives de vols confirment l’existence d’un large marché clandestin des précurseurs chimiques au bénéfice des narcotrafiquants des deux espaces principaux de production d’héroïne dans le monde. Ainsi le Triangle d'Or et le Croissant d'Or sont les principales zones de production d’opium et de raffinage de l’héroïne, même si d’autres pays se mettent à produire de l’opium depuis quelques années par volonté de diversification de la filière de la drogue, notamment en Amérique Latine. 39 CHOUVY P.A. (2004b), Les fondements historiques des chemins de la drogue in LABROUSSE A. (2004), Géopolitique des drogues illicites, Hérodote n°112/2004, La Découverte 40 EUROPEAN COMMISSION (2007), A Report on Global Illicit Drug Markets 1998-2007 24 1. Production d’héroïne dans le Triangle d'Or et le Croissant d’Or Le Croissant d'Or formé par l’Afghanistan, l’Iran et le Pakistan et le Triangle d'Or, soit la Birmanie, le Laos et la Thaïlande fournissent à eux seuls 97% de la production illicite mondiale d’opium (voir Annexe 3, 4 et 5). Dans les années 1980, au commencement de la filière internationale de l’héroïne, la Birmanie était le principal pays producteur d’opium mais au cours des années 1990, l’Afghanistan a progressivement pris sa place, principalement du fait d’un opium de meilleur qualité et de rendements à l’hectare supérieurs. Il faut attendre 2003 pour que l’Afghanistan devienne réellement le premier producteur mondial d’opium. Malgré tout, le Triangle d'Or n’est plus depuis quelques années la zone majeure de culture de l’opium et de raffinage de l’héroïne : du Triangle d'Or ne reste que la Birmanie comme producteur international d’opium et d’héroïne. Ainsi au Myanmar, la culture d’opium s’étend sur une superficie de près de 27 000 hectares dont la majeure partie se trouve localisée dans le nord-est du pays, le long de ses frontières chinoises, laotiennes et thaïlandaises, dans les États Kachin et dans la province de l’Etat Shan dans l’est du pays ainsi que dans la « région spéciale n°2 » contrôlée par l’ethnie Wa41. La production d’opium s’élève à 410 tonnes en 2008, ce qui représente la seconde production mondiale loin derrière l’Afghanistan. Malgré tout, les superficies plantées ne cessent de diminuer : la production birmane est passée de 130 000 hectares en 1998 à moins de 30 000 aujourd’hui, soit une réduction de plus de 80%42. Au Laos, la production d’opium a été réduite de près de 95% en moins d’une décennie, pour une superficie plantée de 1500 hectares d’opium contre 27 000 hectares en 199843, produisant aujourd’hui moins de 9 tonnes d’opium par an. En Thaïlande, la même baisse drastique dans les superficies plantées a été observée : 1500 hectares en 1998 contre 150 aujourd’hui, soit une baisse de 90% dans les superficies plantées. Ayant perdu sa place de producteur de masse des années 1970, la Thaïlande n’est aujourd’hui qu’un pays de transit et de consommation de l’opium birman et afghan. Les productions d’opium au Laos et en Thaïlande sont tellement négligeables qu’ont ne peut plus réellement parler d’un marché transnational de l’opium dans ces deux pays : la faible production de drogue ne sert qu’à répondre à la demande locale et ne passe que rarement les frontières nationales. Le cœur de la 41 CHOUVY P.A. (2004a) UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2008a), Annual Report 2008 43 CHOUVY P.A. (2002), Les territoires de l’opium. Conflits et trafics du Triangle d’Or et du Croissant d’Or, Olizane 42 25 production mondiale d’opium est bel et bien le Croissant d'Or et plus particulièrement l’Afghanistan. Le Croissant d'Or, en particulier l’Afghanistan, domine très largement la production mondiale d’opium et de raffinage d’héroïne. En Afghanistan, la culture de l’opium est concentrée dans les provinces du Sud. Les deux tiers de la production d’opium afghan a lieu dans la province de l’Helmand avec près de 100 000 hectares plantés soit 5400 tonnes d’opium, ce qui représente plus de 50% de la production mondiale. A elle-seule, la province de l’Helmand représente une production plus importante que les autres pays du Triangle d'Or et du Croissant d'Or réunis : l’offre mondiale d’héroïne dépend donc étroitement des conditions politiques et sécuritaires du sud de l’Afghanistan car la production afghane couvre à elle seule près de 95% de la demande mondiale44. Ce n’est qu’à partir des années 1990 que la transformation de l’opium en héroïne s’est réalisée directement dans des laboratoires clandestins implantés sur le sol afghan. De nombreux laboratoires sont situés à la frontière avec le Pakistan, de façon à pouvoir les déplacer facilement au gré des contraintes et des contrôles. Les revenus tirés de la production afghane d’opium et de raffinage sont estimés à près de 4 milliards de dollars en 2008, ce qui représente 35% du PIB national. A peine le quart de ces revenus est redistribué aux fermiers et cultivateurs : le reste de l’argent est réservé aux narcotrafiquants et aux seigneurs de guerre locaux qui réinvestissent la quasitotalité des sommes à l’étranger. Un phénomène nouveau s’est constitué depuis 2005 et l’explosion de la production d’opium en Afghanistan : l’existence de « millésimes » dans la production d’opium. En effet, quelque 12 000 tonnes d’opium sont stockés en Afghanistan et dans le Croissant d’Or à l’heure actuelle en raison de l’ampleur de la production face à la consommation et aux saisies45, ce qui permet aux narcotrafiquants de stocker chaque année près de 4000 tonnes d’opium brut depuis 2005. Au Pakistan, l’opium est principalement cultivé à la frontière avec l’Afghanistan pour une production nationale relativement faible, environ 2000 hectares depuis ces dernières années46. Quant à la République islamique d’Iran, elle n’est aujourd’hui plus qu’un point de transit majeur des opiacés transbordés depuis l’Afghanistan en direction du Pakistan, du Golfe Persique et du reste de la Route des Balkans. 60% de la drogue afghane passe par l’Iran par 44 UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2009e), Addiction, crime and insurgency – The transnational threat of Afghan opium, Octobre 2009 45 Rappelons que pour 3500 tonnes consommées et 1000 tonnes saisies, la production mondiale (donc afghane…) d’opium est de 8800 tonnes. 46 UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2009a) 26 l’intermédiaire de la frontière terrestre, le plus souvent dissimulée dans des caravanes de marchands parcourant les deux pays. 2. Production d’opium et d’héroïne dans le reste du monde Dans les pays andins (notamment Bolivie, Pérou et Colombie), la culture de l’opium permet de diversifier la filière de la drogue et de répondre à une demande en héroïne américaine toujours grandissante. Le fait de produire directement de l’héroïne évite d’avoir à passer par une filière d’importation depuis l’Afghanistan, filière coûteuse et risquée. La Colombie et le Mexique sont devenus des petits producteurs d’opium et transformateur d’héroïne mais ne représentant à eux deux que moins de 3% de la production mondiale or cette production représente les deux tiers de l’héroïne acheminée sur le territoire nordaméricain47. En Colombie, l’opium est cultivé principalement dans le sud-ouest du pays48. La superficie de plants d’opium colombien est estimé à 7000 hectares, ce qui représente environ 130 tonnes d’héroïne en 2008. Au Mexique, environ 5000 hectares de pavot à opium sont plantés annuellement, permettant une production d’opium représentant 100 tonnes par an depuis quelques années49. Les nouvelles républiques d’Asie centrale sont également productrices d’opium, quoi qu’en faible quantité, du fait de leur proximité avec l’Afghanistan et le Croissant d'Or : le Kazakhstan cultive environ 2000 hectares de pavot à opium par an pour une production annuelle de 30 tonnes d’opium50. Pour sa part, le Kirghizstan produit chaque année moins de 300 kilos d’opium qui serviront à répondre à la demande locale. Chouvy parle de ces pays d’Asie centrale comme d’un « Croissant d'Or élargi »51. 47 EUROPEAN COMMISSION (2007) UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2008c), Coca cultivation in the Andean region. A survey of Bolivia, Colombia and Peru, Juin 2008 49 BERRY L., CURTIS G.E., HUDSON R. A. et KOLLARS N.A. (2002), A Global Overview of NarcoticsFunded Terrorist and Other Extremist Groups, Federal Research Division, Library of Congress, Washington (D.C.) : Library of Congress, May 2002 50 OLCOTT M.B. et UDALOVA N. (2000), Drug trafficking on the great Silk Road : the security environment in Central Asia, Carnegie Endowment Working Papers, March 2000, n°11 51 CHOUVY P.A. (2002) 48 27 C. Les aires de production du cannabis et des drogues de synthèse En plus de la cocaïne et de l’héroïne, le cannabis et les drogues de synthèse sont les autres substances psychoactives les plus consommées au monde. Leur trafic international répond à la même logique commerciale et économique que la cocaïne et l’héroïne. 1. La production de cannabis Le cannabis est une substance psychoactive organique perturbatrice du système nerveux central dont le principal agent actif est le TétraHydroCannabinol ou THC. Le cannabis est une fleur dont on utilise les feuilles, tiges et sommités fleuries pour en extraire la substance toxique. On distingue deux types de préparation du cannabis : la marijuana c'est à dire la plante simplement séchée, émiettée et fumée ; et le haschich provenant de la résine de la plante à laquelle on ajoute de la poudre provenant de plants séchés. Le cannabis est le produit illicite le plus consommé au monde et il est impossible de déterminer avec précision le nombre de consommateurs réguliers de cette drogue. Les connaissances relatives à l’économie du cannabis sont parcellaires : une étude du Programme des Nations Unies pour le contrôle international des drogues affirmait en 1999 qu’il « existe peu d’informations fiables sur l’extension de la culture du cannabis dans le monde et les connaissances précises concernant les quantités produites sont bien plus limitées que pour d’autres plantes à drogue ». Dix ans plus tard, rien n’a changé et les informations manquent toujours : estimer la production globale de cannabis est une tâche impossible étant donné que le cannabis est la seule drogue organique pouvant être cultivée à l’air libre ou en serre intérieure dans virtuellement tous les pays du monde. Les superficies de production mondiales à l’air libre varient entre 200 000 et 600 000 hectares52, ce qui représente entre 13 000 et 66 000 tonnes d’herbe et entre 2200 et 9900 tonnes de résine de cannabis. La production de cannabis dans le monde est répartie à hauteur de 40% sur le continent américain (Jamaïque, Colombie, Mexique, Caraïbes), 30% en Afrique (Nigeria, Ghana, Sénégal, Côte d’Ivoire), 15% en Asie et 5% en Europe (voir Annexe 6). La région septentrionale du Rif, ancien protectorat espagnol qui borde la Méditerranée, représente le point focal de la culture de cannabis au Maroc puisqu’on estime qu’au moins 130 000 hectares de cannabis y avaient été cultivés en 2003. Les quantités produites au Maroc 52 UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2009a) 28 sont malgré tout en baisse aujourd’hui, avec moins de 70 000 hectares plantés en 200953. Malgré cette diminution, le Maroc reste la principale source de résine de cannabis (haschisch), alimentant en particulier le marché européen. La production potentielle totale de cannabis brut est estimée à 98 000 tonnes et à 2000 tonnes de haschisch. On estime que 70% du cannabis présent dans les espaces de consommation européens proviennent du Maroc54. Dans le Rif, la tendance à la monoculture du cannabis, véritable manne économique dans cette région fragile écologiquement, a poussé au délaissement progressif de l’agriculture vivrière : la production de cannabis est devenue l’activité économique principale de la région pour deux tiers des villages soit près de 800 000 personnes. L’économie agricole du cannabis régule donc de façon importante l’emploi dans la région du Rif, surtout pour les jeunes paysans55. Les dérivés du cannabis quittent le Maroc par bateau dans les ports méditerranéens de Oued Laou, Martil et Bou Ahmed puis sont transbordés en Espagne avant d’être éparpillés dans les pays d’Europe de l’Ouest. La seule production africaine de cannabis ayant des débouchés internationaux est le haschisch cultivé au Maroc mais il semblerait que le haschisch marocain perde des parts de marché en Europe en raison de la concurrence du cannabis produit sur le territoire européen56. La production de cannabis africain se concentre surtout au Mali, Sénégal, Gambie, Togo, RDC et en Côte d’Ivoire à tel point que la culture du chanvre est devenu un produit agricole pivot compensant la perte des revenus monétaires agricoles du fait de la baisse des prix des matières premières et de la réduction des superficies cultivables dans les années 1980. Grâce à la filière du cannabis et l’intégration de l’Afrique dans le réseau des zones grises mondiales, le continent s’est rapidement intégré aux nouveaux circuits marchands de la mondialisation : la culture du cannabis est une alternative économique bénéfique pour les paysans. Il n’est donc pas rare de voir les paysans cultiver le cannabis comme alternative à l’agriculture vivrière traditionnelle beaucoup moins rentable et productive57. Le cannabis tient certes une place dans les conflits africains mais vraisemblablement moins en tant que ressource financière qu’en tant que produit de consommation destiné aux combattants : en Afrique subsaharienne, le cannabis serait ainsi avant tout le symptôme de déséquilibres 53 UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2009d), World Drug Report 2009 BERRY L., CURTIS G.E., HUDSON R. A. et KOLLARS N.A. (2002) 55 LANIEL L. et CHOUVY P.A. (2006), Production de drogues et stabilité des États, Rapport pour le CERI et le SGDN, Mai 2006 56 UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2009c), Transnational trafficking and the rule of law in West Africa : a threat assessment, Juillet 2009 57 WANNENBURG G. (2005), Organised crime in West Africa, African Security Review 14(4) 54 29 économiques, politiques et écologiques, et non la cause de tels troubles. Au Sénégal et au Libéria, la culture du cannabis a permis de financer certains groupes armés. Malgré tout, le cannabis d’Afrique de l'Ouest ne jouissant pas d'une grande réputation internationale en raison de sa qualité assez moyenne, les risques de trafic transnationaux restent limités. En Asie centrale, la vallée du Tchou entre le Kazakhstan et Kirghizstan fait office de réservoir naturel de cannabis régional : selon les années, entre 150 000 et 400 000 hectares de plants de cannabis sauvages poussent dans cette région désertique alimentée par la rivière Tchou. Le cannabis est également cultivé en grande quantité dans la région de la vallée de la Bekaa58. La culture du cannabis en Afghanistan devient de plus en plus lucrative depuis quelques années : les trafiquants de drogues réalisent une diversification de l’offre vis à vis d’une demande accrue pour cette drogue. En 2008, 14 provinces afghanes possédaient des plants de cannabis : la répartition des provinces suit globalement le même schéma que la culture de l’opium et les plus grandes surfaces plantées se trouvent donc sans surprise dans les provinces de l’Helmand, de Kandahar et de Nangahar. En Amérique du Sud, le Paraguay est le principal producteur de cannabis du continent avec une production rurale annuelle de près de 5500 hectares. 2. Les aires de production des ATS Les drogues de synthèse, que l’on appellent également « Amphetamine-Type Stimulants » (ou ATS) ou « designer drugs », sont des drogues de synthèses chimiquement créées à partir de précurseurs chimiques et de substances psychoactives non-organiques. Ces substances psychoactives perturbatrices du système nerveux central appartiennent à la classe des amphétamines c'est à dire un groupe de molécules regroupant la méthamphétamine59, l’amphétamine et la MDMA ou ecstasy. Les drogues de synthèse se consomment sous la forme de pilules ou cachets ingérables. En 2007, l’ONUDC estimait qu’entre 230 et 640 tonnes d’ATS étaient créées dans le monde dont une centaine de tonnes à base d’ecstasy. Une cinquantaine de tonnes de pilules sont saisies chaque année. Comme le cannabis, les ATS peuvent être virtuellement produits partout dans le monde à très faibles coûts. Apparues dans les années 1990, ces drogues sont produites dans plus de 60 pays aujourd’hui, du fait d’une 58 VERLEUW C. (1999), Trafics et crimes en Asie Centrale et au Caucase, Criminalité Internationale – Géographie criminelle, PUF 59 Appelée « yaa baa » en thaï, ou « drogue du rêve ». 30 demande accrue dans les pays occidentaux et dans l’Asie du Sud-est. Les ATS sont caractérisés par la relative simplicité de fabrication dans de petits laboratoires, souvent difficiles à repérer et générant des profits plus importants que les drogues organiques. Donner une estimation mondiale du nombre de consommateur de ces drogues chimique est impossible compte tenu de la taille de la production des cachets d’ATS. Les ATS connaissent une naissance explosive à partir des années 1990. On peut penser qu’on serait en présence d’un phénomène de reconversion de certains producteurs d’héroïne ou tout simplement d’une diversification des productions et donc des sources de revenus : en effet, les drogues de synthèses sont moins chères à produire et connaissent une explosion de la consommation en 1996 suite à la hausse drastique du prix de l’héroïne. En réalité, il ne s’agit pas d’une reconversion mais plutôt d’un repositionnement stratégique de la part des narcotrafiquants par rapport à un marché en pleine expansion. Les années 1990 marquent une recrudescence progressive et régulière du transit d’ATS en Chine, Laos, Vietnam et Inde. La Chine, l’Indonésie, la Birmanie et les Philippines sont les principaux pays producteurs d’ATS en Asie60 : ces pays permettent de répondre à une demande locale et régionale extensive. La Birmanie est depuis les années 1990 l’un des principal fabriquant d’ATS en Asie61 : les trafiquants situés à la frontière avec la Thaïlande et la Chine produisent chaque année des millions de pilules d’ATS inondant le marché régional jusqu’en Inde. De nombreux laboratoires mobiles installés en Birmanie le long de la frontière avec la Thaïlande ont été décelés depuis quelques années62. Les Philippines sont également un producteur d’ATS : les précurseurs chimiques utilisés aux Philippines sont importés de Chine et d’Indonésie. Le pays est une zone de transit pour les ATS à destination du Japon et d’Australie : les 36 000 km de côtes et les 7000 îles de l’archipel permettent aux trafiquants de mener leurs opérations d’exportation sans risque d’être interceptés. Les précurseurs chimiques circulent en faisant le chemin inverse des drogues : les précurseurs chimiques formant la base des drogues de synthèses, ceux-ci doivent être volés et acheminés vers les zones de production des ATS. Les laboratoires et entreprises chimiques et pharmaceutiques légaux sont donc la cible principale des trafiquants et producteurs d’ATS. Le secteur pharmaceutique industriel étant développé en Indonésie et 60 UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2008a), Annual Report 2008 Lui donnant le titre de « Ice Triangle », ice étant le nom anglais désignant les cristaux de méthamphétamines. 62 LABROUSSE A. (2004) 61 31 souffrant de contrôles assez laxistes, le pays est devenu une source majeure de précurseurs chimiques nécessaires au raffinage de l’héroïne et la fabrication d’ATS63. L’étude des espaces de production de drogues réalisée, il convient maintenant de s’intéresser aux routes d’acheminement de la drogue afin de comprendre l’ampleur de la géopolitique de l’offre de drogues. II – Les routes de la drogue et l’interconnexion des réseaux de distribution des stupéfiants Les itinéraires du trafic de drogues transnationaux s’articulent autour de la Route des Balkans, voie historique du trafic des opiacés, qui reste aujourd’hui la principale zone de transit de toutes les drogues dans le monde. A partir de la Route des Balkans, un certain nombre de ramifications permettent l’acheminement de la drogue depuis les espaces de production, principalement la cordillère de la coca en Amérique Latine, le Triangle d'Or et l’Afghanistan du Croissant d'Or. La diversification des itinéraires de la drogue est une preuve de l’adaptation permanente des narcotrafiquants et font des routes illégales du trafic de drogues des espaces mouvants en perpétuelle recomposition (voir Annexe 7). Il existe plusieurs façons d’acheminer la drogue à destination des zones majeures de consommation : - cacher la drogue parmi des containers maritimes, routiers ou aériens de denrées alimentaires ou de produits industriels : c’est la méthode la plus usitée car la moins risquée et la moins coûteuse, - la faire transiter par l’intermédiaire de « mules », personnes payées pour avaler des capsules contenant de la drogue qui seront récupérées par élimination naturelle, - utiliser des immigrants clandestins en leur fournissant de la drogue lors de leur tentative de passage de frontière Parmi tous les types de drogues disponibles sur le marché, seuls la cocaïne et l’héroïne sont issus de filières transocéaniques : en effet, le cannabis et les ATS sont produits localement et ne circulent que dans leurs régions géographiques respectives de production64. Si le cœur du transit de la drogue se trouve le long de la Route des Balkans, il est d’abord nécessaire d’acheminer la drogue depuis les espaces de production vers la Route des Balkans (A), 63 INCSR (2009), International Narcotics Control Strategy Report 2009, United States Department of State, Bureau for International Narcotics and Law Enforcement Affairs, Vol. 1 & 2, Mars 2009 64 Les ATS fabriqués au Mexique et le cannabis colombien et mexicain restent sur le continent américain ; le cannabis marocain n’est consommé qu’en Europe et les ATS produits en Asie et en Europe ne font que répondre à une demande locale. 32 notamment depuis les espaces de production de l’Amérique Latine (B) ; du Triangle d'Or et Croissant d'Or (C). A. La Route des Balkans : l’itinéraire historique au cœur de l’Europe La Route des Balkans est depuis les années 1970 le nom donné aux divers itinéraires empruntés par les trafiquants d’opium partant de Turquie et traversant Bulgarie, Grèce, Macédoine, Yougoslavie, Bosnie, Croatie et Slovénie, route utilisée depuis les années 197065. Aujourd’hui, virtuellement toute la production mondiale de cocaïne et d’héroïne transbordée au delà des frontières circule le long de cette route car la région des Balkans se caractérise par une situation géographique au carrefour des grandes zones de production et de consommation de stupéfiants66. 1. La structuration d’une route de la drogue particulière Dans les années 1960, la majeure partie de l’héroïne consommée aux Etats-Unis provient de la France et trouve son origine dans les champs de pavot turcs : c’est la « french connection »67. Le démantèlement de cette filière historique dans les années 1970 implique que la drogue passe désormais par les Balkans. L’apparition du Triangle d'Or et du Croissant d'Or comme espaces de production majeurs de l’opium n’a fait que renforcer la place de la Route des Balkans dans le trafic de drogues et fait progressivement perdre à la Turquie sa place de premier producteur d’héroïne. L’ouverture de la route a permis une transformation rapide des itinéraires de la drogue : en 2003, les quantités d'héroïne transitant par la Route des Balkans étaient estimées à 3 tonnes par mois et près de 382 tonnes de cocaïne, 324 tonnes d’opium et 591 tonnes d’ATS ont été saisis le long de la Route des Balkans en 200368. La Route des Balkans a connu un regain de visibilité dans les années 1990 grâce à l’accumulation des facteurs favorables au développement des activités criminelles dans la région du fait de l’éclatement du bloc soviétique, offrant des frontières poreuses aux trafics. Dans les années 1990, on assiste à une division du travail entre mafias turques et 65 MILETITCH N. (1998), Trafics et crimes dans les Balkans, Criminalité internationale – PUF ROUDAUT M. (2006), Route des Balkans 2006 : des trafics toujours plus intenses vers l’Union Européenne, Notes d’alerte MCC – Département de recherche sur les menaces criminelles contemporaines n°8 Octobre 2006 67 LABROUSSE A. (2004), Géopolitique des drogues illicites, Hérodote n°112/2004, La Découverte 68 PREZELJ I. et GABER M. (2005), Smuggling as a Threat to National and International Security: Slovenia and the Balkan Route, Partnership for Peace Consortium of Defense – Academies and Security Studies Institutes (PfPC), Athena Papers Series No. 5 December 2005 66 33 albanophones en matière d'héroïne : la production et le commerce de gros sont réservés aux réseaux turcs et aux réseaux albanophones revient la charge du demi-gros et de la revente le long de la route. La Route des Balkans connaît alors la diversification des points d’approvisionnement et des itinéraires en Europe : les acteurs balkaniques bénéficient du redéploiement du trafic avec la montée en puissance de la criminalité organisée albanophone. La guerre en ex-Yougoslavie a autant joué le rôle de verrou que de stimulant aux itinéraires de la Route des Balkans : les anciennes routes ont été fermées pour permettre l’éclosion de nouvelles, court-circuitant le passage par la Serbie. La Route des Balkans a fini par constituer un réseau de ramifications convergeant toutes vers l'Europe occidentale et passant par « des axes plus ou moins occidentaux, centraux ou orientaux en fonction du degré de pression exercé par les services répressifs de la zone »69. A partir des années 2000, la Route des Balkans voit arriver les trafiquants d’Amérique Latine qui considèrent la région comme une porte d’entée pour la cocaïne en Europe : les réseaux colombiens et nigérians font également partis du décors et travaillent en coopération avec la mafia albanophone afin d'assurer l'approvisionnement en cocaïne. La cocaïne andine a fait son apparition sur la Route des Balkans, notamment ayant comme point d’arrivée la Grèce et l’Espagne avant d’être distribuée dans le reste des territoires européens, empruntant les mêmes itinéraires que l’opium. 2. Les itinéraires utilisés le long de la Route des Balkans Les itinéraires de la Route des Balkans trouvent leurs sources en Asie mineure et centrale auprès des foyers de production des opiacés que sont l’Afghanistan et la Birmanie. Les réseaux criminels font ensuite remonter la marchandise illicite via des itinéraires variés depuis les ports turcs vers les ports de la mer Noire à destination de la Russie et de l'Europe occidentale. Dès qu’un itinéraire est bousculé par des contrôles ou la présence accrue des forces de l’ordre, de nouvelles routes s’ouvrent : la porosité des frontières alliée à l’ingéniosité des trafiquants permettent aux produits illégaux de passer quoi qu’il advienne70. Les itinéraires principaux de la Route des Balkans sont au nombre de trois : - la route directe des Balkans historiques reliant Istanbul – Salonique (Grèce) – Skopje (Macédoine) – Nis et Belgrade (Serbie) – Zagreb (Croatie) – Ljubljana (Slovénie) – 69 70 ROUDAUT M. (2006) PREZELJ I. et GABER M. (2005) 34 Autriche/Italie – Allemagne/Pays Bas/Suisse/France. Cette route a été coupée entre 1991 et 1995 à cause de la guerre en ex-Yougoslavie - l’itinéraire de déviation avec la route du sud reliant Turquie – Athènes/Salonique – Italie (Bari, Ancône, Trieste) avec un passage accru par l’Albanie à partir de 1994 - la route du nord ou « couloir danubien » reliant Turquie – Bulgarie – Roumanie – Hongrie – Slovaquie – Tchéquie – Autriche/Allemagne. La route historique des Balkans constituée par l'axe est/ouest s'est donc dédoublée depuis les conflits en ex-Yougoslavie sous la forme de ces deux axes complémentaires (voir Annexe 8). L’opium et le cannabis transitent dans le sens indiqué alors que l’héroïne et les précurseurs chimiques nécessaires à la fabrication des ATS transitent dans le sens inverse mais en conservant globalement les mêmes itinéraires. A partir des espaces de production de l’opium, on peut distinguer deux principales voies d’accès qui relient la Route des Balkans71 : - une route allant de l’Iran ou le Pakistan par l’intermédiaire du port de Karachi vers la Turquie puis rejoignant la Route des Balkans - la « route de la Soie » au nord passant par le Tadjikistan, le Kirghizstan ou l’Ouzbékistan, puis rejoint la Route des Balkans par l’intermédiaire de l’Ukraine ou la Russie En Russie, autre point focal de la Route des Balkans, la drogue rentre via la frontière avec le Kazakhstan, la Géorgie et l’Azerbaïdjan72. Au travers du Caucase, la route Bakou-Rostov représente une « autoroute » de la drogue à travers l’Azerbaïdjan et le Daguestan. La Turquie possède une position géographique idéale comme pays de transit de référence pour le conditionnement de la drogue sur la Route des Balkans. La ville de Belgrade est le principal carrefour balkanique et un point de passage obligé des itinéraires illicites. Le Kosovo et la Macédoine possèdent une situation carrefour sur la Route des Balkans. Quant à la Grèce, le développement de son réseau bancaire en fait, comme le reste de la zone, un espace de blanchiment de l'argent des trafics balkaniques (voir Annexes 8 et 10). Chaque route possède des avantages et des désavantages comparatifs selon les acteurs présents dans le trafic, les drogues distribuées et la présence ou non de forces de l’ordre aux frontières. A titre d’exemple, la frontière entre la Russie et le Kazakhstan, longue de 7500 71 GOLUNOV S. (2005), Drug Trafficking as a Challenge for Russia’s Security and Border Policies, CPS International Policy Fellowship Program 72 Ibid. 35 km73, offre de nombreux avantages pour les narcotrafiquants de la route de la Soie souhaitant rejoindre la Route des Balkans par le couloir danubien, étant donné la quasi-inexistence des contrôles frontaliers entre les deux pays. Aux flux de stupéfiants s'ajoutent les trafics d'armes, de véhicules volés, de cigarettes ou de contrefaçons ainsi que la traite des êtres humains et l'immigration clandestine. La Route des Balkans, plus particulièrement l’espace balkanique, est désormais caractérisée par une polycriminalité intense. Mais si le cœur du transit de la drogue se trouve le long de cette route, il est d’abord nécessaire d’acheminer la drogue depuis les espaces de production vers la Route des Balkans, notamment depuis les espaces de production de l’Amérique Latine. B. Les routes de la cocaïne depuis l’Amérique Latine La cordillère de la coca exporte la quasi-totalité de sa production de cocaïne entre les Etats-Unis depuis les années 1970 et l’Europe depuis les années 1990. Il existe donc deux principales routes de trafic de la cocaïne au départ direct des pays producteurs : de la région andine, la drogue passe par le Mexique puis vers sa destination finale, les Etats-Unis. Afin de relier la Route des Balkans, la cocaïne provenant d’Amérique Latine doit utiliser au préalable des routes de transit lui permettant d’arriver en Europe, via l’Espagne ou la Grèce. 1. Les routes d’acheminement vers les Etats-Unis L’ONUDC estime que près de 90% de la cocaïne destinée au marché américain transite par l’intermédiaire de l’Amérique centrale et du Mexique. La cocaïne produite en Colombie atteint les Etats-Unis par le Mexique, soit par « speed boats » (ces bateaux ultrarapides que possèdent les narcotrafiquants) soit par l’intermédiaire de la Bolivie, du Venezuela, de l’Equateur ou du Panama74 et 20% du transit de la cocaïne passe par les Caraïbes75. Traditionnellement depuis les années 1990, les routes d’exportations sont structurées autour de « faisceaux » principaux au départ de la Colombie76. En premier lieu, le transit terrestre est le plus actif : il est tenu par les cartels colombiens qui produisent et vendent en gros et les cartels mexicains qui assurent la distribution. La cocaïne au départ de 73 En faisant la frontière terrestre la plus longue du monde. UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2009d) 75 DELER J.-P. et al. (2003), Le bassin des Caraïbes : interface et relais entre production et consommation de drogues, Mappemonde n°72, 2003.4 76 Ibid. 74 36 Colombie est acheminée vers les États-Unis pour partie par la route Panaméricaine, colonne vertébrale du trafic. Du Mexique, la drogue passe la frontière américaine en camion et inonde ainsi les États américains du sud avant de s’étendre à l’ensemble du territoire. Depuis la désarticulation des cartels de Medellin et Cali dans les années 1990, les narcotrafiquants ont privilégié le corridor de l’isthme pour des raisons de sécurité au prix de lourds prélèvements par les cartels mexicains représentant jusqu’à 50% de la quantité de drogue en transit. Afin d’éviter ces prélèvements, les colombiens empruntent désormais des itinéraires plus sûrs : ainsi le trafic par les routes antillaises est en forte croissance (voir Annexe 9). Les portes de sortie et les points d’appui de la cocaïne entre la zone de production et les centres de consommation sont nombreux. Le Mexique joue le rôle de gigantesque entrepôt de toutes les drogues à destination des États-Unis. Depuis la Bolivie, la destination de la drogue est principalement l’Argentine, le Chili, le Brésil et le Paraguay avant d’être transbordée vers les États-Unis. Depuis le Pérou, des quantités importantes de cocaïne se retrouvent acheminées au Brésil et en Argentine77. Les grandes Antilles joue le rôle de stockage et de transit avec la Jamaïque, Haïti et les Bahamas. L’archipel de Cuba et ses 4000 îles joue le rôle de relais de la drogue par l’intermédiaire des speed boats qui accostent la côte américaine en Floride. Haïti demeure l’une des pièce maîtresse du dispositif colombien dans les Antilles : la moitié de la cocaïne transitant par les Antilles passe par Haïti78. Porto Rico est souvent la dernière escale des drogues avant leur introduction sur le marché américain, étant donné que l’île possède un statut d’État libre associé aux États-Unis. Les routes employées par le cannabis mexicain passent directement aux États-Unis en utilisant les mêmes circuits que la cocaïne ou reste sur place pour répondre à la demande local. Quant à l’héroïne produite en Amérique Latine79, elle circule de la même manière que la cocaïne. Ainsi, peu de pays d’Amérique Latine sont épargnés par le trafic de drogues : les routes d’acheminement vers les États-Unis sont donc nombreuses et mouvantes, permettant d’irriguer facilement le territoire nord-américain. 77 INCSR (2009) DELER J.-P. et al. (2003) 79 Mexique, Colombie, Guatemala et Pérou (ONU RAPPORT 2009) 78 37 2. Les routes d’acheminement de la cocaïne vers l’Afrique et l’Europe La majeure partie de la cocaïne importée de la cordelière de la coca est consommée en Europe et ne dépassera pas les frontières de l’Europe de l’Est. La route des Balkans est donc en sens unique en ce qui concerne la cocaïne. Les Antilles, notamment les îles les plus proches des zones de production, avec Trinidad et Tobago, Margarita ou San Andres sont des lieux stratégiques pour l’exportation transocéanique de la cocaïne : selon Deler, « la fragmentation des espaces microinsulaires fait de l’arc des petites Antilles un acteur incontournable depuis une dizaine d’années »80. L’Afrique est devenu depuis quelques années une nouvelle plaque tournante du trafic de cocaïne andin à destination de l’Europe : la cocaïne provenant de Colombie transite par le Brésil et rejoint l’Afrique cachée dans des containers de denrées alimentaires ou de produits industriels à destination des ports d’Afrique de l’Ouest au Cap Vert, Guinée, Mali, Guinée Bissau, Ghana, Togo, Bénin, Gambie et au Nigeria, véritable plaque tournante régionale. Il est possible d’identifier trois routes principales de l’acheminement de cocaïne en Europe par l’intermédiaire de l’Afrique de l’Ouest81 : - la route du Nord menant des Caraïbes vers les Açores puis le Portugal et l’Espagne - la route centrale menant directement des espaces de production andins vers les ports internationaux sud-américains, notamment le Brésil et le Venezuela, vers le Cap Vert - la « route africaine », nouvelle route ayant émergé dans les années 1990 lors de la réorientation de la filière de la cocaïne en Afrique : la drogue arrive par cargo dans les ports des pays côtiers d’Afrique de l’Ouest avant d’être acheminée par les gangs nigérians dans le reste de l’Afrique, principalement l’Afrique du Sud et l’Europe (voir Annexe 21) La route transatlantique empruntée pour la cocaïne à destination de l’Europe et de l’Afrique relie la Colombie au Brésil par le Venezuela. Une autre route existe par l’océan pacifique afin d’approvisionner l’Asie mais il ne représente qu’une fraction infime du trafic. Les Balkans sont un des point d’entrée majeur de la cocaïne sud-américaine en Europe, la multiplication des saisies dans la région faisant foi82 : la cocaïne arrive le plus souvent par 80 DELER J.-P. et al. (2003) ANDRES A. de (2008), West Africa under attack : drugs, organizes crime and terrorism as the new threast to global security, UNISCI Discussion Papers, Nº 16 nero / January 2008 82 UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2008b), Crime and its impact on the Balkans and affected countries, Mars 2008 81 38 bateaux dans le port de Kopper en Slovénie ou par l’intermédiaire de voyageurs dans les aéroports de Ljubljana et de Maribor (voir Annexe 10). C. Les routes des stupéfiants depuis l’Asie et le Moyen-Orient Le Triangle d'Or et le Croissant d'Or exportent la majeure partie de leur production d’opium vers l’Europe, l’Asie et le Moyen-Orient. Pour les drogues de synthèse, le trafic revêt une complexité supplémentaire : si les ATS asiatiques suivent globalement le même sens de distribution que l’opium, les précurseurs chimiques transitent dans le sens inverse c'est à dire des pays producteurs de précurseurs vers les espaces de production de la drogue. 1. Les routes de l’héroïne à partir du Triangle d'Or Du Triangle d'Or, plus précisément de Birmanie, l’opium et l’héroïne sont acheminés à destination du sud-est asiatique, notamment la Chine, et de la région océanique, surtout l’Australie. Six pays liés au trafic représentent la périphérie du Triangle d'Or : Bangladesh, Inde, Chine, Vietnam, Cambodge, Malaisie, voisins directs et premiers pays concernés par le narcotrafic (voir Annexe 11). La Thaïlande est le plus important pays de transit régional : elle réceptionne l'héroïne de Birmanie et du Laos et en fabrique aussi elle-même dans des laboratoires situés sur la frontière birmane83. L'héroïne est expédiée vers les Etats-Unis à partir de Bangkok et une deuxième partie transite vers la Malaisie et l'Indonésie. L’émergence d’itinéraires de contournement de la Thaïlande constitue une réelle échappatoire aux contrôles dans les années 1990 à cause de la multiplication des postes de contrôle thaïlandais le long des frontières avec le Laos et le Cambodge. Ceci a provoqué une complexification des réseaux. Depuis quelques années le Laos voit ses routes terrestres et fluviales du Mékong drainer un trafic en constante augmentation : ses routes vers la Thaïlande mais aussi vers le Vietnam et le Cambodge sont de plus en plus utilisées par des trafiquants qui cherchent à éviter le durcissement de la lutte antidrogue menée par la Thaïlande le long de sa frontière birmane. Un des axe majeur du trafic de drogues illicites d’origine birmane entrant en Thaïlande se situe donc désormais dans le nord-est de ce dernier pays, le long de la frontière laotienne. 83 DASSE M. (1991), Les réseaux de la drogue dans le Triangle d’Or, Cultures et conflits n°3/991 39 Les Philippines tendent à devenir une plaque tournante mondiale pour toutes les drogues expédiées aux Etats-Unis, Canada, Australie et Nouvelle-Zélande. Les Philippines se mettent elles-mêmes à la culture de la marijuana : le pays pourrait bientôt se transformer en une sorte de Colombie, les groupes de la drogue disposant d'armes lourdes, d'hélicoptères et possédant finalement un « pouvoir politique, guerrier et financier suffisant pour contrer le gouvernement »84. La Chine est aujourd’hui la principale voie d’exportation de l’héroïne birmane ainsi qu’un axe significatif du trafic de méthamphétamine, les saisies chinoises d’héroïne birmane comptant pour 90 % de celles d’origine sud-est asiatique85. Les provinces de Guangdong et du Fujian sont des points de transit majeurs pour faire rentrer et sortir la drogue86. La province du Yunnan connaît une filière de la drogue partant de Canton pour Taiwan et Hong Kong : cette province est un axe privilégié depuis la réouverture du commerce frontalier entre Chine et Birmanie en 199287. 2. Les routes de l’héroïne à partir du Croissant d'Or Chaque année, un tiers de l’héroïne afghane non-saisie est exportée en Europe, un autre tiers en Asie centrale et le reste de la production est soit consommée sur place, soit expédiée en Afrique et sur le continent nord-américain88. Les commerçants en opium utilisent depuis le XIXème siècle des pistes caravanières des régions frontalières d’Afghanistan, d’Iran, du Pakistan, des zones tribales pakistanaises et du Baloutchistan . On peut dénommer deux routes principales depuis l’Afghanistan : - une route du sud reliant Turkménistan – Tadjikistan/Ouzbékistan – mer Caspienne – Azerbaïdjan/Daguestan – Géorgie pour atteindre une vingtaine de ports sur la Mer Noire (Batoumi, Soukhoumi, Sotchi…) - une route du nord reliant Kazakhstan – Ukraine et/ou Russie (voir Annexe 12) Plus des deux tiers de l’opium et de l’héroïne fabriqués en Afghanistan n’atteindront jamais la Route des Balkans mais seront distribués dans les pays frontaliers à l’Afghanistan et les pays du Moyen-Orient, notamment l’Iran, le Pakistan, les pays d’Asie centrale, les Philippines, la Chine et l’Inde. Ce marché, représentant plus de 5 millions de consommateurs, est beaucoup 84 Ibid. CHOUVY P.A. (2004b) 86 INCSR (2009) 87 L’amélioration du réseau routier est une aubaine pour les narcotrafiquants… 88 UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2009e) 85 40 plus important que les 1,4 million de consommateurs d’Europe centrale et de l’ouest. Malgré tout, les marchés européens et américains sont fortement plus lucratifs pour les narcotrafiquants étant donné la distance pour rejoindre ces marchés et le passage de nombreuses frontières étatiques qui apportent toujours plus de valeur ajoutée à la marchandise. Pour exemple, un kilogramme d’héroïne birmane coûte 1000 dollars lorsqu’il quitte le pays et passe à 50 000 dollars au kilo dès son arrivée sur le territoire américain. La majeure partie de l’héroïne manufacturée en Afghanistan passe la frontière iranienne avant d’être acheminée soit dans la région soit vers la Route des Balkans via les nouvelles Républiques d’Asie centrale. Les trafiquants d’opium afghan transitent également par les zones tribales pakistanaises afin de faire passer la drogue dans la région par l’intermédiaire des réseaux de narcotrafiquants de la région de Peshawar, d’une part, et via le Baloutchistan, d’autre part. Depuis le Baloutchistan et les zones tribales pakistanaises, l’exportation de l’héroïne se fait par voie terrestre via le Pendjab, le Rajasthan et le désert de Thar89. Du Pakistan, des flux contraires de précurseurs chimiques nécessaires à la fabrication d’héroïne pénètrent en Afghanistan, comme les armes le faisaient durant la guerre soviétoafghane, via, entre autres, le poste-frontière de Torkham, entre la Khyber Pass et Jalalabad. Cette route qui relie Kaboul à Peshawar90 est l’une des plus importantes voies du narcotrafic entre les deux pays. Chaque année, 1300 tonnes de précurseurs chimiques sont nécessaires au raffinage de l’héroïne afghane91 : l’Afghanistan ne produisant pas de précurseurs, ceux-ci sont nécessairement expédiés depuis les pays alentours, notamment l’Inde et le Pakistan92. L’anhydre acétique, précurseur nécessaire à la transformation de la pâte base d’opium en héroïne, transite également dans les Balkans à destination des laboratoires clandestins mobiles en Afghanistan : plusieurs tonnes de produits chimiques sont saisis par les autorités chaque année dans les Balkans, indiquant que la Route des Balkans fonctionne dans les deux sens. Le Kazakhstan, Tadjikistan, Turkménistan et l’Ouzbékistan sont des pays attractifs pour le transit de l’opium afghan vers la Route des Balkans : situés entre les espaces de consommations européens et les espaces de production du Triangle d'Or et du Croissant d'Or, les vastes régions frontalières de ces pays en font des zones de transit de choix pour l’exportation de la drogue93, Tadjikistan, Turkménistan et Ouzbékistan ayant une frontière 89 CHOUVY P.A. (2002) Surnommée la « Grand Trunk Road » 91 Notamment l’anhydre acétique, le chlorure d’ammonium, l’acide chlorhydrique et sulfurique et l’acétone 92 UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2009e) 93 OLCOTT M.B. et UDALOVA N. (2000) 90 41 commune avec l’Afghanistan. Ces pays sont également des zones d’implantation des laboratoires de transformation de l’héroïne, du fait de leur frontière avec l’Afghanistan et leur proximité avec le Pakistan. De nouvelles routes semblent s’ouvrir à partir d’Afghanistan et du Pakistan vers la Chine : alors qu’auparavant, l’opium trouvé en Chine provenait du Myanmar, l’explosion de la culture illicite de pavot à opium en Afghanistan offre de nouveaux débouchés en Chine face à une offre birmane déclinante et moins compétitive. Il convient à présent de s’intéresser aux aires de « production » et d’acheminement des deux autres produits illégaux les plus consommés dans le monde : les armes à feu et les êtres humains. Section 2 – Géopolitique de l’offre d’armes à feu illégales et zones grises du trafic d’êtres humains Le trafic d’armes légères et de petits calibres représente le marché illégal transnational le plus lucratif après le trafic de drogues : le trafic d’armes s’est accéléré avec la fin de la Guerre froide à la fois à cause de l’augmentation des stocks d’armes disponibles et de l’augmentation de la demande94. Le trafic d’êtres humains remporte la troisième place des trafic transnationaux les plus lucratifs après le trafic de drogues et le trafic d’armes : les zones grises du trafic d’êtres humains possèdent néanmoins une rationalité supplémentaire en ce qu’elles touchent à un bien fondamentalement non marchand, l’Homme. Que ce soit la contrebande d’immigrés clandestins ou la traite des êtres humains pour prostitution ou travail forcé, les routes empruntées par les trafics d’humains répondent à la logique économique des zones grises. Ces deux trafics répondent, tout comme le trafic de drogues, à une logique économique d’offre et de demande dépendant des besoins de financement des acteurs illégaux implantés au cœur des zones grises. Afin de saisir l’ampleur de la géopolitique de l’offre des produits illégaux dans le monde, il conviendra d’étudier la rationalité économique du trafic d’armes à feu (I) et du trafic d’êtres humains (II). 94 LUMPE L. (2000), Running Guns. The global black market in small arms, Zed Books 42 I – Le trafic d’ALPC dans le monde La définition du terme « Armes Légères et de Petit Calibre » ou ALPC retenue par l’Union Européenne représente les « armes de petits calibres et accessoires spécialement conçus pour un usage militaire (mitrailleuses, mitraillettes, fusils automatiques et semiautomatiques) ; les armes légères portables individuelles ou collectives (canons, obusiers et mortiers d’un calibre inférieur à 100mm, lance-grenades, armes antichars légères, armes sans recul de type lance-roquette) ; et les missiles antichars et antiaériens (missiles antichars et lanceurs, missiles antiaériens/systèmes de défense aérienne portables de type Manpads) »95. Les ALPC sont particulièrement recherchées dans les conflits armés car elles sont peu coûteuses, disponibles en très larges quantités, simples d’utilisation, durables, portables et facilement dissimulables96. On appelle détournement ou contrebande d’armes le « transfert de biens d’un partie à un autre délivré à un destinataire final non autorisé ou utilisé à des fins non autorisées »97. Les sources des armes à feu pour usage illégal sont duales : soit on utilise le détournement des armes, ce qui implique des transferts d’armes d’un pays à un autre contrôlé par un courtier – ou « broker », sorte de jonction entre vendeur et consommateur – qui aura préalablement acheté les armes à un vendeur illégal présent dans les zones grises. Soit on fait appel au marché noir des armes à feu, c’est un espace marchand localisé dans un pays dans lequel on peut acheter illégalement des armes détournées et tenu par des vendeurs, qu’ils soient entrepreneurs ou membres du crime organisé. La contrebande d’armes s’est professionnalisée depuis la fin de la Guerre froide : courtiers, agents de transport et compagnies écrans se partagent ainsi le vaste monde du trafic d’armes. 639 millions d’armes légères circulent dans le monde soit une pour dix personnes, produites par plus de 1000 sociétés dans au moins 98 pays98. Il reste malgré tout impossible de déterminer avec précision l’ampleur du trafic d’ALPC dans le monde car les pays possédant les stocks majeurs d’armes – c'est à dire l’URSS et l’Afrique – ne tenaient pas de livres de compte du nombre d’armes à feu disponibles. Le Sipri évalue le commerce illégal mondial des armes 95 Action commune du Conseil Européen relative à la contribution de l’Union européenne à la lutte contre l’accumulation et la diffusion déstabilisatrices des armes légères et de petit calibre du 12 Juillet 2002 96 STOHL R. et SMITH D. (1999), Small Arms in Failed States: A Deadly Combination, Failed States and International Security Conference, April 8-11, 1999 97 SMALL ARMS SURVEY 2008, Graduate Institute Programme for Strategic and International Security Studies (PSIS), Genève 98 KOZYULIN V. (2004), Conventional Arms Transfers. Illicit Arms Trade: An Overview and Implications for the Region 43 dans une fourchette allant de 38 à 43 milliards de dollars ce qui représenterait entre 0,5 et 0,6 % des échanges commerciaux mondiaux99. La problématique majeure de la question du trafic des armes à feu est celui des stocks d’armes et de munitions laissés à l’abandon à cause de bouleversements politiques dans les anciennes démocraties populaires soviétiques, de la perte de pouvoir de l’Etat au Cambodge et en Russie ainsi que du manque de régulation dans les chaînes de production dans certains pays comme l’Irak. L’effondrement militaire des Etats en Europe de l’Est et en Afrique après la Guerre froide a offert les conditions les plus favorables pour le détournement d’armes à feu et de munitions, permettant la dispersion des armes dans la société à cause de la faiblesse des institutions de sécurité de l’Etat comme cela a été le cas au Libéria, en Somalie, ou en Albanie après la chute de l’URSS. Ces Etats100 sont autant de zones grises des armes qui alimentent à la fois les routes de trafics illicites et la conflictualité internationale. Plus d’un tiers du commerce des ALPC aurait lieu par l’intermédiaire de réseaux illicites : comme tout produit illégal, les armes à feu utilisent des routes de trafic diversifiées et répondent à une logique économique semblable. Il est possible de dégager des circuits mondiaux de transit des armes (A). Malgré tout, la filière des armes dans le monde répond à une logique mouvante en pleine transformation qui fait également la part à de nouvelles logiques dans la production d’armes (B). A. Le marché noir et la contrebande d’armes dans le monde Il n’existe pas de « grand marché » des armes dans le monde mais plutôt une multitude de sources d’approvisionnement qui rendent compte d’une parcellisation du trafic d’ALPC, même si les Balkans font office depuis les années 1990 de « réservoir d’armes » mondial. Les aires d’approvisionnement en armes légères sont des espaces marchands localisés dans lesquels on peut acheter illégalement des armes ou bien directement se fournir « à la source » c'est à dire auprès de stocks militaires laissés à l’abandon. La fin de la Guerre froide, qui a provoqué l’éclatement des démocraties populaires, a occasionné l’ouverture des stocks d’armes de l’Armée Rouge dont la plupart se sont retrouvés sans surveillance et à la disposition des civils et des marchands d’armes. Un véritable marché noir des ALPC d’une 99 SIPRI YEARBOOK 2009, Armaments, disarmament and international security, Stockholm International Peace Research Institute 100 On pourra ainsi cite l’Afghanistan, l’Abkhazie, la Transnistrie, le Kosovo, l’Albanie, le Burundi, le Bangladesh, le Tchad, le Yémen, le Pakistan, et le Cambodge (KOZUYLIN). 44 ampleur inégalée s’est donc formé sur les ruines de l’URSS. Au sein de ce marché noir, les vendeurs d’armes – entrepreneurs privés ou membres du crime organisé – côtoient les « consommateurs » c'est à dire les groupes terroristes et le crime organisé. Des « supermarchés des armes » ont donc fleuri autour des principales zones de conflits postGuerre froide101. La combinaison entre la large disponibilité des armes à feu en Europe de l’est, la faiblesse des contrôles dans les pays possédant ces stocks et le manque de surveillance aux frontières sont autant de facteurs permettant la continuité du marché des armes à feu et l’utilisation de routes de trafic toujours plus diversifiées102. L’ex-URSS est donc devenu le « paradis » des consommateurs d’ALPC. Deux logiques prévalent dans la filières des ALPC comme principaux fournisseurs d’armes dans le monde : le marché noir et la contrebande d’armes, possédant deux rationalités différentes. 1. L’ex-URSS : vaste entrepôt d’armes à l’abandon et point d’origine des routes de contrebande Après la chute de l’URSS, la plupart des anciennes démocraties populaires nouvellement indépendantes se sont retrouvées avec des stocks d’armes militaires de l’Armée Rouge en quantité monumentale. La rupture du Pacte de Varsovie a également mis fin à la production d’armes du complexe militaro-industriel soviétique, abandonnant par la même occasion usines et entrepôts d’armes qui se sont retrouvés sans surveillance103. Les Balkans se sont retrouvés au cœur du marché noir des armes à feu grâce au détournement quasi-total des stocks d’armes soviétiques : par exemple en Albanie, près d’un million d’ALPC ont disparu des entrepôts de l’Armée Rouge fin 1991 pour se retrouver disséminés dans les zones de conflits locaux. Plus de 900 000 ALPC seraient à la disposition des civils en Serbie depuis la fin de la Guerre froide et près de 2,5 millions de tonnes de munitions ont été placés à la disposition de qui voulait bien les récupérer. De nombreux cas de « recyclage » des armes à feu soviétiques dans les zones de conflits post-Guerre froide et leur pénétration dans le marché noir prouvent que la gestion de stocks en ex-URSS était inexistante104. Les Balkans et les anciennes démocraties populaires sont devenus un entrepôt géant d’ALPC : le fleuron des 101 PREZELJ I. et GABER M. (2005) MCLEAN A. et al. (2007), Enhancing EU Action to Prevent Illicit Small Arms Trafficking, United Nations Institute for Disarmament Research 103 Ibid. 104 PYADUSHKIN M. et al. (2003), Beyond the Kalashnikov: Small Arms Production, Exports, and Stockpiles in the Russian Federation, Small Arms Survey Occasional Paper n°10 – Août 2003 102 45 produits d’exportations russe, la mitraillette AK-47, était alors vendue au kilo105 à des prix défiants toute concurrence. L’éclatement de l’Albanie en 1997 a provoqué la « disparition » de près d’un millions d’armes à feu et 1,5 million de munitions dans les dépôts nationaux dont environ 30% ont servis à alimenter les groupes rebelles en ex-Yougoslavie. On estime que moins de 10% des armes volées ont été aujourd’hui restituées106. En Serbie, 3 millions d’armes sont en circulation dont deux tiers non enregistrées107. Des pays comme la Tchéquie, la Slovénie, la Slovaquie, la Pologne et la Croatie ont également connu un pillage systématique des stocks d’armes soviétiques, faisant de ces pays des zones de transit des ALPC à la fin de la Guerre froide. Ce pillage systématique des casernes et des entrepôts militaires suite à l’insurrection albanaise et la guerre en ex-Yougoslavie a permis d’alimenter les groupes armés présents dans la région. La prise en charge des armes se fait directement « à la source » auprès des vendeurs d’armes qui se sont fait les responsables des stocks. Ce sont surtout les groupes criminels albanophones et croates qui se sont chargés du rôle d’intermédiaire entre les stocks d’armes et la revente aux « consommateurs »108 car le crime organisé local s’est très rapidement structuré autour de ces stocks, y voyant une manne financières supplémentaire. Les ALPC ont nourri le crime organisé local ainsi que les groupes terroristes présents en Europe. Les armes à feu dérobées dans les espaces de stockage soviétiques circulent beaucoup tout au long de leur durée de vie : il n’est pas rare que les mêmes stocks d’armes à feu soviétiques se retrouvent sur plusieurs théâtres de guerre à la fois . La porosité des frontières en Afrique et le manque de surveillance des importations ont permis une circulation rapide des armes à feu soviétiques. Une fois que les armes sont rentrées dans le marché noir, cellesci sortent de tout contrôle gouvernemental et peuvent librement être re-exportées à n’importe quel client tout au long de la durée de vie de l’arme109. A partir des stocks des anciennes démocraties populaires, notamment l’ex-Yougoslavie, les armes empruntent deux routes principales en Europe : à travers la mer Adriatique vers l’Italie et à travers la Slovénie ou l’Autriche à destination de l’Allemagne. Les armes circulant de cette manière à travers 105 SAGRAMOSO D. (2001), The proliferation of illegal small arms and light weapons in and around the European Union: Instability, organised crime and terrorist groups, Centre for Defence Studies, Kings College, University of London, Juin 2001 106 MILETITCH N. (1998) 107 CAHIERS DE LA SECURITE (2009), Les organisations criminelles, Cahiers de la sécurité n°7 – JanvierMars 2009, INHES 108 SAGRAMOSO D. (2001) 109 MARSH N. (2002), Two Sides of the Same Coin? The Legal and Illegal Trade in Small Arms, The Brown Journal of World Affairs, Spring 2002 – Volume IX, Issue 1 46 l’Europe ont pour destination les théâtres de conflits armés en Afrique ou en Asie : ces routes de contrebande sont la preuve que le crime organisé responsable des stocks opère un commerce transnational sans l’intermédiaire d’un courtier en arme. 2. La contrebande d’armes à feu dans le monde Depuis les années 1990, un véritable circuit mondial des armes s’est progressivement mis en place, structuré autour des vendeurs d’armes à cheval dans les zones grises des ALPC et de courtiers en armes responsables de l’exportation de ces armes sur les théâtres de guerre étrangers. On rentre désormais dans une logique de contrebande des armes et non plus du marché noir : afin de faire transiter ces armes, des acteurs spécifiques sont présents au sein des marché noirs et sont en charge de la réalisation de la contrebande transnationale des armes à feu. Ce sont ces courtiers en armes ou « brokers » qui sont en grande partie responsables de l’afflux d’armes à feu dans les théâtres de conflits mondiaux depuis la fin de la Guerre froide. Les courtiers, ou « brokers », sont des intermédiaires qui organisent le transfert d’armes entre plusieurs parties : ils font essentiellement la jonction entre acheteurs et vendeurs et prennent une commission dans la réalisation du transfert. Ces acteurs de la contrebande d’armes ne sont pas des « marchands d’armes » dans le sens où ils ne sont pas des détaillants ou des commerçants de gros110. Ils utilisent des techniques de trafic via des pays tiers afin d’éviter les législations nationales et internationales. Les cargaisons sont bien entendu expédiées par avion cargo privé ou plus rarement sur des vols marchands. A partir du moment où une guérilla devient suffisamment puissante pour s’approprier une partie du territoire d’un Etat, elle aura besoin de renforcer son arsenal111 : les courtiers en armes sont donc là pour faire le lien entre vendeurs de matière première et ces « consommateurs ». C’est ce qui s’est précisément passé en Afrique sub-saharienne à partir des années 1990, le continent étant un véritable paradis pour les courtiers à cause d’une demande toujours plus importante et du manque de contrôle frontalier terrestre et aérien. Marchands privés agissant comme intermédiaires ou facilitant les transactions d’armes, ils sont la « charnière entre le licite et l’illicite »112 : l’action de ces intermédiaires s’est particulièrement développée dans le commerce des armes légères et de petit calibre vers des 110 LUMPE L. (2000) Ibid. 112 VALVERDE B. (2004), Le trafic illicite d’armes légères, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, Ecole Normale Supérieure, Septembre 2004 111 47 zones de conflit souvent soumises à des restrictions prescrites par l’ONU. La vente d’armes transnationale implique des connaissances certaines en terme d’organisation, de finance et de passage des frontières : de véritables entreprises illégales de la contrebande d’arme se structurent lors du passage d’un contrat de courtage en armes. Des officiels doivent être achetés, des faux documents créés pour donner une apparence légale aux cargaisons113, des transporteurs et pilotes doivent être payés pour leurs services et leur discrétion. Encore une fois, une vraie logique économique et financière est en marche : un courtier en arme a donc toutes les apparences d’un homme d’affaire expérimenté114. Leur caractéristique tient à leurs réseaux organisés de transporteurs, d’agents financiers, de comptables et autres personnels capables de remonter jusqu’aux plus hautes sphères du pouvoir étatique et de s’articuler avec les circuits internationaux de crime organisé. L’obtention de licences commerciales et de faux documents permet de faire transiter les armes sous couvert d’une apparence parfaitement légale115. Le courtage peut se décliner sous deux aspects : les transactions où interviennent les activités d’achat et de vente, le courtier devenant légalement propriétaire des armes ; et les transactions d’intermédiaires, le courtier n’acquérant pas lui-même le matériel. En plus du marché noir des ALPC et de la contrebande par l’intermédiaire de courtiers, de nouvelles tendances en matière d’offre d’armes illégales apparaissent depuis plusieurs années B. Les nouvelles tendances dans l’offre d’armes illégales Les circuits des armes recoupent dans la plupart des cas les routes de la drogue et des autres produits illégaux transnationaux116, en en faisant des biens circulant partout dans le monde. Plus préoccupant encore, de nouvelles formes de trafic d’armes sont apparues depuis plusieurs années : la production « maison » d’armes à feu et la tendance actuelle à la substitution de la monnaie par des biens marchands hautement lucratifs lors d’un trafic d’armes. 113 Notamment les fameux « certificats de destination finale » (ou End-User Certificates) qui garantissent un point de livraison final aux cargaisons d’armes, point factice qui permet de donner une apparence légale au trajet aérien. 114 MARSH N. (2002) 115 INTERNATIONAL CRIME THREAT ASSESSMENT (2000) 116 KOZYULIN V. (2004) 48 1. Une offre d’ALPC renouvelée L’offre et la demande en armes à feu n’ont jamais été un problème en Afrique en raison des guerres civiles endémiques et les conflits intra-étatiques. La disponibilité, la distribution et le trafic des armes légères en Afrique semblent montrer à quel point le manque de régulation et de contrôle sur les armes à feux exportées par les Etats et les transferts indirects permettent une grande perméabilité des échanges informels d’armes à feu en Afrique117. Les sources des ALPC en Afrique sont diverses : vente transnationale depuis les stocks soviétiques, vente par d’anciens militaires de stocks nationaux, production « maison », vente d’armes militaires décommissionnées, vols dans des armureries légales118. Il existe en Afrique une corrélation étroite entre la criminalité, les conflits et le trafic d’armes en est l’exemple le plus évident. Les armes à feu légalement ou illégalement importées pour faire la guerre peuvent être utilisées à des fins criminelles aussi bien pendant le conflit qu’après. Il s’agit également de produits hautement négociables dans le commerce criminel local et des armes peuvent être échangées contre toute une série de produits de contrebande119. Les armes sont littéralement « recyclées » d’un conflit ou d’une guerre civile à l’autre. Les premiers pays touchés par la guerre civile étant le Nigeria, le Cap Vert et la Guinée-Bissau, le trafic d’armes transfrontalier africain ayant démarré dans ces pays. Les armes ont ensuite circulé dans les pays embrasés par la guerre au Sénégal, Mali, Niger, Sierra Leone et au Libéria120. Le RUF de Charles Taylor a ainsi reçu des armes provenant d’anciens conflits armés régionaux qui ont facilement transité jusqu’au Liberia121, notamment par l’intermédiaire de la Côte d’Ivoire. Les trafiquants d’armes transfrontaliers ont depuis établi des points de passage et des routes de contrebande permettant d’éviter les contrôles dans les pays sous embargo. La présence en Asie centrale et du Sud-Est de groupes terroristes islamistes comme le Mouvement Islamiste d’Ouzbékistan (IMU) ou le Jeemaa Islamiyya suppose l’existence d’un réseau clandestin de contrebande d’ALPC122. Lors de l’invasion soviétique de l’Afghanistan, 117 BERMAN, E. (2006), La République Centrafricaine : Une étude de cas sur les armes légères et les conflits, Small Arms Survey Special Report – Juin 2006 118 HAZEN J. et HORNER J. (2007), Small Arms, Armed Violence, and Insecurity in Nigeria: The Niger Delta in Perspective, Small Arms Survey Special Report – Décembre 2007 119 UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2009c), Transnational trafficking and the rule of law in West Africa : a threat assessment, Juillet 2009 120 ANDRES A. de (2008) 121 WANNENBURG G. (2005), Organised crime in West Africa, African Security Review 14(4) 122 WILLE C. (2007), Risks to security in Central Asia: an assessment from a small arms perspective, Disarmament Forum – United Nations Institute for Disarmament Research 49 la CIA et les services secrets pakistanais (ISI) ont mis en place un « pipeline des armes » à travers le Pakistan pour alimenter la résistance afghane des moudjahidin : des armes américaines transitent alors par le Pakistan vers l’Afghanistan sur des routes sécurisées par les forces armées pakistanaises. Sur le modèle du jihad antisoviétique, les pakistanais assemblèrent leurs propres pipelines afin d’acheminer les armes sur le terrain et alimenter les groupes islamistes implantés en Inde, les insurrections armées en Asie du Sud-est et en Asie centrale. En 2004, on estime à 4 millions le nombre d’armes à feu dispersés dans la société afghane provenant des stocks des forces de sécurité du régime de Saddam123 dont les talibans ou les groupes terroristes islamistes ont pu se doter. La majorité des armes présentes sur le continent sud-américain provient de la distribution d’armes américaines et soviétiques aux républiques d’Amérique centrale lors de la Guerre froide124. L’Amérique du Sud n’est pas en reste en ce qui concerne l’acquisition d’ALPC grâce aux larges stocks fournis par les États-Unis durant la Guerre froide aux gouvernements du Nicaragua, du Honduras, du Panama, du Costa Rica et du Salvador125. De nombreux courtiers se sont implantés dans ces pays à la fin de la Guerre froide afin d’écouler les stocks et de les revendre aux acteurs illégaux présents sur le continent. Le Salvador et le Honduras ont été les destinataires privilégiés des armements américains dans les années 1980. Le Nicaragua des sandinistes a également reçu un fort soutient logistique de la part de l’URSS et de Cuba. Le nombre d’armes en Amérique centrale est estimé à 1,6 million dont seulement 500 000 légales126 : ces armes ont à la fin des conflits régionaux gagné l’ensemble des pays de la région. Le commerce illicite d’armes reste étroitement lié avec le trafic de drogue à destination des Etats-Unis, dont les bénéfices sont en partie utilisés par les cartels pour s’armer en matériel de guerre et surpasser les moyens policiers. 2. Les nouvelles formes de trafic d’armes La plupart des armes illégales utilisées dans la contrebande transnationale a d’abord été produite – et même vendue – parfaitement légalement par des entreprises ou des Etats127. Malgré tout, la fin de la Guerre froide a vu émerger un nouveau phénomène avec ce que l’on 123 SMALL ARMS SURVEY 2009, Graduate Institute Programme for Strategic and International Security Studies (PSIS), Genève 124 GODNICK W. et al. (2002), Stray Bullets: The Impact of Small Arms Misuse in Central America, Small Arms Survey Occasional Paper n°5 – Octobre 2002 125 RAND CORPORATION (2005), Organizational Learning in Terrorist Groups and Its Implications for Combating Terrorism vol. 1 et 2, National Institute of Justice 126 VALVERDE B. (2004) 127 MARSH N. (2002) 50 appelle la « production maison » d’armes à feu : on entendra ainsi par armes « maison » une production d’ALPC illégale réalisée dans des ateliers clandestins à partir de modèles volés et de matériaux de recyclage afin d’obtenir une arme à feu créée de toutes pièces. Sont produites illicitement des armes de poing et des fusils de chasse présentant une qualité plus ou moins bonne selon l’artisan et dont le prix d’achat est toujours inférieur à celui du marché noir. Les armes faites « maison » sont non régulées dans le flot des armes à feu transnationaux et permettent de répondre à une demande locale : Brésil, Cambodge, Colombie, Timor, Inde, Irlande du Nord, Palestine font partie de ces pays possédant des manufactures illégales d’armes à feu. Le marché des armes présent dans les zones tribales pakistanaises est l’exemple de la production locale d’armes à feu à petite échelle : des manufactures de copies d’AK-47 fleurissent le long de la frontière avec l’Afghanistan. A quelques dizaines de kilomètres de Peshawar, en plein dans la zone tribale pakistanaise, la ville de Darra Adam Khel est devenue un centre régional de fabrication d’armes « maison », à tel point que l’endroit a été renommé Darra Bazaar128 : toutes sortes d’ALPC y sont fabriquées à partir de matériaux de récupération et alimentent la demande en armes locales des groupes armés. La production illégale « maison » d’ALPC prend également une importance significative comme source d’armes à feu en Afrique de l’Ouest. Sur le continent africain, les civils désirant acheter une arme à feu passent le plus souvent par des trafiquants producteurs d’armes « maison » car celles-ci présentent des qualités indéniables : attrait du prix et facilité d’utilisation par rapport à des armes militaires en font des armes de choix pour tout civil désirant se protéger129. Les fabricants d’armes « maison » du Ghana sont particulièrement réputés pour la qualité de leur production qu’ils exportent dans la région afin de répondre à la demande locale en ALPC à prix réduits. En Afrique du Sud, 15% des armes à feu saisies seraient faites « maison » dans les townships130 . Malgré l’abondance des armes disponibles en Amérique centrale, de plus en plus d’organisations criminelles se mettent à produire leurs propres armes : c’est le cas des « maras », ces gangs de jeunes présents au Nicaragua, au Salvador ou encore au Honduras qui construisent de toute pièce des armes de poing de fortune131. Pour ces gangs, dont les circuits de distribution transnationaux des armes ne sont 128 LONSDALE M. (2008), Criminal activity in an insurgent environment. Afghanistan : a case study, Université Analyse des Menaces Criminelles Contemporaines, Août 2008 129 HAZEN J. et HORNER J. (2007), Small Arms, Armed Violence, and Insecurity in Nigeria: The Niger Delta in Perspective, Small Arms Survey Special Report – Décembre 2007 130 LUMPE L. (2000) 131 GODNICK W. et al. (2002), Stray Bullets: The Impact of Small Arms Misuse in Central America, Small Arms Survey Occasional Paper n°5 – Octobre 2002 51 pas accessibles et dont les prix d’achat sont fortement prohibitifs, la construction d’armes « maison » est une solution idéale. Dans le monde criminel, on assiste aujourd’hui de plus en plus à la vente d’armes contre une variété d’autres biens marchands. Un commerce dit « triangulaire » entre armes, drogues et objets précieux se met en place en se substituant aux échanges monétaires. Pour plus de commodités, les échanges monétaires se font alors de plus en plus rares dans le monde souterrain illégal : les acteurs illégaux tendent à réaliser des échanges par l’intermédiaire des produits illégaux qui sont plus pratiques et moins contraignants que des valises d’argent. Ainsi dans des zones où la monnaie se fait rare, la drogue devient un substitut financier privilégié car le « cash pèse trois fois plus lourd que son équivalent en cocaïne »132. Ainsi, le trafic d’ALPC est régulièrement dénoncé par les gouvernements comme étant lié au crime organisé, au trafic de narcotique ou de pierres précieuses. Non seulement les circuits utilisés par la contrebande de matières premières comme les drogues, les diamants et autres sont analogues aux circuits où transitent les ventes illégales d’armes, mais les profits retirés du pillage des ressources naturelles sont utilisés pour financer leurs armement aux dépens des embargos internationaux. Les armes peuvent être échangées contre de la drogue, des biens marchands comme des oeuvres d’arts, des diamants, du pétrole voire même des otages. Ces échanges sans monnaie sont une alternative à l’argent intéressante pour les criminels. Les diamants présentent un bien de substitution intéressant pour payer une commande d’ALPC : dans le cadre du conflit en République Démocratique du Congo (RDC), on a révélé l’existence de liens étroits entre le pillage du pays et les réseaux de trafic d’armes basés principalement en Afrique133. De la même manière, pendant la guerre civile du Sierra Leone, les mines de diamants contrôlées par les forces rebelles en collusion avec les gouvernements libérien et burkinabé servaient à financer les armes introduites par les courtiers et des réseaux criminels transnationaux de manière illégale et ce en dépit de l’embargo ainsi que de l’interdiction par les Nations Unies d’exporter les diamants non certifiés en provenance du Sierra Leone. 132 DUPUIS-DANON M.-C. (2004), Finance criminelle. Comment le crime organisé blanchit l'argent sale, Criminalité Internationale – PUF 133 VALVERDE B. (2004) 52 II – Le trafic et la contrebande illégale d’êtres humains La définition « officielle » de la contrebande et du trafic d’êtres humains est donnée par l’ONU dans les deux Protocoles additionnels du 24 Juillet 2006134. La contrebande d’êtres humains est composée de deux réalités bien distinctes : le trafic d’immigrés clandestins et la traite des êtres humains. Le trafic d’immigrés clandestins y est défini comme « le fait d’assurer l’entrée illégale dans un État d’une personne qui n’est ni un ressortissant ni un résident permanent de cet État, afin d’en tirer, directement ou indirectement, un avantage financier ou un autre avantage matériel ». Quant à la traite des êtres humains, elle y est définie comme « le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou à d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation. L’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes ». La « traite des Blanches », une des réalités les plus importante de la traite des êtres humains représente le recrutement, le transport et l’utilisation d’une personne en vue d’une exploitation sexuelle et/ou d’un travail forcé à caractère sexuel par la fraude et/ou la coercition. A l’inverse, l’immigration illégale est par essence volontaire : la personne décidant d’immigrer le fait en pleine possession de ses moyens. Une approche du trafic d’êtres humains en terme économique permet d’aborder l’Homme comme un bien marchand dont l’exploitation permet de retirer un profit financier ou matériel135. En ce sens, le trafic d’êtres humains répond à une demande : il s’agit du besoin d’assurer une source d’argent supplémentaire non corrélée aux revenus locaux pour les migrants et une demande en prostituées, en main d’œuvre modique ou en organes pour le monde criminel. L’être humain devient ainsi un bien économique permettant au crime organisé de réaliser un substantiel profit et répond à la logique économique de l’offre et de la 134 Le Protocole contre le trafic illicite de migrants par terre, air et mer et le Protocole visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants. Ces Protocoles sont additionnels à la Convention des Nations Unies de Palerme contre la criminalité transnationale organisée adoptée le 15 Novembre 2000. 135 VAYRYNEN R. (2003), Illegal Immigration, Human Trafficking, and Organized Crime, Discussion Paper No. 2003/72, October 2003 53 demande identifiée au sein des zones grises. On a assisté dès les années 1980 à un véritable « business » de l’immigration136 : l’avantage avec l’être humain est son accessibilité en terme de quantité disponible pour le trafic, sa durée de vie et sa capacité à être « recyclé » dans diverses branches du trafic d’êtres humains137. Des filières de la contrebande d’êtres humains se sont donc mises en place et se sont institutionnalisées le long des routes de trafics transnationaux. Les grandes filières d’acheminement de la contrebande d’êtres humains sont l’Amérique Latine (Equateur, Pérou, Brésil), l’Afrique subsaharienne (Sierra Leone, Ghana, Niger, Cameroun), le Maghreb (Algérie, Maroc) et les Balkans/Europe de l’Est (Moldavie, Albanie, Ukraine)138 mais l’Europe de l’est représente généralement le premier réservoir de l’immigration clandestine. En terme global, entre 700 000 et 2 millions de personnes seraient déplacées illégalement chaque année139, tentant de rentrer clandestinement en Europe ou aux États-Unis en traversant de multiples frontières et des obstacles géographiques majeurs tout en échappant à la détection officielle. Environ 2 millions de femmes et enfants sont passés clandestinement chaque année dans un autre pays afin de fournir le marché de la prostitution, dont environ 400 000 sont « trafiquées » chaque année à travers les Balkans140. Hautement lucrative, la filière du trafic d’êtres humains rapporterait annuellement entre 12 et 30 milliards de dollars selon les sources141. Près de 500 000 personnes tentent d’entrer illégalement en Europe chaque année142 et on estime que près de la moitié ont été assistées par le crime organisé afin de réaliser leur passage à la frontière143. L’implication du crime organisé dans le trafic de migrants est donc réelle, étant donné le caractère hautement lucratif de ce trafic et le faible taux de détection. Or les groupes criminels organisés ne s’intéresseraient pas au trafic de migrants vers l’Europe si les flux étaient réduits ou les migrants sans ressources. La contrebande d’êtres humains répond donc à une logique économique réelle : il s’agit précisément de personnes provenant de pays en développement, 136 Ibid. Ainsi, l’exemple typique d’une femme se prostituant pour payer son passage dans un pays étranger n’en est que plus sordidement réel. Une fois que la femme en question n’est plus capable d’exercer en tant que prostituée, ses organes serviront de manne financière supplémentaire dans les mains du crime organisé local. 138 GOUREVITCH J.-P. (2002), L’économie informelle. De la faillite de l’Etat à l’explosion des trafics, Le Pré aux Clercs – Essais 139 NAIM M. (2005) 140 LINDSTROM N. (2005), Transnational Responses to Human Trafficking : The Politics of Anti-Trafficking in the Balkans, The New School /Central European University 141 HAJDINJAK M. (2002), Smuggling in Southeast Europe. The Yugoslav Wars and the Development of Regional Criminal Networks in the Balkans, Center for the study of democracy 142 BRUGGEMAN W. (2002), Illegal immigration and trafficking in human beings seen as a security problem for Europe, EUROPOL – 19 September 2002 143 FURNESS S. (2000), Brave new borderless state. Illegal immigration and the external borders of the EU, IBRU Boundary and Security Bulletin, Autumn 2000 137 54 cherchant à assurer pour eux-mêmes ou leur famille un meilleur niveau de vie en immigrant clandestinement dans les pays riches. La motivation principale derrière les tentatives d’immigration clandestine est bien sûr économique mais certaines populations cherchent également à fuir leur pays en raison de persécutions religieuses, politiques ou ethniques, ou bien à quitter une région ravagée par une guerre ou encore une catastrophe naturelle. On s’intéressera ici surtout à l’intervention du crime organisé dans les filières de la contrebande au travers de l’utilisation de techniques de passage et de réseaux d’immigration clandestins. En effet s’il est théoriquement possible de voyager clandestinement sans l’aide des trafiquants, il est très difficile d'y arriver dans la pratique. Nous allons tenter de démontrer la logique économique et financière présente au sein de la filière de l’immigration clandestine et de la traite des êtres humains par le crime organisé et les méthodes employées (A) avant de s’intéresser aux routes et itinéraires du trafic d’êtres humains dans le monde (B). A. Le fonctionnement de la filière du trafic d’êtres humains L’immigration clandestine est une filière internationalisée et structurée comme une multinationale réalisant des profits substantiels basés sur des économies d’échelle. De véritables circuits clandestins et des méthodes et techniques perfectionnées permettent aux migrants, avec l’aide du crime organisé local, de maximiser les chances de passage à la frontière. 1. La logique économique du trafic d’êtres humains Le stéréotype du migrant dépossédé de quelque moyen financier ne tient pas à l’échelle de l’individu : en effet, il faut payer le crime organisé pour son passage, donc détenir de l’argent144. Le choix de tenter une immigration est donc un calcul risque/avantage rationnel qui est le plus souvent réalisé en concertation avec le reste de la famille. En effet, si le risque est inférieur au coût de passage et à la perspective de faire rentrer de l’argent, alors la décision de passer peut être prise. Si tel individu représente une chance pour la famille de connaître un avenir meilleur, alors celui-ci tentera probablement d’immigrer. Afin de se donner toutes les chances de réussir le passage, on choisira de faire confiance à un « passeur ». Les services du crime organisé recouvrent une multitude de dépenses : faux documents, pots-de-vin aux 144 LIEMT G. Van (2004), Human Trafficking in Europe : an Economic Perspective, International Labour Organisation, Geneva, June 2004 55 autorités, frais de passage. Une famille dont un membre tente de passer à l’étranger doit généralement prendre un « emprunt » auprès du crime organisé local afin de rembourser par échéances le coût du passage. La plupart des migrants utilisent aussi bien les voies aériennes, maritimes que routières pour se déplacer145. Les migrants peuvent êtres cachés dans des containers de fret aérien ou maritime, tenter de passer par la mer en s’entassant sur des bateaux de fortune ou tout simplement en passant par la route et les postes frontières terrestres en utilisant des faux papiers. Les modalités de passage d’une frontière à l’autre sont décidées par les passeurs au gré des contrôles, des opportunités et de la situation géographique du pays de passage. L’idée de rationalité marque aussi la traite des êtres humains. Nous parlerons ici essentiellement de la traite des Blanches et de la prostitution, qu’elle soit forcée ou non. Dans certains pays de plus en plus de femmes se voient dans l’obligation de se prostituer afin de nourrir leur famille : de la même manière que le fils majeur constitue pour une famille la meilleure chance d’immigrer dans un pays riche, la fille – qu’elle soit mineure ou majeure – représente une source de revenus supplémentaire non corrélée146. Se prostituer représente pour ces femmes un travail transitoire afin de payer le passage à l’Ouest. Le manque de perspectives d’avenir dans leur pays les poussent à se prostituer : cette décision économique tristement rationnelle fait l’aubaine du crime organisé local qui se chargera de leur trouver du « travail », en contrepartie de quoi les criminels s’empareront de la quasi-totalité des gains. Beaucoup de femmes se font également duper par des promesses d’un avenir meilleur à l’Ouest ou d’un travail honnête dans un pays riche mais finissent par rester prisonnière d’un engrenage digne de l’esclavage humain147. On relève également des cas de « vente » d’une fille par une famille au crime organisé, sorte de placement financier pour assurer à la famille un avenir meilleur148. Le « recrutement » des victimes a le plus souvent lieu dans les Balkans et en Europe de l’Est, en Russie, en Afrique Subsaharienne, en Amérique du Sud et en Asie du Sud-Est. Jusqu’à 80% des prostituées utilisées dans le trafic auraient moins de 18 ans149. L’origine des prostituées en Europe a changé au cours des trois dernières décennies : si dans les années 145 BRUGGEMAN W. (2002) LINDSTROM N. (2004), Regional Sex Trafficking in the Balkans Transnational Networks in an Enlarged Europe, Problems of Post-Communism, vol. 51, no. 3, May/June 2004, pp. 45–52 147 On pourra faire ici référence à l’excellent film de David Cronenberg, Les Promesses de l’Ombre afin d’illustrer ce que le phénomène du « passage à l’Ouest » représente pour ces filles. 148 HAJDINJAK M. (2002) 149 Ibid. 146 56 1980, la plupart des femmes provenaient d’Amérique du Sud et des Philippines, elles ont été remplacées par des africaines et des thaïlandaises à la fin des années 1980. La chute de l’URSS a permis l’explosion du passage de prostituées d’Europe de l’Est à l’Ouest et même jusqu’aux États-Unis. En ce qui concerne la tendance actuelle, des filles de l'ex-Yougoslavie mais aussi des Ukrainiennes, des Bulgares, des Russes, des Roumaines, des Albanaises et des Moldaves sont vendues par des proxénètes de la région aux souteneurs locaux. Le degré de professionnalisation des réseaux criminels a pu expliquer la constitution de « centres de formation à la prostitution » en Albanie et en Moldavie150. La prostitution forcée ne se limite pas aux femmes : elle concerne également, dans une proportion moindre des hommes et des enfants. Il s'agit d'un nouveau phénomène criminel encore limité mais probablement appelé à s'affirmer puisqu’il montre le degré de professionnalisme des réseaux criminels capables de s'adapter aux besoins du marché car cela permet d’opérer un meilleur « retour sur investissement »151. 2. Les acteurs et les modalités du trafic d’êtres humains De nombreuses organisations criminelles sont impliquées dans le trafic de migrants. La mafia albanophone contrôlerait une majeure partie du trafic d’immigrés clandestins en Europe, depuis l’Albanie vers l’Italie ou la Grèce152. Le crime organisé local gère la prostitution et la traite des Blanches comme une entreprise, leur devanture étant des maisons de passe improvisées dans les Balkans153. La prostitution a pu constituer une première étape de structuration des réseaux criminels balkaniques : plus elle est lucrative et plus elle prend de l'ampleur en permettant aux réseaux, grâce à sa rentabilité, de se renforcer, s'organiser, s'offrir les protections et soutiens – notamment politiques et administratifs par le biais de la corruption – nécessaires au développement de trafics plus sophistiqués comme les stupéfiants, les armes et les migrants. La corruption accrue dont souffre les Balkans et les pays d’Europe de l’Est sont autant d’éléments facilitant le passage des immigrés et des prostituées. 150 ROUDAUT M. (2006), Route des Balkans 2006 : des trafics toujours plus intenses vers l’Union Européenne, Notes d’alerte MCC – Département de recherche sur les menaces criminelles contemporaines n°8 Octobre 2006 151 Ibid. 152 FURNESS S. (2000), Brave new borderless state. Illegal immigration and the external borders of the EU, IBRU Boundary and Security Bulletin, Autumn 2000 153 BRUGGEMAN W. (2002) 57 Au sein des groupes criminels organisés, de nombreux acteurs sont impliqués dans la contrebande d’immigrés clandestins et il est possible de créer une classification de ces acteurs selon leurs caractéristiques et leur rôle dans le trafic : - les passeurs locaux interviennent pour préparer toutes les formalités de départ des immigrés et le franchissement des frontières : ce sont eux qui prennent en charge les personnes dès le départ de la filière - les « cashiers »154 sont les responsables financiers de l’opération qui touchent l’argent de la part des immigrés et le reverse, moins leur commission, aux contrebandiers - les guides sont chargés de la supervision technique du passage frontalier du fait de leur connaissance du terrain et des zones à éviter On distingue deux formes de prise en charge des immigrés clandestins155. Premièrement, certains groupes criminels – généralement des organisations criminelles professionnelles basées dans le pays d’origine des migrants156 – offrent des formules « tout compris » c'est à dire des services complets de migration illégale dépassant le simple voyage clandestin d’un point à un autre. Pour un migrant d’Europe de l’est, le passage « tout compris » à l’aide du crime organisé local coûte en moyenne 5000 euros. Depuis les nouvelles Républiques d’Asie centrale, le passage coûte près de 10 000 euros et pour un migrant chinois, il faut compter 20 000 euros157 (HAJDIJNAK). Beaucoup d’immigrés ne pouvant payer le passage en une seule fois, ils serviront de « mules » pour le transport de drogues, avec tous les risques de saisies que cela implique (MILETITCH). En second lieu, des opportunistes locaux font payer des services généralement limités à des opérations sur le territoire de leur pays : l’un des drames récurrents auxquels sont confrontés les migrants est la fraude pure et simple car certains prétendus passeurs collectent à l’avance de l’argent pour payer les fournitures nécessaires puis disparaissent tout simplement avec la recette. De nombreux migrants payent plusieurs fois avant de se voir finalement accorder un passage et bon nombre d’entre eux sont victimes de demandes de paiements supplémentaires tout au long du voyage. L’utilisation de faux documents est un impératif obligatoire pour quiconque tente d’immigrer clandestinement. Il existe plusieurs sortes de documents frauduleux : les documents de voyage authentiques, passeports et visas, qu’on se procure auprès 154 PREZELJ I. et GABER M. (2005) UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2006), Crime organise et migration clandestine de l’Afrique vers l’Europe, Juillet 2006 156 Soient les gangs nigérians pour l’Afrique, la mafia russe et albanophone pour les Balkans et les Triades pour l’Asie. 157 HAJDINJAK M. (2002) 155 58 d’intermédiaires en relation avec des agents corrompus ; les passeports authentiques volés qui sont retouchés ; les passeports authentiques qui sont utilisés par des personnes ressemblant aux véritables détenteurs ; les passeports vierges volés qui sont remplis au moyen d’informations inventées et enfin les documents fictifs et fausses attestations qui peuvent servir à obtenir un visa à la frontière ou à entrer ou transiter dans un pays sans visa158. Pour ceux qui tentent de franchir la frontière sans passer par les points de contrôle, ces documents permettent, en cas de contrôle inopiné, de faire valoir un dernier « joker ». La fabrication de faux documents relève souvent du professionnalisme et d’une sophistication importante : les faussaires albanais utilisent souvent du matériel professionnel, comme par exemple des tampons d’administration albanais, italiens et grecs. L’étude du fonctionnement du trafic d’êtres humains et la rationalité économique qu’il sous-tend permet de comprendre le côté technique de ce trafic : l’utilisation des routes de contrebande utilisées pour faire transiter la « marchandise » humaine vers sa destination finale. B. Les routes du trafic d’êtres humains Il est presque possible d’associer un modèle mécanique au trafic d’êtres humains : les migrants et prostituées issus de pays pauvres ont pour destination finale les pays développés d’Europe de l’Ouest ou d’Amérique du Nord. Cette logique est parfaitement vraie pour les migrants clandestins mais est plus complexe en ce qui concerne la traite d’êtres humains. En effet, de nombreuses personnes prostituées ou utilisées pour du travail forcé ne passent que rarement à « l’Ouest » mais restent confinées dans des pays d’Europe de l’Est ou d’Afrique. L’étude des routes de contrebande permet de comprendre la logique en œuvre lors du trafic d’êtres humains. 1. Les routes d’Europe de l’Est et du Moyen-Orient vers l’Europe de l’Ouest et les Etats-Unis Les routes de la drogue et des migrants en Europe sont globalement les mêmes : encore une fois, la tristement célèbre Route des Balkans est également utilisée pour la contrebande d’immigrés et reprend le même tracé que pour la drogue. Depuis le MoyenOrient, elle rejoint la Turquie puis les Balkans avant d’arriver en Europe de l’Ouest. Il est en 158 UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2006) 59 effet aisé une fois la filière drogue constituée de recycler les itinéraires déjà éprouvés pour d'autres trafics. L’Ukraine est considéré comme le premier point de transit pour les migrants illégaux en direction d’Europe de l’Ouest159. Bulgarie et Roumanie sont également des plate formes de transit. Une route au nord passe de Russie, Pologne ou Tchéquie vers l’Autriche ou l’Allemagne via les pays Baltes. Une route plus centrale part de Croatie ou de Slovénie et se termine en Autriche. Les routes de trafic dans les Balkans finissent principalement en Bulgarie et en Grèce160 (voir Annexe 13). Encore une fois, l’Albanie reste la voie royale de l’immigration, aussi bien comme pays source que comme pays de transit des migrants : la filière albanaise permet le passage de Tirana depuis la Turquie ou l’Irak puis est prise en charge par les passeurs avec la traversée en bateaux vers l’Italie161. Dans les années 1990, pendant la guerre en ex-Yougoslavie, la « Sarajevo connection » fonctionne à merveille pour faire passer les migrants depuis la Turquie puis la Bosnie vers l’Allemagne. Les migrants arrivent en Bosnie avec un passeport turc légal valable dans ce pays puis sont pris en main par des « agences de tourisme » à Sarajevo qui organisent les départs en camion vers l’Allemagne via Croatie, Slovénie et Autriche162. Les immigrants provenant du Moyen-Orient ont le choix de passer soit par l’Europe de l’Est à travers l’Ukraine avant de rejoindre la Route des Balkans ou l’Italie, soit de passer par l’Afrique ou la Turquie. L’Italie, avec ses 8500 km de côtes maritimes et ses contrôles assez laxistes163 représente un point d’entrée idéal pour les migrants du Moyen-Orient. Depuis le port de Valona en Albanie, la traversée en bateau ultra rapide utilisé par le crime organisé local ne dure que 90 minutes. La Turquie est un point d’entrée majeur pour les immigrants venant d’Irak, d’Iran, d’Afghanistan – surtout les kurdes – et de nombreux pays asiatiques comme la Chine : depuis la Turquie, des bateaux improvisés chargés d’hommes tentent de rejoindre la côte italienne164. Les réseaux kurdes provenant de Turquie ou d’Iran utilisent le plus souvent l’intermédiaire de l’aéroport de Pristina au Monténégro et de Belgrade en Serbie avant de rejoindre l’Ouest165. Les immigrés asiatiques utilisent des routes via le Kazakhstan, le Kirghizistan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Turkménistan vers la Russie puis de l’Ukraine, Slovaquie et Tchéquie vers l’Europe de l’Ouest en rejoignant la Route des Balkans. Seul un faible 159 POLYAKOV L. (2003), New security threats in the Black Sea region, Razumkov Centre VAYRYNEN R. (2003) 161 MILETITCH N. (1998) 162 Ibid. 163 FURNESS S. (2000) 164 BRUGGEMAN W. (2002) 165 PREZELJ I. et GABER M. (2005) 160 60 pourcentage de migrants originaires d’Asie, d’Afrique et d’Europe de l’Est iront jusqu’en Amérique du Nord : le flot de migrants clandestins aux États-Unis et au Canada est surreprésenté par les mexicains, cubains, haïtiens et porto ricains. Les routes utilisées par le crime organisé pour acheminer les prostituées sont globalement les mêmes que celles utilisées par les migrants. Les routes de trafic vont d’Ukraine, Moldavie, Roumanie vers la Serbie et le Kosovo puis vers les marchés européens, notamment la Hongrie et la Slovénie avant d’être acheminées dans les maisons de passe en Allemagne, Autriche et dans les Pays-Bas166. Les tristement célèbres ports albanais de Vlora et Dürres sont des points de départ de la prostitution vers l’Europe de l’Ouest, opérant parfois jusqu’à trois rotations par jour. Le long de la Route des Balkans, les prostituées sont revendues dans des maisons de passes ou sur des marchés de la prostitution dans la plupart des pays d’Europe de l’Ouest. Le passage du Danube par l’intermédiaire du port de Tekija en Serbie est un des points de passage clés des prostituées roumaines et serbes167. L’Albanie n’est plus seulement un pays source de prostituées mais est devenu une zone de transit vers l’Italie, la Grèce, la Macédoine et le Kosovo. De là, certaines prostituées resteront sur place et les plus « chanceuses » se rendront en Angleterre, aux Pays-Bas, en Allemagne ou en Belgique. Contrairement aux migrants, l’Ouest n’est donc pas toujours la destination finale : beaucoup de filles resteront sur place, dans les Balkans, afin d’alimenter une industrie du sexe locale croissante. 2. Les routes d’Afrique et du Maghreb vers l’Europe Traditionnellement, les migrants originaires d’Afrique du Nord essayent de parvenir en Europe en passant par le Maghreb, plus particulièrement par le Maroc, qui se trouve seulement à quelques kilomètres de l’Espagne et des îles Canaries168. Le passage entre le Maroc et l’Espagne est devenu un point d’entrée privilégié pour les migrants africains et maghrébins : les enclaves territoriales espagnoles de Ceuta et Melilla au Maroc et les îles Canaries sont aujourd’hui des zones de transit privilégiées169. Le détroit de Gibraltar est au cœur de la contrebande d’immigrés africains vers l’Europe. Les efforts des forces de l’ordre marocaines et espagnoles ont récemment rendu cet itinéraire moins attractif : par conséquent, 166 LINDSTROM N. (2005) LINDSTROM N. (2004) 168 UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2006) 169 FURNESS S. (2000) 167 61 de plus en plus de migrants privilégient des itinéraires différents, en direction notamment des îles Canaries à partir de l'Afrique de l’Ouest, ou encore de l'Italie à partir de la Libye et de la Tunisie. Pour les migrants originaires d’Afrique de l’Ouest, dont fait partie la majorité des migrants d’Afrique subsaharienne, le voyage commence par le trajet jusqu’à l’un des trois principaux pays relais que sont le Sénégal, le Mali et le Niger. Les itinéraires suivis pour le trafic de migrants d’Afrique sont également utilisés par les organisations criminelles internationales impliquées dans le trafic de migrants clandestins provenant d'autres continents, en particulier d’Asie de l’Est, du Sud et du Sud-Ouest. Des migrants clandestins en provenance du Bangladesh, de la Chine, de l’Inde et du Pakistan ont été retrouvés échoués en Afrique de l’Ouest ou du Nord. Tirant parti de la relative facilité d’obtention des visas pour les pays d’Afrique occidentale, les migrants entrent légalement dans ces pays par avion (voir Annexe 14). Les réseaux de trafic d’êtres humains sont très développés en Afrique de l’Ouest et des grands lacs, le phénomène étant facilité par les incessants déplacements de population en raison des guerres civiles et des conditions de vie désastreuses dans les camps de réfugiés improvisés qui fleurissent le long des frontières. Un tiers du trafic d’êtres humains en Afrique est destiné à l’exploitation sexuelle, la moitié pour le travail forcé et le reste se répartit entre l’enrôlement dans les groupes armés et le trafic d’immigrants170. Après avoir étudié les zones grises infra-étatiques, il convient de faire un pas vers une « nuance de gris » supplémentaire afin de réellement comprendre la logique d’implantation territoriale des zones grises dans le monde avec les zones grises dites supra-étatiques 170 UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2005c), Transnational Organized Crime in the West African Region 62 Chapitre 2 – Les zones grises supra-étatiques Partout où il y a la guerre, il existe une demande En terme général, le « phénomène de zone grise »171 peut être défini comme une menace à la stabilité de l’Etat souverain par l’intermédiaire d’une implantation territoriale illégale d’acteurs non-étatiques se livrant à des relations internationales illicites. Mary Kaldor utilise le terme de « regional clusters »172 pour caractériser la prédation des conditions économiques et sociales des zones grises. Afin de faire un pas supplémentaire dans l’implantation territoriale des zones grises dans le monde, il convient de qualifier les zones grises dépassant le strict cadre national dans lequel elles s’implantent comme des espaces géopolitiques larges et régionaux. Ainsi certaines zones grises qu’il conviendra d’étudier représentent de vastes zones de commerce territorialisées sous la forme de « Zones de Libre Echange illégales », sans qui le commerce illégal ne fonctionnerait pas car ces zones répondent au besoin de territorialisation des trafics : les ZLE illégales prolifèrent à la bordure ou au sein des Etats faibles et faillis, permettant une relative prospérité de la production et des trafics illégaux face à l’impuissance étatique. Une autre « nuance de gris » est qualifiée par un enracinement territorial de l’illicite à l’échelle d’un Etat : il s’agit de la catégorie regroupant les Etats faibles et faillis dont l’autorité étatique est phagocytée par les acteurs illégaux, à tel point que certains Etats deviennent aujourd’hui des « narco-Etats » voire même des « protoEtats » criminels. La mobilité accrue des acteurs transnationaux illégaux depuis la fin de la Guerre froide facilite le développement de nouvelles zones grises, d’où l’apparition d’Etats « affiliés » aux trafics transnationaux et aux acteurs illégaux173 : ces Etats sont minés de l’intérieur par la présence d’une zone grise et souffrent de la présence de corruption et de trafics. Ce n’est pas un hasard si les Etats faibles et faillis attirent les zones grises voire même deviennent des proto-Etats criminels sur lesquels nous reviendrons. Les trafics, quant à eux, prennent également une ampleur supplémentaire dans le sens où les produits illégaux deviennent des marchandises exportées par l’intermédiaire des acteurs criminels ayant phagocytés les autorités étatiques : les produits exportés se font donc par l’intermédiaire d’un marché économique de l’illégal estampillé de la griffe de l’État failli lui-même. Parfois, cette 171 HILTNER S. (2008), Facing Grey Area Phenomena – Transformation through Transnational Crime and Violence in Southeast Asia, ASIEN 109 (Octobre 2008), pp. 54-64 172 KALDOR M. (2006), New & Old Wars. Organized violence in a global area, Stanford University Press 173 BERRY L., CURTIS G.E., GIBBS J.N., HUDSON R.A., KARACAN T., KOLLARS N. et MIRO R. (2003), Nations Hospitable to Organized Crime and Terrorism, Federal Research Division, Library of Congress, Washington (D.C.) : Library of Congress, October 2003 63 territorialisation ultime des acteurs illégaux et des trafics forment des zones grises que l’on qualifiera de « proto-États criminels » : l’autorité étatique et l’économie légitime ayant disparu, les acteurs criminels finissent par exercer cette autorité en créant leur propre loi – ou plutôt en laissant l’État dans un espace anomique – et en mettant en place une économie parallèle174 et un marché noir de subsistance florissant. On assiste ainsi depuis quelques années à la montée en puissance de nouvelles formes de financement étatique plus proches des pratiques criminelles au sein de certains Etats faibles et faillis : par l’intermédiaire des structures étatiques, les mouvements armés cherchent à exploiter la commercialisation illégale de biens ou de services illicites pour financer leurs activités175. De véritables « proto-Etats » criminels se mettent en place progressivement, signifiant que ces Etats en déliquescence se transforment au contact des relations internationales illicites. On entendra par « proto-Etat criminel » l’entité organisée autour d’une économie illégale générée par l’activité d’un ou de plusieurs acteurs des relations internationales illicites ayant pris le contrôle des institutions économiques étatiques. Les acteurs illégaux substituent leurs propres infrastructures économiques à celles de l’ancien Etat en récupérant l’espace vacant pour mettre en place une économie de guerre. Une fois établis dans un Etat faible, les proto-Etats servent de plate formes de transbordement des trafics illégaux et de blanchiment. Se met en place une économie de prédation c'est à dire une économie de guerre dans laquelle les acteurs illégaux établissent des rapports de violence et de prédation à l’égard des populations et des ressources économiques locales. Les zones grises contribuent ainsi à la consolidation de proto-Etats, entités constituées autour de l’économie des conflits armés : le commerce illicite est en effet la base du processus d’enrichissement et d’autofinancement des acteurs illégaux majeurs qui ne pourraient exister dans des conditions normales de loi et d’ordre d’un État assis sur son territoire national. De manière générale, les zones grises les plus importantes englobent des régions à cheval sur plusieurs pays partiellement enclavés176. Un État peut aussi n’être que partiellement une zone grise, si des régions sur son territoire échappent à l’autorité centrale, ou bien complètement sombrée dans une nuance de gris, le transformant ainsi en ce que l’on appellera un « protoÉtat » criminel. En dernier lieu se trouvent les États effondrés, version « extrême de l’État 174 Par économie parallèle ou informelle, il faut entendre une activité commerciale intra-étatique ou transfrontalière non-officielle qui n’est pas officiellement signalée aux autorités de l’Etat et qui n’est pas directement imposable in ELLIS S. et MACGAFFEY J. (1997), Le commerce international informel en Afrique sub-saharienne, Cahiers d'études africaines, Année 1997, Volume 37, Numéro 145, p. 11 – 37 175 BEN HAMMOUDA H. (1999), Guerriers et marchands : éléments pour une économie politique des conflits en Afrique, Africa Development, Vol. XXIV, n° 3 & 4, 1999 176 PASCALLON P. sous la direction de (2006), Les zones grises dans le monde aujourd’hui. Le non-droit gangrène-t-il la planète ?, Défense – L’Harmattan 64 failli »177. Les espaces géographiques représentant ces entités ne sont plus des États au sens premier du terme mais laissent un vide sans autorité : ils ne subsistent qu’en tant qu’entité géographique, comme des « trous noirs » dans lesquels l’État s’est engouffré. Les biens politiques n’existent plus, le marché noir et l’économie parallèle remplacent le marché légitime, la sécurité ne s’obtient que de manière privée, l’état d’anomie y est total. La Somalie et la Sierra Leone en sont l’archétype. Il conviendra donc de réaliser une étude complète des différentes « nuances de gris » supra-étatiques dans les zones anomiques en abordant les « Zones de Libre Échange illégales » (Section 1), les États faibles et faillis et plus particulièrement les narco-Etats (Section 2) avant d’aborder la question des zones grises sous la forme de regroupement d’Etats entiers (Section 3). Section 1 – Les « Zones de Libre Échange illégales » Selon l’OMC, une zone de libre échange ou ZLE est une « zone caractérisée par un groupe de deux ou plusieurs territoires douaniers entre lesquels les droits de douane et les autres réglementations commerciales restrictives sont éliminés pour l'essentiel des échanges commerciaux portant sur les produits originaires des territoires constitutifs de la zone de libre-échange »178. Appliquons cette définition aux trafics illégaux et aux acteurs criminels organisant ces derniers en considérant les trafics transnationaux comme des activités commerciales internationales régies par des lois de l’offre et de la demande. L’anomie totale apparente qui règne dans les lieux de trafics transnationaux permet aux acteurs criminels de remplacer les législations nationales des États dans lesquels les zones grises se territorialisent par des règles propres au monde de l’informel et de l’illégal, facilitant ainsi les trafics, les échanges illégaux et le blanchiment des bénéfices. Les acteurs illégaux répondant à une logique économique, les zones grises se territorialisent et deviennent des « zones de libre échanges » au sens légal du terme affranchies de tout contrôle étatique formel. Ces zones de libre échange illégales ou zones franches illégales sont des zones grises possédant une logique et une rationalité particulière car elles s’encrent dans un espace géographique plus large que les routes de trafic ou les aires de production des produits illégaux : elles sont à la jonction de plusieurs frontières terrestres et englobent une zone territoriale qui s’étend sur plusieurs territoires nationaux mais sans les dépasser. Les ZLE illégales sont des zones grises 177 178 ROTBERG R. (2003a), The New Nature of Nation-State Failure, The Washington Quarterly 25:3 pp. 85–96 http://www.wto.org/english/thewto_e/glossary_e/glossary_e.htm 65 régionales et inscrites dans plusieurs Etats mais ne dépassant pas le cadre étatique dans lequel elles s’implantent : ce sont bien des zones poly-étatiques mais infra-étatiques. Une forte économie parallèle et un marché noir des biens de consommation basé sur le troc s’est développé au sein de ces ZLE grâce à la « débrouillardise personnelle pour se procurer des biens » des populations locales179. Les ZLE illégales ne possèdent pas d’autorité centrale ni de « tête pensante ». Même si se sont des entités géographiques grises exemptes de toute législation nationale ou internationale, ce ne sont pas des coquilles vides accueillant l’illégal à bras ouvert : ces zones ne sont pas contrôlées par des acteurs illégaux désirant mettre à bas l’Etat dans lequel les ZLE illégales se territorialisent ou même renverser l’ordre établi. Ces zones sont en réalité un havre de prospérité pour les acteurs illégaux, y trouvant tous les avantages pour mener à bien leur recherche de financement et sont des zones de refuge, de financement et de recrutement pour les groupes terroristes. Les acteurs illégaux ont donc besoin de ces zones de libre échange illégales : elles leur sont nécessaires afin de se territorialiser pour mener à bien leurs intérêts respectifs. Ce sont certes des zones anomiques mais qui possèdent une rationalité économique et financière leur permettant de fonctionner comme des zones franches légales. Il est possible de distinguer trois principales ZLE illégales dans le monde : la zone de la tri-frontière en Amérique du Sud (I), le Triangle d’Or et le Croissant d’Or (II). I – La zone de la tri-frontière La zone de la tri-frontière illustre parfaitement l’ampleur des « zones de libre échange illégales » dans le monde : paradis pour les trafics illégaux et le blanchiment d’argent, cette zone franche semble n’appartenir à aucune législation internationale ou nationale que ce soit et possède une rationalité économique qui lui est propre. La zone de la tri-frontière – également appelée région de la « Tri-Border Area » ou TBA – est un triangle quasi parfait de 40 km² situé à l’intersection des frontières terrestres entre le Paraguay, l’Argentine et le Brésil autour des chutes d’Iguaçu. La région de la tri-frontière se compose de la ville portuaire argentine de Puerto Iguazu, de la ville brésilienne de Foz de Iguaçu dans l’État du Paraná et de la ville paraguayenne de Ciudad del Este180 (voir Annexe 16). En 1967, la construction d’un barrage hydroélectrique a rapidement transformé le petit village de Puerto Presidente 179 VERLEUW C. (1999), Trafics et crimes en Asie Centrale et au Caucase, Criminalité Internationale – Géographie criminelle, PUF 180 MADANI B. (2002), Hezbollah's Global Finance Network: The Triple Frontier, Middle East Intelligence Bulletin Vol. 4 n°1, Janvier 2002 66 Stroessner en la seconde ville paraguayenne la plus peuplée, renommée Ciudad del Este en 1989. Le développement économique incontrôlé de la zone a permis de voir fleurir un nombre important de commerces et d’entreprises, légaux ou non. Le statut de « zone franche » dont la ville a bénéficié n’a pas tardé à phagocyter la région, notamment les deux villes de Puerto Iguazu en Argentine et de Foz de Iguaçu au Brésil181, près des chutes d’Iguaçu, les transformant en véritable zone de libre échange de l’illégal. La TBA, pourtant située au milieu de la jungle, n’en est pas moins un centre urbain surpeuplé : 700 000 habitants s’amassent dans ce petit triangle de 40 km², dont 250 000 dans la ville de Ciudad del Este et 300 000 à Foz. On recense plus de 65 nationalités différentes vivant au sein de la TBA182 et les principales ethnies y vivant sont les libanais, les coréens et les chinois. La communauté arabe est présentée comme un pilier économique de la TBA, qu’elle opère dans le légal ou l’illégal. On compte également, pour l’anecdote, plusieurs écoles coraniques et l’existence de réseaux télévisés locaux en langue arabe183. La population arabe présente dans la région de la TBA est estimée entre 20 000 et 60 000 individus, dont la majorité sont d’origine libanaise, ayant fui leur pays en proie à la guerre civile à partir de 1975184. Les populations arabes musulmanes ont émigré en Amérique du Sud il y a plus de trente ans en provenance du Liban, de Syrie, d’Egypte et de Palestine. La plupart résident à Ciudad del Este et on compte près de 7500 échoppes et commerces tenus par des musulmans. La porosité des frontières entre les trois pays dans la TBA est totale, la présence d’une manne touristique projetée par les chutes d’Iguaçu n’arrangeant pas la situation185. La TBA offre un environnement géographiquement, socialement et économiquement favorable à la conduite d’activités illégales et à la prospérité d’acteurs criminels se livrant en tout impunité à toutes sortes de trafics hautement lucratifs. Le commerce illégal présent dans la région découpe une frontière nouvelle entre trois États et fait de cette région une zone en dehors des législations nationales et internationales du commerce et du droit. Bien plus que la somme des trois villes qui la composent, la TBA est le lieu de tous les trafics illégaux transnationaux (A) et connaît une prolifération en tout impunité d’acteurs criminels et terroristes (B). 181 Il n’y a qu’à traverser la rivière Paranà depuis Ciudad del Este… HUDSON R.A. (2003), Terrorist and Organised Crime Groups in the Tri-Border Area (TBA) of South America, Federal Research Division, Library of Congress, Washington (D.C.): Library of Congress, July 2003 183 STEINITZ M. (2003), Middle East Terrorist Activity in Latin America, Policy Papers on the Americas, Volume XIV, Study 7 July 2003 184 MADANI B. (2002) 185 STEINITZ M. (2003) 182 67 A. Le paradis du trafiquant La TBA est un véritable paradis de l’informel et de l’illégal : biens volés recelés, trafiquants de drogues, d’armes et d’êtres humains se livrent à des opérations commerciales en toute impunité186. Groupes terroristes du monde entier, mafias, groupes criminels transnationaux et criminels de droit commun se fréquentent et commercent en totale liberté dans cette zone de non droit où la présence policière est nulle et où l’autorité gouvernementale s’y est dissoute. 1. Trafics, contrebande et commerce illégal Parmi les activités illégales les plus fréquemment utilisées dans la TBA, on trouve le trafic de drogues et d’armes, le blanchiment d’argent, la contrefaçon, la fabrication de faux documents et le financement du terrorisme187. L’économie de la ville de Ciuadad del Este est principalement tenue par les activités illicites qui se déroulent en plein jour sans risque d’être interrompues : contrebande de produits volés, piratage de programmes informatiques et de supports vidéo et audio mais surtout blanchiment des revenus de la vente de cocaïne colombienne. A peu près tout ce qui se vend sur terre est présent dans la TBA : au milieu des contrefaçons asiatiques, des AK-47 se marchandent pour moins de 300 dollars. Grâce à ses contrôles territoriaux laxistes et une centaine de pistes d’atterrissages cachées au milieu de la jungle environnante, la TBA est devenue un centre majeur de trafic de drogues régional. La TBA sert de zone de transit de la drogue colombienne vers le Brésil, l’Argentine et le Paraguay à destination d’Amérique du Nord et sert également de zone de transit pour la drogue à destination de l’Europe à travers le Brésil188. A Ciudad del Este, le cœur de la TBA, l’absence de toute présence policière ou gouvernementale permet aux trafiquants en tout genre de gérer leurs entreprises d’import/export. Des armes d’origine brésilienne sont réexpédiées du Paraguay au Brésil par des courtiers afin de retirer un maximum de profit. En moyenne, une vingtaine de personnes entrent illégalement par semaine dans la TBA par l’intermédiaire de l’aéroport de Ciudad del Este. 186 HUDSON R.A. (2003) ABBOTT P. (2004), Terrorist Threat in the Tri-Border Area : Myth or Reality ?, Military Review, September-October 2004 187 188 HUDSON R.A. (2003) 68 2. La TBA comme place financière illégale internationale Malgré l’apparence informelle et non encadrée de la TBA, la zone est malgré tout un centre financier international extrêmement actif : les revenus générés par l’économie locale de la TBA dépasseraient les 12 milliards de dollars, ce qui en ferait le troisième centre de commerce au détail mondial après Hong Kong et Miami189. Entre 6 et 12 milliards de dollars seraient blanchis dans la TBA chaque année, ce qui représente l’équivalent de la moitié du PIB du Paraguay190. La zone touristique autour des chutes d’Iguaçu est devenue un centre de blanchiment idéal pour les groupes criminels : les nombreux bureaux de change présents autour des sites touristiques permettent de blanchir librement l’argent du narcotrafic et des activités illégales. La grande majorité des « casa de cambio » présentes seraient d’ailleurs tenues par des membres du crime organisé et ne seraient que des « blanchisseries » c'est à dire des devantures commerciales factices facilitant le blanchiment. En plus du blanchiment, une corruption endémique persiste dans la TBA : les autorités politiques et policières responsables de la gestion de la zone seraient achetées pour fermer les yeux sur l’impunité criminelle de la région191. Les trafics perpétrés au sein de la zone de la trifrontière ne pourraient exister sans la présence d’acteurs illégaux pour faire « tourner » l’économie illégale. Mais la TBA ne pourrait pas fonctionner sans la présence d’acteurs illégaux assurant le brassage des capitaux et des produits trafiqués. B. La prolifération des acteurs illégaux La TBA offre à tout organisme criminel transnational et groupe terroriste un espace d’échange et de trafic quasi illimité. Du fait de l’impunité qui règne dans cette zone, les acteurs illégaux ont pu y proliférer et progressivement s’y implanter sans être inquiétés par les forces de l’ordre. Une large communauté d’acteurs illégaux existe donc en permanence dans la TBA et possède même ses devantures commerciales « légales ». La question de l’implantation de groupes terroristes islamistes attire particulièrement l’attention. 189 Ibid. ABBOTT P. (2004) 191 HUDSON R.A. (2003) 190 69 1. La présence de nombreux acteurs illégaux De nombreux groupes criminels transnationaux sont présents au sein de la TBA : la zone semble attirer les OCT comme un « aimant », du fait de l’impunité totale dans laquelle les trafics et transactions ont lieu et l’importance de la place financière illégale que la zone est devenue depuis les années 1980. On retrouve ainsi implantés en toute liberté au sein de la TBA les Triades chinoises, les narcotrafiquants colombiens et mexicains, la « mafia corse », les gangs africains, les Yakusa, des criminels coréens et libanais, la mafia russe et italienne. A peu près tous les OCT existants aujourd’hui seraient plus ou moins présents au sein de la TBA pour se livrer à des trafics et des transactions illégales. Les Triades chinoises seraient particulièrement actives dans le trafic régional de contrefaçons revendues en Chine. Plus de 7000 commerces chinois « légalement » implantés sont présents dans la zone. A partir de la TBA, les commerçants chinois étendent leur portée vers d’autres villes en Argentine et au Brésil, permettant aux Triades sous couverture d’une devanture commerciale légale de s’intégrer toujours plus dans l’économie de la région. Au moins deux organisations membres des Triades se seraient lancées dans des activités illégales192. Les groupes terroristes internationaux ne sont pas en reste puisque la présence du FARC, d’ETA, de l’IRA et d’autres groupes a été prouvée depuis les années 1990. Au sein de la TBA, les acteurs illégaux peuvent trouver refuge auprès d’une population sympathisante et auprès de laquelle les groupes terroristes peuvent recruter. Le FARC se servirait de la TBA comme base arrière de stockage de la cocaïne et comme plate-forme de blanchiment des bénéfices du narcotrafic. Dans son rapport sur la TBA rendu au Congrès américain, Hudson conclu qu’une « alliance tri-partite » involontaire existerait dans la zone entre groupes terroristes, OCT et forces de l’ordre corrompues. 2. Le cas particulier des groupes terroristes islamistes dans la TBA La présence d’une communauté musulmane bien implantée et intégrée au paysage de la TBA représenterait un des meilleurs moyens utilisés par les groupes terroristes islamistes pour implanter des cellules dormantes ou des agents chargés du recrutement. La TBA servirait 192 Ibid. 70 donc aux groupes islamistes de zone de financement, de zone de refuge, d’entraînement et de recrutement potentiel193. L’implication du Hezbollah dans la zone de la tri-frontière a été mise en lumière par les autorités argentines après l’enquête sur les attentats à la bombe perpétrés contre l’ambassade d’Israël en 1992 et le centre communautaire israélo-argentin à Buenos Aires en 1994. Dès lors, la TBA a été renommée le « point focal de l’extrémisme islamiste » en Amérique du Sud par les autorités américaines194. Le Hezbollah aurait utilisé la TBA comme zone de financement et de refuge depuis les années 1990. La meilleure preuve avancée par les autorités américaines est l’arrestation en 2002 de Assad Ahmad Barakat, bailleur de fond présumé du Hezbollah. Les groupes terroristes islamistes, maintenant bien implantés dans la TBA, se serviraient de la zone comme point de départ vers l’extension de leur communauté dans d’autres pays d’Amérique du Sud, notamment le Chili, l’Équateur et le Venezuela. Intéressons-nous à présent aux deux autres ZLE illégales possédant une rationalité économique et une logique territoriale basées sur le commerce de l’opium : les espaces du Triangle d'Or et du Croissant d'Or. II – Les ZLE de l’opium : le Triangle d'Or et le Croissant d'Or Comme vu précédemment, le Croissant d'Or regroupe l’Afghanistan, l’Iran et le Pakistan et le Triangle d'Or comprend la Birmanie, le Laos et la Thaïlande195 : ils fournissent à eux deux 97% de la production illicite mondiale d’opium, proportion qui n’a pas changée depuis deux décennies (voir Annexe 5 et 17). L’émergence du Triangle d'Or et du Croissant d'Or comme ZLE illégales s’explique par des facteurs aussi bien historiques, climatiques que politiques et économiques, avec l’existence d’un très fort marché noir et d’une économie parallèle implantée depuis des années196. Ainsi l’émergence du Triangle d'Or au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et celle du Croissant d'Or dans la foulée de l’invasion de l’Afghanistan par l’URSS sont liées à la Guerre froide et à l’explosion de la consommation 193 ABBOTT P. (2004) MADANI B. (2002) 195 Pour l’anecdote, l’expression de « Triangle d’Or » a vraisemblablement été forgée par le U.S. Assistant Secretary of State Marshall Green en 1971, l’expression de « Triangle d’Or » provenant du fait que les premiers marchands d’opium de la région échangeaient l’opium contre des barres d’or pur (CHOUVY). 196 OTHMAN Z. (2004), Myanmar, Illicit Drug Trafficking and Security Implications, Contemporary Security Policy 15(1): 127-151 194 71 mondiale en substances psychoactives à partir des années 1960197. L’indépendance de l’Asie centrale a permis l’accélération du narcotrafic du fait de l’insertion grandissante de ces Etats dans les flux économiques mondiaux. Ces deux espaces ont la particularité d’être interétatiques, frontaliers et ont depuis toujours constitué des aires de passage et de contact entre les peuples et les commerçants. Selon Pierre-Arnaud Chouvy, spécialiste de la géopolitique des drogues, les espaces du Triangle d'Or et Croissant d'Or sont des « angles géographiques et géopolitiques majeurs » de l’Asie198 en ce qu’ils représentent des espaces situés en position d’interface entre le souscontinent indien, le centre de l’Asie et la Chine et sont caractérisés par un fort enclavement et par un accès physique difficile qui a favorisé le recours à l’économie de la drogue : on peut réellement parler d’une marginalité géographique et sociale de ces zones. L’émergence du Triangle d’or et du Croissant d’or, plus spécifiquement la concentration récente de la production en Birmanie et en Afghanistan, sont le produit d’une histoire ancienne et complexe : l’Afghanistan et la Birmanie ont en effet tous les deux connu une considérable augmentation, voire une explosion, de leurs productions respectives d’opiacés qui a correspondu à l’ouverture ou à la réouverture des pays au commerce extérieur et à l’économie de marché. La faiblesse des Etats dans lesquels les deux ZLE illégales se sont territorialisées se prête à merveille au développement de la culture de l’opium. L’étude des particularités du Triangle d'Or et du Croissant d'Or, espaces mouvants, en tant que ZLE illégale (A) permet de montrer les similitudes qui irriguent l’existence de ces espaces pourtant hétérogènes (B). A. Des espaces géopolitiques mouvants et particuliers Les zones de production du Triangle d’Or et du Croissant d’Or sont mouvantes, en perpétuelle recomposition selon les politiques de répression et les opportunités territoriales. La territorialisation de ces deux espaces en tant que producteurs majeurs d’opium s’est réalisée autour des aires de production et des routes d’approvisionnement au gré des contraintes territoriales, du climat, des contrôles étatiques et des itinéraires privilégiés dans le trafic d’opium et d’héroïne. 197 CHOUVY P.A. (2004b), Les fondements historiques des chemins de la drogue in LABROUSSE A. (2004), Géopolitique des drogues illicites, Hérodote n°112/2004, La Découverte 198 CHOUVY P.A. (2002), Les territoires de l’opium. Conflits et trafics du Triangle d’Or et du Croissant d’Or, Olizane 72 1. Des espaces en recomposition permanente Le Triangle d'Or a émergé à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, à l’époque où le commerce transnational de l’opium en Asie du Sud en est à ses balbutiements : le développement du Triangle d'Or est essentiellement explicable par l’explosion du nombre d’opiomanes en Asie dans les années 1960. Le Triangle d’Or connaît, depuis les années 1980, une très importante tendance à la diversification et à la multiplication des itinéraires du narcotrafic : l’augmentation de la production birmane d’opium pendant cette période d’une part, le revirement de la Thaïlande qui s’est transformée d’État trafiquant en État répresseur et l’explosion soudaine de la production de méthamphétamine en Birmanie ont très nettement joué en faveur d’une complexification des réseaux du narcotrafic dans le Triangle d’Or et à sa périphérie (voir Annexe 17). Le Croissant d'Or s’est quant à lui façonné après l’invasion soviétique en Afghanistan en 1979, provoquant un « effet domino » sur toute la région. L’émergence du Croissant d'Or a été facilitée voire encouragée dans le contexte afghan de la Guerre froide avec les alliances entre les services secrets pakistanais et la CIA autour de la nécessité d’organiser une résistance anti-soviétique en Afghanistan. Les fonds manquants toujours plus afin de payer le « pipeline des armes » afghan, le trafic de drogue devint la solution toute trouvée : les moudjahidin s’emparant de nouvelles régions, ils taxent alors l’opium des paysans, qui plantent encore plus de pavot pour payer l’impôt et un cercle vicieux se met ainsi en place. Mais avec la dissolution de l’URSS, l’Afghanistan perd sa fonction stratégique d’Etat tampon, se désenclave et ses frontières se réouvrent, lui permettant de retrouver son statut de carrefour des routes commerciales : le contexte politique régional compte donc pour beaucoup dans le développement du Croissant d'Or. On peut noter l’existence d’un phénomène des vases communicants entre les axes Afghanistan-Pakistan et Birmanie-Thaïlande au niveau des aires de production et de l’implantation des laboratoires de transformation199. En matière de sécurité, le trafic de drogues dans ces espaces créés de nouvelles menaces : afflux de réfugiés, pénétrations terroristes (« talibanisation » du Pakistan), explosion de la consommation de drogues, développement des trafics de contrebande, accroissement de la prostitution, explosion des cas de VIH, violence armée… 199 Pakistan et Thaïlande ont tenté de se débarrasser de l’opium, ce qui a eu pour conséquence le déplacement des aires de production vers les axes actuels. 73 2. Des routes de trafic et des itinéraires adaptables Les routes du narcotrafic à partir du Triangle d’Or et du Croissant d’Or connaissent des périodes de sous-fréquentation ou même de non-fréquentation selon les contraintes à la fois politiques et climatiques au sein des espaces de production200. La production et le transport de drogues sont rendus possibles par un équilibre entre inaccessibilité et accessibilité car si l’isolement est nécessaire pour la dissimulation des plants, l’accès aux espaces est primordial afin de relier aires de production et de consommation. Les itinéraires actuels majeurs de l’héroïne dans les deux espaces sont ceux qui empruntent les axes caravaniers majeurs les plus anciens et les plus difficiles d’accès, c'est à dire les « anti-routes » naturelles201. D’anciennes routes se maintiennent, d’autres se réactivent et s’ouvrent : les espaces du Triangle d'Or et du Croissant d'Or sont en perpétuelle recomposition. Au sein du Triangle d'Or, le narcotrafic a contribué à l’émergence de nouveaux itinéraires mais aussi à la ré-utilisation de routes tombées en désuétude, notamment celles de la guérilla communiste. Ainsi, les réseaux chinois du Kuomintang sont toujours d’actualité : ils sont par exemple utilisés par les trafiquants de drogues de synthèse entre la Birmanie et la Thaïlande. En ce qui concerne le Croissant d'Or, il faut attendre les années 1950 pour que l’Iran mette un terme à l’approvisionnement de son marché local, ce qui oblige les trafiquants à adapter les axes de trafic et concentrer la production en Afghanistan et Pakistan. En 1979, la sévère prohibition de la production et de la consommation d’opiacés en Iran renforce cette logique de délocalisation des espaces de production de l’opium dans le Croissant d'Or. Malgré la prohibition, l’Iran reste un pays clé du narcotrafic à cause de son rôle historique d’axe caravanier majeur et sa tradition de consommation locale. L’opium et ses revenus sont devenus le moyen et la fin de la territorialisation de ces ZLE illégales au travers de ces espaces mouvants et adaptables en y jouant un rôle qui est comparable « à celui qu’il a intégré dans la conduite des conflits armés où, du nerf de la guerre, la drogue tend… à en devenir l’enjeu »202. 200 Certaines routes, passant par des cols montagneux ou des déserts, ne sont en effet praticables que certains mois de l’année. 201 CHOUVY P.A. (2002) 202 CHOUVY P.A. (2004a) 74 B. Des espaces hétérogènes mais tellement similaires Les pays constituant les espaces du Triangle d’Or et du Croissant d’Or ont tout deux connu dans les années 1980 et 1990 des périodes d’isolationnisme géopolitique qui ont des conséquences sur l’explosion de la production et du trafic de drogues car l’isolement par la communauté internationale a favorisé le recours à l’économie illicite. Les deux espaces ont également connu au sein des Etats qui les composent des conflits armés internes qui en font des espaces politiquement inaboutis. 1. Des espaces politiques et géographiques similaires Les deux principaux pays producteurs illicites d’opiacés au monde, l’Afghanistan et la Birmanie, sont ou ont été deux États parias mis au ban de la communauté internationale depuis les années 1980. L’instrumentalisation des conflits au sein des deux espaces a favorisé le recours à l’économie de la drogue et l’ouverture de nouvelles routes, permettant une diffusion sans précédent du narcotrafic. Les deux espaces partagent des critères communs : ainsi, les cultures illicites sont très nettement réparties dans les régions frontalières et montagneuses et la concentration la plus importante de culture illicite se fait dans les deux Etats dont les conditions politiques sont les plus difficiles. En Birmanie, l’impunité des narcotrafiquants atteint aujourd’hui un degré d’institutionnalisation total facilité par le rapatriement et le blanchiment de l’argent du narcotrafic et l’achat des officiels. Le financement des groupes armés se fait par le narcotrafic et la junte birmane au pouvoir n’a pas eu d’autres choix que de mener une politique de conciliation entre les groupes armés et narcotrafiquants pour asseoir son emprise sur le territoire. La junte au pouvoir était dans les années 1990 aussi directement impliquée dans le narcotrafic : il était donc impossible d’éradiquer le pavot sans se mettre à dos à la fois la junte et les cultivateurs. Alors que la Thaïlande, la Malaisie et Singapour se sont faits les chantres régionaux de la lutte contre la drogue depuis les années 1980, la junte birmane n’a jamais reconnu que le pays possédait un « problème de drogues »203. Une situation politique semblable existe en Afghanistan : à part en 2001, les talibans n’ont en aucune façon freiné l’extension des superficies cultivées en pavot depuis leur prise de pouvoir en 1994. Les provinces de Helmand et Kandahar, les premières contrôlées par les 203 OTHMAN Z. (2004) 75 talibans, ont toujours été et sont restées les principales zones de production du pays Les talibans contrôlant près de 95% de la production d’opium afghan dans les années 1990, on peut penser qu’ils faisaient « plus que tolérer le narcotrafic »204. De plus l’Afghanistan, du rang de simple producteur d’opium à l’origine, est devenu aujourd’hui le principal transformateur en héroïne. Les politiques anti-drogues menées par l’Iran et le Pakistan dans les années 1990 ont joué en faveur du développement et du déplacement des lieux de production et de transformation en Afghanistan où les conditions nationales ne permettaient pas la mise en place de politiques similaires : la majorité des laboratoires se retrouvent alors déplacés en Afghanistan à la frontière avec le Pakistan. La même logique s’est produite entre le Myanmar et la Thaïlande. 2. Des espaces politiquement inaboutis Afghanistan et Birmanie ont en commun l’existence de conflits armés prolongés205 sur leur territoire permettant la pérennisation de leurs productions de drogues respectives. En effet, si c’est la guerre qui a permis la production de drogue dans de telles proportions, c’est parce que l’économie de la drogue a grandement contribué au financement de la guerre. Les deux Etats sont caractérisés par une totale absence d’autorité politique (voire l’inexistence de l’Etat en Afghanistan), une contestation armée, un manque de cohésion interne, des fragmentations politiques et tribales. Qu’il s’agisse de la dictature militaire birmane ou du régime des talibans, leurs compétences territoriales ont été limitées, la dialectique conflit/drogue entretenant l’incapacité de l’Etat à lutter contre ce fléau. Les Etats du Triangle d'Or et du Croissant d'Or ne possèdent pas cette superposition des ensembles spatiaux étatiques et nationaux qui permet d’obtenir un Etat-nation : en effet, les situations politicoterritoriales des six Etats avec leurs revendications identitaires et territoriales de leurs populations frontalières, illustrent de façon significative le cas d’Etats non-nationaux « assimilables à des systèmes spatiaux hétérogènes »206. Le modèle unitaire de l’Etat-nation n’y est pas réalisé et les frontières étatiques sont chevauchées par nombre d’ensembles spatiaux divergents, emboîtés et discordants. Triangle d’Or et Croissant d’Or se sont au final surimposés à des Etats eux-mêmes non totalement territorialisés : les espaces de production d’opium tendent à prendre de la place sur 204 205 206 CHOUVY P.A. (2006), Le défi afghan de l’opium, Etudes n°4056 Depuis 1979 pour l’Afghanistan et 1948 pour la Birmanie CHOUVY P.A. (2002) 76 la réalité étatique. Le Triangle d'Or et le Croissant d'Or ne se définissent pas tant par des frontières que par des réseaux et des flux. A tel point que Chouvy demande si l’ont peut réellement caractériser ces espaces de territoires à part entière : ce sont la production et la transformation des opiacés qui font des deux espaces des ensembles spatiaux à part entière, et non une assise territoriale réelle car les narcotrafiquants s’approprient des territoires au détriment des Etats sur lesquels les deux espaces se sont surimposés. Au final, Triangle d'Or et Croissant d'Or ne sont pas un seul territoire mais deux ensembles spatiaux « dont les aires de production illégale fluctuent au gré de l’évolution des processus de territorialisation des Etats qui les composent »207. Les facteurs politiques priment donc sur les facteurs économiques dans l’explication du recours à l’économie de la drogue comme dans celle de l’émergence des zones grises du Triangle d'Or et du Croissant d'Or. Au final, « le pavot prolifère sur les ruines de guerre mais également sur le terreau du sous-développement » (CHOUVY). Il convient désormais de faire un pas supplémentaire dans les « nuances de gris » afin de s’intéresser à une logique de zone grise géopolitiquement plus importante que les ZLE illégales : les Etats faibles et faillis, plus particulièrement les narco-Etats. Section 2 – Les narco-Etats : quand une entité étatique devient une zone grise La territorialisation des trafic illicites prend une « nuance de gris » supplémentaire quand une entité étatique finit par devenir la proie d’acteurs illégaux qui font du cadre étatique un outil supplémentaire pour assurer la pérennité des trafics. Le concept d’Etat faible et failli est né dans le contexte post-bipolaire en corollaire de la multiplication des conflits intra-étatiques. La notion de fragilité d’un Etat part d’une appréciation qualitative de la capacité des Etats à assurer l’autorité sur leurs prérogatives régaliennes en détenant le monopole de la violence et l’édifice judiciaire d’élaboration et de contrôle de la loi208. C’est 207 CHOUVY P.A. et LANIEL L. (2006), Production agricole de drogues illicites et conflictualités intraétatiques : dimensions économiques et stratégiques, Cahiers de la sécurité, n° 62, troisième trimestre 2006, pp. 223-253 208 CERI (2007), Les « Etats fragiles » constituent-ils une menace pour la sécurité internationale?, Conférence organisée par le CPHS, Programme du CERI sur la Paix et la Sécurité Humaine 77 en 1990 que Robert Jackson209 utilise pour la première fois la notion de « quasi-Etat », notion qui sera remplacée par celle d’Etat « effondré » pour désigner la déliquescence de l’autorité d’un Etat. Anthony Lake utilisera l’expression d’« Etat failli » défini par le Crisis States Research britannique comme « un Etat qui ne peut plus assurer la sécurité et qui n’a plus aucun contrôle sur son territoire et ses frontières ». Serge Sur indique que les Etats dits « défaillants » sont une « dérivé de la formule américaine de failed states »210. Selon Olson, un Etat failli est « confronté a de sérieux problèmes qui compromettent sa cohérence et sa pérennité » étant donné leur incapacité à gérer les rivalités ethniques, tribales, religieuses et/ou politiques qui mettent en péril l’autorité étatique et l’assise de l’Etat sur son territoire national. La fragilité étatique concerne largement les Etats africains, notamment en Afrique centrale – région des grands lacs Rwanda, RDC – ou en Afrique de l’Ouest – Libéria, Sierra Leone – ainsi que les Etats nés de la fragmentation de la Yougoslavie et de l’URSS, certains Etats n’offrant que « l’apparence d’une structure juridique organisée »211. En effet, derrière la façade étatique « se manifestent la prédation de groupes, entre politique et criminalité, l’absence d’esprit de service public, l’exploitation voire l’asservissement des populations, l’affrontement sur des bases ethniques ou communautaires, les exactions, qui peuvent à tout moment conduire à des guerres civiles »212. La classification proposée par le Failed State Index, base de données annuelle réalisée par le think tank The Fund For Peace, permet d’approcher aussi bien quantitativement que qualitativement la notion d’Etat défaillant en classant les Etats selon leur propension à la faiblesse et à la faillite à partir de critères tant économiques et sociaux que politiques. Les 12 indicateurs de faillite de l’Etat prennent en compte entre autres la corruption et la criminalité, le degré de recouvrement de l’impôt, les déplacements de populations, les inégalités entre les groupes sociaux, les discriminations, les contraintes environnementales…Les résultats pour l’année 2009 sont éloquents : 38 Etats seraient considérés comme faillis et 131 États des 177 étudiés nécessiteraient une attention particulière car possédant une certaine faiblesse voire un risque accru de faillite de l’État213. 209 JACKSON R. (1993), Quasi-States: Sovereignty, International Relations and the Third World, Cambridge Studies in International Relations 210 SUR S. (2006), Relations Internationales, Domat politique – Montchrestien, 4ème édition 211 Ibid. 212 Ibidem. 213 Le classement 2009 des États faibles et faillis : 1 Somalie, Zimbabwe, Soudan, Tchad, 5 RDC, Irak, Afghanistan, République Centrafricaine, Guinée, 10 Pakistan, Côte d’Ivoire, Haïti, Myanmar, Kenya, 15 Nigeria, Éthiopie, Corée du Nord, Yémen, Bangladesh, 20 Timor Oriental, Ouganda, Sri Lanka, Niger, Burundi, 25 Népal, Cameroun, Guinée Bissau, Malawi, Liban, 30 Congo, Ouzbékistan, Sierra Leone, Géorgie, Libéria, 35 Burkina Faso, Érythrée, Tadjikistan, 38 Iran 78 L’implantation des acteurs illégaux et la perpétration des trafics transnationaux prennent une ampleur supplémentaire lorsqu’ils s’ancrent au sein d’un État, plus particulièrement au sein des États faibles et faillis. Les narco-Etats sont des entités étatiques déliquescentes dont la principale source de revenus est l’argent de la drogue : il s’agit d’une zone grise territorialisée dans un État qui connaît sur son territoire d’importants trafics de drogues qui se répercutent dans la sphère économique légale, jusqu’à en faire une entité étatique vidée de son autorité et de son assise territoriale dans certaines parties de son territoire livrées aux acteurs illégaux. L’État faible qu’est la Colombie (I) et l’Afghanistan, Etat failli par excellence (II), sont deux archétypes du narco-Etat et représentent bien la logique de territorialisation des zones grises à l’échelle d’un État. I – La Colombie est-elle toujours l’archétype du « narco-Etat » ? La présence de narcotrafiquants fortement implantés sur le territoire colombien et l’existence de plusieurs groupes de guérilla armée révolutionnaires voulant renverser le régime ont progressivement fait sombrer le pays dans un État de faiblesse chronique. Depuis plusieurs années, l’autorité étatique colombienne ne contrôle plus tout son territoire, de vastes zones grises s’étant formées et l’État central n’est plus le seul à représenter le monopole de la production de biens politiques et le monopole de la violence physique légitime. Plusieurs entités illégales se territorialisent au sein de la Colombie. D’abord les narcotrafiquants, intermédiaires puissants de la filière drogue qui font le lien entre production par les paysans locaux et acheminement de la drogue auprès des aires de consommation : ces trafiquants de drogues ont pris en Colombie une forme d’organisation particulière, les cartels. Viennent ensuite les deux principaux groupes de guérilla présents sur le territoire national : les Forces Armées Révolutionnaires de Colombie (FARC-EP) et l’Armée de Libération Nationale (ELN) qui se livrent depuis les années 1960 à des tentatives de déstabilisation du gouvernement national et qui sont fortement implantés sur le territoire colombien. En dernier lieu viennent les groupes paramilitaires d’autodéfense, les AUC, sorte de milice privée remplaçant l’armée colombienne inexistante dans certaines régions. Afin de comprendre l’ampleur de la faiblesse du narco-État colombien, il conviendra d’étudier l’implantation territoriale concurrentielle à l’État des acteurs illégaux en Colombie, notamment l’implantation des narcotrafiquants sur le territoire national (A) et la création d’un 79 proto-État criminel au sein de la Colombie ainsi que la concurrence politique que la guérilla représente (B), faisant ainsi pencher la balance de la Colombie vers un État faible en faillite. A. Le processus d’implantation territoriale des narcotrafiquants en Colombie La drogue est au centre des luttes de pouvoir en Colombie, tant militairement au sein des zones de conflit que politiquement dans les sphères du pouvoir politique : la drogue y est un enjeu électoral, un objet de confrontation, une source de revenus et une arme politique. L’alliance entre les cartels de la drogue et les groupes d’autodéfense offrent aux acteurs illégaux une assise territoriale et économique qui concurrence largement l’État et pèse lourd sur son développement. 1. Les cartels de narcotrafiquants en Colombie Le terme « cartel » désigne en économie les accords que font certains producteurs dans une même branche industrielle dans le but de limiter la production, fixer les prix, se répartir les marchés, déterminer les quotas de vente et partager les bénéfices214. Les cartels fonctionnent comme une entreprise industrielle et commerciale légale215 avec ses chefs qui négocient les marchés, ses spécialistes qui se chargent des travaux concrets (transport, blanchiment…). Un cartel ressemble à une pyramide à étages opérant une compartimentation des tâches. Au final, la réalisation d’économies d’échelle démontre le fonctionnement comme une entreprise transnationale des cartels : le trafic illicite de drogues semble fonctionner comme une véritable « entreprise en réseau »216. Criminels pour certains, sauveurs pour d’autres, les cartels ont donné des emplois et des ressources à de nombreux agriculteurs217. Dès la fin des années 1970, la Colombie n'est alors qu'un modeste producteur de feuilles de coca et de pâte-base en comparaison du Pérou et de la Bolivie : le pays n’est actif dans le narcotrafic qu’au niveau de l'élaboration de la cocaïne pure et dans son transport vers les aires de consommation. Dans la mesure où l'essentiel des bénéfices est réalisé dans la phase de 214 DELPIROU A. et MACKENZIE E. (2000), Les cartels criminels, Cocaïne et héroïne: une industrie lourde en Amérique latine, Criminalité Internationale – PUF 215 DASQUE, J.-M. (2008), Géopolitique du crime international, Référence Géopolitique, Ellipses 216 CRUZ A. (2006), Les organisations du trafic de drogues en Colombie, Cultures & Conflits, Articles inédits, 2008 217 Pablo Escobar a été pratiquement élevé au rang de divinité indienne auprès des populations rurales (DASQUE 2008)… 80 l'élaboration et de la livraison aux pays consommateurs, il en résulte une accumulation spectaculaire de revenus aux mains des narcotrafiquants colombiens. En Colombie, les cartels se sont formés autour du trafic de drogues : le narcotrafic est la raison d’être des trafiquants. Ce que l'on va désigner comme cartel n'est que l'association de divers entrepreneurs dans un même réseau218 : il n’est cependant pas à la portée de tous de tisser les accords internationaux nécessaires au fonctionnement des réseaux d’où la qualité d'entrepreneurs des chefs de ces grands réseaux qui ont réussi à s’implanter au sein de la Colombie. En effet, plus que des considérations politiques, c’est la défense de leurs intérêts commerciaux qui pousse les narcotrafiquants à s’organiser et à accroître leur assise territoriale. Selon des estimations, les narcotrafiquants ont acquis 48 % des meilleures terres arables du pays219. Les domaines des narcotrafiquants sont passés d’environ 1 million d’hectares en 1985 à 4,5 millions d’hectares dans les années 2000220. L’achat d’exploitations agricoles par les narcos leur a permis de s’associer à des activités légales et de s’assimiler aux entrepreneurs locaux. Cette forte emprise territoriale a permis de renforcer la production de drogues, notamment par l’installation de laboratoires de raffinage directement au cœur des aires de production. L’État est donc loin d’assurer sur son territoire le monopole de la violence : un modèle alternatif institutionnalisé et territorialisé a pris la place de l’autorité étatique colombienne. Le contrôle territorial des narcotrafiquants implique l'appropriation des ressources qui circulent dans des zones de production de la drogue mais le contrôle territorial des narcotrafiquants n'est pas nécessairement monopolistique car il cherche fondamentalement à garantir la sécurité et le développement du commerce. Les réseaux du trafic de drogues, même s'ils privilégient la participation familiale, doivent s'ouvrir et faire preuve de flexibilité pour permettre la production et la circulation de la drogue. L’accès aux marchés d’exportation étant prioritaire, les narcotrafiquants colombiens agissent d’abord en fonction de la gestion des réseaux de commercialisation : cette étape n’est possible que si les trafiquants possèdent une assise territoriale stable en Colombie. En ce sens, la territorialisation des narcotrafiquants au cœur d’un espace de production est la condition première à l’existence d’une filière transnationale de la drogue. 218 PECAUT D. (2002), Trafic de drogue et violence en Colombie, Cultures & Conflits, 03, Automne 1991 MEZA R. (2005), Trafic de drogue et conflit armé en Colombie, une relation symbiotique ?, Les Cahiers de la Sécurité n°59, 4ème trimestre 2005, INHES, pp. 39-62 220 LABROUSSE A. (2004b), Colombie : le rôle de la drogue dans l’extension territoriale des FARC-EP (19782002) in LABROUSSE A. (2004), Géopolitique des drogues illicites, Hérodote n°112/2004, La Découverte 219 81 Les années 1970 marquent l’explosion de la demande américaine en coca et en cannabis. Les gros commerçants opèrent une reconversion totale dans la cocaïne et en 1977, le cartel de Medellin est né : les narcodollars inondent le pays, qui s’en sert pour effectuer d’énormes placements et développer ses sociétés de crédit221 et les profits générés par les narcotrafiquants permettent d’acheter toujours plus de terres. La première génération de narcotrafiquants colombiens – les « cartels », en particulier ceux de Medellín et de Cali222 – s’est structurée autour du trafic de drogues et non l’inverse. Seul Medellin a pu garantir la circulation de la drogue grâce à un système préétabli de paiements à des policiers et douaniers. Le cartel se fait le « propriétaire » des routes et n’hésite par à les « louer » aux autres trafiquants dans les années 1980. C'est à partir de 1988 que la guerre éclate entre Pablo Escobar du cartel de Medellin et les frères Rodriguez Orejuela de Cali, qui se soldera par la désarticulation des deux cartels au début des années 1990. La mort d’Escobar en 1993 et l’emprisonnement des frères Orejuela produisent un effet d’affaiblissement des deux principaux cartels colombiens : faute de chefs historiques capables de reprendre la tête du mouvement, le milieu des années 1990 marque la fin des cartels de la première génération. Le temps des cartels est donc terminé en Colombie mais le trafic continue sous la forme d’une centaine de petites structures : la seconde génération d’organisations qui domine actuellement le paysage du narcotrafic sud-américain est une structuration en « proto-cartels » plus décentralisés et moins vulnérables. Ces « cartelitos » accumulent l’expérience de la génération antérieure de trafiquants et s’organisent en cellules moins grandes et plus discrètes. Les nouvelles structures préfèrent partager les étapes du trafic avec leurs homologues mexicains et exploitent de nouvelles routes, utilisent de nouvelles technologies. La deuxième génération des organisations du trafic de drogues a montré une grande capacité d'adaptation aux nouvelles circonstances du commerce illicite dans les années 1990 : cet apprentissage est à la fois une conséquence de la chute des grands cartels et le fruit d'une concurrence pour le contrôle des routes et des marchés223. En termes économiques, les narcotrafiquants opèrent aujourd’hui en suivant les règles de la flexibilité et de la décentralisation caractéristiques des entreprises soumises aux exigences des marchés globalisés et de la concurrence. Suivant en quelque sorte un modèle de sous-traitance, le processus de production se trouve fragmenté et gagne en discrétion et mobilité : la fragmentation du processus au sein de diverses entreprises spécialisées contribue 221 DASQUE, J.-M. (2008) Du nom des deux villes colombiennes dans lesquelles les premiers cartels se sont originellement structurés. 223 CRUZ A. (2006) 222 82 de plus à la sécurité du commerce. Lorsqu'un secteur est frappé, ce n'est pas toute la chaîne qui est démantelée et la continuité du commerce n'est pas compromise comme s’était le cas avec les cartels. Aujourd'hui, les organisations du trafic de drogues en Colombie s'occupent moins du transport direct de la drogue en direction des Etats-Unis car ce rôle a été concédé à des organisations mexicaines. Faisant preuve d’une grande flexibilité et d’innovation, les narcotrafiquants n’ont pas hésité à forcer les paysans producteurs à modifier les schémas de plantation de la coca en réalisant une atomisation des parcelles, abandonnant les grandes surfaces cultivées au profit de petites plantations d’un maximum de trois hectares. On assiste également à une dispersion des aires de production dans un nombre de plus en plus important de départements colombiens mais aussi de la plantation dans les parcs naturels protégés nationaux. L’association de la drogue avec des cultures licites, comme c’est le cas dans la région de culture du café, rend difficile la connaissance réelle de l’étendue des cultures illicites et leur localisation précise. Ni organisation pyramidale centralisée, ni système de sous-traitants en concurrence, ni réseau de concessionnaires franchisés, il faut reconnaître que coexistent plusieurs manières de produire et de distribuer la cocaïne224 : loin d’une intégration verticale assignant aux soustraitants des tâches spécifiées, le trafic de drogue s’apparente à un enchevêtrement de filières. Il est évident que la Colombie n'a pas connu une mafia de style italien mais plutôt une organisation hybride, un « crime organisé de type mafieux »225 structuré exclusivement autour de la logique économique du trafic de drogues et répondant au besoin de structuration d’un acteur économique tourné entièrement vers le narcotrafic. Aujourd’hui, les cartelitos sont comme des « PME de la drogue »226 : les réseaux latino-américains sont donc des réseaux très souples ou plutôt un enchevêtrement de réseaux mafieux susceptibles de travailler ensemble. 2. Le poids de l’illégal sur l’Etat central A mesure que les narcotrafiquants consolident leur puissance économique, ils renforcent leur emprise territoriale sur la Colombie en investissant des sommes considérables dans l'achat de terres. Concurrencé par des groupes illégaux non-étatique, l’Etat n’est désormais plus le seul à fournir à la population des biens politiques et les acteurs illégaux peuvent désormais s’implanter librement sur le territoire national. La faiblesse de l'Etat 224 KOPP P. (1992a), La structuration de l’offre de drogue en réseaux, Revue Tiers Monde, t. XXXIII, n°131, Drogues et développement 225 CRUZ A. (2006) 226 DASQUE, J.-M. (2008) 83 colombien se manifeste concrètement par deux grandes carences qui laissent à penser que la Colombie est un Etat faible : d'une part son incapacité à contrôler son propre territoire et d'autre part la corruption qui caractérise son administration. L'Etat n'a en général pas les moyens de s'opposer aux acteurs illégaux et est en outre infiltré au sein même de sa propre administration. Enfin, dans une partie évaluée actuellement au tiers de l'ensemble du territoire colombien, l'Etat n'existe pas ou du moins pas de manière permanente : les lois de l'Etat central ne s'appliquent pas dans ces territoires et une forme de justice, de régulation sociale et d'imposition est dispensée par un autre acteur concurrent de l'Etat. Ces zones sont celles que contrôlent totalement les FARC, l'ELN et les paramilitaires des AUC. L'économie, la politique et l'éducation relèvent de mécanismes différents de l’administration centrale. Jusqu’au développement de l’économie de la drogue, la Colombie était un pays au degré de corruption relativement faible. Mais la corruption a vite pénétré dans toutes les sphères sociales et politiques du pays, jusqu’à l’éclatement du scandale qui éclaboussa le président Ernesto Samper en 1994, élu grâce aux dons du cartel de Cali. Des années 1970 jusqu’au milieu des années 1990, le Pérou et la Bolivie constituèrent la base productive initiale de la chaîne de la drogue en fournissant aux raffineurs colombiens les produits intermédiaires basés sur la coca (feuilles de coca et pâte base). Mais à partir de la seconde moitié des années 1990, la Colombie opère une conversion en tant que pays producteur du fait de l’augmentation spectaculaire de la culture du cocaïer en Colombie même227. Depuis les années 1990, la Colombie est passée de « petit » producteur de coca à maître de la filière et ne dépend plus de la Bolivie et du Pérou pour son approvisionnement en feuilles de cocaïer228. La faiblesse des institutions nationales, la corruption endémique qui y existe, la forte implantation territoriale de l’illégal et la prégnance du trafic de drogues font de la Colombie un État faible singulier que l’on peut qualifier de « narco-État ». B. L’existence d’un proto-État criminel colombien L’essor du FARC depuis une quarantaine d’années a été étroitement lié aux contrôles territoriaux par la guérilla229. La multiplication des fronts de la principale organisation de guérilla colombienne au début des années 1980 est incompréhensible si l'on ne considère pas les ressources que l’organisation tire de l'économie de la drogue et de son implantation dans 227 MEZA R. (2005) DELER J.-P. et al. (2003), Le bassin des Caraïbes : interface et relais entre production et consommation de drogues, Mappemonde n°72, 2003.4 229 LABROUSSE A. (2004b) 228 84 les zones de culture des plantes à drogue230. La drogue a permis par ailleurs à la guérilla d’élargir sa base sociale en régulant le marché des produits illicites et en protégeant les paysans des incursions des forces de l’ordre. Les FARC contrôleraient 30% du territoire colombien231 c'est à dire que le tiers de la Colombie serait une zone grise libre de droit national dans lequel seul les FARC possèdent une autorité politique légitime et le monopole de la violence physique. Depuis la désarticulation des cartels, il est possible d’observer une tendance incontestable des FARC à ne plus se contenter de percevoir des taxes aux différents niveaux de la production et du trafic, mais à s’impliquer de plus en plus directement dans les activités liées au narcotrafic proprement dit. 1. L’assise territoriale des FARC : un État dans l’État Il est possible de distinguer trois zones territoriales connaissant une présence de la guérilla mais possédant un degré d’implantation et de contrôle différent : les zones où les FARC exercent une influence sur la population ; les zones de refuge et les régions d’où ils extraient des ressources. Dans de nombreuses régions, la prise de contrôle par l’armée nationale ou par les paramilitaires de territoires difficilement accessibles requiert la mobilisation de moyens considérables et entraîne « l’impossibilité de tenir longtemps le terrain qui est réoccupé ensuite par la guérilla »232. La culture et le trafic de drogue ont eu une influence primordiale sur l’extension territoriale du FARC depuis que la guérilla a commencé à toucher à la drogue dans les années 1980. Le contrôle territorial découle des relations entretenues par les FARC avec les paysans qui cultivent la coca et le pavot. D’ailleurs en 1983, l'ambassadeur des États-Unis en Colombie dénonce la collaboration des guérillas colombiennes avec les trafiquants : il lance à ce propos l'expression de « narcoguérilla ». L’argent de la drogue représenterait 30 % à 40% des ressources financières des FARC. Au début des années 1980, lorsque la culture du cocaïer commence à prendre de l’extension dans les zones contrôlées par les FARC, la guérilla a très vite réalisé que les cultures illicites participaient à la stratégie de survie des paysans qui formaient leur base sociale. En effet en 1980, 80% des cultures de cocaïers, qui couvraient encore moins de 10 230 PECAUT D. (2002) CILLUFO F. (2000), The Threat Posed from the Convergence of Organized Crime, Drug Trafficking and Terrorism, Testimony of the Deputy Director, Global Organized Crime Program, Director, Counterterrorism Task Force, Centre for Strategic and International Studies, Washington (D.C). to the US House Committee on the Judiciary Subcommittee on Crime, December 13, 2000 232 LABROUSSE A. (2004b) 231 85 000 hectares, s’effectuaient dans des territoires contrôlés par les FARC. La guérilla établissait le prix de la coca payée par les commerçants aux petits paysans propriétaires de leurs champs, en échange d’un prélèvement de 7% à 10% sur le prix de vente de leur récolte. En échange d’une obéissance stricte aux règles qu’elle impose, la guérilla propose un certain nombre d’avantages : fourniture de services (éducation et santé), monopole de l’usage de la force et administration de la justice. Depuis les années 1980, les FARC se posent comme une alternative à l’État colombien sur son propre territoire. Les relations des FARC ont été relativement bonnes avec le cartel de Cali et avec des membres importants du cartel de Medellin comme Carlos Lehder et Pablo Escobar. Les FARC ont accepté, moyennant finance, de protéger les laboratoires et les pistes d’atterrissage des narcos lorsqu’ils étaient dans des zones où opérait la guérilla et même de servir d’escorte aux trafiquants. Ces relations vont devenir extrêmement conflictuelle avec les nouveaux chefs des organisations type « cartellitos ». À partir de 1998, un nouveau pas est franchi : les FARC décident d’éliminer les intermédiaires allant de ferme en ferme collecter la pâte base fabriquée par les paysans – les chichipatos – pour le compte des trafiquants. L’objectif des FARC est de s’approprier la plusvalue résultant du rôle d’intermédiaire entre les paysans et les trafiquants : pour contrôler ces activités, les FARC utilisent des milices composées de sympathisants « qui deviennent la colonne vertébrale de l’articulation de la guérilla avec le circuit économique de la drogue »233. Les FARC créèrent ces milices populaires chargées de contrôler la population et la croissance des cultures illicites : ces groupes commirent de tels abus à l’encontre du reste de la population que la guérilla dut les éliminer et prendre en main le contrôle de l’économie de la drogue à travers les impôts et la régulation du marché. Ainsi les FARC renforcent toujours plus leur assise territoriale au sein de l’État colombien. Au sein des zones d’implantation territoriale du FARC se trouve une zone grise particulière, sorte de « refuge » pour la guérilla : il s’agit d’une zone démilitarisée nommée « despeje »234 au centre du pays couvrant environ 42 000 km², soit la taille de la Suisse235 (voir Annexe 18). Les négociations de paix initiées par le gouvernement d’Andrés Pastrana en 1998 avec les FARC ont impliqué l’octroi de cette zone. La zone n’existe plus depuis 2002, date de la fin des « négociations de paix » avec le gouvernement mais les FARC ne se sont 233 Ibid. Signifiant « dégagé ». 235 CILLUFO F. (2000) 234 86 pas empressés de remettre au gouvernement le territoire qu’ils occupent. Il est admis que les FARC ont fait de cette région une base arrière de leurs opérations régionales et une zone de transit et de stockage de la drogue et des armes circulant à travers le pays236. Au sein de la despeje, les FARC possèdent leurs propres laboratoires de transformation de cocaïne, ce qui contribue au financement de la guérilla et à contrôler la majeure partie des étapes de la chaîne du trafic237. 2. Vers la faillite d’un Etat faible ? Depuis l'arrivée au pouvoir d'Alvaro Uribe en 2002, la situation semble avoir évoluée vers une reprise du conflit : la volonté affichée du président de reconquérir les zones hors du contrôle de l'Etat et de combattre les cultures illicites s'est matérialisée par des combats de plus en plus nombreux et violents entre l'Etat et ses concurrents, en particulier les FARC. Sur le terrain ce combat semble être relativement fructueux dans la mesure où de nombreuses zones qui étaient totalement hors de portée de l'Etat se sont réintégrées au territoire national. Les récentes victoires de l'Etat colombien sur la guérilla marxiste des FARC sont d'autant plus importantes que les zones conquises étaient bien souvent des lieux de production massive de coca : en plus de la perte des chefs historiques, le déclin actuel des FARC tant au niveau militaire qu'économique et politique est lié en grande partie à la perte de ces ressources. Aujourd’hui, avec la perte de vitesse du FARC, la Colombie reste un Etat faible : en effet, le recul de la guérilla et la perte d'une grande partie du territoire sous son contrôle laisseraient penser que le gouvernement colombien a repris le contrôle de ces zones mais la présence d'autres groupes armés illégaux n'a fait que modifier en partie le problème. L'armée colombienne, si elle a réussi à conquérir des zones importantes du territoire, n'a en revanche pas les moyens de s'y maintenir. Peu à peu les groupes paramilitaires regroupés sous la forme des Autodefensas Unidas de Colombia (AUC) ou forces d’autodéfense colombiennes, se sont transformés en armées privées : désormais il ne s'agit plus de groupes armés soumis aux forces de sécurité ou au pouvoir des « narcos ». Les AUC sont une sorte de conglomérat d’organisations paramilitaires opérant sur l’intégralité du territoire national238 et plus 236 HOFFMAN B. et CRAGIN K. (2003), Arms Trafficking and Colombia, Prepared for the Defense Intelligence Agency – National Defense Research Institute, RAND Corporation 237 A l’exception de ce qui génère le plus de profit, l’exportation et la distribution au niveau des consommateurs, assurée aujourd’hui par les narcotrafiquants mexicains. 238 Ibid. 87 particulièrement dans les zones où l’État colombien a perdu de son autorité. Les groupes paramilitaires sont devenus des armées de combattants dotés d'une doctrine, d'une identité symbolique et d'un armement de guerre de plus en plus sophistiqué qui permet à leur chef de s'assurer la mainmise sur le pouvoir local. Les paramilitaires se sont transformés en microEtats dans de nombreuses zones rurales du pays. Auparavant bandes armées de protection à la solde de riches ruraux et de trafiquants de drogue, ces groupes armés se sont convertis en organisations militaires et politiques qui imposent la sécurité, reçoivent les excédents des productions illicites, rendent la justice et garantissent ainsi la suprématie de leurs commandants au niveau local239. Leur fondateur, Fidel Castano, est un ancien membre du cartel de Medellin qui avait rompu avec Pablo Escobar, chef historique du cartel de Medellin. Réunies et entraînées par les Etats-Unis dans les années 1960, leur fonction était à la fois de lutter contre les différents groupes armés révolutionnaires (et contre les mouvements populaires censés être leur base sociale) et de protéger les laboratoires des trafiquants qui ont assez rapidement investi dans l’achat de terres dans ces régions240. Présentes dans pratiquement tous les départements du pays, elles font une vraie guerre de contrôle du territoire aux mouvements de guérilla pour récupérer les régions productrices de coca. L’autre mission des AUC est d’étendre leur contrôle des zones de production de drogues au détriment du FARC et de l’ELN : l’emprise territoriale illégale se renforce donc en Colombie au détriment d’un Etat central incapable de gérer la soustraction d’une partie de son territoire à son autorité. Les AUC se sont également lancées dans la production directe de drogues : on a pu noter qu’une grande partie de la cocaïne réceptionnée dans les ports espagnols, belges et hollandais provient de ports des côtes pacifiques et atlantiques situés dans des territoires sous le contrôle politique et militaire direct des AUC. Après le 11 Septembre 2001, les États-Unis ont placé les AUC sur la liste des organisations « narcoterroristes » au même titre que les FARC et l’ELN et ont réclamé l’extradition de leurs leaders sous l’accusation de trafic de drogue. Véritable armée privée de plus de 10 000 hommes, leur budget dépasse les 8 millions de dollars par an, dont 70% proviennent du narcotrafic241. De la même manière que la guérilla, les paramilitaires ont ainsi construit un Etat parallèle dans les régions rurales où prédominent de grandes propriétés foncières. Le but, 239 DUNCAN G. (2005), Les seigneurs de la guerre à la conquête des villes de Colombie, Drogues et antidrogues en Colombie – Les cahiers de la sécurité, INHES 240 LABROUSSE A. (2004b) 241 NAPOLEONI L. (2004), Terror Inc. Tracing the Money Behind Global Terrorism, Penguin Books, New York 88 comme pour les FARC est de contrôler les zones de production de drogues. Grâce à leur puissance militaire et à leurs ressources dues au trafic de drogue, les AUC se battent aujourd'hui dans le but de contrôler les activités stratégiques dans les grandes villes. Leurs sanctuaires ruraux et leurs nombreuses connexions avec les cartels leurs permettent d'accumuler un réseau de relation et de pouvoir : ils sont aujourd'hui capables d'intervenir dans les guerres entre cartels, dans l'attribution de marchés publics, dans la corruption des institutions et des administrations des grandes villes. Les AUC se sont révélées être une confédération de « seigneurs de la guerre » très influente au sein du système politique colombien : elles ont réussi à accéder à des postes très importants dans le domaine législatif et contrôlent directement de nombreux gouvernements régionaux, leur offrant une protection législative contre le pouvoir judiciaire242. II – L’Afghanistan : un Etat failli financé par la drogue La chute précipitée du régime des talibans à la fin 2001 accentue la perception d’un Etat laissé à la merci de clans s’affrontant entre eux : cette étape est l’aboutissement d’un long processus de faillite de l’Etat afghan qui prend racine avec les coups d’état successifs dans les années 1970 (CERI). La fuite des cadres, l’émiettement progressif des forces militaires, la prolifération des milices privées et les répercussions de l’invasion soviétique en 1979 ont fini par constituer des éléments d’accentuation du chaos total régnant dans le pays. Les guerres de leadership et leur internationalisation avec les soutiens extérieurs – notamment pakistanais et américains – finissent par voir triompher les talibans portés au pouvoir en 1996 jusqu’à leur chute en 2001. Sous administration talibane, pendant que le pays sombre toujours plus dans la faillite étatique, les provinces sont soumises à la charia et les « seigneurs de guerre » incarnent la réalité du pouvoir local243, les transferts mafieux de toute sorte (argent du Pakistan, trafic d’opium et d’héroïne, contrebande d’armes) servant de rente aux gouvernants. Le vide institutionnel se perpétue dans des zones entières échappant totalement au contrôle de l’Etat. Le tribalisme, les relations d’allégeances politiques traditionnelles, la difficile accessibilité de provinces entières compliquent la pénétration de l’administration. La longueur et la perméabilité des frontières et la banalisation de la culture de la drogue accentuent les phénomènes de criminalité transfrontalière et rendent plus complexe la mission de 242 DUNCAN G. (2005) CERI (2007), Les « Etats fragiles » constituent-ils une menace pour la sécurité internationale?, Conférence organisée par le CPHS, Programme du CERI sur la Paix et la Sécurité Humaine 243 89 reconstruction internationale du pays. L’indicateur le plus fiable de l’état de la production d’opium reste celui fourni par les superficies cultivées qui permettent de juger du niveau de contrôle politico-territorial de l’Etat : de ce point de vue là, les surfaces cultivées en Afghanistan sont telles que le pouvoir central ne contrôle plus l’intégralité de son territoire. La présence d’acteurs illégaux tenant le pouvoir au détriment de l’État dans certaines régions (A) et l’existence de trafics et d’une économie parallèle développée sont autant d’éléments qui tendent à faire sombrer l’Afghanistan dans un état de chaos avancé, ce qui ne veut pas forcément dire que le trafic de drogue n’a pas été encadré et contrôlé, laissant en suspens la question de l’existence d’un narco-Etat en Afghanistan (B). A. La désagrégation politique d’un État En Afghanistan, la fragmentation politique et militaire a permis un recours croissant à l’économie de la drogue qui à son tour a encouragé le développement de l’économie de guerre. Ce cercle vicieux a fonctionné jusqu’à l’éviction des talibans du pouvoir en 2001 mais dont les conséquences se font toujours sentir aujourd’hui. Les talibans ont largement profité de cette manne que représentait l’opium dans un pays en pleine déliquescence économique et dans lequel le coût de la guerre devenait de plus en plus lourd. Le contexte politique et économique afghan peut s’analyser au travers des tentatives de passage d’une économie de guerre à une économie de paix or le recours à un marché noir et une économie parallèle alimentée par la corruption et le trafic de drogue sont très présents en Afghanistan. Tout ces éléments conduisent à faire de l’Afghanistan un État failli dans lequel l’autorité politique n’est plus assuré par un État central 1. Une zone grise d’ampleur nationale Depuis les années 1980, le financement de la guerre contre les soviétiques a largement bénéficié de l’argent de l’opium : les synergies entre l’économie de la drogue et l’économie de la guerre se sont développées après le retrait de 1989 et la rupture consécutive des aides financières et militaires que l’Arabie saoudite et les États-Unis avaient apportées aux moudjahidin. L’apparition des talibans, ces « étudiants » afghans entraînés par les services secrets pakistanais et dirigés par le Mollah Omar, sur la scène politique afghane en 1994 puis l’affirmation progressive de leur emprise sur le pays, de la chute de Kaboul en 1996 jusqu’au contrôle de l’immense majorité du territoire afghan à la fin de la décennie, n’avaient à 90 l’évidence « aucunement freiné une culture du pavot dont ils avaient hérité »244. Il est probable que les revenus de la drogue ont avant tout contribué à renforcer leur potentiel militaire contre l’Alliance du Nord et à faire fonctionner le minimum de structures administratives dans le pays. La situation actuelle en Afghanistan n’est pas plus glorieuse que sous le régime taliban : misère des paysans auxquels ne parvient par l’aide internationale, incapacité du gouvernement central mis en place par les États-Unis de contrôler le pays et présence de chefs de guerre locaux compromis dans le trafic de drogues. On dénote la présence de plusieurs groupes armés et groupes terroristes présents sur le territoire afghan, notamment l’insurrection islamiste menée par Al Qaida, les groupes armés traditionalistes opposés au gouvernement central et les groupes criminels locaux profitant de la situation d’anomie pour réaliser des trafics en tout genre245. Une nébuleuse de groupes terroristes islamistes plus ou moins affiliés à Al Quaida sont également présents246. Les zones tribales pakistanaises semi-autonomes, à la frontière avec l’Afghanistan, sont une vaste zone grise échappant totalement au contrôle du gouvernement pakistanais. Cette vaste zone montagneuse et désertique, appelée North-West Frontier Province, regroupe les espaces géographiques du Baloutchistan et du sud Waziristân (voir Annexe 15). Le Baloutchistan pakistanais possède 1200 km de frontières avec l’Afghanistan et 900 km avec l’Iran et est en contact direct avec la province de l’Helmand afghan : c’est donc un lieu de transit privilégié des drogues entre l’Afghanistan et le Pakistan. Les zones tribales pakistanaises sont une voie majeure des trafics de drogues régionaux car elles permettent de rejoindre Karachi, le plus important centre de consommation du pays et de rejoindre les ports d’exportation internationale de la côte de Makran. La région profite également de sa situation frontalière privilégiée au regard du « pipeline des armes » mis en place dans les années 1980 pour lutter contre l’invasion soviétique en Afghanistan : le marché noir des armes, directement relié aux espaces de stockage, y est abondant. La région possède également un rôle important dans le financement et l’armement des rebelles afghans mais sert également de lieu de refuge à l’écart de tout contrôle gouvernemental. La présence directe sur le territoire afghan d’une telle zone grise ne fait que renforcer la porosité du territoire national. 244 CHOUVY P.A. (2006), Le défi afghan de l’opium, Etudes n°4056 LONSDALE M. (2008), Criminal activity in an insurgent environment. Afghanistan : a case study, Université Analyse des Menaces Criminelles Contemporaines, Août 2008 246 Hizb-i Islami Gulbuddin (HIG), Lashkar-e-Tayyiba (LET), Tehrik Talibani Pakistan (TTiP), Tehrik Nefaz-e Shariat Muhammad…tous des mouvements islamistes locaux prônant un islam radical et la liberation de leurs terres. 245 91 2. Marché noir et économie de guerre en Afghanistan La criminalité transfrontalière et la porosité des frontières renforcent la faillite de l’État afghan : du fait de contrôles frontaliers laxistes et corrompus, les acteurs illégaux peuvent se déplacer en relative impunité entre le Pakistan et l’Afghanistan. Ainsi les points de passages frontaliers de Torkham et Spin Boldak sont de véritables « passoires » pour les trafics. Plusieurs raisons expliquent cette porosité : plusieurs dizaines de milliers de personnes et des milliers de camions traversent la frontière chaque jour et la plupart ne possèdent pas de papiers, ce qui rend les contrôles impossibles. De plus la frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan est longue de 2400 km, ce qui permet de multiplier les points de passage illégaux laissés sans surveillance247. La présence d’un réseaux routier secondaire développé et d’un contrôle des frontières quasi inexistant a permis le développement des trafics transfrontaliers, notamment dans les villes de Kandahar et Quetta mais également avec l’Iran, l’Ouzbékistan et le Turkménistan. Des trafics transnationaux, facilités par les réseaux du trafic de drogues sont réalisés aux frontières : trafics d’armes, d’êtres humains, de faux documents, de pierres précieuses, d’essence. Une véritable « culture » des armes existe en Afghanistan248, particulièrement dans les zones tribales : en 2006, on comptait environ 10 millions d’ALPC en circulation dans tout le pays, la plupart des armes étant des vestiges de la Guerre froide, des fournitures russes pendant les années 1970 et du « pipeline des armes » américain. Des armes originaires des stocks soviétiques des Balkans continuent toujours à alimenter le marché noir. Mais se sont aussi les produits de consommation courantes qui sont passés aux frontières : l’économie informelle et de contrebande y est extrêmement développée et le marché noir remplace la plupart du temps l’économie légitime. Le régime des talibans, régime de toutes les privations du fait de la fermeture du pays aux produits étrangers, a connu une explosion de la contrebande et du marché noir. Les marchés noirs illégaux fonctionnent en Afghanistan comme leurs homologues légitimes : des produits illégaux ou des produits de consommation courante issus de la contrebande sont vendus dans des bazars locaux comme des marchandises légales sans être inquiétés par les forces de l’ordre249. Les activités criminelles ont été pendant des années de guerre un moyen de subsistance comme un autre : en l’absence d’une économie stable, d’infrastructures étatiques et d’un système social ou de 247 LONSDALE M. (2008) Obtenir une arme à feu est même un rite de passage à l’age adulte pour les hommes. 249 UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2003), The opium economy in Afghanistan, an international problem 248 92 santé, le marché noir et l’économie informelle se sont rapidement retrouvés au centre de la vie économique du pays. La corruption s’est institutionnalisée à tous les étages de la vie politique afghane, des gouverneurs locaux au gouvernement central ou encore des forces de police de proximité à l’armée. La corruption est tellement institutionnalisée en Afghanistan qu’elle est considérée comme « normale »250 : payer un officier de police pour régler un problème quotidien est beaucoup plus facile que de passer par un système judiciaire faible et inefficace251. Transparency International classe d’ailleurs l’Afghanistan comme le septième pays le plus corrompu en 2008252. Le trafic de drogue entraîne naturellement une corruption endémique en Afghanistan : la tentation est parfois trop forte pour les gouverneurs locaux ou les agents des forces de l’ordre253. La faiblesse des salaires dans l’administration publique et les forces de l’ordre pousse les fonctionnaires à utiliser la corruption comme un moyen de subsistance comme un autre. S’il semblerait que la territorialisation des trafics et des acteurs illégaux font de l’Afghanistan un Etat failli, peut-on réellement parler de ce pays comme d’un narco-Etat ? B. L’Afghanistan est-il un narco-État ? C’est la persistance d’une économie de guerre et le manque d’Etat centralisé qui a fait sombrer l’Afghanistan dans un « trou noir » anomique. Mais si le trafic de drogue y est extrêmement présent et a pendant longtemps financé en grande partie les revenus de l’Etat, il convient de mettre en question la réalité du terme « narco-Etat » vis à vis de l’Afghanistan. 1. La culture du pavot à opium en Afghanistan Plusieurs raisons politiques et économiques expliquent le développement de la culture du pavot à opium dans de telles proportions depuis les années 1980 en Afghanistan : le manque de contrôle gouvernemental ; la situation agricole désastreuse dans les campagnes à cause de la guerre ; la présence d’une économie de guerre depuis les années 1970 et le développement actif d’un marché noir de subsistance. Du point de vue de la rationalité des paysans afghans, le développement des cultures du pavot a été facilité pour d’autres raisons : 250 LONSDALE M. (2008) On dit d’ailleurs des afghans qu’ils « peuvent être loués mais pas achetés » (LONSDALE). 252 TRANSPARENCY INTERNATIONAL (2009), Baromètre mondial de la corruption 253 IRIN Documentary (2004), Bitter-Sweet Harvest: Afghanistan’s New War, IRIN Web Special on the threat of opium to Afghanistan and the region, Juillet 2004 251 93 c’est une culture bien évidemment beaucoup plus rentable que l’agriculture vivrière traditionnelle, les revenus produisent de fortes liquidités et la vente des produits issus de la culture est assurée. Le rôle de l’opium comme source de crédit pour les paysans s’explique par l’absence d’un système économique et financier étatique fiable. Depuis les années 1980, la production commerciale de pavot à opium est devenue pour nombre de paysans afghans un des seuls moyens de subsistance disponibles au cours des années de guerre et de nondéveloppement. Depuis 2001 et la chute des talibans, la culture du pavot à opium a été étendue à toutes les provinces du pays (voir Annexe 19). Les paysans, dont les superficies cultivables ont été détruites lors des bombardements systématiques des récoltes pendant l’invasion soviétique ou qui s’étaient réfugiés au Pakistan, ont été poussés à s’adonner à la culture du pavot pour des raisons de subsistance. Environ 10% de la population totale afghane participe à la culture du pavot à opium, ce qui représente 366 000 foyers soit 2,4 millions de personnes254. Même si les paysans afghans ne perçoivent qu’un quart du prix de l'opium cultivé, un tel pourcentage correspond à 5 400 dollars par hectare contre un revenu de 550 dollars pour l'hectare de blé : la culture de l'opium est donc quasiment dix fois plus profitable que l’agriculture vivrière traditionnelle255. Il est important de noter qu’aujourd’hui, il serait erroné d’associer automatiquement la culture de l’opium à la pauvreté de la population : l’économie de subsistance que la culture du pavot a pu représenter dans les années 1980 et 1990 n’est plus représentative de la réalité de la population paysanne locale. Les revenus estimés de la culture de l’opium « à la ferme » dépassent les 700 millions de dollars en 2008256 et ceux des exportations réalisées par les trafiquants de 2,2 milliards : l’économie de l’opium pèse au total presque 3 milliards de dollars, soit l’équivalent de la moitié du PIB du pays, donc un véritable moteur qui constitue une entrave au développement des activités légales. La réelle difficulté du pays vis à vis de la drogue ne tient donc pas au nombre d’afghans impliqués dans la narco-économie ni dans les faibles surfaces agricoles exploitées pour la drogue mais à la différence considérable de richesses qu’elle peut procurer par rapport aux autres activités économiques. 254 L’Afghanistan possède une population de 23 millions d’habitants et compte une moyenne de 6,5 personnes par foyer in UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2008d), Afghanistan opium survey 2008, Août 2008 255 ROUDAUT M. (2006), Route des Balkans 2006 : des trafics toujours plus intenses vers l’Union Européenne, Notes d’alerte MCC – Département de recherche sur les menaces criminelles contemporaines n°8 Octobre 2006 256 UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2008d) 94 2. Les talibans et le narcotrafic C’est à partir du moment où l’Armée Rouge s’est retirée du pays en 1989 et qu’un gouvernement moudjahidin s’est installé à Kaboul en 1992 que la production d’opium a explosé. Entre 1992 et 1994, alors que l’anarchie et le banditisme se développent dans tout le pays, on observe des affrontements violents entre factions moudjahidin, en particulier dans les provinces de l’Helmand, du Kandahar et du Badakhshan, dont le motif est le contrôle des champs de pavot à opium. Les talibans appliquaient à l’opium le système de prélèvement islamiste sur les récoltes et de redistribution aux plus pauvres, appelé ochor, dont une part était redistribuée aux personnes démunies du village et deux parts étaient gardées par les talibans. Ce prélèvement en nature était effectué sur la récolte de chaque produit : en ce qui concerne l’opium, la taxe était prélevée en nature à hauteur de un huitième de la production. Ainsi, les talibans ont taxé le commerce de l’opium comme toute autre production agricole, au travers des prélèvements de l’ochor sur les produits agricoles (10% maximum) et de la zakat (3% maximum), évitant de faire du pays un narco-Etat dans lequel le commerce de la drogue s’épanouirait sans aucun contrôle et dont les revenus nationaux dépendraient en grande partie de l’économie de la drogue. Ainsi la production d’opium est une manifestation de la crise afghane et non sa cause257. Entre 1996 et 2001, les talibans se sont comportés comme des rentiers vis à vis de l’opium en tournant la structure étatique vers l’absorption des narcoprofits : les talibans faisaient donc plus que « supporter » la présence de la culture de pavot à opium dans leur pays. En revanche, il n’existe pas de preuve que les talibans aient eux-mêmes géré des laboratoires d’héroïne ni exporté la drogue. A la fin du mois de Juillet 2000, le Mollah Omar, chef militaire et religieux des talibans, a fait publier un décret faisant de la production d’opium haram c'est à dire une faute morale contre les préceptes de la religion258. Les paysans, par peur des représailles, se sont généralement abstenus de semer le pavot à l’automne. Une étude de terrain du PNUCID menée au début de l’année 2001 dans les deux principales provinces productrices de l’Helmand et le Nangahar ainsi que dans les autres régions sous contrôle des talibans fait apparaître que les surfaces cultivée sont passées de 71 000 hectares en 2000 à 27 hectares en 257 BALENCIE J.-M. et LA GRANGE A. de (2001), Mondes rebelles, Paris, Michalon, coll. Documents, tomes 1et 2 258 Ses envoyés dans les zones productrices ont affirmé aux paysans que la sécheresse qui frappait le pays était une « punition d’Allah pour avoir cultivé la drogue ». 95 2001259. L’initiative du Mollah Omar avait sans doute pour objectif de lever un des principaux obstacles à l’attribution à l’ONU du siège de l’Afghanistan aux talibans alors qu’ils pensaient être en mesure de balayer en 2001 les forces de l’Alliance du Nord du général Massoud. A propos de drogues, le Mollah Omar répond « qu’à long terme notre objectif est de nettoyer complètement l’Afghanistan de la drogue. Mais on ne peut pas demander à ceux dont l’existence dépend entièrement de la récolte du pavot de passer du jour au lendemain à d’autres cultures et de trouver des marchés pour leurs nouveaux produits »260. En déclarant cette interdiction formelle de culture du pavot à l’été 2000, les talibans ont provoqué ce qui a été la réduction la plus importante et la plus rapide dans l’histoire du narcotrafic : en une année, les surfaces plantées en pavot avaient baissé de 90% et la production de 95%, passant de 3 276 à 185 tonnes entre 2000 et 2001261. Si les talibans n’ont pas éradiqué plus tôt le pavot, c’est d’abord pour ne pas perdre le soutien des tribus pachtounes dont les membres vivent de cette culture. C’est également parce qu’ils avaient besoin de trouver des ressources de financement alternatives pour financer la dernière étape de la guerre contre l’Alliance du Nord à un moment où les fonds en provenance d’Arabie saoudite et du Pakistan avaient tendance à diminuer. A la suite de l’intervention militaire des États-Unis en Afghanistan, les talibans abandonnent Kaboul puis Kandahar, leur fief du sud du pays fin 2001. La chute de la production d’opium et la chute du régime des talibans, évènements quasi concomitants, ont eu des conséquences auxquelles « le gouvernement actuel et la communauté internationale engagée dans la reconstruction du pays doivent toujours faire face aujourd’hui »262. La chute brutale et quasi-totale de la production d’opium avait eu un impact direct et prévisible sur le marché de l’opium, les mécanismes de l’offre et de la demande provoquant une hausse record des prix de l’opium à la ferme. Si avant la proclamation de l’édit du Mollah Omar l’opium se négociait en moyenne à 30 dollars le kg, au moment de la récolte du printemps 2001, les prix moyens à la ferme étaient soudainement montés jusqu’à 300 dollars. Comprenant leur erreur, les talibans autorisent de nouveau les paysans afghans à semer du pavot à opium fin 2001 mais début 2002, le gouvernement intérimaire de Karzaï déclare que la culture du pavot, la vente et la consommation de l’opium sont interdites sur le sol afghan. Malgré tout en 2002, 259 LANIEL L. et CHOUVY P.A. (2006), Production de drogues et stabilité des États, Rapport pour le CERI et le SGDN, Mai 2006 260 LABROUSSE A. (2004), Géopolitique des drogues illicites, Hérodote n°112/2004, La Découverte 261 CHOUVY P.A. (2006) 262 Ibid. 96 les rendements de pavot à opium sont de nouveaux à hauteur des productions de 1999263. Le gouvernement intérimaire est donc loin de contrôler l’évolution de la production d’opium comme les talibans le faisait jusqu’en 2001. Aujourd’hui, le narcotrafic est entre les mains d’un triumvirat composé des « seigneurs de guerre locaux » pachtounes, du crime organisé local et du reste des talibans contrôlant le trafic de drogue depuis le Pakistan ou des zones tribales pakistanaises264 : contrairement au régime des talibans, l’avenir de l’Afghanistan comme narco-Etat aujourd’hui semble donc tracé. La dernière étape dans l’implantation territoriale des zones grises supra-étatiques est caractérisée par l’existence de zones constituées par un regroupement de plusieurs proto-Etats criminels, formant ainsi de vastes zones anomiques. Section 3 – Les regroupements d’États : les zones grises poly-étatiques La dernière nuance de gris dans l’implantation territoriale des relations internationales illicites prend des proportions inégalées avec l’existence de regroupements d’États entiers tombés sous la coupe de l’illégal. Dans ces États, de véritables « trous noirs » se forment dans lesquels trafics et acteurs illégaux pénètrent, se territorialisent et gèrent la survie du proto-Etat comme une entreprise criminelle. Les espaces géographiques représentant ces entités ne sont plus des États au sens premier du terme mais représentent un vide sans autorité : ils ne subsistent qu’en tant qu’entité géographique vide de toute autorité étatique. Les biens politiques n’existent plus, le marché noir et l’économie parallèle remplacent le marché légitime, la sécurité ne s’obtient que de manière privée et l’état d’anomie y est total. Ces zones « déchues » et dévaluées sont à la merci totale des relations internationales illicites : ce n’est pas un hasard si ces zones voient proliférer en leur sein toutes sortes de trafics et d’acteurs illégaux et ont connu un développement économique rapide grâce aux trafics illégaux. Ces zones grises poly-étatiques particulières connaissent également le développement et l’implantation territoriale d’acteurs spécifiques qui sont aujourd’hui les 263 Une telle augmentation des superficies cultivées et des quantités produites a eu pour effet de faire chuter le prix moyen de l’opium à la ferme, de 300 à 92 dollars le kilo (ONUDC Afghanistan). 264 UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2009e), Addiction, crime and insurgency – The transnational threat of Afghan opium, Octobre 2009 97 maîtres incontestés de certaines filières des produits illégaux. La zone grise des Balkans (I) et l’Afrique de l’Ouest (II) sont l’archétype de ces zones grises regroupant plusieurs proto-Etats. I – La zone grise poly-étatique des Balkans Au sens géopolitique du terme, les Balkans regroupent les pays de l’ex-Yougoslavie (Serbie, Monténégro, Bosnie-herzégovine, Croatie, Macédoine, Slovénie et Kosovo), la Bulgarie, la Roumanie, l’Albanie et la Grèce. En terme de zone grise, les Balkans représentent un espace anomique de vaste ampleur qui dépasse le cadre strictement local et s’insère dans une réalité géopolitique transnationale. De plus, on note la présence d’Etats faibles comme l’Albanie et faillis avec le Kosovo qui permettent une intensification de la présence d’acteurs illégaux et de trafics transnationaux. Le tout forme une vaste zone où des Etats aux capacités et à l'efficacité limitées se montrent dépassés par une réalité criminelle solidement ancrée au niveau régional : au niveau politique, les Balkans représentent une adjonction de pays ravagés par la fin de la Guerre froide et l’éclatement de l’ex-Yougoslavie dès 1991. Depuis le debut des années 1990, les groupes criminels locaux et transnationaux profitent de la faiblesse des organisations de sécurité et de la porosité des frontières comme point d’entrée en Europe de l’Ouest pour proliférer en toute impunité dans la région des Balkans et se livrer à des trafics en tout genre265. Les relations internationales illicites recouvrent à la fois d’anciennes pratiques endémiques dans les Balkans comme la contrebande ou les flux de migrants clandestins ainsi que des trafics nouveaux organisés pour des « raisons d’État »266 comme le trafic d’armes, le détournement de l’aide internationale au profit des partis au pouvoir et des mouvements de résistance. Au final, les Balkans sont un amalgamme d’« Etatstrafiquants »267 qui profitent du désordre, des embargos et des conflits qu’ils ont tendance à cultiver. Les Balkans sont aujourd’hui décrits comme l’un des épicentres criminels les plus actif au monde, phénomène à la fois régional et transnational. La présence d’Etats faibles et faillis ne fait que renforcer la pénétration des groupes criminels locaux au sein des institutions nationales et la corruption268. La guerre, l’effondrement de l’économie légale, le manque de ressources économiques de base et les sanctions internationales imposées contre l’exYougoslavie ont offert les conditions idéales pour l’émergence du marché noir, de la 265 INTERNATIONAL CRIME THREAT ASSESSMENT (2000) DEBIE F. (2001), Les relations internationales illicites dans les Balkans occidentaux : État, criminalité et société, Dalloz - Revue internationale et stratégique, 2001/3 - n° 43 267 KOUTOUZIS M. (1995), Drogues à l’Est : logique de guerres et de marché, Politique étrangère, n°1/95 268 STOJAROVA V. (2007), Organized Crime in the Western Balkan, HUMSEC Journal, Issue 1 266 98 corruption, de la contrebande et d’une certaine forme de prise de contrôle du crime organisé sur les structures politiques locales. La réalité de la zone grise des Balkans ne peut se comprendre qu’à travers l’exploration du marché noir et de l’économie parallèle que les populations locales, aidées par les acteurs illégaux, ont mis en place dès les années 1950 et renforcés dans les années 1990. Mais la spécificité des Balkans comme zone anomique de grande ampleur répond aussi à la logique des acteurs criminels y proliférant : les trafics et la corruption n’auraient pas la même échelle sans la présence d’une « mafia » albanophone qui s’est développée en même temps que l’explosion de l’ex-Yougoslavie, au gré des besoins en produits de contrebande et illégaux pour alimenter aussi bien l’économie de guerre que le marché noir et l’économie parallèle informelle. De ce point de vue, c’est la zone grise des Balkans qui est à l’origine de la création d’un groupe criminel majeur sous la forme de la mafia albanophone. Les conditions tant politiques qu’économiques expliquent donc en partie l’émergence d’une telle criminalité mafieuse locale et l’insertion des Balkans dans une vaste zone de libre échange illégale transnationale : la fin du communisme, les guerres en ex-Yougoslavie et le manque de réformes permettant de palier à des économies nationales exsangues ont catalysé le recours à un marché noir parallèle et de trafics en tout genre (A) ainsi que le développement de la criminalité organisée d’origine albanophone (B). A. Caractéristiques de la zone grise des Balkans Les Balkans ont toujours constitué une zone géopolitique historiquement fragile : le concept même de « balkanisation » est fréquemment utilisé pour qualifier le processus de fragmentation et de désintégration de l’Etat. Une des causes principales de faiblesse des structures étatiques dans les Balkans se trouve dans le processus historique de formation de l’Etat-nation en tant que tel : depuis le retour des nationalismes, après la chute du communisme, la plupart des pays balkaniques ont eu à relever les défis d’une transition sociopolitique et économique complexe doublée d’une recherche identitaire nationale voire nationaliste avec la question des minorités et celle des frontières269. Les guerres qui se sont déroulées sur le territoire de l’ex-Yougoslavie ont par ailleurs stimulé des trafics illégaux et fait naître des réseaux criminels eux-mêmes dotés de capacités politiques et économiques. Les trafics en Europe de l’Est fonctionnent comme des vases communicants et c’est la raison pour 269 PASCALLON P. sous la direction de (2006), Les zones grises dans le monde aujourd’hui. Le non-droit gangrène-t-il la planète ?, Défense – L’Harmattan 99 laquelle la poly-criminalité est monnaie courante dans la région. La zone grise des Balkans est caractérisée par un important marché noir et l’existence d’une économie parallèle de guerre et de subsistance sur laquelle il faut s’arrêter afin de comprendre la spécificité de cette zone grise. Des années de privation sous le joug du communisme puis l’explosion de l’exYougoslavie n’ont fait que renforcer la prégnance des trafics illégaux au sein de la région qui dépassent le cadre strictement local et infra-étatique. 1. L’existence d’une économie parallèle de guerre et de subsistance Du fait de nombreuses années de guerre et de privation, l’existence et le développement massif d’un marché noir des biens de consommation courantes et des trafics divers a eu lieu au sein des anciennes démocraties populaires des Balkans puis des nouveaux Etats nés de l’explosion de l’ex-Yougoslavie : ce marché noir illégal était même une question de survie durant l’époque communiste et à plus forte raison pendant les guerres en exYougoslavie270 (PAPAPETROU). Des pays comme l’Albanie, la Roumanie, la Macédoine et la Bulgarie ont connu avec la chute du bloc soviétique une transition mal contrôlée et trop rapide vers l’économie de marché : des réformes non maîtrisées, l’explosion du chômage et l’écart toujours accru entre salaires et prix ont poussé les citoyens des Balkans à s’orienter vers le marché noir et l’économie parallèle des biens de subsistance et de consommation courantes271 qui se sont progréssivement substitués à l’économie légale. L’abolition des restrictions de mouvement pour les biens et les personnes en Albanie et Roumanie ont également facilité le recours à la contrebande transfrontalière : le marché noir et l’économie parallèle sont devenus des éléments essentiels et structurant de la nouvelle économie des pays des Balkans. L’économie parallèle a été plus que tolérée par les autorités locales étant donné leur implication parfois importante dans des trafics de produits illégaux et du fait de la corruption latente dans ces pays. En présence d’une zone de guerre, les populations civiles sont la plupart du temps livrées à elles-mêmes sans possibilité d’intervention gouvernementale pour rétablir l’ordre. L’économie traditionnelle légale s’étant effondrée, les civils ont dû compter sur les groupes armés ayant pris le pouvoir localement afin de se procurer des biens de subsistance et de consommation courante. Ces activités étant fortement lucratives pour le crime organisé et 270 PAPAPETROU A. (2008), Organized crime in the Balkans, Linköping University Sweden, January 2008 HAJDINJAK M. (2002), Smuggling in Southeast Europe. The Yugoslav Wars and the Development of Regional Criminal Networks in the Balkans, Center for the study of democracy 271 100 beaucoup moins formelles pour les citoyens, le marché noir et l’économie parallèle sont restés ancrés dans la réalité des Balkans post-conflits. Au final, tout le monde y trouve son compte : les civils survivent du mieux qu’ils peuvent grâce à l’alimentation du marché noir et les groupes criminels connaissent une expansion économique florissante. A cela s’ajoute une corruption endémique qui permet de faciliter la perpétration de ces trafics272 : à mesure que la tolérance gouvernementale pour le marché noir s’intensifie et que les officiels profitent de la situation, l’Etat de droit disparaît dans les méandres d’un système politique et économique parallèle qui caractérise la zone grise des Balkans. Les relations internationales illicites sont d’abord le produit du nouvel ordre politique et du nouvel ordre international dans les Balkans : c’est en effet la multiplication des États et la prolifération des sanctions internationales qui ont posées les bases des premièrs réseaux de contrebande internationaux de grande ampleur et conférées à ces trafics une dimension « para-étatique »273. La fermeture des frontières n’a fait qu’alimenter le besoin de contrebande, parfois encouragé par les Etats eux-mêmes. Ainsi les flux économiques mis en place pour répondre à la pénurie d’emplois, de ressources et de protection sont très largement illégaux dans la mesure où ils « échappent à la fiscalité, aux normes en vigueur sur le travail ou les produits, aux contraintes de change imposées par les nouveaux États »274. Après l’effondrement de l’économie légale et la perte de contrôle du gouvernement, les transactions illégales ont rapidement proliféré jusqu’à atteindre entre 30 et 50% des économies nationales des pays des Balkans. Environ un quart de l’argent en circulation dans les pays de l’exYougoslavie circule en dehors du circuit économique légal et seulement 20 à 30% des transactions financières prennent place au sein du cadre formel des banques et institutions financières légales275. L’économie parallèle est alimentée par le crime organisé et de manière détournée par les autorités officielles qui profitent des trafics et des pots-de-vin qui leurs sont distribués par la mafia albanophone en l’échange de leur silence. Les entreprises locales dans les Balkans préfèrent également passer par l’intermédiaire de l’économie parallèle informelle afin de faciliter leurs activités commerciales et échapper aux contrôles fiscaux. Face à l’ampleur de l’économie parallèle et du marché noir, il est presque naturel que la zone grise des Balkans soit le lieu de tous les trafics, sorte de plaque tournante internationale de l’illégal. 272 UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2008b), Crime and its impact on the Balkans and affected countries, Mars 2008 273 DEBIE F. (2001) 274 Ibid. 275 UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2008b) 101 2. Une plaque tournante internationale de tous les trafics Les Balkans sont la plaque tournante majeure du trafic de drogues mondial du fait de la connexion directe entre la Route des Balkans et le marché européen puis américain c'est à dire entre espaces de production, d’acheminement et de consommation. Les longues frontières terrestes et maritimes poreuses laissées sans surveillance pendant la guerre en ex-Yougoslavie sont le meilleur atout pour les trafiquants. La donne criminelle au sein du sud-est européen se caractérise ainsi principalement par la croissance du trafic d'héroïne sur la route des Balkans : celle-ci permet d'accroître la puissance financière de réseaux criminels développant leurs activités au sein de l'Union Européenne276. Les liquidités dégagées par les trafics locaux sont ensuite injectées dans d'autres trafics afin d’être blanchies au niveau régional, notamment dans l'immobilier par l'entremise de sociétés écrans. Les narcoprofits réalisés par la mafia albanophone au Kosovo seraient pour la plupart blanchis dans la région par l’intermédiaire d’une industrie de la construction immobilière en pleine explosion277. En 1997, lors du renversement politique albanais, les populations s’emparent des stocks d’armes militaires du régime albanais, représentant environ un million d’armes à feu et plus de 1,5 millions de munitions qui échappent en quelques semaines au contrôle gouvernemental278 : ces armes ont permis d’équiper les groupes armés locaux au Kosovo et en Macédoine mais se sont également retrouvées sur des théâtres d’opération extérieurs aux Balkans279. On estime à 8 millions la quantité d’armes légères en circulation constante dans les Balkans pour une population de 24 millions de personnes, soit une arme pour 3 personnes280. Le Kosovo, à cause de la présence de groupes armés et du manque de contrôle, fait office d’« armurerie à ciel ouvert »281. La Bulgarie est le point majeur de production de cigarettes de contrebande. Avec la guerre en ex-Yougoslavie, la production de tabac s’est trouvée privée de son débouché international, la Russie : les cultivateurs fournissent alors les mafieux macédoniens et albanais qui fabriquent des stocks de cigarettes clandestins. Le trafic a pour point de départ la région 276 ROUDAUT M. (2006), Route des Balkans 2006 : des trafics toujours plus intenses vers l’Union Européenne, Notes d’alerte MCC – Département de recherche sur les menaces criminelles contemporaines n°8 Octobre 2006 277 HAJDINJAK M. (2002) 278 KISS Y. (2004), Small Arms and Light Weapons Production in Eastern, Central, and Southeast Europe, Small Arms Survey Publication – Octobre 2004 279 STOHL R. et SMITH D. (1999), Small Arms in Failed States: A Deadly Combination, Failed States and International Security Conference, April 8-11, 1999 280 VALVERDE B. (2004), Le trafic illicite d’armes légères, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, Ecole Normale Supérieure, Septembre 2004 281 CAHIERS DE LA SECURITE (2009), Les organisations criminelles, Cahiers de la sécurité n°7 – JanvierMars 2009, INHES 102 frontalière entre la Grèce, la Bulgarie et la Macédoine et inonde le marché des pays balkaniques et celui, via l’Albanie, de l’Italie282. La vente annuelle de cigarettes de contrebande représente plus de 120 millions de dollars en Bulgarie, pays dans lequel les cigarettes trafiquées représentent 15% des ventes totales de ces biens. De 1990, début de la transition économique albanaise, à l'an 2000, plus de 15 % de la population albanaise a émigré en quête de meilleures conditions de vie, soit 500 000 personnes : du fait de leur position géographique, l’Italie et la Grèce sont devenus une terre majeure de transit des migrants clandestins albanais, à tel point que dans les années 1990, certains pensent que « l’Albanie déménage en Grèce »283. La corruption endémique régionale est palpable à trois niveaux : corruption des agents des douanes afin de faciliter le passage des produits illégaux dans et en dehors de la région et faciliter l’obtention de documents légaux pour exporter les marchandises ; corruption d’agents du gouvernement afin de couvrir les activités illégales de la mafia et enfin participation de ces agents gouvernementaux corrompus aux trafics284. Dans les années 1990, le népotisme et le clientélisme sont les principaux ressorts des Etats de l’ex-Yougoslavie : la corruption est monnaie courante, voire considérée comme « normale ». Ainsi les services secrets roumains de la Securitate ont été impliqués dans des trafics de drogues, d’armes et de cigarettes afin de financer leurs opérations, le gouvernement national n’étant plus capable de le faire. Ces agents de services secrets ont très largement profité de la guerre en ex-Yougoslavie pour se livrer à encore plus de trafics hautement lucratifs. Les Balkans sont l’épicentre du trafic d’êtres humains dans le monde, les pays « sources » étant principalement l’Albanie, la Bulgarie, la Moldavie, l’Ukraine et la Roumanie285. Les acteurs criminels croates, bosniaques et kosovars ont joué un rôle important pour assurer l’indépendance des deux pays et l’autonomie relative du Kosovo. La région des Balkans compte également la présence de groupes terroristes à la fois régionaux et internationaux comme le PKK kurde, les Brigades Islamiques tchétchènes ou encore le Hezbollah286. Au final, la zone de libre échange illégale des Balkans n’a rien d’anodine : il s’agit aujourd’hui d’une des zones grises les plus actives et les plus intégrées dans l’économie illégale mondiale. De ce fait, de nombreux acteurs prolifèrent au sein d’un cadre géopolitique lâche et meurti par les conflits nés de la 282 KOUTOUZIS M. (1995) MILETITCH N. (1998), Trafics et crimes dans les Balkans, Criminalité internationale – PUF 284 PAPAPETROU A. (2008) 285 UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2008b) 286 POLYAKOV L. (2003), New security threats in the Black Sea region, Razumkov Centre 283 103 désintégration de l’ex-Yougoslavie. La question de l’émergence d’une mafia albanophone permet de guider l’analyse de cette zone grise unique au monde. Un gouvernement faible, une législation criminelle inadéquate, la corruption accrue et l’absence de forces de sécurité efficaces ainsi que les conditions économiques précaires ont contribué à faire de l’Albanie et du Kosovo l’environnement parfait pour l’implantation d’une zone de libre échange illégale et la prolifération du crime organisé. Dans un pays comme l’Albanie, l’Etat laisse échapper son monopole sur l’exercice de la violence légitime : l’instabilité de l’Albanie dans les années 1990 est la conséquence de la croissance de groupes mafieux connectés à la sphère politique en Serbie-Monténégro et aux trafiquants d’armes en Bosnie287. De son côté, le Kosovo croule sous la corruption qui profite aux acteurs illégaux d’origine albanaise, bosniaque, croate et serbe . En Albanie comme au Kosovo, l’Etat n’existe plus et le manque de moyen et de volonté politique pour lutter contre le crime organisé a transformé ces pays en principales zones de transit des marchandises illégales mondiales et de repères de choix pour les groupes criminels288. Certaines parties des Balkans sont aujourd’hui devenues une zone de « criminalité hybride »289 c'est à dire un territoire dans lequel aucun gouvernement n’est en mesure de contrôler la situation ou de faire appliquer les règles minimales du droit. Ces zones à la nuance de gris plus prononcée sont la Herceg-Bosna, zone sous contrôle croate et la Republika Srpska serbe. Les groupes criminels agissent dans ces régions avec la bénédiction du pouvoir local : contrôle de l’économie, coopération avec les autorités politiques, gouvernement et police qui se livrent ouvertement aux trafics. Mais tous ces trafics et le développement accru de la zone grise des Balkans ne pourraient être possibles sans l’implantation territoriale de la mafia albanophone. B. La mafia albanophone On peut assimiler les mafias à des entreprises criminelles « à but hautement lucratif »290 : en effet, la mafia gère un système socio-économique spécifique avec son économie souterraine et ses circuits parallèles. Le mafieux est à la fois gangster et homme d’affaire et calque le fonctionnement de l’organisation sur celui d’une entreprise : selon Pino 287 KALDOR M. (2006) STOJAROVA V. (2007) 289 MILETITCH N. (1998) 290 DASQUE, J.-M. (2008), Géopolitique du crime international, Référence Géopolitique, Ellipses 288 104 Arlacchi, « les mafias ont la religion de l’accumulation »291. La mafia est une « société de secours mutuel qui agit aux dépens de la société civile et pour le profit de ses seuls membres »292. L’originalité de la mafia réside dans leur gestion des activités criminelles comme des managers classiques : l’insertion croissante dans l’économie légale au moyen de sociétés classiques a forgé la figure du mafieux moderne en tant qu’homme d’affaire ou de chef d’entreprise. La mafia est aujourd’hui une « force créatrice et motrice de l’économie de marché »293. La mafia est un ordre juridique parallèle possédant une dimension politique et territoriale : elle exerce à sa guise son pouvoir de domination sur les secteurs inorganisés du monde criminel. En ce sens, c’est un « Etat dans l’Etat » qui se glisse dans les vides laissés par l’Etat en occupant une place en déshérence car la mafia a besoin de l’Etat mais d’un Etat faible et inefficace. C’est pour cette raison que le mafieux est un « animal territorial »294 : la force d’une mafia procède de la faiblesse de l’Etat, de son incapacité à s’imposer comme seul centre de pouvoir territorial. Une mafia ne souhaite pas la disparition de l’Etat mais simplement son affaiblissement afin de se substituer à l’exercice de ses prérogatives : une mafia est un Etat parallèle, non un anti-Etat. La maîtrise du territoire est la condition sine qua non de la puissance d’une mafia mais elle relève d’une géographie invisible car la mafia dispose de territoires affranchis de l’ordre légal, sortes d’enclaves quasi-autonomes libérées des contraintes du droit étatique qui concurrence l’Etat sur son propre territoire. Tous ces éléments présents dans les Balkans ont permis à la mafia albanophone de prospérer sur les ruines d’Etats faibles et faillis. 1. La structuration d’une mafia atypique La zone grise des Balkans a représenté dans les années 1990 l’étuve possédant les conditions locales favorables pour créer un nouveau groupe criminel de grande ampleur : ce n’est que parce que la zone grise des Balkans existe que la criminalité organisée albanophone s’est developpée et s’est structurée autour des trafics et de l’alimentation de l’économie parallèle et du marché noir295. L’émergence de la mafia albanophone a été catalysée par la fin de la Guerre froide et l’utilisation consécutive des espaces de contrebande par d’anciens 291 GAYRAUD J.-F. (2005), Le monde des mafias. Géopolitique du crime organisé, Odile Jacob DASQUE, J.-M. (2008) 293 GAYRAUD J.-F. (2005) 294 Ibid. 295 MILETITCH N. (1998) 292 105 membres des services secrets albanais, le Sigurimi : en 1991, l’agence est dissoute à cause de la guerre en ex-Yougoslavie et est remplacée par le Service National de Renseignement (NIS). Environ 10 000 agents ont alors perdu leurs emplois et se sont ré-orientés vers le crime organisé en exploitant les réseaux criminels contre lesquels ils luttaient antérieurement. A partir de ces groupuscules criminels, les guerres intestines en ex-Yougoslavie ont stimulé les marchés illégaux et ont fait naître des réseaux criminels dotés de capacités militaires, politiques et économiques. On qualifie même la mafia albanophone de mafia « sans Etat » au sens où elle est basée au Kosovo, véritable base arrière des trafics régionaux en tout genre296. La mafia albanophone a commencé son expansion dans les années 1990 dans les trafics illégaux sous la coupe de la maffya turque avec laquelle elle s’est progressivement insérée sur le marché de la drogue. Sitôt après leur établissement, les réseaux albanophones tendent à se soustraire de la tutelle turque et finissent par organiser leurs trafics de façon autonome par une politique agressive tant sur les prix que par une sanctuarisation violente du territoire. Ce n’est réellement qu’à partir du début des guerres en ex-Yougoslavie que les groupes criminels organisés, mafia albanophone la première, se sont réellement développés autour de trafics facilités dans les zones de guerre. En plus des groupes armés indépendantistes ou nationalistes, les « combattants criminels » ont rapidement mis en place des filières d’exploitation d’armes et de biens de consommation courante qu’ils fournissaient à tous les partis impliqués dans le conflit. Les sanctions internationales dont les Balkans souffraient à cette époque ont grandement aidé à l’expansion des trafics par le crime organisé albanophone297. Après les conflits en Serbie, Croatie et Bosnie, c’est au tour du Kosovo de s’enflammer en 1995 : le réseau criminel albanophone s’étant parfaitement structuré en exYougoslavie, ce dernier ne rate par le coche et obtient rapidement le monopole de la réalisation des trafics dans la zone de guerre du Kosovo. Les rebelles kosovars de l’UÇK auraient largement profités des largesses de la mafia albanophone en matière d’armement et de financement298. Après la drogue, la criminalité organisée albanophone s’est rapidement développée autour de la contrebande d’armes et d’essence : les quantités d’armes disponibles du fait de l’ouverture des stocks à la fin de la Guerre froide et la demande croissante du fait des conflits armés régionaux en font un marché hautement lucratif. Le marché des ALPC étant 296 La mafia albanophone compte indistinctement des membres albanais nationaux et des albanais du Kosovo UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2008b) 298 HAJDINJAK M. (2002) 297 106 relativement saturé dans les années 1990299, la mafia albanophone, en contact direct avec de nombreux produits illégaux, oriente son activité criminelle dans les circuits illégaux de la contrebande de cigarettes et d’êtres humains, notamment par l’intermédiaire des nombreux camps de réfugiés existant en ex-Yougoslavie300, trafics moins dangereux et beaucoup plus lucratifs. En plus du pillage et de la contrebande d’armes et de produits de consommation, le crime organisé albanophone s’est spécialisé dans le détournement de l’aide humanitaire et de la monnaie étrangère. La filière commerciale albanophone voit ainsi le jour et la polycriminalité et la violence dont elle fait preuve la rendent encore plus visible. 2. L’implantation territoriale de la mafia albanophone Une forte implantation territoriale régionale et une impliquation importante dans les trafics permet d’assurer la pérénnité de ce nouvel acteur incontournable dans la scène économique et sociale des Balkans. La mafia albanophone est un groupe criminel familial fortement hiérarchisé, discipliné et basé sur l’appartenance au groupe et à l’ethnie albanaise301. C’est un groupe criminel puissant et violent, très flexible, de type entrepreneurial et polycriminel. La communauté linguistique, les liens familiaux, la solidarité au sein de certaines diasporas assurent un haut niveau de sécurité aux réseaux et les protègent des tentatives d'infiltrations. 90% de la population du Kosovo est d’origine albanaise302 et la minorité albanaise en Macédoine est plus que visible : cette implantation albanaise dans les Balkans a largement profité à la mafia albanophone et son expansion rapide. De plus, la proximité des groupes albanophone avec les zones de combat ont facilité l’expansion des trafics illégaux dans la région depuis les années 1990. Le port de Durrës est le véritable centre du trafic de drogues en Albanie, en particulier le terminal de la route sud des Balkans qui permet à l'héroïne afghane d'atteindre les grands ports d'Italie de Bari, Ancône et Trieste303. Des contacts avec les mafias italiennes ont été trouvés sur la base d'un partenariat de sous-traitance avec la Sacra Corona Unita pour la vente d’armes, le cannabis et les migrants, 299 KHAKEE A. et FLORQUIN N. (2003), Kosovo and the Gun : A Baseline Assessment of Small Arms and Light Weapons in Kosovo, A study commissioned by the United Nations Development Programme, June 2003 300 PAPAPETROU A. (2008) 301 STOJAROVA V. (2007) 302 BERRY L., CURTIS G.E., GIBBS J.N., HUDSON R.A., KARACAN T., KOLLARS N. et MIRO R. (2003), Nations Hospitable to Organized Crime and Terrorism, Federal Research Division, Library of Congress, Washington (D.C.) : Library of Congress, October 2003 303 CHASSAGNE P. et GJELOSHAJ K. (2005), L'émergence de la criminalité organisée albanophone, Cemoti n° 32 - Drogue et politique 107 notamment les prostituées304. Dans les années 1990, les albanais offrent leurs services et leur expertise à la mafia italienne dans la contrebande transfrontalière grâce à leur connaissance accrue du terrain et de la région : c’est une opportunité majeure pour la mafia italienne et pour les groupes albanophones en gestation. Après avoir travaillé en coopération avec la mafia italienne, les albanais se sont autonomisés de leurs « parrains » grâce à l’argent et l’expérience gagnée de leur entente. L'Italie, du fait de sa proximité géographique et de son imprégnation mafieuse, a naturellement été investie par les réseaux albanophones et est devenue la principale tête de pont criminelle des albanais au sein de l’Union Européenn : ainsi la mafia albanophone controlerait la quasi-totalité du marché des prostituées en Italie. L’expansion rapide des trafics illégaux dans la région par la criminalité albanophone s’explique surtout par l’intermédiaire de la corruption endémique qui règne toujours dans la région, plus spécifiquement en Serbie, Macédoine et en Albanie. Ainsi le crime organisé albanophone a facilement pu pénétrer dans certaines arcanes du pouvoir politique local voire national dans le sud-est européen, se plaçant à des postes clés ou bien en corrompant des politiciens haut placés. La criminalité organisée albanophone possède aujourd’hui un droit de regard sur la quasi-totalité des trafics perpétrés dans les Balkans et possède le monopole de nombreuses routes d’acheminement des produits illégaux en Europe, d’Istanbul à l’Europe de l’Ouest en passant bien évidemment par les Balkans. La criminalité organisée dans les Balkans est de plus en plus marquée à cause de la diversification des activités et l’extension du champ d’action géographique des organisations criminelles dans la région. La région des Balkans s’apparente donc à une sorte de no-man’s land, combinant à la fois l’apparence légale d’Etats relativement stables305 et illégale avec ses nombreux trafics, ces acteurs criminels et ces espaces à cheval entre zones grises nationales et territoires « libérés », en faisant une zone grise unique au monde, sorte de « Colombie européenne »306. La zone grise d’Afrique de l’Ouest rentre également dans cette logique de territoire anomique dépassant le simple cadre national en s’ancrant dans un epsace géopolitique élargi. 304 ROUDAUT M. (2006) Kosovo mis à part… 306 Ibid. 305 108 II – La zone grise poly-étatique d’Afrique de l’Ouest On entendra par Afrique de l’Ouest la congrégation des pays côtiers au nord du golfe de Guinée jusqu’au Sénégal, ainsi que les pays de l’arrière-pays sahélien c'est à dire le Bénin, Burkina Faso, Cape Vert, Côte d’Ivoire, Gambie, Ghana, Guinée, Guinée-Bissau, Liberia, Mali, Mauritanie, Niger, Nigeria, Sénégal, Sierra Leone et le Togo (voir Annexe 20). Par Afrique des grands lacs, dimension plus politique que géographique, on entendra le Burundi, le RDC, l’Ouganda et le Rwanda. Le développement des zones de conflits en Afrique résulte à la fois de la résurgence des conflits identitaires, ethniques, religieux ou nationalistes ; de la faillite des États de droit et des souverainetés en déshérence, des immixtions des puissances régionales et internationales et d’une mondialisation des organisations criminelles internationales. Les conflits armés africains sont généralement liés aux ressources et aux circuits de production et de recyclage des narcodollars307 : la quasi-totalité des guerres en Afrique est liée au contrôle des richesses, au pillage ou à la recherche de protection contre rémunération. La multitude de coups d’Etats et de guerres civiles en Afrique de l’Ouest depuis les années 1970 tend à faire disparaître la frontière entre politique et criminalité308. Dans des pays comme la Sierra Leone ou le Libéria, la différence entre crime organisé et violence politique est inexistante, tant les groupes armés sont impliqués dans la déstructuration de l’Etat et sa faillite.Dans les années 1960 et 70, la quasi-totalité des pays d’Afrique de l’Ouest a connu des conflits internes, des coups d’État et des guerres civiles meurtrières entraînant des déplacements massifs de population309. Les guerres civiles et intra-étatiques ont été de véritables catalyseurs de l’émergence de la sous-région de l’Afrique de l’Ouest comme vaste zone grise poly-étatique s’inscrivant dans un cadre régional supra-étatique. De la même manière que les conflits armés, la structure économique traditionnelle d’Afrique de l’Ouest et des grands lacs, basée sur l’exploitation des ressources naturelles alliée à une conception patrimoniale de l’État, contribue à offrir un environnement particulièrement propice à la conduite d’activités illégales et à attirer des acteurs illégaux recherchant un cadre politique et 307 HUGON P. (2001), L’économie des conflits en Afrique, Dalloz – Revue internationale et stratégique, 2001/3 n° 43 308 UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2005c), Transnational Organized Crime in the West African Region 309 Togo, Bénin, Burkina Faso, Nigeria, Sierra Leone, Liberia, Ghana, Guinée-Bissau, Guinée, Niger et Mali mais également Ouganda, Congo et Rwanda. En Afrique, on estime que sur 11 pays en conflit durant les années 1990309, le nombre de morts serait de 4 à 7 millions, soit 2,5 à 4,5 % de la population totale sur le continent. En 2000, 20 % de la population africaine et 14 pays étaient concernés par la guerre. On estimait le nombre de réfugiés à 4 millions et celui des déplacés à 10 millions in HUGON P. (2001) 109 économique lâche : du fait de la fragilité endémique de la structure étatique régionale, une vaste zone grise existe bel et bien, remplaçant presque totalement le cadre étatique et économique légal310. A cela il faut ajouter des problèmes internes aux pays de la région comme des taux de chômage records surtout parmi les jeunes, l’exclusion sociale de couches importantes de la société, la faiblesse de la société civile locale et les violations des droits de l’homme. Il est nécessaire de faire un Etat des lieux des trafics et de l’économie de contrebande dans la sous-région africaine ainsi que des acteurs faisant vivre la zone grise (A) avant de s’intéresser plus particulièrement à l’émergence récente d’un trafic de drogues massif dans la zone grise africaine (B). A. Etat des lieux de la zone grise d’Afrique de l’Ouest La faiblesse voire l’inexistence d’institutions étatiques chargées du maintien de l’ordre ou de la sécurité, la pauvreté et les guerres civiles et ethniques endémiques qui touchent le continent depuis les années 1970 sont en partie responsables du recours à une économie de contrebande parallèle ainsi qu’à la réalisation de nombreux trafics transfrontaliers dans la sous-région africaine. La collusion entre acteurs criminels et élites au pouvoir est monnaie courante dans la région : la corruption est vue comme « naturelle », sorte de continuum à la domination patrimoniale traditionnelle en Afrique. La question de la frontière est primordiale dans la compréhension de la notion de zone grise en Afrique : imposées par les puissances coloniales, les frontières africaines ne recoupent pas les découpages ethniques et territoriaux traditionnels des peuples africains, ce qui tend à rendre caduque la notion même de frontière comme zone délimitée d’un territoire national. Les passages incessants des peuples entre les frontières des Etats d’Afrique de l’Ouest sont un circuit tout trouvé pour les trafiquants qui se fondent dans la masse du commerce transfrontalier traditionnel311. La mondialisation a touché l’Afrique grâce au développement des trafics illégaux transnationaux, même si ce n’est pas forcément la mondialisation que l’on attendait : aujourd’hui, les activités illégales en Afrique sont fortement intégrées aux activités licites à tel point que les deux se mêlent et deviennent consubstantielles l’une à l’autre. L’étude de l’économie informelle et des acteurs réalisant les trafics permet de rendre compte de cette insertion de l’illégal dans la vie économique et politique de la sous-région. 310 ANDRES A. de (2008), West Africa under attack : drugs, organizes crime and terrorism as the new threast to global security, UNISCI Discussion Papers, Nº 16 nero / January 2008 311 BERRY L., CURTIS G.E., GIBBS J.N., HUDSON R.A., KARACAN T., KOLLARS N. et MIRO R. (2003) 110 1. Trafics et économie informelle en Afrique de l’Ouest L’Afrique connaît tous les types d’activités criminelles et de contrebande possibles et imaginables : trafic de drogues, d’armes, d’êtres humains, de cigarettes, de pétrole et de biens de consommation courante ou de première nécessité, corruption, blanchiment, contrefaçon, pillage des ressources naturelles (bois précieux et pierres précieuses surtout), activités criminelles « traditionnelles » comme le vol, l’extorsion, le braquage, les enlèvements. Dans les pays de la Communauté Économique des États d’Afrique de l’Ouest312, l’économie informelle représenterait 60% de la richesse produite, les principaux bénéficiaires de ce système économique parallèle étant le monde criminel. La criminalisation croissante de certains secteurs entiers de l’économie des pays d’Afrique de l’Ouest continue de renforcer les réseaux illégaux et la corruption régionale313. En Afrique, le trafic d’ALPC est particulièrement opaque et dynamique : l’Afrique compte pour plus de 15% du commerce d’armes illégales dans le monde. Une véritable culture des armes existe dans les pays africains en proie aux guerres civiles depuis des décennies : posséder une arme à feu est plus une question de survie dans le cadre de la perception de la violence armée comme régulateur efficace de la vie sociale. C’est particulièrement le cas en RDC où il y a plus d’ALPC que d’habitants dans certaines provinces de l’Est du pays314. La saturation de l’offre d’ALPC dans la sous-région par rapport à la demande et le manque de contrôle centralisé de la distribution forme un réseau de trafics d’armes à feu lâche, peu organisé et faiblement administré315. Le marché des armes à feu en Afrique est régi par deux sources de demandes : d’un côté la redistribution d’ALPC en remplacement de la monnaie dans les échanges commerciaux illégaux dans la société et d’autre part un marché noir extrêmement développé fournissant des armes aussi bien aux groupes armés qu’aux civils désireux d’assurer leur protection. Le Libéria a gagné dans les années 1990 la réputation de centre de trafic des ALPC : les conditions politiques et ethniques en plein contexte de guerre civile ont permis le développement rapide d’une filière des armes régionales permettant d’irriguer la demande en Afrique. Le point focal de la contrebande dans 312 Créée en 1975, la CEDEAO est une organisation internationale régionale ayant pour but principal de promouvoir la coopération et l'intégration régionale et de créer une union économique et monétaire entre les pays de l’Afrique de l'Ouest. Elle compte aujourd’hui 15 Etats membres. 313 WANNENBURG G. (2005), Organised crime in West Africa, African Security Review 14(4) 314 SHROEDER M. et LAMB G. (2006), The Illicit Arms Trade in Africa. A global enterprise, African Analyst, Third Quarter 2006 315 DEMETRIOU S. et al. (2002), Small Arms Availability, Trade and Impacts in the Republic of Congo, Small Arms Survey Special Report – Avril 2002 111 la sous-région s’articule entre les frontières de Côte d’Ivoire, Ghana, Togo, Bénin, Nigeria et Burkina Faso, là où les contrôles sont encore plus inexistants qu’à l’accoutumée : ce corridor est le cœur de l’illicite dans la sous-région de l’Afrique de l’Ouest. Le trafic de cigarettes est un marché très lucratif en Afrique, dans des pays comme la Guinée-Bissau où les cigarettes de contrebande représentent 80% de l’offre en cigarettes316. Les cigarettes sont le plus souvent produites en Chine et au Vietnam et circulent en Afrique par l’intermédiaire des pays de transit que sont la Guinée et la Mauritanie. La contrebande de médicaments est un marché très développé dans la sous-région africaine, l’offre de médicaments légaux et l’accès aux soins y étant fortement limités : la plupart des médicaments trafiqués proviennent de Chine et d’Inde, sont en vente libre et accessibles à des prix compétitifs par rapport aux médicaments légaux hors de prix ou disponibles uniquement sur ordonnance. Les médicaments trafiqués317 représentent jusqu’à 50% de l’offre de médicaments en Afrique. La contrebande de diamants représente un enjeu majeur des guerres en Afrique, tout en constituant l’une des principales sources de financement de ces conflits, les filières du diamant et celles de l’armement étant étroitement liées318. Selon le lobby diamantaire hollandais De Beers, l’Afrique pèse 52 % des 6,8 milliards de dollars produit chaque année dans l’industrie diamantaire. Les zones conflictuelles de l’Angola, du Libéria, du Nigeria, de la Sierra Leone, de la Côte d’Ivoire et de RDC ont été le théâtre de plusieurs conflits civils alimentés par l’extraction illégale et l’exportation de diamants319. La criminalisation du diamant a commencé dans les années 1980 avec le soutien de l’Afrique du Sud, de l’ex-Zaïre de Mobutu et de la Côte-d’Ivoire. C’est en Angola et en Sierra Leone que les premiers « diamants de conflit » sont apparus, pays dans lesquels les groupes armés se sont appropriés le contrôle des mines ou des sites diamantifères, les diamants étant dans ces pays le moyen le plus simple de financer l’achat des armes nécessaires à la poursuite du conflit320. Au fil des années, il est devenu de plus en plus difficile de savoir si les diamants favorisaient la perpétuation de la guerre en Angola et au Sierra Leone du fait des achats d’armes qu’ils permettaient ou si la guerre durait simplement afin que les différentes bandes armées 316 UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2005b), Criminalité et développement en Afrique, Juin 2005 317 Ces derniers étant des placebos et ne contiennent généralement pas d’ingrédients actifs. 318 HUGON P. (2001) 319 En valeur, le Botswana, la Russie et l’Afrique du Sud sont les trois premiers producteurs mondiaux de diamants devant l’Angola, la Namibie, le Canada, la RDC et l’Australie. 320 MUGNIER D. (2001), Les diamants et les relations internationales illicites, Dalloz – Revue internationale et stratégique, 2001/3 - n° 43 112 apparentées à l’un ou l’autre camps puissent conserver la maîtrise des sites diamantifères. L’ancien président du Zaïre, Mobutu Sese Seko, a été la caricature même du « gemnocrate ». Le diamant est aujourd’hui l’une des ressources privilégiées utilisées par les mouvements rebelles comme par les gouvernements africains pour obtenir des armes, des prestations de sécurité diverses et finalement, mener des guerres sur le continent. Dans ces « États fantômes »321 où le diamant reste l’ultime ressource disponible pour accumuler un capital, la ressource minière fait vivre un réseau clientéliste et permet l’entretien d’une armée bien équipée, opérant par la même une véritable recomposition des modes d’exercice du pouvoir fondés sur le contrôle des gemmes. Les pierres permettent d’acheter des armes, ou de financer toutes autres activités nécessitant de l’argent blanchi322 : en effet, les diamants ne causent pas les guerres en Afrique mais constituent la monnaie d’échange entre rebelles et commanditaires, créant ainsi une motivation économique évidente de s’approprier les ressources diamantaires. Les groupes armés locaux s’intéressent particulièrement au trafic de diamants en raison de sa valeur qui permet la vente unitaire et non au poids. Dans les années 1990 des milliards de dollars en diamants ont été importés en Belgique, en provenance du Libéria or le Libéria n’est pas un producteur de diamants. Le même scénario s’est développé dans l’ex-Congo, pays non producteur mais exportateur massif de diamants dans les années 1990. Il est difficile d’évaluer la part prise par les « diamants du sang » dans la production mondiale : le phénomène toucherait entre 10 et 20 % de la production mondiale pour certains experts323 contre 4% pour le lobby De Beers324. Mais tous les trafics illégaux en Afrique de l’Ouest ne pourraient être possibles sans la structuration d’acteurs illégaux proliférant au sein de la zone grise régionale. 2. La prolifération d’acteurs illégaux et la structuration des gangs nigérians On peut identifier des facteurs sociaux associés à la criminalité en Afrique : inégalités de revenus, jeunesse de la population, urbanisation rapide, manque de moyens des systèmes de justice pénale, déplacements humanitaires et réfugiés, prolifération des armes à feu liée en partie à la recrudescence des conflits dans toutes les régions du continent325. Certains facteurs complémentaires liés à la géopolitique africaine entraînent une augmentation de la criminalité 321 Ibid. GLOBAL WITNESS (2003), For a Few Dollars Mors : How al Queada Moved into the Diamond Trade 323 Ibid. 324 4% qui pèsent malgré tout environ 600 millions de dollars par an… 325 UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2005c) 322 113 en période post-conflit. On peut observer premièrement la criminalité en tant que moyen de subsistance : les jeunes gens qui sont formés aux techniques de la violence et qui n’ont pas d’autres moyens de subsistance ni de possibilités d’éducation après les conflits peuvent créer des filières de contrebande rentables. De la même manière, les catastrophes humanitaires et les déplacements de populations en raison des conflits sont autant de séquelles pouvant alimenter la criminalité organisée. En dernier lieu, la disparition de l’autorité et l’affaiblissement de l’État ainsi que la généralisation de la corruption peuvent entraver les tentatives de rétablissement de l’ordre et faciliter la prolifération de groupes criminels bien implantés dans le paysage national et régional. Il est possible de parler d’un « nouveau triangle négrier »326 en Afrique entre les puissances criminelles qui tiennent les marchés, les élites corrompues qui tiennent le pouvoir et les milices tribales qui détiennent la puissance régionale. Plusieurs types d’acteurs illégaux se partagent les marchés et réseaux de trafics en Afrique et revendiquent tous une part de la violence criminelle existante dans la sous-région. Cette diversité rend difficile une catégorisation précise des acteurs criminels locaux même si l’on peut identifier les groupes armés rebelles, les milices et groupes armés ethniques, les « seigneurs de la guerre » et enfin les gangs criminalisés. Les groupes armés rebelles et mouvements de guérilla sont territorialisés dans des fiefs locaux et pratiquent un racket et un pillage systématique des ressources des populations contrôlées : les conflits et les guerres civiles durant depuis les années 1970 tendent à créer des groupes armés ressemblant plus à des armées semi-professionnelles qu’à de simples criminels327. Les milices et groupes armés sont généralement issus des guerres civiles intraétatiques et le conflit résolu, continuent à pratiquer des activités de prédation et se livrent à des trafics en tout genre afin de financer leur existence : ne souhaitant en aucun cas prendre le pouvoir dans leurs pays respectifs, ils exercent simplement une pression sur le gouvernement central. Les « seigneurs de la guerre » représentent des « chefs » criminels implantés dans une zone territoriale généralement non-urbaine gérant un bassin d’activités criminelles afin d’assurer le clientélisme par la redistribution locale des ressources Les gangs et groupes criminels purs sont généralement issus de milieux pauvres et sans emplois parmi les jeunes désœuvrés des métropoles qui se livrent à la criminalité traditionnelle ainsi qu’aux trafics comme moyen de survie au travers de groupes criminels peu 326 GOUREVITCH J.-P. (2002), L’économie informelle. De la faillite de l’Etat à l’explosion des trafics, Le Pré aux Clercs – Essais 327 DEMETRIOU S. et al. (2002) 114 structurés. On estime généralement que la criminalité organisée en Afrique de l’Ouest sous sa forme actuelle est apparue dans les années 1970 en même temps que naissent les problèmes liés au développement en Afrique comme la montée des prix du pétrole, les taux élevés d’inflation et la progression rapide des niveaux de la dette dans les pays en développement. Or les groupes criminels africains présentent des structures lâches, fragmentées. Ils prennent plutôt l’apparence d’un crime « désorganisé » que de réels groupes criminels structurés. Seuls les gangs nigérians possèdent cette capacité d’organisation : les gangs nigérians sont caractérisés par leur flexibilité et leur habilité à s’approprier le monopole de nombreux trafics en Afrique, n’hésitant pas à employer des structures et des méthodes dignes d’entreprises légales. Le Nigeria est le premier pays trafiquant d’Afrique de l’Ouest en ce qui concerne la filière de la drogue et le blanchiment des narcoprofits, faisant de cet Etat l’un des plus corrompus au monde328 et qui a développé une économie informelle de contrebande, de piratage, de contrefaçon et de corruption la plus développée et la plus ancrée dans la réalité quotidienne. La ville de Lagos est la « capitale » africaine du crime et commence à posséder une attraction internationale pour les trafiquants transnationaux. La ré-orientation du trafic de drogues vers l’Afrique en destination de l’Europe illustre le mieux l’attrait de l’Afrique comme nouvel Eldorado de l’illégal. Des décennies de junte militaire au pouvoir dans le pays n’ont pas arrangé la situation économique qui a poussé les populations civiles à se tourner vers le marché noir et l’économie parallèle comme moyen de subsistance et de prêter allégeance aux « seigneurs de guerre » locaux afin d’assurer tant bien que mal leur sécurité, le gouvernement central n’étant plus capable de fournir de biens politiques. En raison de cette situation politique et économique si particulière au Nigeria, des groupes de criminalité organisée ont commencé à voir le jour dans les années 1980. Les gangs nigérians se structurent autour de personnes expertes dans un domaine précis et susceptibles d’être associées à d’autres personnes sur la base d’accords, plutôt que dans le cadre d’une hiérarchie rigide. Les gangs nigérians répondent à une structure réticulaire souple formée par des cellules actives dans de nombreux pays mais qui restent toutes rattachées au groupe central basé à Lagos : chaque cellule se livre à des trafics illégaux conformément aux instructions données par le centre décisionnel. Les groupes de criminels nigérians ont tendance à ne pas s’organiser en structures à grande échelle et hiérarchisés : le terme « réseau 328 INCSR (2009) 115 » est probablement plus approprié car les individus membres du groupe forment, avec leurs propres savoirs et techniques, des « coalitions à but commercial qui peuvent se développer ou disparaître en fonction de la demande du marché et des efforts des services de répression »329. Les liens ethniques traditionnels possèdent une part vitale dans la structuration des gangs nigérians puisque le recrutement de nouveaux membres de l’organisation se fait uniquement sur la base de l’appartenance ethnique et même tribale. Se structure ainsi un réseau fermé à l’extérieur et à toute tentative d’intrusion par des « non-locaux » qui ne partagent pas la même affiliation traditionnelle. Cette structuration renforce le monopole de ces gangs sur une grande partie des trafics transnationaux présents dans la sous-région africaine mais cette structure particulière permet aux gangs nigérians de coexister avec les groupes criminels beaucoup plus hiérarchisés qui contrôlent d’autres aspects de la filière illicite : les nigérians ne rentrant pas en concurrence avec les autres groupes criminels mieux implantés et ont également réussi à se faire une place sur les marchés étrangers traditionnellement contrôlés par les groupes criminels locaux en prenant le contrôle des petits marchés puis en remontant la filière jusqu’à la contrôler. Du fait de leur flexibilité, les organisations nigérianes sont capables d’aller chercher des marchés et s’octroyer des « niches » marchandes beaucoup plus facilement qu’un groupe criminel traditionnel. Cette structure organique est extrêmement adaptable et permet à ces groupes de pénétrer sur des marchés étroits auxquels les organisations plus lourdes n’ont pas accès. D’autre part, leur flexibilité permet de résister aux mesures de répression existantes localement330. De cette façon, les réseaux nigérians ont pris le contrôle des marchés de la vente au détail du cannabis, de la cocaïne et de l’héroïne de plusieurs villes d’Europe de l’Ouest et disposent de puissants centres d’opérations tant dans les pays producteurs (Brésil, Thaïlande, Pakistan, Afrique du Sud) que les pays de destination, y compris les Etats-Unis. Utilisant la même logique que pour des activités légales, les réseaux criminels nigérians abandonneront rapidement un produit ou une technique qui n’est pas rentable au profit d’une autre : ils combinent ainsi librement activités légales et criminelles et multiplient les opérations de poly-criminalité. Depuis la fin des années 1990, plus de 500 cellules formant les gangs nigérians seraient actives dans une soixantaine de pays et entretiendraient des liens avec la plupart des groupes criminels européens, sud-américains et asiatiques. 329 330 UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2005b) Ibid. 116 La contrebande de pétrole est une spécialité des gangs nigérians : le principe est de remplir la soute d’un bateau avec du pétrole volé directement sur les sites de production locaux, le Nigeria étant l’un des pays africain le plus pétrolifère331. Une autre technique inclue le raccordement illégal à un pipeline afin de profiter du flux de pétrole. La corruption du personnel travaillant pour les compagnies pétrolifères locales est bien entendu obligatoire afin d’assurer l’impunité du trafic. Dans le Delta du Niger, on estime qu’entre l’équivalent de 100 000 et 300 000 barils de pétrole sont volés chaque jour332 pour se retrouver sur le marché régional de la contrebande, les trafiquants nigérians revendent le pétrole dans les pays voisins. Avec un prix de vente moyen local du baril à 20 dollars, ne serait-ce que 150 000 barils volés représentent plus de 3 millions de dollars de revenus journaliers, soit un milliard de dollars annuel, la quasi-totalité revenant aux criminels et aux agents corrompus333. Les gangs nigérians sont également les pionniers en matière de fraude informatique, notamment par l’intermédiaire de fraudes par Internet. La fraude bancaire la plus célèbre est connue sous le nom de fraude « 419 », d’après l’article du Code Criminel nigérian punissant cette pratique illégale : sur les 138 pays victimes de fraudes bancaires informatiques depuis 2003, les criminels nigérians auraient frappé dans 122 pays. La réalisation de telles fraudes ne nécessite pas forcément des connaissances très approfondies en informatique mais montre malgré tout le degré de sophistication des trafics dans lesquels les nigérians se sont lancés depuis quelques années. L’Afrique de l’Ouest tend à devenir aujourd’hui une nouvelle plaque tournante internationale du trafic de drogues. B. L’Afrique de l’Ouest comme nouvelle plaque tournante internationale du trafic de drogues La décennie 1980 marque le tournant dans l’intégration de l’Afrique subsaharienne dans l’économie des drogues illicites : c’est à partir de cette époque que le trafic de drogues transnational commence à passer par l’Afrique avant de transborder la marchandise auprès des aires de consommation européennes. L’Afrique de l’Ouest devient une nouvelle terre de passage des produits illicites provenant d’Asie et d’Amérique Latine vers l’Europe et 331 Le Nigeria est considéré comme le septième producteur mondial de pétrole et responsable de 4% de la production annuelle mondiale, en faisant le cinquième pourvoyeur de pétrole brut aux Etats-Unis. 332 Ce qui représente tout de même entre 5 et15% de la production officielle ! 333 UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2009c), Transnational trafficking and the rule of law in West Africa : a threat assessment, Juillet 2009 117 l’Amérique du Nord. En plus de cela, l’Afrique est devenue une terre de production de cannabis et un nouveau marché de consommation en forte expansion. La situation du trafic de drogues en Afrique de l’Ouest ressemble-t-elle plus à celle de l’Amérique Centrale, à celle des Balkans ou bien répond-elle à une nouvelle logique ? 1. Evaluation de l’ampleur du trafic de drogues en Afrique Au premier abord, le trafic transnational de cocaïne par l’intermédiaire de l’Afrique de l’Ouest ne semble pas répondre à une logique rationnelle de la part des trafiquants, étant donné que la filière est beaucoup plus longue et donc à première vue plus risquée que le passage direct de la marchandise dans les ports européens. De plus, l’Afrique est pour la plupart des narcotrafiquants sud-américains une terre inconnue qui rajoute un biais informationnel dans leur prise de décision. Malgré tout, si l’on se penche sur la réalité du narcotrafic en Afrique, il est clair que le continent offre aux trafiquants de drogues des avantages relatifs bien supérieurs aux points négatifs qui viennent d’être identifiés : ce n’est pas un hasard si dans les années 1990, la filière de la cocaïne s’est redirigée vers l’Afrique comme point d’entrée, de transit puis de transbordement de la cocaïne provenant des espaces de production andins. Pour utiliser l’Afrique comme plaque tournante de la filière drogue, les trafiquants doivent faire un détour par rapport à leurs routes traditionnelles et augmenter les risques : entreprendre un tel détour doit donc présenter des avantages significatifs. Le déclin du marché de la cocaïne aux États-Unis et la progression du marché européen semblent avoir incité les trafiquants de cocaïne d'Amérique du Sud à utiliser les zones de mauvaise gouvernance d’Afrique de l'Ouest comme zones de transit334 (UNODC DROGUES AFRIQUE OUEST). Si à l’échelle régionale l’impact économique du trafic de cocaïne est sans doute limité, sa valeur globale est élevée, comparée aux autres sources de revenus disponibles sur le continent. Plusieurs raisons expliquent l’importance de l’Afrique de l’Ouest comme région de transit de la cocaïne vers l’Europe. D’abord le succès des opérations de contrôle du trafic de cocaïne dans l’Atlantique Nord et principalement près des côtes européennes faisant des frontières atlantiques européennes des zones beaucoup plus protégées qu’avant. Passer directement de l’Amérique du Sud à l’Europe n’est donc plus possible pour des 334 UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2008e), Le trafic de drogue comme menace à la sécurité en Afrique de l’Ouest, Octobre 2008 118 narcotrafiquants hantés par la peur des contrôles et des saisies335. Ensuite, les pays d’Afrique de l’Ouest sont perçus par les trafiquants comme des pays où il est aisé d’établir des activités clandestines du fait de la corruption et des faiblesses des structures de contrôle. Les trafiquants de drogues tendent de plus en plus à utiliser l’Afrique comme route alternative dans le filière de la cocaïne sud-américaine afin d’éviter les contrôles frontaliers des itinéraires traditionnels beaucoup plus congestionnés par les forces de l’ordre. Certaines zones d’Afrique de l’Ouest sont donc devenues des lieux où s’effectuent les transactions du marché de gros de la cocaïne : la cordillère de la coca n’est plus aujourd’hui le seul marché de gros du monde. Bien que la cocaïne ne soit pas produite en Afrique, l’augmentation rapide des saisies montre l’importance grandissante du continent, et en particulier de l’Afrique de l’Ouest, comme plaque tournante du trafic de cocaïne de l’Amérique Latine vers l’Europe. Entre 1998 et 2003, pour l’ensemble du continent, les saisies annuelles de cocaïne en Afrique étaient en moyenne de 0,6 tonne. Cependant depuis 2004, les saisies annuelles de cocaïne pour l’ensemble du continent ont été supérieures à 3 tonnes, soit cinq fois plus que précédemment. Les données de 2008 indiquent des saisies records s’élevant à plus de 6 tonnes de cocaïne sur le continent africain, soit une augmentation de plus de 50% par rapport aux années précédentes. Malgré tout, ce pourcentage très limité des saisies est probablement plus représentatif des faiblesses des agences africaines de contrôle des stupéfiants de lutter efficacement sur leur territoire contre le trafic de cocaïne que de l’étendue réelle du phénomène. Une partie de la cocaïne quitte l’Afrique de l’Ouest en empruntant une fois encore la voie maritime et une autre partie grâce à des passeurs utilisant des vols commerciaux ou dissimulée dans le fret aérien vers l’Europe. La plus grande partie y sera distribuée au détail par les gangs nigérians : ceux-ci dominent en effet le système de distribution de la cocaïne dans de nombreux pays européens. On assiste également au transbordement de la cocaïne d’un bateau en provenance d’Amérique Latine sur un autre bateau naviguant près des côtes africaines, permettant aux trafiquants de tromper les contrôles maritimes. Face aux saisies et aux contrôles accrus dans les eaux internationales, les trafiquants ont commencé à utiliser le continent Africain comme lieu de stockage privilégié. De la même manière, les trafiquants ont réussi à établir des connections aériennes directes entre l’Amérique Latine et l’Afrique de l’Ouest : la présence de pistes d’atterrissage clandestines en Guinée-Bissau avait déjà été 335 Les saisies de cocaïne à destination de l’Afrique sont si nombreuses dans la zone du dixième degré de latitude nord que les services de contrôle des stupéfiants l’ont nommée « l’autoroute 10 » (ONUDC AFRIQUE). 119 remarquée par les autorités internationales depuis quelques années. Au final, la quasi-totalité de la cocaïne consommée en Europe passe par l’Afrique avant d’être transportée au sein des aires de consommation. Laurent Laniel présente la production de cannabis en Afrique comme une possible « alternative au développement », l’économie du cannabis permettant à nombre de paysans africains de pallier le sous-développement auquel ils sont confrontés depuis des décennies : en effet à rendement égal en Afrique, les revenus de 0,1 hectare de cannabis représentent l’équivalent de 10 à 13 tonnes de cacao récoltables sur 30 hectares. L’économie du cannabis contribuerait ainsi à « maintenir une certaine stabilité » et serait donc garante d’un statu quo socio-économique336. Globalement, la production du cannabis en Afrique répondrait à des impératifs économiques bien plus que stratégiques, dès lors que le cannabis ne sert que très peu au financement de conflits armés, à la différence de ce qui a pu avoir lieu en Afghanistan, en Birmanie et de ce qui persiste en Colombie. Le cannabis tient certes une place dans les conflits africains mais vraisemblablement moins en tant que ressource financière qu’en tant que produit de consommation de choix des combattants. 2. La place du commerce de drogues dans la société africaine Désignée comme un narco-État par l'Office contre la Drogue et le Crime des Nations unies, la Guinée-Bissau sert de tête de pont vers l'Europe aux narcotrafiquants d'Amérique latine. Le chapelet d'îles appartenant au territoire national guinéen dispose des pistes d'avion de fortune construites par les Portugais pour les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale. Les autorités locales sont incapables d’empêcher le pays de devenir une zone de stockage de cocaïne, notamment dans le port de Conakry où les drogues sont acheminées en Europe par cargo ou transportées par des « mules ». Explosion de la consommation locale de cocaïne, blanchiment des narcoprofits, corruption accrue pour camoufler le trafic, à cela s’ajoute la faiblesse de l’Etat qui n’aide pas à reprendre le contrôle sur une situation désastreuse et qui n’assure par la surveillance de ses frontières maritimes. A tel point que la valeur en cocaïne transitant dans le pays dépasse le PIB national337. 336 LANIEL L. et CHOUVY P.A. (2006), Production de drogues et stabilité des États, Rapport pour le CERI et le SGDN, Mai 2006 337 UNITED NATIONS OFFICE ON DRUGS AND CRIME (2008a), Annual Report 2008 120 Le Nigeria serait le premier pays africain à avoir été impliqué dans le transit d’héroïne en provenance du Sud-ouest asiatique et destiné aux marchés européens338. L’héroïne serait importée à Lagos par le transport aérien régulier via les grandes villes de la côte Est puis vers l’Europe. Le Nigeria fait d’ailleurs office de pays précurseur en terme de consommation d’héroïne mais également de pays de transit pour les produits illicites en raison de sa situation géographique. L'argent de la drogue, directement réinvesti ou blanchi dans la région, mine les économies fragiles d’Afrique de l’Ouest : dans certains cas, la valeur issue du trafic de drogue est plus importante que le revenu national du pays et la prévalence de consommation de drogues dures commence à devenir un réel problème social contre lequel les pays africains n’ont pas les moyens de lutter339. L’émergence de l’Afrique de l’Ouest comme nouvelle plaque tournante du trafic transnational de narcotiques répond à une double logique mutuellement bénéficiaire : pour les narcotrafiquants, cela permet d’ouvrir de nouvelles routes de contrebande éloignées des espaces de contrôle transnationaux et pour la criminalité organisée locale nigériane, cela permet d’ouvrir de nouveaux marché et d’accumuler du profit. L’étude des indicateurs économiques de l’Afrique de l’Ouest permet de mettre en valeur l’influence de la filière de la drogue sur les économies régionales : le phénomène est perceptible dans les statistiques macro-économiques des plus petits pays comme par exemple en Guinée-Bissau dans lequel les réserves en devises ont augmenté de manière substantielle ces dernières années, passant de 33 millions de dollars en 2003 à 113 millions en 2007. Les gangs nigérians s’établissant de plus en plus dans ce pays, cela se traduit par un afflux d'investissements dans la région : après des années durant lesquelles les investissements directs étrangers ont été peu élevés ou absents, la Guinée-Bissau a soudainement attiré 42 millions de dollars en 2006, ce qui équivaut à près d'un sixième du PIB340. De la même manière, les investissements directs à l’étranger en Guinée et en Gambie ont aussi augmenté de façon marquée ces dernières années. À long terme, la dépendance économique envers l'argent de la drogue peut réduire la volonté politique de lutter contre ce commerce. Comme certaines zones d’Afrique de l’Ouest sont devenues des places actives du marché de gros de la 338 CESONI M.L. (1992), Les routes des drogues : explorations en Afrique subsaharienne, Tiers-Monde, Année 1992, Volume 33, Numéro 131, p. 645 – 671 339 Les « mules », passeurs et autres « petites mains » travaillant en aval de la filière de la drogue africaine sont, la plupart du temps, rémunérés en cocaïne. 340 Données de la Banque Mondiale et du PNUCID. 121 cocaïne, l’afflux d’argent est considérable : les profits générés par la vente de drogue en Europe sont en partie transférés dans la région et réinvestis dans l’achat de quantités supplémentaires de drogue. L’une des conséquences économiques visibles du rapatriement des narcoprofits dans la région est l’appréciation soudaine des monnaies locales. On peut prendre l’exemple surprenant de la Gambie : après des années de dépréciation, la monnaie gambienne, le Dalasi, s’est apprécié de façon rapide depuis 2007 sans raison apparente341. L’hypothèse d’une simple spéculation ou d’investissements légaux massifs n’étant pas crédible, cela pourrait être la conséquence d’opérations de blanchiment d’argent. Les remises de fond dans certains pays d’Afrique de l’Ouest comme le Ghana, le Nigeria et le Sénégal ont doublé voire triplé depuis quelques années : au Nigeria, les remises de fonds ont augmenté de 200% entre 2005 et 2006342. Pour répondre à la problématique identifiée, il est possible de dire que la relation entre l'Afrique de l'Ouest et l'Europe en ce qui concerne le trafic de drogues peut s'avérer semblable à celle qui existe entre le Mexique et les Etats-Unis : tout comme les cartels mexicains, les groupes ouest-africains ont commencé comme fournisseur de services pour les trafiquants colombiens. La situation en Afrique de l'Ouest pourrait finir par ressembler à celle à laquelle le Mexique est confronté aujourd'hui. Comme cela s’est passé en Amérique Latine où des trafiquants colombiens ont utilisé des passeurs mexicains, il est possible que les groupes criminels sud-américains emploient du personnel ouest-africain pour recevoir et protéger les cargaisons en Afrique de l’Ouest et peut-être pour transporter une partie de la drogue vers l’Europe, rétribuant leurs services en cocaïne. Cela créerait deux systèmes parallèles d’importation de la cocaïne vers l’Europe : un système impliquant des quantités restant sous contrôle sud-américain et un autre système impliquant de plus petites quantités aux mains d’africains de l’Ouest. Le premier système serait essentiellement maritime, et l’autre impliquerait un nombre élevé de passeurs sur des vols commerciaux. La dernière étape dans l’étude des zones grises dans le monde est l’analyse des pratiques de financement des acteurs illégaux afin de mener leurs activités ainsi que les interrelations qui peuvent se nouer entre eux. 341 Selon les devises, l’appréciation de la monnaie gambienne tournait autour de +30% par rapport à sa valeur initiale à l’été 2007. 342 ANDRES A. de (2008) 122 Chapitre 3 – Les interactions entre les acteurs et le financement des activités illégales dans les zones grises Un récent rapport de recherche du Congrès américain rendu par Berry et al. a tenté de définir les critères qui pouvaient rendre un Etat « hospitalier » au crime organisé et au terrorisme343. Ces critères sont au nombre de dix et comptent : la corruption officielle, la faiblesse de la législation, le manque d’application des lois, la non-transparence des institutions financières, l’absence de respect de l’état de droit dans la société, la porosité des frontières, le manque de volonté politique d’application de la loi, la situation géographique et les problèmes géopolitiques régionaux. Mis à part les deux derniers facteurs, les critères retenus dans cette étude sont trop larges pour qualifier efficacement la présence ou non d’acteurs illégaux au sein d’un territoire national : selon ces critères, la majeure partie des pays dans le monde seraient au final hospitaliers vis à vis du crime organisé et du terrorisme. Ce rapport permet de faire la jonction entre activités et trafics de produits illégaux dans les zones grises et financement des groupes et acteurs illégaux opérant au sein des zones grises. Les deux types d’acteurs présents au sein des zones grises et agissant de façon transnationale sont les Organismes Criminels Transnationaux (OCT) et les groupes terroristes. Chacun de ces acteurs, on le verra, a des besoins de financement que seules les zones grises peuvent combler : c’est la raison pour laquelle OCT et groupes terroristes se servent des zones grises anomiques afin de prospérer et réaliser leurs buts, aussi différents soient-ils. Ainsi « ces acteurs agressent dans leurs fondements les États en remettant en cause leur prétention à être les seules sources de pouvoir légitime sur un territoire délimité par des frontières »344 : c’est à cause de l’implantation des trafics et de ces acteurs illégaux que les zones grises possèdent autant de poids sur l’Etat central et menacent parfois de faire disparaître l’autorité étatique au sein d’un « trou noir » anomique. Il conviendra donc d’étudier la façon dont les acteurs illégaux se financent et réalisent des profits grâce aux trafics de produits illégaux transnationaux (Section 1) avant de s’intéresser aux possibles interactions entre les acteurs qui font vivre et prospérer les zones grises (Section 2). 343 BERRY L., CURTIS G.E., GIBBS J.N., HUDSON R.A., KARACAN T., KOLLARS N. et MIRO R. (2003), Nations Hospitable to Organized Crime and Terrorism, Federal Research Division, Library of Congress, Washington (D.C.) : Library of Congress, October 2003 344 BIGO D. (2005), La mondialisation de l’(in)sécurité in Suspicion et exception, numéro spécial, revue Cultures et Conflits 58, Eté 2005, p 53-101 123 Section 1 – Financement des OCT et des groupes terroristes La Résolution 1373 de l’ONU de 2001 note la proximité régnant entre « le terrorisme international, le trafic de stupéfiants, le blanchiment d’argent, les trafics d’armes illicites, de substances nucléaires, chimiques ou biologiques clandestines ». A travers l’implantation territoriale des acteurs illégaux dans les zones grises, on assisterait à une « africanisation » du monde : les zones grises sont assimilables aux bidons villes africains dans lesquels les trafics et la criminalité prolifèrent en toute impunité et sont autant de refuges pour les acteurs des relations internationales illicites. On peut estimer que les acteurs illégaux exercent un impact négatif sur le commerce international dans le sens où certains Etats affaiblis par la présence d’acteurs et de trafics illégaux sont obligés de fermer leurs frontières et donc d’augmenter les coûts de transaction345. Les conséquences de frontières plus sûres sont donc la réduction des échanges internationaux pour les pays frappés par les zones grises. De plus, l’argent sale possède une capacité de contamination qui déborde très vite de la sphère criminelle pour corrompre le politique et l’économique : l’afflux d’argent sale peut localement déstabiliser un marché voire une économie. On optera dans cette partie pour une analyse au travers de la micro-économie du crime qui s’attache à décrire les comportements illégaux et à éclairer la rationalité économique des choix effectués par les acteurs illégaux346. Ainsi, les trafics illégaux font face à des coûts d’opportunités selon les options répressives étatiques, la répression venant taxer les revenus criminels en exerçant une menace sur ses bénéficiaires. Ce n’est pas un hasard si les deuxtiers des transactions effectuées dans le monde se font hors des circuits bancaires : la norme économique de certains pays est véritablement l’économie informelle. L’utilité des trafiquants ne dépend pas seulement de leur profit mais aussi de leur capacité à dominer les risques inhérents à leur métier : la maîtrise de l’incertitude constitue un principe important de l’organisation du marché. L’analyse économique de ces acteurs illégaux à besoin de financement, qu’ils soient membres du crime organisé ou bien groupes terroristes, répond à la théorie des choix rationnels en environnement incertain. 345 FRATIANNI M. et KANG H. (2006), International Terrorism, International Trade, and Borders, New Perspectives on Global Governance 346 KOPP P. (1995), L’analyse économique des organisations criminelles, Relations internationales et stratégiques, n°20/1995 124 Calculer le poids des acteurs illégaux et de l’économie grise dans le monde est quasiment impossible. Il est malgré tout possible d’avoir une estimation rapide du poids de l’économie illégale dans le monde grâce aux recherches réalisées par Loretta Napoleoni. Celle-ci estime à 500 milliards par an le montant de la fuite illégale de capitaux. Si on ajoute l’argent du crime, on arrive au total de 1 billion de dollars : c’est le « produit criminel brut ». Selon Napoleoni, ce produit criminel est réellement compris entre 500 milliards et 1,5 billion, soit entre 2 et 5% du produit brut mondial ! C’est le poids de cette « nouvelle économie de la terreur »347. Pour sa part, le FMI estime que les gains cumulés provenant des activités illicites sont à hauteur de 500 milliards de dollars soit 2% du produit brut mondial. On est aujourd’hui bien en présence d’un système économique international parallèle au système légitime qui dépouille les PED, appauvrit les économies légitimes. Le processus de développement de l’économie illicite est indissociable de la mondialisation financière actuelle et la « nouvelle économie de la terreur » possède une relation d’interdépendance avec les économies des marchés occidentaux mondialisés. L’implantation dans les zones grises, quelle que soit la « nuance de gris », répond à une logique économique parfaitement rationnelle : OCT (I) et groupes terroristes (II) sont des acteurs à besoin de financement, d’où l’implantation territoriale au sein des zones grises et l’utilisation de techniques et méthodes économiques et financières spécifiques leur permettant de tirer partie au maximum de la logique économique des zones grises. I – La rationalité économique des OCT et les techniques financières criminelles Le concept de « criminalité transnationale » a été introduit dans les années 1990 pour identifier les groupes criminels se livrant à des activités qui dépassent le strict cadre national pour s’ancrer dans une réalité régionale ou internationale transfrontalière avec l’implantation de membres du groupe en dehors des frontières nationales du pays d’origine348. Les 347 NAPOLEONI L. (2004), Terror Inc. Tracing the Money Behind Global Terrorism, Penguin Books, New York 348 Parmi toutes les définitions existantes de la « criminalité organisée transnationale », l’Union Européenne en donne la définition la plus complète. Le groupe doit répondre à six des onze critères, les critères 1, 5 et 11 étant obligatoires : collaboration de deux personnes et plus ; tâches spécifiques attribuées à chacune d’entre elles ; sur une période de temps assez longue ou indéterminée ; avec une forme de discipline et de contrôle ; dont les ; membres sont suspectés d’avoir commis des infractions pénales graves ; agissant au niveau international ; recourant à la violence ou à d’autres moyens d’intimidation ; utilisant des structures commerciales ou de type commercial ; se livrant au blanchiment d’argent ; exerçant une influence sur les milieux politiques, les médias, l’administration publique, le pouvoir judiciaire ou l’économie ; agissant pour le profit et/ou le pouvoir 125 organisations criminelles considérées comme transnationales fonctionnent comme des entreprises plus ou moins spécialisées, combinant activités licites et illicites qui correspondent à trois ensembles : les atteintes contre les personnes et les biens ; l’organisation de trafics illicites et la criminalité économique c’est-à-dire les escroqueries, les fraudes, la corruption ou le blanchiment d’argent. Les OCT possèdent les attributs de la puissance définis par Raymond Aron : contrôle d’un territoire ; ressources matérielles et humaines ; organisation et capacité d’action collective. Pino Arlachi, spécialiste italien de la mafia, utilise une terminologie économique pour décrire les organisations criminelles où les fonctions d’entrepreneur et d’entreprise sont primordiales : de la même manière que nous avons déjà analysé les trafics illégaux en terme de « marchés des biens »349, il est possible de présenter les acteurs illégaux des zones grises comme des agents présentant une rationalité économique leur permettant de réaliser les trafics et actes illégaux au sein des zones grises. Dasque donne une définition de la criminalité organisée transnationale comme étant une « entreprise ou industrie du crime, visant une stratégie de rationalisation et d’extension internationale »350, permettant d’aborder les OCT comme des acteurs économiques à part entière ayant un rôle à jouer dans l’économie illégale mondiale et les relations internationales illicites. L’accumulation de profits étant la raison d’être des OCT, ceux-ci agissent selon des règles et méthodes économiques rationnelles (A), leur permettant de réaliser les trafics transnationaux par l’intermédiaire de techniques criminelles établies (B). A. La rationalité économique des OCT Les OCT sont des « souverainetés parallèles »351 à l’Etat plutôt que des concurrents. C’est la raison pour laquelle les OCT cherchent à se fondre dans la masse et éviter la détection. Leurs méthodes et techniques économiques et entrepreneuriales en font des acteurs parfaitement capables de cacher leurs activités aux yeux des organes de répression de l’Etat dans lequel les groupes criminels s’implantent. 349 GAYRAUD J.-F. (2005) DASQUE, J.-M. (2008) 351 Ibid. 350 126 1. Le fonctionnement économique et entrepreneurial des OCT Plus l'offre illicite est rare en comparaison de la demande, plus elle est onéreuse et plus elle est onéreuse, plus elle fait l'objet de trafic : plus le trafic est rentable et plus il attise les convoitises d’où le fait que plus la tentation criminelle est forte, plus la protection du trafic devient violente352. Cette analogie peut paraître simpliste mais elle illustre parfaitement la logique économique qui régule le marché des biens illicites gérés par la criminalité organisée transnationale. Une fois le réseau criminel suffisamment installé, il cherchera à se fondre dans le tissu économique afin de mieux asseoir son activité. De fait, la rentabilité du trafic tend à accroître son enracinement sur la zone par le biais d'une immixtion au sein de la sphère licite par l’intermédiaire de la ré-injection des capitaux blanchis dans les circuits légaux et par l’intermédiaire de sociétés écrans se fondant dans le paysage entrepreneurial légal. Par l’élimination de la concurrence et l’édification de barrières à l’entrée du marché, les organisations criminelles se retrouvent souvent en position de monopole sur les segments des marchés illégaux. Mais la concurrence à laquelle les gros trafiquants se livrent entre eux conduit à penser que le marché est structuré à la manière d’un oligopole non cartélisé dont les membres mènent une guerre des prix353. Les OCT sont caractérisés par leur grande capacité d’adaptation aux changements du fait de leur structure généralement réticulaire d’ampleur transnationale. Les OCT dessinent de nouvelles frontières qui se superposent aux frontières politiques et peuvent tracer au sein des Etats des frontières régionales ou subrégionales. La violence des OCT est privatisée mais dispute aux Etats le monopole de la violence physique légitime : la violence est utilisée surtout dans les phases de conquête du pouvoir ou quand la suprématie du groupe est remise en cause. La corruption permet d’obtenir des autorisations administratives (permis de construire, marchés publics…), des réductions fiscales ou bien l’arrêt de poursuites judiciaires354. La traditionnelle frontière entre légal et illégal tend à s’effacer tant les techniques utilisées par le crime organisé se fondent dans le paysage commercial et entrepreneurial légal : les profits générés par les trafics illégaux et ceux générés par une devanture légale rentrent dans un continuum qu’il est difficile de séparer355. Le crime organisé et la criminalité 352 ROUDAUT M. (2006) KOPP P. (2006), Économie de la drogue, Collection Repères – La Découverte 354 DASQUE, J.-M. (2008) 355 CRETIN T. (1997), Mafias du monde. Organisations criminelles transnationales. Actualités et perspectives, Criminalité Internationale – PUF 353 127 économique tendent à ne faire plus qu’un : l’infiltration du crime organisé dans l’économie légale d’un Etat vient de la nécessité des OCT de trouver des sources de profits légaux afin de diminuer les risques d’être détectés par les autorités, même si ce risque est faible dans les Etats faillis et les proto-Etats criminels. Les OCT sont présents sur les marchés économiques légitimes, sur lesquels des entreprises écran s’immiscent au milieu d’autres entreprises légales et proposent des produits alternatifs servant à couvrir des fonds criminels. Plus l’immixtion dans le paysage légal est important, plus les OCT peuvent réaliser une spécialisation ou une diversification de leurs activités. Ainsi les groupes nigérians ont opéré une diversification de l’offre de produits illégaux en Afrique alors que les gangs mexicains se sont spécialisés dans le trafic de drogues et ne touchent que rarement aux autres filières illégales. Avec la fin de la Guerre froide, l’effondrement des barrières politiques et économiques, l’ouverture des marchés et le développement du commerce mondial ont permis aux criminels d’investir massivement dans l’économie légale et de multiplier les sociétés écran facilitant la contrebande, le blanchiment et les fraudes financières : cet « appel d’air criminel »356 permet aux OCT d’investir des profits illégaux sur les marchés légaux et de créer des entreprises criminelles légales selon des critères d’entreprise. Pour être compétitives sur les marchés illégaux, les organisations criminelles tendent à uniformiser leurs structures pour mieux travailler ensemble : l’interconnexion croissante des groupes criminels et leur mise en réseau permet de démultiplier leur capacité d’action : l’appellation de « multinationales du crime » prêtée aux grandes organisations criminelles internationales est effectivement justifiée par le déploiement de réseaux de production et de distribution transcontinentaux357. Les OCT ont souvent des positions différentes dans la chaîne des opérations de trafic international : certains OCT interviennent en amont (production afghanes, birmanes, andines), d’autres jouent le rôle d’intermédiaire (cartels mexicains, mafias albanophones et italiennes, Triades) et les autres se situent à l’aval (Cosa Nostra américaine par exemple). Ainsi des pratiques criminelles internationales voient le jour entre les OCT, notamment la négociation d’accords « commerciaux », sans lesquels les trafics ne pourraient se dérouler. 356 GAYRAUD J.-F. (2005) DUPUIS-DANON M.-C. (2004), Finance criminelle. Comment le crime organisé blanchit l'argent sale, Criminalité Internationale – PUF 357 128 2. Territorialisation des OCT et proto-Etats criminels La puissance acquise par le crime organisé tend parfois à phagocyter l'Etat qui, ainsi fragilisé, perd sa capacité à assurer la loi et l'ordre sur son territoire et s’efface progressivement pour laisser la place à un proto-Etat criminel. La création d’un proto-Etat criminel sous-tend que la régulation sociale et la production de biens politiques, abandonnées par un Etat défaillant, sont alors de plus en plus assumées par les réseaux criminels gérant à l’interne offres d'emplois, actions sociales et surtout production de sécurité auprès des citoyens. Cet enracinement social autorise ensuite une mutation criminelle vers une assisse politique, économique et sociale accrue. Dans certains Etats, le crime organisé est donc devenu un incontournable acteur politique : l’Etat devient criminel. Les proto-Etats criminels appellent une symbiose entre pouvoir politique et organisations mafieuses : les dirigeants de l’Etat participent aux opérations illicites quand ils n’en contrôlent pas le déroulement, se partagent les secteurs, les zones de production et les marchés et profits avec les acteurs criminels. C’est le cas en Birmanie, au Nigeria, en Afghanistan et dans la zone grise entre l’Albanie, la Macédoine et le Kosovo (voir Annexe 22). Les acteurs illégaux exercent alors un contrôle économique tel que les douanes, taxes, « impôt contre sécurité » et autres rackets sur la population de leur territoire : les OCT parviennent à s’infiltrer dans les rouages du pouvoir de certains Etats et exercent une influence déterminante sur la vie politique par l’intermédiaire du contrôle des élections et de la corruption. Ainsi en Colombie, Pablo Escobar s’est fait élire au Parlement et les frères Orejuela ont financé la campagne présidentielle de Samper. Il existe différents degrés d’emprise territoriale d’un OCT sur un Etat358 : - la prédation : les OCT mènent une politique opportuniste sur le territoire qui ne représente pas une menace globale pour la société comme c’est le cas des gangs en général comme les posses jamaïcains ou encore les Maras d’Amérique centrale. - le parasitisme : les OCT sont intimement associés au milieu environnant dont ils tirent la totalité de leur substance mais l’emprise n’est que partielle et ils ne contrôlent pas tous les secteurs clés. C’est généralement le cas des cartels. - la symbiose : les OCT possèdent un pouvoir global et hégémonique sur le territoire et contrôlent des secteurs stratégiques de la vie publique. Les mafias sont représentatives de cette immixtion de l’illégal dans la vie politique, économique et sociale d’un Etat. 358 DASQUE, J.-M. (2008) 129 B. Les techniques économiques et financières criminelles Avant de s’investir dans l’économie légale, l’argent du crime a d’abord été produit : le recyclage est la phase finale d’un processus qui, en amont, comprend les activités criminelles générant des profits. Il existe de nombreuses méthodes financières et bancaires « alternatives » disponibles afin de réaliser ce recyclage de l’argent, les principales étant le blanchiment des bénéfices des trafics et l’utilisation de systèmes financiers alternatifs. Encore une fois, les différents outils et techniques à disposition des OCT afin de concilier l’argent des trafics transnationaux sont beaucoup plus faciles à utiliser au sein des zones grises. 1. Le blanchiment d’argent Le blanchiment d’argent est une expression qui a été employée pour la première fois aux États-Unis pour définir la mainmise de la mafia sur des laveries automatiques dans les années 1930. A l’époque de la prohibition, les gangsters américains mirent cette technique au point en investissant leurs revenus illicites dans une chaîne de laveries automatiques : les revenus étant exclusivement encaissés en monnaie fiduciaire, les chiffres d’affaires de ces entreprises devenaient incontrôlables, offrant ainsi la possibilité d’investir des revenus illicites dans des entreprises légales359. Le blanchiment d’argent est l’action qui consiste à cacher ou à déguiser l’identité de revenus obtenus illégalement afin de les faire apparaître comme provenant de sources légitimes. Le Groupe d’Action Financière, ou GAFI, a mis en place une définition du blanchiment reposant sur trois éléments constitutifs : le transfert des biens provenant d’agissements délictueux pour en déguiser l’origine illicite ; la dissimulation ou le recel de la véritable nature, provenance et localisation de ces biens, sachant qu’ils proviennent d’une infraction ; l’acquisition, la détention ou l’utilisation de ces biens dont celui qui les acquiert ou les détient connaît bien leur source illicite360. Le blanchiment des bénéfices du crime organisé se déroule généralement en trois étapes définies qui sont bien connues des criminels. La première étape, le placement ou immersion, permet de se débarrasser matériellement des importantes sommes en liquide générées par les activités criminelles. Les méthodes d’écoulement les plus utilisées sont entre autres le « schtroumpfage » c'est à dire 359 RAHMAN A. (2000), Le blanchiment d’argent. Techniques et Méthodes, Centre de recherche des Menaces Criminelles Contemporaines – MCC 2000, Mémoire pour le diplôme d’Université Analyse des Menaces Criminelles Contemporaines 360 http://www.fatf-gafi.org/document/20/0,3343,fr_32250379_32236930_36563220_1_1_1_1,00.html 130 des dépôts ou des retraits fractionnés sur des comptes bancaires ; l’achat au comptant de biens de grande valeur ; le recours aux bureaux de change ; la contrebande de devises ; les jeux de hasard au casino mais surtout l’investissement dans des secteurs brassant beaucoup de liquidités comme les services d’encaissement des chèques, l’hôtellerie, les restaurants, les bars ou l’acquisition de biens mobiliers ou immobiliers. Lorsque la première étape du placement est réussie pour le blanchisseur, la détection de son activité sera presque impossible : c’est en effet au stade du placement que le processus de blanchiment est le plus vulnérable dans la mesure où les dépôts de grosses sommes sont plus facilement détectables et où la preuve de leur origine illégale peut aisément être apportée par les autorités. La deuxième étape, l’empilage ou « brassage », consiste à empêcher toute identification de l’origine illicite de ces revenus en créant un système complexe de transactions financières successives telles que la conversion de sommes à blanchir en outils de paiement. La troisième et dernière étape, l’intégration ou « essorage », revient à réintroduire les sommes blanchies dans l’économie formelle après leur avoir donné une légitimité et une apparence d’argent propre. En effet, l’intégration permet de réinsérer le produit des opérations d’empilage dans l’économie de manière à ce qu’il apparaisse comme les profits légaux d’une activité économique officielle. Ces trois étapes classiques sont le plus souvent respectées à la lettre mais parfois les blanchisseurs mettent en place des réseaux plus complexes afin de démultiplier les circuits de recyclage et d’augmenter leur productivité en minimisant les risques361. Ainsi en Colombie, les narcotrafiquants prennent contact avec des entreprises colombiennes importatrices de produits américains, proposent de mettre à leur disposition des narcodollars pour régler les exportations de l’entreprise, s’octroient une prime de change lors de la transaction et récupèrent les fonds rapatriés sur le territoire colombien : c’est le blanchiment « à la colombienne » qui s’étend désormais au Mexique, à tel point que l’on parle de « colombianisation » du pays depuis la fin des années 1990. Avec le blanchiment, les OCT contribuent donc à la faiblesse de l’Etat en investissant une partie des revenus dans la corruption des autorités chargées de la loi : un phénomène de « captation » de l’Etat se met en place, qui va bien au delà du blanchiment classique. 361 DUPUIS-DANON M.-C. (2004) 131 Le blanchiment et le recyclage des profits illégaux sont facilités en présence d’un Etat faible dont les appareils d’Etat sont sensibles à la corruption et par l’existence d’une économie informelle importante. La corruption permet de s’assurer une discrétion et une apparence de légalité indispensable au succès des étapes du blanchiment car il implique forcément des représentants du pouvoir362. Au renforcement d’une géographie des zones grises avec ses routes, ces espaces territoriaux d’implantation et ses proto-Etats criminels s’ajoute une géo-économie du blanchiment d’argent : les principaux centres géographiques de blanchiment d’argent renvoient toujours aux zones de libre échange illégales et aux Etats faibles et faillis. Les PED, dont le secteur informel est prédominant et la corruption souvent endémique, sont des lieux privilégiés pour le blanchiment des capitaux du crime organisé en Amérique Latine, Asie du Sud-Ouest, Europe de l’Est et en Afrique. Déterminer avec précision la masse monétaire de l’économie du blanchiment est une tâche impossible : en 1997, le GAFI a entrepris un important travail de recherche pour déterminer l’ampleur du blanchiment des capitaux qui s’est soldé en 2000 par un constat d’échec. Les données recueillies se sont avérées trop parcellaires et peu fiables, allant de 80 à 1 500 milliards de dollars par an363. Il faudrait également prendre en considération l'effet de levier de ces sommes, c'est-à-dire leur pouvoir corrupteur sur le reste de l'économie qui est impossible à estimer. L’argent sale est aujourd’hui trop imbriqué dans les circuits légaux : si on retirait brutalement cet argent, une grande partie de l’édifice économique mondial serait fragilisé. 2. Les autres techniques économiques criminelles Le second outil économique employé par les OCT pour brasser l’argent sale dans l’économie réelle est de faire appel à des institutions bancaires plus ou moins légales : en effet pour se livrer en toute tranquillité au blanchiment, l’idéal est de pouvoir bénéficier de services d’une banque totalement dévouée à l’organisation criminelle. C’est la raison pour laquelle les OCT tentent de prendre le contrôle de certaines banques ou créent des institutions financières qui fonctionnent en symbiose avec l’entité criminelle. L’archétype de ces banques non regardantes sur l’origine des fonds est la Al Shamal Islamic Bank du Soudan, possédant des comptes correspondants dans des banques comme American Express, le Crédit Lyonnais ou la 362 KOUTOUZIS M. et THONY J.-F. (2005), Le blanchiment, Que Sais-Je – PUF THONY J.-F. (2003), Mécanique et géopolitique du blanchiment de l’argent, Rapport annuel mondial sur le système économique et les stratégiques (RAMSES), Institut français des relations internationales – Dunod 363 132 Citibank, banque établie conjointement par Ben Laden et le Front National Islamique soudanais en 1991. La Bank of Credit and Commerce International est un exemple de banque étant parvenu à rentrer parmi le club des dix plus grosses institutions bancaires du monde dans les années 1970 et 1980 : cette banque, montée de toutes pièces par des criminels, a généré des opérations de trafic d’armes montées à partir de financements de la banque. La BCCI a fonctionné comme une organisation criminelle durant ses vingt ans d’existence en réalisant de la falsification de comptes, l’acceptation de blanchir l’argent sale des OCT et le paiement de pots de vin à des officiels. Les OCT peuvent également utiliser des institutions bancaires situées dans les centres fiscaux offshore c'est à dire un pays, un territoire ou une zone dans lesquels une réglementation ou un régime fiscal particulier est appliqué aux activités économiques et financières qui y sont implantées, lorsque ces activités sont réalisées en dehors du pays, du territoire ou de la zone. C’est donc un centre financier qui attire un haut niveau d’activité non résidente et un régime juridique complaisant : il existe entre 40 et 70 de ces zones grises fiscales dans le monde364. La plupart des pays développés et des PED accueillent un volume plus ou moins important de capitaux blanchis dans le système économique et financier résident. Les OCT sont parvenus à mettre en place des circuits quasi-industriels d’exportation des espèces pour acheminer les profits illégaux dans des centres financiers complaisants où ils peuvent blanchir en toute impunité. La troisième technique financière criminelle est l’utilisation de bureaux de change et de sociétés de remises de fonds. Ceux-ci interviennent à trois niveaux : ils sont utilisés pour convertir de grosses sommes d’argent liquide de petites coupures. Ensuite, ils organisent des transferts de liquidités à l’étranger. Enfin, les bureaux de change peuvent jouer le rôle d’interface entre fournisseurs et demandeurs de devises, permettant aux criminels d’écouler leur argent illicite liquide et de masquer l’opération sous couvert d’une opération commerciale légitime. A la frontière américano-mexicaine, la multitude de casas de cambio fonctionnant d’une manière informelle ou artisanale rend le contrôle et la régulation des opérations très difficiles. Les sociétés de remise de fonds servent à rapatrier les fonds dans le pays d’origine des criminels et pour transférer des montants importants dans les premières étapes du blanchiment. 364 KOUTOUZIS M. et THONY J.-F. (2005) 133 Parmi ces sociétés de remises de fonds, les narcotrafiquants sud-américains utilisent des systèmes financiers parallèles informels comme par exemple le Marché Noir du Peso365, sorte d’interface entre demandeurs et fournisseurs de devises permettant aux criminels d’écouler facilement leur liquidités et d’empocher de fortes commissions par le rapatriement des bénéfices en dollars de la vente de drogues aux Etats-Unis en les convertissant en peso. Le trafiquant va dans un bureau de change, vend ses dollars contre des pesos avec une décote correspondant à la prime empochée par le changeur et le bureau revend les dollars à une entreprise colombienne désirant investir aux Etats-Unis : l’argent du change crédite à la fois les comptes du narcotrafiquant en pesos en Colombie et de l’entreprise en dollars aux EtatsUnis : il ne subsiste aucune trace écrite de la transaction dont l’objet criminel est maquillé sous couvert d’une opération de commerce. Les dollars étant moins importants pour les trafiquants d’Amérique Latine que le peso colombien ou mexicain, ce système leur permet de réinvestir localement les produits du crime. II – Le financement du terrorisme au sein des zones grises Il est possible d’appliquer la logique de zone grise et de rationalité économique dans le financement du terrorisme. En effet, les groupes terroristes sont des acteurs à besoin de financement et ce pour plusieurs raisons : la propagande et le recrutement, l’entraînement des troupes et les bases de combat, le logement et la nourriture, l’équipement (explosifs, armes conventionnelles…), l’obtention de faux documents et de faux papiers, la cueillette de renseignement, les moyens de communication, les pots-de-vin, la maintenance quotidienne des membres, le dédommagement des familles. Les raisons sont nombreuses et répondent à des dynamiques économiques : même si un attentat n’est pas le poste de dépense le plus important, maintenir à flot une cellule ou un groupe terroriste coûte cher et demande donc un afflux de capitaux Malgré tout, le souci des groupes terroristes n’est pas l’accumulation de richesses mais sa dissimulation et sa redistribution : il en résulte donc un besoin de financement adapté à la structure organisationnelle du groupe en question. Aujourd’hui afin de se financer, un groupe terroriste doit se livrer à une forme d’activité de financement particulière : le trafic transnational de biens et produits illégaux. La quasi-totalité des groupes terroristes se comportent de nos jours comme des organisations criminelles pour se financer : il existe donc une grande perméabilité entre terrorisme et trafics 365 Le « Black Market Peso Exchange » ou BMPE. 134 en ce qui concerne le financement366. L’intérêt des groupes terroristes pour les trafics n’est pas anodin : sur le long terme, ce sont des investissements sûrs qui se fondent dans la masse des opérations illégales réalisées dans les zones grises. La fin du terrorisme d’Etat à la fin de la Guerre froide a forcé les organisations terroristes à trouver des moyens de financement autonomes afin de maintenir leurs groupes à flot et continuer leur existence : ainsi les responsables des attentats de Madrid en 2005 se sont financés exclusivement au travers de la vente d’ecstasy et de cannabis en Espagne. Parmi les organisations terroristes les plus impliqués dans les trafics transnationaux, on trouvera le FARC et l’ELN colombiens, le Sentier Lumineux péruvien, le Hezbollah, le GSPC algérien et le GICM marocain, le GIA islamiste, les Talibans, le PKK kurde, l’IMU ouzbek, le LTTE tamoul, l’IRA et l’ETA. Les zones grises étant des espaces géographiques fournissant une offre en produits illégaux et une législation « assouplie » en ce qui concerne l’illicite, les groupes terroristes sont naturellement présents au sein des zones grises. De la même manière que les OCT participent au renforcement des zones grises, les groupes terroristes y trouvent également tous les avantages afin de réaliser leur financement et s’y dissimuler. Sans base arrière territoriale, les réseaux terroristes transnationaux n’ont aucun avenir : il leur faut des zones où les Etats sont faibles voire inexistants. Le terrorisme transnational n’efface pas l’importance des territoires, des sanctuaires et du soutien étatique qu’il requiert pour accomplir ses objectifs : le terrorisme n’est pas entièrement déterritorialisé et il ne peut agir « sans l’appui logistique, sans les bases arrières qui lui procurent de fait des Etats parias ou faillis »367. Comme pour les OCT, le financement des activités terroristes répond à une logique économique rationnelle (A) et différentes techniques et outils de financement sont à la disposition des groupes terroristes au sein des zones grises, notamment la levée de fonds et l’utilisation de réseaux financiers alternatifs (B). A. Le financement du terrorisme au travers d’activités criminelles La fin du terrorisme d’Etat a ouvert la voie à l’autofinancement des groupes terroristes et a créé une nouvelle orientation entrepreneuriale qui a modifié profondément la structure des groupes politiques armés et bouleversa le processus de sélection naturelle des dirigeants : le chef d’une organisation armée doit désormais afficher de réelles compétences en matière de 366 CHOQUET C. (2003), Terrorisme et criminalité organisée, Sécurité et Société – l’Harmattan PASCALLON P. sous la direction de (2006), Les zones grises dans le monde aujourd’hui. Le non-droit gangrène-t-il la planète ?, Défense – L’Harmattan 367 135 gestion. Désormais, les groupes terroristes doivent se tourner vers des techniques empruntées au monde de l’entreprise et du commerce pour se financer. Mais les groupes terroristes mènent des activités criminelles proportionnelles à leurs moyens et à leurs besoins : les activités de financement sont donc dépendantes des caractéristiques organisationnelles du groupe. De plus, l’utilisation de méthodes criminelles par les groupes terroristes tend progressivement à transformer cette structure organisationnelle avec le phénomène de la « gangstérisation ». 1. La dépendance aux caractéristiques organisationnelles Les activités criminelles des terroristes doivent être comprises selon les caractéristiques organisationnelles et les capacités de chaque groupe terroriste368. Ainsi les groupes et les cellules terroristes aux activités éphémères et sporadiques peuvent très facilement mener des activités criminelles épisodiques à petite échelle : en effet, ce type d’activité exige généralement peu de compétences spéciales, une répartition des tâches élémentaire et pratiquement aucun recours à des techniques de stabilisation comme la corruption. Les groupes terroristes aux activités sporadiques peuvent générer eux-mêmes une bonne partie de l’équipement, des ressources et même du financement dont ils ont besoin. Une cellule ou une personne peut se livrer à une activité criminelle uniquement le temps d’accumuler suffisamment de ressources pour perpétrer un attentat ou une série d’attentats donnés. La bombe utilisée dans l’attentat contre le World Trade Center en 1993 était composée de matériaux commerciaux ordinaires – comme de l’engrais à gazon et du carburant diesel – et a coûté moins de 400 dollars à fabriquer. Les activités criminelles plus lucratives exigent toutefois des moyens organisationnels plus importants et demeureront l’apanage des groupes terroristes mieux organisés. Par exemple, le LTTE tamoul a implanté des cellules criminelles dans 38 pays d’Europe, de l’Amérique du Nord et du Moyen-Orient : ces cellules amassent des fonds pour l’organisation grâce à l’extorsion, au trafic de stupéfiants, à la fraude par cartes de crédit, à l’utilisation frauduleuse du système de sécurité sociale, à l’écoulement de fausse monnaie sur le marché des changes, à la piraterie, au trafic d’immigrants clandestins et au trafic d’armes. Démarche pourtant contre nature, les groupes terroristes ont aujourd’hui obtenu l’esprit d’entreprise qui 368 O’MALLEY P. et HUTCHINSON S. (2006), Le Terrorisme et la Criminalité : Liens Réels et Potentiels, Canadian Centre for Intelligence and Security Studies, The Norman Paterson School of International Affairs, Carleton University, Vol. 2006-5 136 caractérise les organisations criminelles traditionnelles : faute de capitaux étatiques, les groupes terroristes se financent par le biais d’activités criminelles qui forment une part toujours plus importante de leur économie et varient selon les organisations concernées. Au final, l’intérêt du terrorisme pour les activités criminelles relève de deux aspects stratégiques significatifs : réaliser le financement des activités terroristes d’une part et utiliser certaines activités illégales comme la fraude ou la création de faux documents pour faciliter leurs objectifs opérationnels. L’économie des organisations terroristes ressemble beaucoup à celle d’un Etat qui redistribue sa richesse produite afin de maintenir la communauté à flot. La plupart des activités dans lesquelles les groupes terroristes s’insèrent afin de poursuivre leur but sont aujourd’hui criminalisées. Que ce soit pour se financer de manière illégale, de recruter des membres, de lever des fonds ou de préparer un acte terroriste, les moyens employés sont pour la plupart illégaux voire criminels. Le Hezbollah se sert d’une grande variété d’entreprises criminelles pour se financer, notamment le trafic de drogues en Amérique du Sud et au Moyen-Orient. Depuis de nombreuses années, le Hezbollah développe en Amérique latine des activités criminelles qui contribuent à ses ressources comme le trafic d'êtres humains, de cigarettes, contrefaçons et des fraudes financières. Le mouvement chiite libanais a récemment étendu sa sphère d'influence en infiltrant notamment la Colombie, le Chili, le Venezuela et le Mexique : dans tous ces pays, le Hezbollah s'appuie sur la communauté libanaise chiite expatriée qui est très nombreuse en Amérique latine369. En plus d’être bien implanté dans la TBA, le Hezbollah aurait fait du Chili son nouveau centre de financement en Amérique du Sud : depuis 2006, les autorités chiliennes ont identifié plusieurs sociétés écran qui serviraient à acheminer des fonds illégaux pour le Hezbollah, la plupart seraient installées dans la zone franche d'Iquique, située au nord du pays. Afin de faire parvenir au Liban l'argent récolté de par le monde, le Hezbollah utiliserait notamment les services de la Western Union dont certaines agences établies au Liban seraient infiltrées par des membres du mouvement. Le cas de financement du Hezbollah le plus surprenant est le démantèlement en 2002 d’un cercle de contrebande de cigarettes en Caroline du Nord dirigé par deux agents du Hezbollah chargés du financement du groupe terroriste. Le réseau Al Qaïda s’est infiltré dans les années 1990 dans le marché du trafic de diamants en prenant l’avantage sur les structures de commerce illégales, la faiblesse des 369 RODIER A. (2009), Les trafics de drogue du Hezbollah en Amérique Latine, note d’actualité n°168, Centre Français de Recherche sur le Renseignement 137 gouvernements des pays producteurs et le manque de régulation. Ainsi deux membres du réseau terroriste ont implanté des compagnies de commerces illégales d’exploitation de diamants en Tanzanie et au Kenya avant de se lancer sur le trafic de diamants de sang avec le Front Révolutionnaire du Sierra Leone pour les revendre en Europe : un réseau illégal s’est créé entre Freetown et Anvers, lieu de revente des diamants en Europe. Au travers de l’implantation d’une communauté de musulmans chiites libanais en Afrique de l’Ouest, le trafic de diamants prendrait aujourd’hui une part plus importante qu’on le croit dans le financement des groupes terroristes tels qu’Al Qaïda. Al Qaïda aurait réussi à blanchir environ 20 millions de dollars grâce à l’achat de diamants de sang370. 2. La « gangstérisation » du terrorisme La « gangstérisation » du terrorisme ou phénomène du « fighters turned felons »371 est un processus au cours duquel les groupes terroristes « deviennent » des organisations de crime organisé dans le sens où ils réalisent des activités illégales dans le but de se financer qui ressemblent de plus en plus à ce que fait le crime organisé transnational traditionnel372. Ainsi un groupe terroriste abandonnerait partiellement ou totalement la lutte idéologique pour se tourner vers la recherche du profit comme but ultime de l’organisation au travers d’activités criminelles et une insertion dans les filières transnationales de produits illégaux, sa structure évoluant progressivement ainsi vers celle du crime organisé. Cette pour cette raison que certains groupes terroristes, dont la base idéologique s’effritait, ont abandonné leurs idéaux moraux pour se tourner vers le trafic criminel lucratif en abandonnant toute revendications politiques373. Dans plusieurs cas, l’objectif de certains groupes est politiquement irréalisable, même irréaliste et il est probable que les terroristes eux-mêmes aient peu d’espoir de triompher et continuent le financement par routine, parce qu’ils ne peuvent plus imaginer d’autre carrière ou parce qu’ils estiment qu’en dépit de leur faibles chances de réussir, continuer d’essayer est un impératif religieux ou moral. Le groupe glisse alors dans une criminalité sans but 370 FARAH D. (2005), Growing links Between Terrorism and Organized Crime ? CURTIS G.E. et KARACAN T. (2002), The Nexus Among Terrorists, Narcotics Traffickers, Weapons Prolificators, and Organised Crime Networks in Western Europe, A Study Prepared by the Federal Research Division, Library of Congress under an Interagency Agreement with the United States Government, December 2002 372 SCHMID A.P. (2002), Trafficking : Networks and Logistics of the Transnational Crime and Terrorism, Paper presented at ISPAC meeting, Courmayeur, Italy, 6-8 December 2002 et SCHMID A.P. (2004), Links between Terrorist and Organized Crime Networks : Emerging Patterns and Trends, Milan, ISPAC 373 CILLUFO F. (2000) 371 138 idéologique ultime. La « gangstérisation » ne se développe pas au sein de tous les groupes terroristes car elle dépend surtout des caractéristiques structurelles du groupe : si le groupe ne possède pas à sa tête un leader charismatique capable d’orienter les intérêts idéologiques du groupe, celui-ci aura tendance à devenir plus enclin à transformer ses revendications politiques en recherche du profit économique pur374. Ainsi l’IMU ouzbek s’est « gangstérisé » dès 2001, l’année où le leader Juma Namangani est censé avoir été tué dans des affrontements : laissé sans chef charismatique, le groupe a rapidement abandonné ses revendications politiques pour se tourner vers la recherche du profit financier pur375. Une autre possibilité est quand un processus de paix engagé entre les partis rend la lutte politique obsolète et sans valeur : c’est le cas avec le PIRA irlandais depuis la fin des années 1990376. Selon les motivations et les circonstances du trafic criminel, on peut établir à partir des travaux de Mincheva et al. plusieurs modèles de « gangstérisation »377. La transformation idéologique veut que les objectifs idéologiques et criminels coexistent sur le même plan sans que le groupe terroriste ne se transforme trop : l’IRA, dont les objectifs politiques sont toujours très présents, est un exemple de ce modèle. La transformation pragmatique implique que les objectifs politiques et idéologiques sont relégués au second plan en faveur d’objectifs économiques comme c’est le cas avec le FARC. En ce qui concerne le FARC en Colombie, le groupe terroriste s’est impliqué profondément dans les activités criminelles à la mort du leader Jacobo Arenas en 1990, notamment en puisant dans le savoir faire des narcotrafiquants de la région. Au milieu des années 90, la guérilla FARC a pris de l’importance dans le trafic de drogues en devenant les intermédiaires entre les fermiers producteurs de coca et les laboratoires de production de la cocaïne dirigés par le cartel de la drogue378. Vers la moitié des années 1990, le groupe terroriste philippin Abu Sayyaf a changé radicalement ses activités pour devenir une entité criminelle. Plusieurs raisons expliquent comment le groupe a connu une telle transformation : il faut prendre en considération la perte 374 CURTIS G.E. et KARACAN T. (2002) WILLIAMS P. et GODSON R. (2002), Anticipating organized and transnational crime, Crime, Law and Social Change, Vol. 37, No.4, pp. 311-355 376 WILLIAMS P. (2005), Terrorist Financing and Organized Crime Nexus of Relationships, Appropriation of Methods or Both ? in BIERSTEKER, T. and ECKERT, S. (eds), Financing Global Terrorism, New York : Routledge 377 MINCHEVA, LYUBOC et GURR (2006), Unholy Alliances ? How Trans-state Terrorism and International Crime Make Common Cause, Paper presented at the Annual Meeting of the International Studies Association, Panel on Comparative Perspectives on States, Terrorism, and Crime - San Diego, March 24, 2006 378 CILLUFO F. (2000) 375 139 des têtes dirigeantes en 1995 et 1998 qui a progressivement ouvert la voie à la perte de financement qui a largement compromis les activités du groupe. Ces deux raisons ont été les catalyseurs de la perte des valeurs et de l’idéologie du groupe : avec un manque d’argent flagrant pour être opérationnel et le vide laissé par la mort des chefs, le groupe Abu Sayyaf s’est tourné vers des activités plus lucratives pour continuer à exister et les valeurs des membres du groupe se sont graduellement effritées jusqu’à être aujourd’hui largement déstabilisées. B. L’utilisation de réseaux économiques et financiers alternatifs Il est devenu commun d’affirmer que l’on peut assimiler le blanchiment de l’argent du crime organisé au financement du terrorisme. Or en réalité, les deux activités sont totalement différentes : le blanchiment d’argent par les OCT revient à cacher de l’argent d’origine criminelle pour lui donner une apparence légale alors que dans le cas du terrorisme, il s’agit de « noircir » de l’argent propre pour financer des actions terroristes. C’est que l’on appelle le « noircissement » des profits que réalise les groupes terroristes en colorant des financements d’origine légale pour les utiliser à des fins terroristes : le blanchiment des profits de la criminalité organisée est donc le processus inverse du financement du terrorisme même si les deux acteurs ont des besoins de financement et s’adonnent à des activités illégales pour réaliser leurs buts respectifs. Un groupe terroriste ne cherche qu’à transférer les fonds vers les destinataires, pas les cacher. A partir de ce constat, de circuits de « noircissement » se mettent en place afin de financer les activités terroristes, que ce soit par le réinvestissement de l’argent ou par la collecte de fonds. L’existence du phénomène récent du « narcoterrorisme » permet de faire la jonction entre le monde criminel des réseaux de trafics transnationaux et le terrorisme. 1. Le « noircissement » des fonds et l’utilisation des réseaux financiers parallèles Les fonds destinés à des fins terroristes sont susceptibles d'emprunter des circuits multiples, tant par les réseaux bancaires officiels que par les réseaux financiers parallèles. A la marge des systèmes bancaires traditionnels existent des techniques clandestines ou informelles liées aux déplacements de capitaux : ce sont les services financiers alternatifs. Ces services, nommés « systèmes ITCV » pour Systèmes Informels de Transfert de Capitaux ou 140 de Valeurs existent par l’intermédiaire du Hawala indien, du Hundi au Pakistan ou encore du Fei Ch’ien en Chine379. Ce sont des systèmes bancaires souterrains réalisant uniquement des activités informelles ou parallèles. Ces systèmes de remise de fonds parallèles illégaux sont un moyen détourné pour les terroristes de redistribuer l’argent. Ces systèmes sont caractérisés par la limitation au maximum des transferts physiques et des traces matérielles de la transaction : des sommes colossales peuvent circuler en moins de 24 heures d’un point à l’autre du globe avec des tarifs très compétitifs par rapport aux banques ou aux sociétés de remise de fonds. L’anonymat est garanti et la transaction ne laisse aucune trace. L’encaissement des fonds par le correspondant se fait sur présentation de la « marque de reconnaissance » convenue entre les parties : le système repose donc sur la confiance donnée et les défections sont rares. Dans les pays accueillant ces systèmes, il s’agit d’un phénomène culturel à composante économique, syndrome du développement de l’économie informelle. Considéré comme illégal, le Hawala est un réseau de transfert informel de fonds reposant sur le principe du respect de la parole donnée : le receveur de l’argent informe son correspondant du montant et du destinataire de la transaction et celle-ci s’effectue en contrepartie de frais que se partagent les acteurs. Le système étant utilisé par des millions de personnes380, il assure une garantie de discrétion aux trafics financiers islamistes381. Les opérateurs du système, les hawaladars, prélèvent 1% de commission à chaque transaction et tirent leurs bénéfices des fluctuations de change et des frais prélevés sur les gros transferts : le Hawala génèrerait de cette manière entre 4 et 7 milliards de dollars par an382. La collecte de fonds est un moyen efficace de financement du terrorisme et les fonds qui servent à financer l'activité terroriste sont obtenus principalement au moyen de la collecte de dons effectuée par des organismes écrans licites sans but lucratif. La Holy Land Foundation for Relief and Development est l’archétype de l’organisation écran islamiste de collecte de dons : créée à la fin des années 1990 dans le but de soutenir financièrement le Hamas383. En 1998, Cheikh Yacine, leader spirituel du Hamas, entame une tournée des 379 Signifiant « argent volant ». En Inde, la moitié des transactions économiques de routine transiteraient par le Hawala et dans des pays comme l’Afghanistan ou la Somalie où les marchés sont peu évolués, la quasi-totalité des échanges se fait par le biais du Hawala. 381 Le système est régulé par la charia. 382 KOUTOUZIS M. et THONY J.-F. (2005), Le blanchiment, Que Sais-Je – PUF 383 THACHUCK K. (2002), Terrorism’s Financial Lifeline: Can It be Severed ?, Strategic Forum No. 191 May 2002 380 141 capitales arabes : il récoltera quelques 300 millions de dollars de donations384. La collecte de fonds auprès de la diaspora, même s’il s’agit d’une pratique ancienne, est devenue une source importante de financement : l’IRA a puisé dans la communauté irlandaise des États-Unis une part importante de ses revenus, comme le font aussi le GIA algérien, Al-Qaïda ou encore les rebelles sri-lankais du LTTE et le PKK kurde auprès de leurs compatriotes exilés ou expatriés dans le monde. De la même manière, un prélèvement de 5% réalisé par l’OLP sur les revenus de tous les palestiniens émigrés est obligatoire. Les organisations caritatives jouent aussi un grand rôle, mêlant les dons en liquide, souvent parfaitement légitimes ; les subventions des entreprises privées volontaires ou non ou des États et les revenus des activités criminelles exercées dans le pays de collecte derrière une façade charitable. Le Hezbollah et le Hamas se servent activement d’organisations écran de charité pour se lever des fonds comme la al-Aqsa International Foundation, la Islamic Resistance Support Association, la Educational Development Association ou encore la Goodwill Charitable Organization385. Le « réseau des mosquées »386 est un partenaire du réseau financier terroriste qui permet d’établir des relations entre les groupes armées islamistes au travers de la construction de mosquées. En tandem avec les banques islamiques, le réseau des mosquées a contribué à l’éclosion de l’économie parallèle islamique conçue comme une alternative à l’économie mondiale traditionnelle. La colonisation financière islamique représente l’alliance entre le wahhabisme et les entités commerciales et financières islamiques principalement provenant d’Arabie Saoudite387. Les institutions financières islamistes sont toujours restées en marge du système financier international et l’effondrement de l’URSS leur a offert de nouveaux débouchés dans les pays à forte population musulmane : le troc ayant « remplacé le rouble comme moyen d’échange »388 après la Guerre froide, la colonisation financière islamique a remplacé les vieilles économies communistes. Les PIB des ex-démocraties populaires ayant chuté dramatiquement à la fin de la Guerre froide, la région n’a attiré que les banques islamistes, qui se sont empressés de venir financiariser la région. 384 NAPOLEONI L. (2008), Rogue Economics : Capitalism’s new reality, Seven Stories Press LEVITT M. (2005), Hezbollah: Financing Terror Through Criminal Enterprise, Committee on Homeland Security and Governmental Affairs United States Senate, May 25, 2005 386 NAPOLEONI L. (2008) 387 L’instance qui contrôle la finance islamique est la Sharia Supervisory Board of Islamic Banks and Institutions ou Commission de la Charia 388 Ibid. 385 142 C’est donc en 1992 que la première banque islamique, la Banque Islamique de Développement, s’installe à Tirana en Albanie et commence à échanger investissements en Albanie contre construction de mosquées : le pays accepte, c’est le début de la colonisation financière par les « missionnaires » islamistes qui profitent de la crise matérielle pour imposer leur modèle dans les Balkans. La colonisation islamique déborde rapidement du simple cadre financier : dans les années 1990, certains villages commencent à appliquer la charia. La colonisation religieuse islamiste bat toujours son plein : sa nouvelle frontière actuelle est l’Afrique où le wahhabisme se répand rapidement. Ainsi des fonds occultes sont investis en Somalie, Kenya et en Tanzanie, provenant de banques islamiques et l’insurrection islamiste a explosé en Mauritanie. Au Nigeria, un nombre croissant de régions adopte la charia. Ces éléments permettent de montrer la territorialisation croissante de la mouvance terroriste islamiste dans le monde, facilitant toujours plus le financement du terrorisme transnational. 2. Le « narcoterrorisme » Le narcoterrorisme est défini par la DEA américaine comme étant la « participation de groupes ou d’individus dans la taxe, la sécurité ou l’aide aux trafiquants de drogues dans le but de financer des activités terroristes »389. Le narcoterrorisme représente dans la majorité des cas une relation mutuellement bénéfique entre narcotrafiquants et groupes terroristes soucieux de se financer par l’argent de la drogue. Il s’agit donc d’une relation pragmatique purement économique qui permet à un groupe terroriste de participer à la filière de la drogue et d’utiliser les routes d’acheminement contrôlées par les narcotrafiquants. Narcoterroristes et narcotrafiquants utilisent les mêmes modes opératoires : utilisation de circuits financiers alternatifs pour concilier les fonds, contrebande en gros de drogues, utilisation de sociétés écran pour cacher les narcoprofits, utilisation des mêmes routes de trafic pour les drogues390. Les narcoterroristes participent donc directement ou indirectement à la culture, la manufacture, le transport et la distribution de gros de la drogue : certains groupes assurent seulement la sécurité des narcotrafiquants alors que d’autres ne font que taxer les producteurs 389 BJORNEHED E. (2004), Narco-Terrorism: The Merger of the War on Drugs and the War on Terror, Global Crime Vol. 6, No. 3&4, August–November 2004, pp. 305–324 390 BERRY L., CURTIS G.E., GIBBS J.N., HUDSON R.A., KARACAN T., KOLLARS N. et MIRO R. (2003) 143 de drogues. Toujours est-il que les groupes terroristes finissent par peu à peu prendre place au sein de la filière et s’intégrer comme maillons structurant cette chaîne d’interdépendances391. Le but principal du trafic de drogues pour les groupes terroristes est bien entendu de financer leurs activités mais aussi d’inonder le marché des pays développés en drogues afin de les affaiblir et de pouvoir recruter des personnes en utilisant leur dépendance à la drogue. Les groupes terroristes qui profitent le plus du trafic de drogues sont Al Qaïda, le Hezbollah, le FARC et l’IRA en son temps392. En Amérique du Sud, le Sentier Lumineux péruvien s’est financé avec des narcodollars provenant du trafic de cocaïne colombien et s’est appuyé sur la collaboration des cocaleros pour organiser le trafic de cocaïne en interdisant l’accès aux régions de production. Le constat est le même avec l’Afghanistan des talibans qui ont plus que largement taxés la culture de l’opium et la production d’héroïne. L’IMU ouzbek a lui aussi profité de l’opium afghan pour se financer et contrôle la quasi-totalité des routes de trafic de la drogue en Ouzbékistan. Si dans le passé, le Hezbollah a couvert des trafics de drogues issus de la plaine de la Bekaa en prélevant une dîme au passage, sa nouvelle orientation consiste désormais à y participer directement. Les FARC vont beaucoup plus loin que de simplement taxer la production de cocaïne en Colombie et ont pris le contrôle d’un certain nombre de marchés de la drogue et d’espaces de production dans le pays393 : le mouvement terroriste offre une protection aux paysans producteurs qui leurs donnent une aide financière en retour sous la forme de matière première illégale. Les FARC lèvent un impôt révolutionnaire de 10% sur l’ensemble des producteurs de coca des zones placées sous leur contrôle394. Du fait de son implantation en Turquie, le PKK kurde a très largement profité de la filière de l’héroïne pour se financer, n’hésitant pas à contrôler une partie du circuit en mettant en place des laboratoires de transformation d’opium sur le territoire turc et irakien à partir des années 1980 en créant des liens avec les clans shiites de la vallée de la Bekaa et les tribus insurgées du Balouchistan iranien et pakistanais. En effet, l’implantation géographique du PKK se situe autour des espaces de production du Croissant d’Or et la Route des Balkans : dans ses activités quotidiennes, les membres du PKK sont en contact direct et constant avec le 391 CASTEEL S (2003), Narco-Terrorism: International Drug Trafficking and Terrorism - A Dangerous Mix, Testimony of the Assistant Administrator for Intelligence, US Drug Enforcement Administration, Hearing before the U.S. Senate Judiciary Committee, 20 May 2003 392 CHOQUET C. (2003) 393 BERRY L., CURTIS G.E., GIBBS J.N., HUDSON R.A., KARACAN T., KOLLARS N. et MIRO R. (2003) 394 NAPOLEONI L. (2004), Terror Inc. Tracing the Money Behind Global Terrorism, Penguin Books, New York 144 monde du narcotrafic. On observe le même constat pour l’organisation terroriste du LTTE tamoul dont la proximité avec le Croissant d’Or et les routes de l’opium asiatiques ont permis au groupe terroriste d’utiliser le narcotrafic pour se financer. Les relations avec la drogue d’une guérilla marxiste comme le FARC et d’un groupe islamiste fondamentaliste comme les talibans que tout oppose peut répondre à un modèle que l’on retrouve au sein de tous les conflits se déroulant dans des pays producteurs de drogues. En effet, leurs discours sur la drogue est très similaire : condamnation de façade de l’utilisation de la drogue mais utilisation des filières de la drogue pour se financer395. Il faut noter que si ces groupes n’étaient pas à proximité des espaces de production de la drogue et des routes d’approvisionnement, le narcoterrorisme aurait une ampleur beaucoup plus limitée qu’aujourd’hui. Après avoir étudié les méthodes et techniques économiques des acteurs à besoin de financement proliférant dans les zones grises, il convient d’expliquer les relations entre OCT et groupes terroristes au sein des espaces anomiques mondiaux. Section 2 – Les relations entre acteurs illégaux présents dans les zones grises Les relations entre les acteurs au sein des zones grises représentent une question stratégique supplémentaire dans l’étude du phénomène des zones grises et des relations internationales illicites : en effet, sans l’existence d’acteurs capables de faire fonctionner les filières illégales et échanger des biens, les zones grises ne seraient que des espaces géographiques vides. Les deux principaux types d’acteurs interagissant au sein des zones grises sont les Organismes Criminels Transnationaux (OCT) et les groupes terroristes : les deux acteurs interagissent dans le même monde souterrain et prolifèrent dans les zones grises, dépendent des mêmes réseaux et filières illégales et sont tous les deux des acteurs à besoin de financement. D’un point de vue légal, le terrorisme EST un comportement criminel : le Secrétariat de l’ONU a qualifié le terrorisme de « la plus visible et ouvertement explicite forme de crime organisé transnational »396. Ainsi à la suite des attentats du 11 Septembre 2001, le Conseil de Sécurité des Nations Unies a émis une résolution notant avec inquiétude 395 LABROUSSE A. (2004), Géopolitique des drogues illicites, Hérodote n°112/2004, La Découverte UNITED NATIONS REPORT (2000), Links between Terrorism, Drug Trafficking, Illegal Arms Trade Stressed in Continuing Third Committee Debate on Crime, UNIS, October 5, 2000 396 145 les « liens étroits existant entre le terrorisme international et la criminalité transnationale organisée, la drogue illicite, le blanchiment d’argent, le trafic d’armes et le transfert illégal de matières nucléaires, chimiques, biologiques et autres présentant un danger mortel »397. Le nombre de publications décrivant l’existence d’alliances néfastes entre OCT et groupes terroristes s’est répercuté dans le champ universitaire – principalement nord-américain – de la recherche en relations internationales de façon exponentielle. Le « nouveau » monde accouché de la fin de la Guerre froide aurait créé les conditions propices à des interactions entre OCT et groupes terroristes au sein des zones grises, permettant la création de véritables relations internationales illicites. Dès les années 1980, la découverte du « narcoterrorisme » a ouvert la voie à de nombreuses recherches sur l’interconnexion entre le monde terroriste et celui de la criminalité organisée. De plus, la multiplication des relations entre les deux acteurs serait due en partie à la mondialisation, notamment l’accélération des flux économiques et financiers398. Il est important de prendre en compte le fait que le choix pour les deux acteurs de collaborer ensemble sera basé sur une estimation des risques, des opportunités et des capacités des uns et des autres selon le contexte. Schmid identifie sept critères qui peuvent encourager un groupe terroriste à chercher une coopération économique avec le crime organisé399 : - l’accès à des fonds supplémentaires pour financer les activités terroristes - la perte du financement par un État - la possibilité de construire une base économique à cause du déclin du terrorisme d’État - la possibilité d’acquérir des techniques spécialisées - la porosité des frontières et l’utilisation des routes de contrebande - la présence d’une guerre ou d’une guérilla au sein du pays - la possibilité de rentrer en contact avec une base de recrutement potentielle S’opère donc un choix rationnel de la part de l’acteur terroriste avant de se lancer dans une coopération économique avec un OCT. Les alliances et autres « mariages d’intérêt » se créent d’abord selon des considérations pragmatiques : si une coopération a lieu entre les deux acteurs, elle se fait surtout sur la base de l’intérêt mutuel c'est à dire qu’une organisation 397 Résolution 1373 (2001) adoptée par le Conseil de sécurité à sa 4385e séance le 28 septembre 2001. http://www.un.org/french/docs/sc/2001/res1373f.pdf 398 SANDERSON T.M. (2004), Transnational Terror and Organized Crime : Blurring the Lines, SAIS Review XXIV, no.1 : 49-61 399 SCHMID A.P. (2005), Links between Terrorism and Drug Trafficking: A Case of ‘Narco-terrorism’ ? et SCHMID A.P. (2004), Links between Terrorist and Organized Crime Networks : Emerging Patterns and Trends, Milan, ISPAC 146 désire quelque chose que l’autre possède et est prête à payer pour l’obtenir400. La plupart du temps, ces alliances sont enracinées purement dans des considérations commerciales et économiques. Dès lors, il faut s’intéresser aux théories sur la « convergence d’intérêt » entre OCT et groupes terroristes (I) pour montrer que les divergences entre les acteurs ne permettent pas de créer des alliances objectives entre les deux (II). I – Vers une « convergence d’intérêt » entre terroristes et OCT ? Avant le 11 Septembre, la littérature sur les relations internationales illicites décrivait les liens entre OCT et groupes terroristes selon la maxime « methods, not motives »401, signifiant que même si les deux acteurs partagent les mêmes méthodes pour réaliser leurs buts, leurs divergences en termes organisationnels et motivationnels sont trop importants pour mener à une quelconque coopération commune. Les attentats du 11 Septembre ont en quelque sorte « activé » la peur d’une alliance entre les acteurs illégaux, ce qui a conduit à l’explosion du nombre de publications fournissant des éléments de preuve sur des liens de coopération voire de convergence entre OCT et groupes terroristes dans le monde. Les premières relations entre OCT et groupes terroristes remontent aux années 1980 principalement en Amérique du Sud entre les groupes terroristes du FARC et du Sentier Lumineux avec les narcotrafiquants de Medellin et de Cali : en échange de la fourniture d’un service de sécurité aux cartels au sein des plantations de coca, les groupes terroristes prélevaient une « taxe » sur les narcoprofits. Ce qui ressemble à une simple interaction serait allé plus loin dans les années 1990 quand le cartel de Medellin aurait engagé l’ELN afin de mener une campagne d’attentats à la voiture piégée en 1993402. Une situation similaire aurait émergé en Asie du sud-est dans les années 1980 lorsque le LTTE aurait établi des liens avec la criminalité organisée indienne pour vendre de la drogue en échange d’armes. 400 WILLIAMS P. (2005), Terrorist Financing and Organized Crime Nexus of Relationships, Appropriation of Methods or Both ? in BIERSTEKER, T. and ECKERT, S. (eds), Financing Global Terrorism, New York : Routledge 401 SHELLEY L.I. et al. (2005a), Methods and Motives: Exploring Links between Transnational Organized Crime & International Terrorism, U.S. Department of Justice, June 13, 2005 et SHELLEY L.I. et PICARELLI J.T. (2002), Methods not Motives: Implications of the Convergence of International Organized Crime and Terrorism, Police Practice and Research Vol 3. No 4, 2002 pp 305-318, Washington D.C. : Taylor & Francis Group 402 MAKARENKO T. (2004a), The Crime–Terror Continuum : Tracing the Interplay between Transnational Organised Crime and Terrorism, Routeledge : Taylor and Francis Group, Global Crime, Vol. 6, No. 1, February 2004, pp. 129–145 et MAKARENKO T. (2004b), Terrorism and transnational organized crime. Tracing the crime-terror nexus in Southeast Asia, in SMITH P., Terrorism and violence in Southeast Asia, M.E. Sharpe 147 Mais les relations entre les deux acteurs ne se formeraient que selon les contraintes des marchés illégaux : les relations entre OCT et groupes terroristes existeraient le long d’un « continuum » dynamique d’interactions organisationnelles et opérationnelles entre les deux acteurs403 et ce sur plusieurs plans. D’abord à travers la création d’alliances entre les deux acteurs ; ensuite à travers l’utilisation de tactiques terroristes par le crime organisé et vice versa et enfin à travers la convergence des deux acteurs vers une organisation « hybride ». Les différentes théories du « crime-terror nexus » impliquent des relations réelles et profondes entre les deux acteurs (A) qui mènent le plus souvent à une transformation des groupes criminels et terroristes en des entités « hybrides » qu’il conviendra de caractériser (B). A. Les théories du « crime-terror nexus » Tous les éléments caractéristiques des zones grises comme la porosité des frontières, la faiblesse des autorités, la corruption des agents de l’État, la multiplication des États faibles et faillis et l’explosion des filières illicites seraient autant d’éléments catalyseurs de relations entre les deux acteurs. La nature des relations entre OCT et terroristes varie en terme de longévité et de profondeur : ces relations vont d’une simple interaction ad hoc à des alliances stratégiques sur le long terme. En théorie, la coopération apporte des bénéfices significatifs aux deux acteurs en terme de connaissances, d’expertise technique, d’apprentissages et d’interactions au sein des réseaux illégaux. La nature du régime aurait une influence cruciale sur la profondeur des interactions entre les deux acteurs : celles-ci étant difficile à mettre en place dans les pays politiquement stables, les relations entre OCT et groupes terroristes se développent naturellement plus dans les zones grises, plus particulièrement dans les États faibles et faillis, espaces dans lesquels les contraintes étatiques sont inexistantes et représentant un danger accru de coopération. Il est vrai qu’aucune organisation illégale n’existe de façon indépendante de son environnement, surtout au sein des zones grises et encore plus spécifiquement dans les États faibles et faillis. 1. Les différentes théories de la convergence d’intérêt La raison principale de la coopération entre OCT et groupes terroristes serait la conduite d’alliances stratégiques afin de se fournir mutuellement des biens et services 403 Ibid. 148 illégaux : ainsi la mafia russe collaborerait avec le FARC dans des échanges armes contre drogue dans une simple logique d’acquisition d’un produit illégal que l’autre est en mesure de fournir. Au Mexique, le Hezbollah aurait noué des contacts avec différents cartels afin de participer au trafic d'êtres humains et de drogues transitant vers les Etats-Unis. En dehors de l'intérêt financier que cela représente pour le mouvement terroriste, le Hezbollah en profiterait pour introduire clandestinement des activistes sur le sol américain et en échange, les cartels mexicains recevraient armes et entraînements pour ses membres404. De la même manière, une coopération croissante existerait entre les FARC et la mafia russe : les narcoterroristes auraient développé un circuit d’échanges avec celle-ci depuis le début des années 1990 en construisant un système de canalisation en Colombie, permettant d’introduire des milliers d'armes et des tonnes d'approvisionnements afin d’aider les FARC à mener leur guerre contre le gouvernement colombien. Certains auteurs parlent d’une « tendance irréversible » vers la convergence entre OCT et terroristes405. D’autres parlent d’un « partenariat naturel » entre les deux acteurs. D’autres encore estiment que les deux acteurs se livrent à des « mariages d’intérêts »406. Enfin, des auteurs parlent d’un « brouillage des frontières » entre les deux mondes407. Si les termes changent, tous s’accordent pour montrer que les liens entre OCT et groupes terroristes sont bels et biens réels et qu’une convergence profonde entre les intérêts des deux acteurs s’opère aujourd’hui dans le monde de façon régulière. Louise Shelley montre que l’interconnexion des deux mondes au sein des zones grises implique que s’attaquer à un problème revient à s’attaquer aux deux tant OCT et terroristes sont impliqués au sein des zones anomiques. Ainsi le « nexus » entre groupes terroristes et OCT serait fondé sur une relation « symbiotique » entre eux, sorte de dynamique profitant économiquement et idéologiquement aux deux acteurs. Cette convergence incluant des relations à plus ou moins long terme utiliserait des échanges d’expertise (sur le blanchiment, la fabrication de bombes…) contre un support opérationnel (accès aux routes de contrebande, refuges, 404 RODIER A. (2009b), Les trafics de drogue du Hezbollah en Amérique Latine, note d’actualité n°168, Centre Français de Recherche sur le Renseignement 405 WILLIAMS P. et SAVONA U. (1995), Problems and Dangers Posed by Organized Crime in the Various Regions of the World, Transnational Organized Crime, Vol. 1 n°3, Automne 1995 406 CURTIS G.E. et KARACAN T. (2002), The Nexus Among Terrorists, Narcotics Traffickers, Weapons Prolificators, and Organised Crime Networks in Western Europe, A Study Prepared by the Federal Research Division, Library of Congress under an Interagency Agreement with the United States Government, December 2002 407 « Blurring of boundaries » in CILLUFO F. (2000) 149 contacts…). Pour Curtis et al., la plupart des groupes terroristes utiliseraient des activités criminelles pour se financer mais chaque acteur resterait dans sa logique propre408. Selon Mincheva et al., l’existence de trois facteurs permettent l’alliance entre OCT et groupes terroristes : l’existence de mouvements nationalistes, ethniques ou religieux transétatiques ; l’existence d’un conflit armé au sein du territoire national dans lequel les acteurs se territorialisent et enfin des échanges de commodités et de produits illégaux409. C’est surtout dans les États en déliquescence que l’on retrouve ces composantes. La porosité des frontières entre ces pays permet également d’accroître la possibilité de liens : la demande en armes et en munitions ainsi qu’en drogues étant plus importante qu’ailleurs, le circuit de l’offre et de la demande y est plus présent, les liens économiques plus nombreux et plus forts. L’auteure Louise Shelley, spécialiste des relations internationales illicites, a mis en place un modèle démontrant l’existence de douze points de contact lorsque qu’une OCT et un groupe terroristes collaborent. Ces « watch points » couvrent une vaste gamme d’habitudes et de modes opératoires que les deux acteurs sont censés partager lorsqu’ils coopèrent et forment des alliances d’intérêt410. Parmi les points de contact les plus intéressants, on trouve le partage de « nœuds » communs c'est à dire que les deux acteurs se livrent tous les deux à des activités illégales et recourent aux mêmes méthodes criminelles, notamment le trafic de drogues, l’utilisation de faux papiers, l’insertion dans les circuits des armes ou encore l’utilisation d’experts pour rationaliser le financement. L’usage de la corruption comme moyen de parvenir à ses fins est un autre point de contact commun entre les deux acteurs : ce point commun pose la question de savoir si la coopération entre OCT et groupes terroristes permet de maximiser l’impact de la corruption sur le gouvernement central voire même opérer une sorte de « division du travail » entre les deux acteurs. 2. Le « crime-terror continuum » Dans ses travaux, Tamara Makarenko s’attache a expliquer les relations entre OCT et groupes terroristes à travers le modèle du « crime-terror continuum » qui illustre différentes formes de liens entre les acteurs allant de la simple coopération mutuelle vers une totale convergence des motivations criminelles et terroristes, sorte de « point focal » dans lequel 408 CURTIS G.E. et KARACAN T. (2002) MINCHEVA, LYUBOC et GURR (2006), Unholy Alliances ? How Trans-state Terrorism and International Crime Make Common Cause, Paper presented at the Annual Meeting of the International Studies Association, Panel on Comparative Perspectives on States, Terrorism, and Crime - San Diego, March 24, 2006 410 SHELLEY L.I. et al. (2005a) 409 150 terrorisme et criminalité ne font plus qu’un. En recherchant des alliances, les acteurs apprennent l’un de l’autre en terme d’activités (nouveaux débouchés par exemple) et de dynamique organisationnelle : c’est la raison pour laquelle les deux acteurs tendent à se ressembler de plus en plus dans leurs structures et dans leurs activités illégales411. Selon elle, il est possible d’identifier des facteurs qui peuvent encourager un groupe terroriste à envisager une alliance – quelle que soit sa nature – avec le crime organisé : l’accès à des ressources financières supplémentaires, la possibilité de construire une base économique compensant la perte de revenus étatiques, l’accès à une expertise et des effets d’apprentissages criminels, la conduite facilitée d’opérations transfrontalières illégales ou encore l’accès à des sources de recrutements supplémentaires412. Groupes terroristes et OCT, en plus de partager des similitudes opérationnelles et organisationnelles, apprendraient l’un de l’autre et réaliseraient des effets d’apprentissage selon les succès et échecs de l’autre. Les relations entre les deux acteurs se placent le long d’un « continuum » précisément car OCT et groupes terroristes oscillent en permanence entre les bornes de cet espace, c'est à dire entre ce que l’on appelle traditionnellement le crime organisé et le terrorisme, dépendamment de l’environnement dans lequel l’acteur opère. Quelle que soit la position d’un acteur le long du continuum, celui-ci s’implique dans tous les cas dans des activités criminelles plus ou moins variées et importantes. Terrorisme et OCT existent donc sur un même plan dans ce modèle et peuvent donc tout deux se diriger vers une convergence totale de leurs opérations au centre du continuum pour créer une entité « hybride » (voir Annexe 24). Il est possible d’établir trois types de relation entre OCT et groupes terroristes. Le premier type de relation correspondrait à une alliance tactique entre les deux acteurs : la présence des deux types d’acteurs au sein des différentes zones grises dans le monde faciliterait la coopération, notamment au regard des trafic transnationaux et des sources d’approvisionnement en produits illégaux. L’alliance peut être sporadique ou bien basée sur le long terme selon les besoins tactiques de chaque acteur. L’exemple le plus cité est l’alliance entre le cartel de Medellin et l’ELN en 1993 ou encore avec le FARC. En plus de ces relations purement commerciales de fourniture de produits et de services, des relations plus sophistiquées auraient émergé entre les deux acteurs par exemple lorsque l’IMU ouzbek a entrepris un partenariat stratégique avec les narcotrafiquants afghans et asiatiques afin de 411 MAKARENKO T. (2004a) ; MAKARENKO T. (2004b) ; MAKARENKO T. (2006), Criminal and terrorist networks : gauging interaction and the resultant impact on counter-terrorism, Center for Transatlantic Relations 412 SCHMID A.P. (2004) ; SCHMID A.P. (1996), The Links Between Transnational Organized Crime and Terrorist Crimes, Transnational Organized Crime, Vol. 2, No. 4, pp. 40-82 151 sécuriser les transports d’héroïne vers la Russie et les Balkans. On peut également citer la relation existante entre l’Armée de Libération du Kosovo (KLA) et la mafia albanophone en matière de trafic de drogues, les deux organisations travaillant ensemble dans la filière balkanique de la drogue. Le second type de relation correspond à des motivations opérationnelles entre les deux acteurs : durant les années 1990, chaque acteur aurait transformé sa structure organisationnelle afin de faciliter l’utilisation de méthodes criminelles et terroristes. Le narcoterrorisme serait une forme de transformation des groupes terroristes pour accueillir plus facilement la logique économique du crime organisé. La gangstérisation du terrorisme serait le point focal de cette relation entre les deux acteurs. Le dernier type de relation est la convergence totale entre OCT et terroristes sous la forme d’entités hybrides « terroristes le jour et criminelles la nuit » qui se développeraient pour concurrencer l’État et le remplacer. En contrôlant les secteurs économiques et financiers d’un État faible, ces entités finissent par prendre le contrôle politique de l’État et mettent en place une économie de prédation. La mafia albanophone serait l’archétype de l’organisation hybride possédant un contrôle à la fois politique et économique sur un territoire, principalement au Kosovo et en Albanie. Tamara Makarenko a étiré au maximum la notion de convergence entre les deux acteurs en théorisant l’existence du syndrome du « trou noir »413 dans lequel des groupes terroristes et criminels se livreraient à des opérations à la fois terroristes et criminelles pour maintenir leur place à la tête d’États faillis comme l’Afghanistan, la Sierra Leone, la Somalie ou le Liberia mais également dans des régions entières comme les Balkans. Des « zones d’ombres » se créent, permettant aux deux acteurs d’agir en toute impunité loin des regards de la communauté internationale et la convergence entre les deux acteurs est à son maximum. Ainsi l’Afghanistan serait un « État trou noir » depuis le retrait soviétique en 1989 en raison des liens existants entre les talibans, les organisations terroristes régionales, les narcotrafiquants et les filières de contrebande des produits illégaux. Le syndrome du « trou noir » n’apparaît que quand deux éléments sont réunis : - l’État doit être contrôlé par le crime organisé ou un groupe terroriste et - la motivation première des acteurs engagés dans cet État doit être criminelle et non idéologique. 413 MAKARENKO T. (2003a), A Model of Terrorist-Criminal Relations, Jane’s Intelligence Review, 1, 30 July, 2003 152 Du point de vue de l’impact des groupes terroristes sur un État failli, les travaux de Goredema permettent de mettre en évidence trois phases au cours desquelles un groupe terroriste va progressivement « phagocyter » l’économie d’un Etat414 : - première phase : le groupe n’agit que dans une zone limitée et son but est de discréditer l’appareil politique en s’attaquant directement aux hommes politiques et aux structures d’État ; - seconde phase : phase d’expansion territoriale durant laquelle se fait la mise en place d’une économie illégale parallèle. Le groupe terroriste s’infiltre dans toutes les structures économiques du pays (équipements, industrie…) afin de faire partir les capitaux étrangers, provoquant une hausse de l’inflation et du chômage ; - troisième et dernière phase : l’État est exclu des sphères de pouvoir, l’économie parallèle est en place et fonctionne. Ainsi, le groupe terroriste « devient » un État à part entière : afin de s’assurer une économie stable, l’État commerce également avec le crime organisé et les autres groupes terroristes régionaux. Certaines théories supposent aujourd’hui l’existence accrue d’un « continuum » entre crime organisé et violence terroriste au travers des trafics illégaux à tel point que la distinction entre les OCT et terroristes devient difficile voire impossible dans les Etats faibles et faillis et les proto-Etats criminels. B. Vers une « hybridation » des acteurs ? Beaucoup d’auteurs supposant l’existence du « continuum » entre crime organisé et violence terroriste au travers des trafics illégaux dans la mesure où les deux types d’acteurs dépendent des mêmes fournisseurs en produits illégaux, des mêmes moyens de transport, infrastructures et des mêmes sources de revenus415, à tel point que la frontière entre monde criminel pur et financement du terrorisme deviendrait poreuse416. Selon Louise Shelley, les liens opérationnels entre les deux acteurs sont beaucoup plus forts que les liens idéologiques, rendant la distinction entre les deux difficile voire impossible dans les Etats faibles et faillis et 414 GOREDEMA C. (2005), Organised crime and terrorism : Observations from Southern Africa, Journal of Contemporary Criminal Justice, Vol.17, No.3, 243-258 415 MAKARENKO T. (2004b) ; SHELLEY L.I. et PICARELLI J.T. (2002) ; SCHMID A.P. (2004) ; 416 MILI H. (2006), Tangled Webs : Terrorist and Organized Crime Groups, Terrorism Monitor, Vol. IV, Issue 1, January 12, 2006 153 les proto-Etats criminels417 : aujourd’hui l’utilisation des marchés illégaux dans les zones grises ne permettrait plus de faire la différence entre un acteur criminel et un terroriste. 1. La transformation des acteurs Certaines thèses prophétisent depuis quelques années l’apparition de « forces criminelles transnationales hybrides » ou d’entités « mutantes », formant une « seule figure entre le criminel et le guérillero »418 : cette analogie biologique mal choisie ne permet pas de rendre compte objectivement de l’existence réelle ou non de liens objectifs entre groupes terroristes et OCT. Ainsi la littérature américaine sur le sujet tend à démontrer la progression vers des « organisations hybrides » à la fois entités terroristes et criminelles voire même l’existence d’un « trou noir » entre les deux mondes. Pour ces auteurs, les objectifs, les méthodes et les structures organisationnelles des terroristes et des OCT deviendraient progressivement identiques. Bovenkerk et Chakra vont dans le même sens et proposent l’existence de connexions entre les deux acteurs selon un modèle allant de la simple association à la « symbiose » entre les deux car selon les auteurs, les développements politiques et économiques post-Guerre froide ont rassemblé OCT et groupes terroristes au sein du même territoire de l’illégal, ce que nous appelons les zones grises419, et toujours en dehors de la sphère juridique traditionnelle420. Les similitudes dans les structures organisationnelles et opérationnelles entre les deux acteurs ne font que renforcer ce constat. Mincheva et Gurr ont créé une typologie reconnue de la transformation du terrorisme selon les motivations et circonstances qui poussent les groupes terroristes à entreprendre un « changement d’agenda »421 auprès du crime organisé. Le lien idéologique représente le premier niveau de cette relation entre OCT et groupes terroristes et s’attache à l’utilisation de méthodes criminelles par le terrorisme sans qu’il y ait perte de l’idéologie. Ainsi pour ces 417 SHELLEY L.I. et PICARELLI J.T. (2005), The Diversity of the Crime-Terror Interaction, International Annals of Criminology Vol 43-1/2 ; SHELLEY L.I. (2005b), The Unholy Trinity : Transnational Crime, Corruption and Terrorism, Brown Journal of World Affairs, Vol.IX n°2 et SHELLEY L.I. et MELZER S. (2008), The Nexus of Organized Crime and Terrorism: Two Case Studies in Cigarette Smuggling, International Journal of comparative and applied criminal justice, Spring 2008, Vol. 32 n°1 418 RAUFER X. (2002), Guerre, hostilité, chaos au début du XXIème siécle : défis et définitions, Département de recherche sur les menaces criminelles contemporaines 419 BOVENKERK F. et CHAKRA B.A. (2004), Terrorism and Organised Crime, Forum on Crime and Society, Vol.4 No1&2 420 SANDERSON T.M. (2004), Transnational Terror and Organized Crime : Blurring the Lines, SAIS Review XXIV, no.1 : 49-61 421 MINCHEVA, LYUBOC et GURR (2006) 154 auteurs, le financement du terrorisme par l’intermédiaire du crime implique forcément un lien stratégique entre les deux acteurs. Le second niveau est le lien pragmatique dans lequel l’agenda terroriste entreprend un décalage « pragmatique » vers une criminalisation accrue du groupe. Le FARC serait un exemple de ce lien. Le lien de prédation est le troisième type de relation qui correspond à la perte totale d’objectifs politiques de la part du groupe terroriste au profit d’activités criminelles pures. Le quatrième et dernier niveau dans la relation est l’« interdépendance opportuniste » dans lequel objectifs politiques et économiques coexistent sur un pied d’égalité dans l’agenda du groupe terroriste, créant ainsi des acteurs « hybrides » comme ce serait le cas avec la mafia albanophone. Les mouvements identitaires transfrontaliers faciliteraient l’apparition de ces groupes hybrides. Ainsi dans des zones grises comme la TBA ou les Balkans, les intérêts entre OCT et groupes terroristes convergeraient totalement : la structure organisationnelle, les objectifs et la réalisation d’activités criminelles tendraient à se ressembler et ne faire plus qu’un. 2. La politisation du crime organisé, facteur de transformation des OCT Le cas inverse de la « gangstérisation » d’un groupe terroriste est la « politisation » du crime organisé, phénomène rare qui reste à l’heure actuelle très peu documenté. L’une des raison principale de cette transformation est la volonté de déstabiliser les institutions politiques d’un pays ou d’une région422 : le crime organisé va réaliser des attaques proches des méthodes « terroristes » contre un État afin d’intimider des agents de l’Etat ou bien créer un environnement plus propice aux activités criminelles423. Il est difficile de savoir qui sert les intérêts de l’autre : le crime organisé réalise-t-il ces actes terroristes par volonté idéologique ou par simple implication criminelle ? Il semble que la base idéologique ne soit qu’une tactique dont le but premier est la déstabilisation des institutions424. Les idéaux-types de la « politisation » sont les cartels de la drogue colombiens et la Mafia Italienne. En Colombie, les narcotrafiquants n’hésitent pas à réaliser des attaques qualifiées de « terroristes » dans le seul but d’empêcher une réponse efficace du système de justice pénal et pour fragiliser le 422 MAKARENKO T. (2006), Criminal and terrorist networks : gauging interaction and the resultant impact on counter-terrorism, Center for Transatlantic Relations 423 WILLIAMS P. et SAVONA U. (1995) 424 DANDURAND Y (2004), Terrorism and Organised Crime : Reflections on an Illusive Link and its Implication for Criminal Law Reform, International Society for Criminal Law Reform, Annual Meeting, August 8, 2004 155 pouvoir en place425. La mafia italienne n’hésite pas à assassiner politiciens, juges, policiers et même des journalistes afin d’altérer le cours de la justice et créer un climat constant de peur. L’utilisation de moyens terroristes sert de façon pragmatique les intérêts du crime organisé mais ne représente pas une réelle implication idéologique. Au final le concept de « nexus » entre le terrorisme et le crime organisé est relativement flou et surtout instrumentalisé au gré des besoins sécuritaires mondiaux. Au sens premier du terme, un groupe terroriste échangeant des produits illégaux avec un OCT ne constitue pas un « lien » à proprement parler : pour être signifiant, le lien devrait impliquer une certaine consistance dans le temps et le partage explicite d’objectifs. En ce sens, aucun « lien » n’a encore été observé entre groupes terroristes et OCT. De la même manière, l’idée de plus en plus répandue que les activités des criminels et celles des terroristes tendent à converger est également fausse, comme on vient de le voir : on observe au mieux une similarité entre certaines activités mais une « convergence » entre les techniques criminelles des terroristes et des OCT n’est pas (encore) à l’ordre du jour. Au final les « similitudes » entre le terrorisme et le crime organisé doivent toutes être nuancées, sont passagères ou tiennent de la coïncidence et en général se situent surtout en surface : ce sont des similitudes qui tiennent davantage de l’interprétation erronée des observateurs que de caractéristiques fondamentales des acteurs illégaux. A tel point que Leman-Langlois fait remarquer que « le requin est impossible à distinguer du dauphin : les deux sont gris, vivent dans un milieu aquatique et se nourrissent de poisson »426. Malgré l’absence de coopération entre les deux acteurs, il ne faut pas croire que ceux-ci ne sont pas inter-reliés : le fait que groupes terroristes et OCT prolifèrent dans les zones grises tend à imposer l’idée que la lutte contre l’un ne peut plus souffrir l’absence de la lutte contre l’autre. Si l’on commence à s’intéresser à un type d’acteur dans une zone grise, le second n’est jamais bien loin. Dès lors, il faut démontrer la réalité des liens entre OCT et groupes terroristes. 425 DANDURAND Y. et CHIN V. (2004), Links between Terrorism and Other Forms of Crime, A Report submitted to : Foreign Affairs Canada and The United Nations Office on Drugs and Crime, International Centre for Criminal Law Reform and Criminal Justice Policy, April 2004 426 LEMAN-LANGLOIS S. (2007), Terrorisme et crime organisé, contrastes et similitudes, École de criminologie, Université de Montréal 156 II – Peut-on vraiment parler de liens entre OCT et groupes terroristes ? Similitudes dans les méthodes de financement des acteurs ne veut pas dire coopération : les interactions entre les deux acteurs sont en réalité temporaires, sporadiques et uniquement basées sur un intérêt mutuel et ne s’appuient pas sur une convergence d’intérêt. Des différences majeures en ce qui concerne la gestion des richesses, la présence d'une idéologie ainsi que l'utilisation de la violence font en sorte que « les terroristes et le crime organisé ne sont pas des partenaires naturels »427. S’intéresser aux différences de nature et d’intérêt entre les deux acteurs (A) permet de caractériser la réalité des liens entre OCT et organisations terroristes au sein des zones grises (B). A. Une divergence de nature et d’intérêt totale entre les acteurs Il est nécessaire de séparer radicalement les deux entités par leur fondement même : le profit pour le profit contre le profit pour l'idéologie c'est à dire que les motifs du crime organisé diffèrent de ceux des groupes terroristes à travers l'optimisation du capital. Les terroristes quant à eux se servent du profit généré pour promouvoir leurs idées dans l'optique d'avoir un poids politique et de financer leurs opérations et la survie du groupe428. Le fossé idéologique qui sépare les groupes terroristes des groupes criminels les empêchera généralement de collaborer429 : à la base, la différence principale se trouve au niveau des intentions des acteurs. 1. Des divergences dans la raison d’être des acteurs Le contraste le plus important entre les deux acteurs tient à leurs intentions : l’objectif ultime du terroriste est politique alors que celui du membre d’une organisation criminelle est 427 WANNENBURG G. (2003), Links Between Organised Crime and al-Quaeda, South African Journal of International Affairs, Vol.10 Issue 2, Spring 2003 428 STANISLAWSKI et al. (2004), Transnational Organized Crime, Terrorism, and WMD, Discussion paper prepared for the Conference on Non-State Actors, Terrorism, and Weapons of Mass Destruction. Center for International Development and Conflict Management, University of Maryland, 15 Octobre 2004 et CASTEEL S (2003), Narco-Terrorism: International Drug Trafficking and Terrorism - A Dangerous Mix, Testimony of the Assistant Administrator for Intelligence, US Drug Enforcement Administration, Hearing before the U.S. Senate Judiciary Committee, 20 May 2003 429 SCHMID A.P. (2004) et SCHMID A.P. (2005) 157 économique. Cette différence n’est pas une simple question de contenu idéologique car si les finalités politiques peuvent être satisfaites, la fin en soi qui constitue à s’enrichir ne peut jamais être définitivement réalisée. En réalité, le but d’une organisation criminelle est de continuer d’exister, alors que le groupe terroriste vise à devenir inutile le plus rapidement possible. La maximisation du profit et la réduction des risques sont les motifs façonnant le comportement des OCT alors que la poursuite d’objectifs idéologiques et politiques sont la raison d’être du terrorisme430. Pour Gayraud, le terrorisme est un phénomène de surface, « irritant mais visible » alors que la criminalité organisée, surtout le phénomène mafieux, est « discret et indolore »431. Le terrorisme est par essence clandestin et subversif, il éclot dans sa dimension politique de contestation et se confronte au système par des éruptions de violence : il s’agit donc d’un phénomène de surface dépendant de la conjoncture politique. A l’inverse, la criminalité organisée est essentiellement parasitaire et dissimulée, elle ne se révèle jamais au grand jour et sa dissimulation permanente est une question de survie face à la répression étatique : la criminalité organisée s’intègre donc au système mais de manière souterraine. Les objectifs des deux acteurs sont également opposés : déstabilisation politique voire prise de pouvoir pour le terrorisme, profit économique et financier maximal pour les OCT. Le terrorisme vise la destruction du système et s’affirme comme extérieur à lui alors que la criminalité organisée vit dans ce système au point d’en constituer un rouage. La clandestinité et la négation de l’existence sont la raison d’être des OCT alors qu’elles ne sont qu’une parenthèse entre deux apparitions pour le terroriste puisque sa raison d’être est d’émerger de temps à autre lors d’une éruption de violence. Le rapport au territoire n’est fondamentalement pas le même entre les deux acteurs : les territoires où les terroristes prolifèrent sont des espaces chaotiques alors que les territoires sous influence mafieuse (Hong Kong, Sicile) sont des havres de prospérité. Malgré tout, les Etats faibles et faillis composent un terreau fertile pour les deux acteurs. Les deux types d’organisations se différencient également par la nature de leur relation avec l’État : le groupe terroriste, par son action, cherche à détruire la capacité de l’État à gouverner, à démontrer son incompétence ou impuissance alors que « l’environnement maximisant l’efficacité des organisations criminelles consiste en une administration politique stable »432 et surtout des infrastructures capables de soutenir des activités commerciales légales ou non. Le crime 430 MINCHEVA, LYUBOC et GURR (2006) Les deux acteurs ont autant de différence qu’entre une « maladie de peau et un cancer » in GAYRAUD J.-F. (2005) 432 LEMAN-LANGLOIS S. (2007) 431 158 organisé ayant une relation parasitaire avec l’Etat, une alliance avec un groupe terroriste désirant mettre à mal l’organisation étatique semble exclue433 : ainsi l’organisation terroriste met en cause la légitimité de l’Etat auquel elle s’attaque alors que la criminalité organisée cherche à exercer une forme de « souveraineté parallèle » qui s’accommode du pouvoir en place434. Pour un groupe terroriste, s’associer au crime organisé est la meilleure façon de perdre une partie de son soutien politique ou populaire voire même devenir un élément atypique pour les autres groupes terroristes. La question de la confiance entre les acteurs opérant des transactions est topique de la logique de non-coopération qui semble irriguer la réalité des liens entre groupes terroristes et crime organisé transnational : se faire confiance au sein d’un marché clandestin ne semble pas facile et reste un obstacle majeur à la coopération entre les deux acteurs. Quant à la nature des objectifs des organisations terroristes, elle est maintenue par un fond purement idéologique : certains groupes terroristes se mêlent au trafic de stupéfiants mais uniquement à des fins stratégiques. Ils pensent alors affaiblir leurs ennemis en introduisant des drogues à propriétés dépendogènes au sein de la population : le Hezbollah en est un exemple frappant car le groupe terroriste justifie sa participation dans ce type de trafic comme moyen d'encourager les percées de l'Islam en alimentant le marché de l'Occident435. 2. Des divergences d’intérêts Il est évident que les deux acteurs génèrent du profit à travers leurs activités de financement mais « à l'inverse du crime organisé, le principal souci des groupes armés n'est pas l'accumulation des richesses, mais sa dissimulation et sa redistribution »436. En ce qui concerne le financement du terrorisme, l’argent n’est pas une fin en soi mais un moyen d’obtenir une finalité idéologique violente : les groupes terroristes font en sorte que les revenus demeurent en circulation dans leur réseau et les dépensent ou les répartissent à la manière d'un État. Les organisations criminelles organisées, quant à elles, se consacrent plutôt à l’accumulation pure et simple du profit. Pour le crime organisé, l’accès régulier aux fournisseurs (de drogues, d'armes, etc.) ainsi qu'aux zones de transit est une question de survie437 : ainsi, il est de mise de ne pas attirer l'attention des autorités pour préserver la 433 SCHMID A.P. (2004) et SCHMID A.P. (2005) CHOQUET C. (2003), Terrorisme et criminalité organisée, Sécurité et Société – l’Harmattan 435 CLUTTERBACK R. (1994), Terrorism in an Unstable World, Routeledge 436 NAPOLEONI L. (2004) 437 STANISLAWSKI et al. (2004) 434 159 continuité de leurs activités car même une courte association avec des terroristes risque d’attirer le regard des forces de l’ordre438. Les groupes terroristes visent l'inverse c'est à dire la visibilité par l’intermédiaire d’actions provoquant la peur et le choc moral439. Si coopération il y a, l’entrée d’un groupe terroriste dans la sphère économique ressemblera plus à de la compétition qu’à une réelle coopération : une relation « parasitaire » se met en place440. L’usage de la violence ne possède pas le même rôle entre OCT et groupe terroriste : même si le terroriste va utiliser la violence pour effectuer un certain contrôle social, l’usage systématique d’une violence directement appliquée au changement politique caractérise seulement le terrorisme. Ainsi les terroristes utilisent la violence autant que possible, alors que les groupes criminels l’utilisent aussi peu que possible. Une organisation criminelle qui utilise trop de violence risque de maximiser ses chances d’être repérée, ce qui nuirait à la rentabilité économique du groupe. Extérieure et revendiquée pour les terroristes, la violence est au contraire interne et invisible pour la criminalité organisée. En général, les deux acteurs possèdent trop de différences dans les objectifs à atteindre pour mener une coopération économique stable et construite. Le crime organisé possédant déjà tous les moyens nécessaires pour mener ses propres activités criminelles, de nombreux groupes criminels bien implantés coupent les ponts avec ceux qu’ils soupçonnent de préférer le terrorisme au profit. Par exemple, dans les années 1980, le cartel de Medellin en Colombie a refusé de poursuivre les communications et la collaboration avec le FARC et l’Armée de libération nationale colombienne (ELN). Il en est de même entre la Mafia italienne et AlQaïda après le 11 Septembre441. B. La réalité des liens entre OCT et groupes terroristes Il est vrai que terroristes et OCT partagent des points communs en terme d’organisation442, de réseaux transfrontaliers, de méthodes mais ces similitudes ne correspondent pas automatiquement à une coopération entre les deux acteurs. On ne le rappellera jamais assez, les différences motivationnelles entre OCT et groupes terroristes sont 438 O’MALLEY P. et HUTCHINSON S. (2007), A Crime-Terror Nexus ? Thinking on the Links Between Terrorism and Criminality, Studies in Conflict & Terrorism, Volume 30 Issue 12 December 2007 439 CASTEEL S (2003) 440 O’MALLEY P. et HUTCHINSON S. (2007) 441 O’MALLEY P. et HUTCHINSON S. (2006), Le Terrorisme et la Criminalité : Liens Réels et Potentiels, Canadian Centre for Intelligence and Security Studies, The Norman Paterson School of International Affairs, Carleton University, Vol. 2006-5 442 SHELLEY L.I. et PICARELLI J.T. (2002) 160 majeures : motivation financière et matérielle d’un côté contre motivation politique et idéologique de l’autre443. Même si les groupes terroristes utilisent bel et bien les filières des produits illégaux pour se financer, cela ne veut pas dire qu’il y ait coopération avec les « propriétaires » de ces filières, à savoir les OCT transnationaux. Existence sur un plan parallèle voire même inter-relations entre les acteurs ne veut pas dire coopération. Les interactions entre OCT et groupes terroristes sont beaucoup moins fréquentes que la littérature sur le sujet le laisse penser et la menace de groupes « hybrides » relève plus d’une futurologie déplacée que de la réalité des acteurs illégaux actuels. 1. Des alliances sporadiques et ponctuelles Les alliances entre les groupes criminels et les groupes terroristes sont rares : en général, les groupes criminels organisés sont jaloux de leur territoire et réticents à courir le risque d’attirer l’attention des autorités en collaborant avec des groupes terroristes. Par ailleurs, les groupes terroristes qui empiètent sur les activités et les profits des organisations criminelles risquent d’être perçus comme des rivaux : les groupes criminels organisés n’ont donc pas intérêt à collaborer avec des terroristes qui menacent la stabilité du pays ou de leur marché. Les relations entre OCT et groupes terroristes sont essentiellement intéressées : subsistance pour les uns et nouveaux débouchés pour les autres, les deux acteurs restant malgré tout indépendants l’un de l’autre444. Collusions et interpénétrations peuvent intervenir pour des périodes plus ou moins longues mais elles ne perdurent que tant que les intérêts des deux organisations le justifient, dans un contexte de concurrence d’autant plus sensible que les groupes terroristes tendent à se criminaliser de plus en plus aujourd’hui. Pour Schmid, la coopération entre les deux acteurs est plus l’exception que la règle à l’heure actuelle étant donné le risque qu’une telle alliance entraîne pour les deux acteurs : perte de soutien politique pour le terroriste et visibilité accrue pour le crime organisé. Si lien il y a, certains auteurs montrent qu’il s’agit d’échanges purement commerciaux, logistiques et financiers. Dishman montre le désintérêt que présente le crime organisé à s’allier au terroriste en terme de gain : si coopération il y a, celle-ci n’est qu’épisodique et non permanente445 et 443 SCHMID A.P. (1996), The Links Between Transnational Organized Crime and Terrorist Crimes, Transnational Organized Crime, Vol. 2, No. 4, pp. 40-82 444 CHOQUET C. (2003) 445 DISHMAN C. (2005), The Leaderless Nexus : When Crime and Terror Converge, Studies in Conflict and Terrorism n°28, p. 237-252 161 relève de ce que Williams appelle un « one-spot linkage »446. Ce constat de « non-coopération naturelle » semble représenter la réalité des liens entre OCT et groupes terroristes et tout laisse à penser que les tendances actuelles dans les deux mondes ne pousse pas à une coopération accrue. Au contraire de la coopération au sein d’une filière ou d’un marché illégal dans une zone grise, les deux acteurs ont plus de chance de rentrer en compétition pour la maîtrise de la filière que de s’allier pour profiter ensemble des bénéfices. De ce point de vue là, le crime organisé possède une situation beaucoup plus avantageuse que l’organisation terroriste qui tenterait d’entrer dans la filière illégale, avec les coûts que cela implique : dans la plupart des cas, le crime organisé est le seul acteur à avoir mis en place la filière et la dirige totalement sans que l’entrée d’un nouvel arrivant ne soit possible. A part dans les situations où le groupe terroriste règne en maître sur la filière illégale dans une zone grise, le crime organisé reste l’acteur incontesté des marchés illégaux au sein des zones grises. Dans le même sens, Chris Dishman de la Commission américaine sur la sécurité nationale montre que les différences en terme de motivations et d’objectifs entre OCT et groupes terroristes sont telles que toute coopération est le plus souvent impensable et non souhaitable : en ce sens, il vaudrait mieux observer des cas où les deux acteurs rentrent en compétition dans une zone grise pour le contrôle d’un marché ou d’une filière que de chercher des exemples de coopération ou d’alliances447. Dans ses nombreux travaux sur la question de la convergence entre les deux acteurs, Williams finit par conclure qu’un cycle de coopération/non-coopération sur le court terme correspond le mieux à la réalité des liens entre OCT et groupes terroristes que d’une réelle convergence d’intérêt ou même d’une simple alliance. Beaucoup d’auteurs tenant des thèses de convergence ou de « nexus » reconnaissent le plus souvent que des obstacles majeurs empêchent la création de liens réels et profonds entre les deux mondes448 : chacun opérant dans l’ombre, OCT et groupes terroristes ne franchissent que rarement la frontière car une alliance fait courir autant de risques aux terroristes qu’aux groupes criminels organisés. Très souvent, les groupes criminels organisés voient les terroristes organisés qui mènent les mêmes activités comme des rivaux qui font diminuer leurs revenus : la plupart du 446 WILLIAMS P. (2005), Terrorist Financing and Organized Crime Nexus of Relationships, Appropriation of Methods or Both ? in BIERSTEKER, T. and ECKERT, S. (eds), Financing Global Terrorism, New York : Routledge 447 O’MALLEY P. et HUTCHINSON S. (2007) 448 SANDERSON T.M. (2004) 162 temps, les groupes du crime organisé connaissent mieux les méthodes et les techniques utilisées pour tirer un revenu constant d’une activité illicite, par exemple la monopolisation du marché noir, la création d’une économie parallèle ou l’exploitation des infrastructures de l’État. Pour O’Malley, il est primordial de faire la différence entre les groupes terroristes à la structure organisationnelle éphémère et ceux dont la structure réticulaire est plus développée. En effet, les groupes terroristes se livrant à des actes criminels sporadiques pour se financer n’auront pas besoin de s’insérer au cœur des filières des produits illégaux et ne feront jamais appel au crime organisé pour des raisons économiques et financières. Même en cas de bénéfice mutuel, un groupe terroriste à faible besoin de financement ne tentera certainement jamais une alliance ou même un rapprochement avec le crime organisé : une attaque « oneoff » type attentat suicide ne demande pas une levée de fond nécessitant la coopération d’un OCT car il n’a pas besoin de nouer des relations durables avec des groupes ou des personnes « de l’extérieur » ni de s’assurer un revenu constant. Par exemple les attentats de Madrid en 2005 ont été perpétrés par l’intermédiaire d’explosifs fournis par des cellules terroristes locales et non par l’intermédiaire du crime organisé. A l’inverse, les groupes terroristes possédant un besoin de financement plus important pour maintenir à flot une organisation réticulaire transnationale pourront tenter des rapprochements avec les OCT mais toujours dans un but purement lucratif, sporadique et sur une base ad hoc. Il semble tout aussi improbable que les groupes criminels aient une raison de collaborer avec les terroristes : en effet, même une courte association avec des terroristes risque d’attirer le regard des forces de l’ordre. En général, les risques pour la sécurité de leurs opérations l’emportent sur les bénéfices qu’ils tireraient d’une collaboration. La mafia traditionnelle et les narcotrafiquants ont besoin d’un système étatique et économique stable pour prospérer alors que les nouveaux groupes criminels nés à la fin de la Guerre froide comme les gangs nigérians ou la mafia albanophone s’épanouissent dans le chaos laissé par le vide politique d’un État failli : ces groupes possèdent une rationalité et un rapport au risque différents par rapport aux réseaux mafieux implantés dans des États politiquement et économiquement forts. Ces nouveaux groupes criminels auraient une propension supplémentaire à s’allier avec un groupe terroriste au sein des zones grises : ces OCT d’un genre nouveau n’auraient pas l’intention de collaborer idéologiquement avec le terrorisme mais s’en servirait pour déstabiliser de façon accrue le peu d’autorité étatique restante et parce 163 que l’inexistence d’un cadre politique construit leur permet de proliférer. Une relation mutuellement bénéficiaire se mettrait donc en place449. Sur le terrain, les réseaux terroristes et criminels sont autonomes et bien différenciés, chaque acteur appartenant à un monde de professionnels restant entre eux. Les liens entre les deux acteurs sont purement logistiques et financiers et ne dénotent par l’existence d’une coopération accrue : la coopération entre les deux acteurs relève au final plus de l’anecdote et de l’exception que de la « pointe de l’iceberg » d’une coopération d’intérêt entre OCT et groupes terroristes devenus des acteurs « hybrides ». 2. Les Etats faibles et faillis comme catalyseurs des relations entre acteurs La littérature spécialisée sur les relations internationales illicites assimile souvent l’implantation de groupes terroristes dans des proto-Etats criminels à une alliance implicite entre les deux acteurs450 or en réalité, cette implantation territoriale est « normale » dans le sens où les organisations terroristes, acteurs à besoin de financement, ont besoin de se territorialiser au sein d’une zone grise afin de réaliser le financement de leurs activités. Dès lors, quoi de plus adéquate qu’une zone grise pour prospérer : l’implantation territoriale au sein d’un proto-Etat criminel n’a donc rien d’une coopération objective entre les deux acteurs mais répond plus à une logique économique de la part des terroristes. Il existe des éléments apportant des indices d’une coopération entre OCT et groupes terroristes dans des circonstances « exceptionnelles » dans les Etats faibles et faillis et sur les marchés illicites compétitifs qui sont dirigés par des groupes criminels organisés. Le plus souvent, de telles alliances sont temporaires et parasitaires où l’un vit aux dépens de l’autre plutôt que symbiotiques et sont changeantes et de courte durée. De tels échanges ne donnent pas lieu à la création de liens systématiques entre le terrorisme et le crime organisé : la conclusion la plus importante à tirer est que les groupes terroristes organisés ont déjà tous les moyens nécessaires pour mener leurs propres activités criminelles organisées. Les groupes terroristes organisés qui désirent percer les marchés illicites sous l’emprise d’organisations criminelles n’ont d’autre choix que de former des alliances avec elles, plus particulièrement dans les régions de l’Afrique, de l’Asie centrale, de l’ex-Union soviétique et des Balkans. Tel est aussi le cas dans les pays comme l’Afghanistan, le 449 SHELLEY L.I. et PICARELLI J.T. (2002) CORNELL S.E. (2006), The Narcotics Threat in Greater Central Asia : from Crime-Terror Nexus to State Infiltration ?, China and Eurasia Forum Quaterly, Vol.4 No1, p37-67 450 164 Myanmar et la Colombie où quelques groupes criminels organisés exercent un pouvoir considérable sur les marchés illicites451. Par exemple, le FARC et le Sentier Lumineux apportent une protection armée à certains narcotrafiquants : en échange de larges sommes d’argent ou même de drogues, les organisations terroristes fournissent une protection des espaces de production et d’acheminement de la drogue contrôlés par les narcotrafiquants. Le LTTE se serait engagé dans des activités similaires dans le Triangle d’Or. Du fait de nombreux obstacles, la réalité des alliances entre groupes terroristes et crime organisé transnational reflète donc en général une non-coopération452 car quand coopération il y a, celle-ci est temporaire, exceptionnelle et basée sur le profit mutuel le temps pour les acteurs d’amasser des fonds. La plupart du temps, il s’agit d’une relation parasitaire dans laquelle l’organisation terroriste se « nourri » de l’OCT pour se financer mais cette relation dure tant que les deux acteurs ont un intérêt à collaborer. Aucuns cas de relation « symbiotique » entre les deux acteurs n’ont été démontrées au travers de l’histoire. Les liens économiques entre groupes terroristes et crime organisé transnational sont donc plus l’exception que la règle : la réalité de l’interconnexion entre OCT et groupes terroristes peut se résumer au titre de l’article de Louise Shelley « methods, not motives »453. La crainte d’une « menace hybride ne semble donc pas crédible à l’heure actuelle ni dans un futur proche. 451 O’MALLEY P. et HUTCHINSON S. (2007) DANDURAND Y. et CHIN V. (2004) 453 SHELLEY L.I. et PICARELLI J.T. (2002) 452 165 L’interconnexion entre la sphère criminelle transnationale, la réalisation de trafics illégaux empruntant des réseaux de plus en plus professionnalisés et le monde terroriste rend la lutte et la répression contre les relations internationales illicites complexe : en effet les différentes mesures mises en place par les gouvernements nationaux ne font que transformer les manières de faire des acteurs travaillant au sein des zones grises sans pour autant s’attaquer à la source du mal. On l’a vu, l’aspect économique est primordial dans la compréhension du phénomène des zones grises car sans le commerce de biens illégaux, les relations internationales illicites ne pourraient obtenir d’assise territoriale et donc s’inscrire dans le paysage international actuel. A l’heure où ces lignes sont écrites, les réseaux illégaux transnationaux prolifèrent toujours en marge du système économique et financier légal et les zones grises anomiques s’étendent à mesure que la mondialisation financière progresse et renforce le phénomène des relations internationales illicites. A cause de la rentrée des capitaux illégaux dans la sphère économique et financière « blanche », il est aujourd’hui à craindre un phénomène d’émergence publique des zones grises dans le sens où l’existence de « proto-États » laisse sous-entendre une capacité de se porter sur la scène internationale et faire valoir des revendications. A quand des Etats ouvertement revendiqués comme criminels qui sauront jouer de leur influence dans la sphère inter-étatique ? Il en est de l’avenir de la scène internationale telle que nous la connaissons actuellement, mélange de cette vieille garde étatique westphalienne et de nouveaux phénomènes transnationaux. A travers la création d’une typologie novatrice, l’auteur espère que ce travail permettra une prise de conscience sur le phénomène des zones grises pouvant mener à une étude plus approfondie – de terrain cette fois – sur la territorialisation des relations internationales illicites et l’interconnexion entre le monde criminel et terroriste. Comprendre les phénomènes de l’intérieur est un pré-requis nécessaire pour lutter contre eux. 166 - ANNEXES - p. 168 Annexe 1 – Evolution des hectares de cocaïers plantés en Amérique andine entre 1990 et 2006 p. 169 Annexe 2 – Aires de production de la cocaïne en Amérique Andine p. 170 Annexe 3 – Evolution des hectares de pavot à opium plantés dans le monde entre 1990 et 2007 p. 171 Annexe 4 – Production d’opium dans le monde de 1990 à 2007 p. 172 Annexe 5 – Espaces géographiques du Triangle d’Or et du Croissant d’Or p. 173 Annexe 6 – Répartition des pays producteurs de cannabis dans le monde p. 174 Annexe 7 – Les principales routes de la drogue dans le monde p. 175 Annexe 8 – Représentation schématique de la Route des Balkans p. 176 Annexe 9 – Routes de la cocaïne dans l’arc des Caraïbes p. 177 Annexe 10 – Routes de la cocaïne dans les Balkans p. 178 Annexe 11 – Routes de l’opium et de l’héroïne en Asie p. 179 Annexe 12 – Routes de l’opium et de l’héroïne depuis l’Afghanistan p. 180 Annexe 13 – Routes empruntés pour le trafic d’êtres humains dans les Balkans p. 181 Annexe 14 – Routes empruntés pour le trafic d’êtres humains en Afrique p. 182 Annexe 15 – Zones tribales pakistanaise – North West Frontier Province p. 183 Annexe 16 – Zone de la Tri-frontière – Tri-Border Area (TBA) p. 184 Annexe 17 – Zones de production de l’opium dans le Triangle d’Or p. 185 Annexe 18 – La zone démilitarisée (« despeje ») en Colombie p. 185 Annexe 19 – Zones de production de l’opium en Afghanistan p. 186 Annexe 20 – Représentation de la zone grise d’Afrique de l’Ouest p. 186 Annexe 21 – Routes de la drogue en Afrique vers l’Europe p. 187 Annexe 22 – Implantation territoriale des OCT en Europe p. 187 Annexe 23 – Principales activités criminelles menées par les groupes terroristes et des coûts d’entrées relatifs à ces activités p. 188 Annexe 24 – Le Crime-Terror Continuum de Makarenko 167 Annexe 1 – Evolution des hectares de cocaïers plantés en Amérique andine entre 1990 et 2006 Source : Drug Enforcement Administration (DEA) 168 Annexe 2 – Aires de production de la cocaïne en Amérique Andine Source : Drug Enforcement Administration (DEA) 169 Annexe 3 – Evolution des hectares de pavot à opium plantés dans le monde entre 1990 et 2007 Source : UNODC 170 Annexe 4 – Production d’opium dans le monde de 1990 à 2007 Source : UNODC 171 Annexe 5 – Espaces géographiques du Triangle d’Or et du Croissant d’Or Source : Pierre-Arnaud Chouvy 172 Annexe 6 – Répartition des pays producteurs de cannabis dans le monde Source : Drug Enforcement Administration (DEA) 173 Annexe 7 – Les principales routes de la drogue dans le monde Source : CHALIAND G. (2003), Atlas du nouvel ordre mondial, Robert Laffont 174 Annexe 8 – Représentation schématique de la Route des Balkans Source : TraCCC 175 Annexe 9 – Routes de la cocaïne dans l’arc des Caraïbes Source : Atelier de cartographie de Sciences Po 176 Annexe 10 – Routes de la cocaïne dans les Balkans Source : UNODC 177 Annexe 11 – Routes de l’opium et de l’héroïne en Asie Source : Pierre-Arnaud Chouvy 178 Annexe 12 – Routes de l’opium et de l’héroïne depuis l’Afghanistan 179 Annexe 13 – Routes empruntés pour le trafic d’êtres humains dans les Balkans Source : UNODC 180 Annexe 14 – Routes empruntés pour le trafic d’êtres humains en Afrique 181 Annexe 15 – Zones tribales pakistanaise – North West Frontier Province Source : Central Intelligence Agency 182 Annexe 16 – Zone de la Tri-frontière – Tri-Border Area (TBA) 183 Annexe 17 – Zones de production de l’opium dans le Triangle d’Or Source : UNODC 184 Annexe 18 – La zone démilitarisée (« despeje ») en Colombie Annexe 19 – Zones de production de l’opium en Afghanistan Source : UNODC 185 Annexe 20 – Représentation de la zone grise d’Afrique de l’Ouest Annexe 21 – Routes de la drogue en Afrique vers l’Europe 186 Annexe 22 – Implantation territoriale des OCT en Europe Annexe 23 – Principales activités criminelles menées par les groupes terroristes et des coûts d’entrées relatifs à ces activités Source : GIRALDO J.K. et TRINKUNAS H. A. (2007), Terrorism Financing and State Response : A Comparative Perspective, Standford University Press CRIMES CAPABILITIES ENTRY COSTS Expertise required for production but little to Likely barriers due to Narcotics smuggling no expertise required high competition for transportation or distribution Goods smugling Little expertise required Low though some types of goods might require some financial 187 OPPORTUNITIES Limited for production of agriculturally-based drugs. Open for transportation and distribution Nearly unlimited Commodity smuggling Little expertise required Migrant smuggling Some knowledge of border controls required outlays or present competition barriers Moderate to aquire commodities Expertise required in Trafficking in persons the recruitment and exploitation Extortion Kidnapping Counterfeiting Fraud Credit card theft Armed robbery Little expertise required Little expertise required Moderate expertise required, depends on instruments used Little expertise required Little expertise required Little expertise required Limited markets and opportunities to access resources Low though some Somewhat limited due borders might require to the nature of global access to fraudulent migratory flows documents or bribery Moderate costs and barriers depending on Nearly unlimited the form of exploitation Low costs and few Nearly unlimited, barriers better in weak or failed states Low costs and few Nearly unlimited barriers Moderate to high Limited by the quality costs for access to of the instruments technology used Low costs and few Limited by the barriers prevalence of targets for the fraud Low costs and few Nearly unlimited barriers Costs related to Limited to the range defeating security of potential victimes measures in the area of operation Annexe 24 – Le Crime-Terror Continuum de Makarenko Source : MAKARENKO T. 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Les aires de production de la cocaïne………………………………………………...21 1. Historique de la filière de production de cocaïne……………………………..21 2. La production de cocaïne en Amérique Latine……………………………….23 B. Les aires de production de l’opium et de l’héroïne…………………………………...23 1. Production d’héroïne dans le Triangle d'Or et le Croissant d’Or……………..25 2. Production d’opium et d’héroïne dans le reste du monde…………………….27 C. Les aires de production du cannabis et des drogues de synthèse……………………..28 1. La production de cannabis……………………………………………………28 2. Les aires de production des ATS……………………………………………..30 II – Les routes de la drogue et les réseaux de distribution des stupéfiants……………….32 A. La Route des Balkans : l’itinéraire historique au cœur de l’Europe………………….33 1. La structuration d’une route de la drogue particulière………………………..33 2. Les itinéraires utilisés le long de la Route des Balkans………………………34 B. Les routes de la cocaïne depuis l’Amérique Latine…………………………………..36 1. Les routes d’acheminement vers les Etats-Unis………………………………36 2. Les routes d’acheminement de la cocaïne vers l’Afrique et l’Europe………..38 C. Les routes des stupéfiants depuis l’Asie et le Moyen-Orient…………………………39 1. Les routes de l’héroïne à partir du Triangle d'Or……………………………..39 2. Les routes de l’héroïne à partir du Croissant d'Or……………………………40 Section 2 – Géopolitique de l’offre d’armes à feu illégales et zones grises du trafic d’êtres humains……………………………………………………………………………………….42 I – Le trafic d’ALPC dans le monde……………………………………………………...42 A. Le marché noir et la contrebande d’armes dans le monde……………………………44 1. L’ex-URSS : vaste entrepôt d’armes à l’abandon et point d’origine des routes de contrebande………………………………………………………………..45 2. La contrebande d’armes à feu dans le monde………………………………...47 B. Les nouvelles tendances dans l’offre d’armes illégales………………………………48 1. Une offre d’ALPC renouvelée………………………………………………..48 2. Les nouvelles formes de trafic d’armes………………………………………50 II – Le trafic et la contrebande illégale d’être humains…………………………………..52 A. Le fonctionnement de la filière du trafic d’être humains……………………………..55 1. La logique économique du trafic d’êtres humains……………………………55 2. Les acteurs et les modalités du trafic d’êtres humains………………………..57 B. Les routes du trafic d’êtres humains………………………………………………….59 1. Les routes d’Europe de l’Est et du Moyen-Orient vers l’Europe de l’Ouest et les Etats-Unis…………………………………………………………………59 2. Les routes d’Afrique et du Maghreb vers l’Europe…………………………..61 210 Chapitre 2 – Les zones grises supra-étatiques………………………………………..63 Section 1 – Les « Zones de Libre Échange illégales »………………………………………..65 I – La zone de la tri-frontière…………………………………………………………………66 A. Le paradis du trafiquant………………………………………………………………68 1. Trafics, contrebande et commerce illégal…………………………………….68 2. La TBA comme place financière illégale internationale……………………..69 B. La prolifération des acteurs illégaux………………………………………………….69 1. La présence de nombreux acteurs illégaux…………………………………...70 2. Le cas particulier des groupes terroristes islamistes dans la TBA……………70 II – Les ZLE de l’opium : le Triangle d'Or et le Croissant d'Or……………………………...71 A. Des espaces géopolitiques mouvants et particuliers………………………………….72 1. Des espaces en recomposition permanente…………………………………...73 2. Des routes de trafic et des itinéraires adaptables……………………………..74 B. Des espaces hétérogènes mais tellement similaires…………………………………..75 1. Des espaces politiques et géographiques similaires…………………………..75 2. Des espaces politiquement inaboutis…………………………………………76 Section 2 – Les narco-Etats : quand une entité étatique devient une zone grise……………...77 I – La Colombie est-elle toujours l’archétype du « narco-Etat » ?…………………………...79 A. Le processus d’implantation territoriale des narcotrafiquants en Colombie…………80 1. Les cartels de narcotrafiquants en Colombie…………………………………80 2. Le poids de l’illégal sur l’Etat central………………………………………...83 B. L’existence d’un proto-État criminel colombien……………………………………..84 1. L’assise territoriale des FARC : un État dans l’État………………………….85 2. Vers la faillite d’un Etat faible ?……………………………………………...87 II – L’Afghanistan : un Etat faillis financé par la drogue……………………………………89 A. La désagrégation politique d’un État…………………………………………………90 1. Une zone grise d’ampleur nationale………………………………………….90 2. Marché noir et économie de guerre en Afghanistan………………………….92 B. L’Afghanistan est-il un narco-État ?………………………………………………….93 1. La culture du pavot à opium en Afghanistan…………………………………93 2. Les talibans et le narcotrafic………………………………………………….95 Section 3 – Les regroupements d’États : les zones grises poly-étatiques…………………….97 I – La zone grise poly-étatique des Balkans…………………………………………………..98 A. Caractéristiques de la zone grise des Balkans………………………………………...99 1. L’existence d’une économie parallèle de guerre et de subsistance………….100 2. Une plaque tournante internationale de tous les trafics……………………..102 B. La mafia albanophone……………………………………………………………….104 1. La structuration d’une mafia atypique………………………………………105 2. L’implantation territoriale de la mafia albanophone………………………..107 II – La zone grise poly-étatique d’Afrique de l’Ouest………………………………………109 A. Etat des lieux de la zone grise d’Afrique de l’Ouest………………………………...110 1. Trafics et économie informelle en Afrique de l’Ouest………………………111 2. La prolifération d’acteurs illégaux et la structuration des gangs nigérians….113 B. L’Afrique de l’Ouest comme nouvelle plaque tournante internationale du trafic de drogues………………………………………………………………………………117 1. Evaluation de l’ampleur du trafic de drogues en Afrique…………………...118 2. La place du commerce de drogues dans la société africaine………………...120 211 Chapitre 3 – Les interactions entre les acteurs et le financement des activités illégales dans les zones grises………………………………………………………….123 Section 1 – Financement des OCT et des groupesterroristes………………………………..124 I – La rationalité économique des OCT et les techniques financières criminelles………….125 A. La rationalité économique des OCT………………………………………………...126 1. Le fonctionnement économique et entrepreneurial des OCT……………….127 2. Territorialisation des OCT et proto-Etats criminels…………………………129 B. Les techniques économiques et financières criminelles……………………………..130 1. Le blanchiment d’argent…………………………………………………….130 2. Les autres techniques économiques criminelles…………………………….132 II – Le financement du terrorisme au sein des zones grises…………………………………134 A. Le financement du terrorisme au travers d’activités criminelles……………………135 1. La dépendance aux caractéristiques organisationnelles……………………..136 2. La « gangstérisation » du terrorisme………………………………………...138 B. L’utilisation de réseaux économiques et financiers alternatifs……………………...140 1. Le « noircissement » des fonds et les réseaux financiers parallèles………...140 2. Le « narcoterrorisme »………………………………………………………143 Section 2 – Les relations entre acteurs illégaux présents dans les zones grises……………..145 I – Vers une « convergence d’intérêt » entre terroristes et OCT ?…………………………..147 A. Les théories du « crime-terror nexus »………………………………………………148 1. Les différentes théories de la convergence d’intérêt………………………...148 2. Le « crime-terror continuum »………………………………………………150 B. Vers une « hybridation » des acteurs ?……………………………………………...154 1. La transformation des acteurs……………………………………………….154 2. La politisation du crime organisé, facteur de transformation des OCT……..155 II – Peut-on vraiment parler de liens entre OCT et groupes terroristes ?…………………...157 A. Une divergence de nature et d’intérêt totale entre les acteurs………………………157 1. Des divergences dans la raison d’être des acteurs…………………………..158 2. Des divergences d’intérêt……………………………………………………159 B. La réalité des liens entre OCT et groupes terroristes………………………………..161 1. Des alliances sporadiques et ponctuelles……………………………………161 2. Les Etats faibles et faillis comme catalyseurs des relations entre acteurs…..164 CONCLUSION……………………………………………………………………………...166 ANNEXES…………………………………………………………………………………..167 BIBLIOGRAPHIE…………………………………………………………………………..189 SITOGRAPHIE……………………………………………………………………………..209 TABLES DES MATIERES…………………………………………………………………210 QUATRIEME DE COUVERTURE………………………………………………………...213 212 - QUATRIEME DE COUVERTURE - Résumé du mémoire Depuis quelques années, le champ universitaire des relations internationales tend à faire une place de plus en plus importante à l’étude des « zones grises », ces espaces de non-droit dans lesquels prolifèrent trafics transnationaux de biens illicites et acteurs illégaux. Cette étude sur la territorialisation des zones grises propose d’étudier le phénomène des relations internationales illicites en dressant une typologie originale prenant en compte les différents éléments constitutifs des zones grises afin de montrer que chaque zone anomique rentre dans une catégorie spécifique selon sa « nuance de gris » c'est à dire l’étendue des trafics et des espaces de production des produits illégaux ainsi que de l’implantation territoriale de la zone grise au sein des espaces infra- et trans-étatiques. On distinguera ainsi les zones grises infraétatiques des zones grises supra-étatiques. A partir de cette typologie, il sera possible de montrer comment les acteurs illégaux – principalement les Organismes Criminels Transnationaux et les groupes terroristes internationalisés – implantés dans les zones grises interagissent entre eux pour faire littéralement « vivre » les zones grises au gré des trafics par l’intermédiaire d’échanges rationnels qu’il conviendra d’étudier sans le sens d’un marché économique de plus en plus intégré et ayant des répercussions importantes sur la sphère économique et financière légale. Mots clés Zone grise – Trafics illégaux – Terrorisme – Criminalité transnationale – États faibles et faillis 213