La civilisation des moeurs
premiers à introduire Norbert Elias, à se l'approprier et à le diffuser en France. De fait, les différentes sciences sociales avaient
chacune matière à prendre (et à apprendre) chez Elias, du fait du décloisonnement opéré par celui-ci dans son travail. Ainsi, les
politologues s'y intéressèrent (1er colloque consacré en France à Elias, en avril 1994), mais aussi les anthropologues (colloque à
Nancy en septembre 2000) et, bien évidemment, les sociologues, ...
Les deux livres de Norbert Elias portent sur l'histoire de l'intériorisation des émotions et l'autocontrôle de la violence dans la
civilisation occidentale entre le XIIe siècle et le XIXe siècle, avec la période charnière que représente aux yeux d'Elias la
Renaissance. La civilisation des moeurs analyse le processus séculaire de maîtrise des instincts, de domestication des pulsions
humaines les plus profondes (Il emprunte ainsi beaucoup à Sigmund Freud et à la psychanalyse). La dynamique de l'Occident
met en rapport cette économie individuelle avec la formation d'un pouvoir étatique et centralisé.
L'organisation des cours royales a joué un rôle majeur dans cette lente évolution. Elias montre l'extension des pratiques de la
cour à l'ensemble de la société (« curialisation »). Ainsi l'idéal comportemental est-il le fait de l'élite, d'abord nobiliaire, puis
bourgeoise, servant de modèle au reste de la société et étant enjeu de mobilité sociale par imitation. L'attraction de ce modèle
avait sa traduction géographique, le pouvoir étant fortement concentré auprès de la personne royale, notamment en France. Ce
modèle fut ensuite copié dans les autres cours européennes à l'époque classique.
La conséquence de la mise en avant de la noblesse curiale mais aussi de son pendant, sa domestication (afin d'éviter toute
révolte) fut la pacification des moeurs (interdiction du duel à partir Louis XIII et Richelieu) et un contrôle de soi extrême, en
toute circonstance, pouvant aller jusqu'à affecter la plus parfaite indifférence. L'homme du monde se devait dès lors de s'imposer,
non par sa force physique, mais par l'usage savamment dosé de la parole et d'un langage « noble » et « distingué », devant lui
permettre précisément de se distinguer du « vulgaire ». Cette nécessité de l'élite étant précisément sa raison d'être. La mobilité
sociale peut dès lors se faire par l'adoption des « manières » adéquates, témoins du prestige acquis, que la simple richesse
économique ne saurait à elle seule apporter. Ce fut là une manière pour les nobles désargentés, jouissant du prestige lié au mode
de vie (fait d'excellence) et à la résidence à la cour, de faire pièce à la montée de la bourgeoisie comme classe sociale. Par la
suite, les classes populaires s'adonnèrent au même parcours, par effet de mimétisme et toujours dans un but d'ascension sociale.
L'apport d'Elias fut aussi de montrer, notamment à travers l'utilisation des écrits du Marquis de Saint Simon, que la Cour était «
the place to be » (pour utiliser une terminologie actuelle et « tendance »), l'espace référent en terme identitaire, évoqué par
Michel Lussault (L'homme spatial, 2007) puisque la cour représentait un monde à elle seule, un modèle social, dont l'attraction
ne se démentait pas, pour le plus grand profit de celui qui en constituait le centre, c'est-à-dire le roi, arbitre des conflits entre
groupes sociaux, sachant merveilleusement jouer des interdépendances et diviser afin de mieux asseoir son pouvoir.
Cette évolution sociale, extérieure à l'individu, fut en constante interaction avec l'économie psychique de l'homme occidental par
l'intégration des sentiments de honte, de gêne et de pudeur caractérisant l'habitus de l'homme « civilisé » (cet état de « civilisation
» étant à la fois un processus, mais également un but à atteindre ...). Progressivement, la contrainte extérieure céda la place à
l'autocontrainte, de façon inconsciente.
Ce travail monumental fut réalisé à partir de l'étude d'objets aussi mineurs (ils étaient considérés comme tels à l'époque de la
réalisation de l'oeuvre) que les règles de politesse du XVe au XVIIIe siècle contenues dans les manuels de savoir-vivre qui se
faisaient fort de « civiliser » les moeurs de table ou les fonctions physiologiques du corps humains telles qu'uriner ou cracher. Le
travail du chercheur s'intéresse à un objet spatio-temporel très vaste puisqu'il correspond à « l'Occident » sous forme européenne
(les sources furent rédigées en Allemagne, en Angleterre, en Italie et en France). L'encart chronologique atteste de cette même
ampleur d'analyse, prenant en compte une durée séculaire : la volonté de réaliser une vaste synthèse est évidente, même si le
corpus de sources semble relativement limité.
Elias utilise l'histoire pour faire oeuvre de sociologue car sa réflexion, teintée de philosophie et de psychologie, prend comme
matière la société et son évolution. Il s'agit de montrer que celle-ci n'est pas extérieure à l'homme et de réconcilier l'individu et la
société. Schématiquement, Elias se différencie en cela, à la fois, de la démarche holiste qui met en avant une vision globalisante
de la société (le tout l'emportant sur les parties et la logique sociale dominant l'individu) mais également de l'individualisme
méthodologique qui postule que tout phénomène social est la résultante des stratégies personnelles mises au point par l'individu
(le tout n'est que la somme des parties). Elias considère contrairement à ces deux théories, que le processus d'individualisation a
historiquement été lié à un processus de socialisation. Ainsi, dans sa vision, les individus interdépendants constituent la société
qui n'est donc pas extérieure à eux. Cette notion d'interdépendance se caractérise par le fait que toute action accomplie par un
individu appelle inévitablement un contre - coup d'un deuxième individu (voire d'autres), ce qui limite donc la liberté d'action du
premier.
Ces formes d'interdépendances entre individus ainsi définies sont nommées « configurations » et peuvent être de taille variable,
d'un simple rapport entre deux individus jusqu'à une échelle nationale voire internationale. Les déséquilibres dans les
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