socius : ressources sur le littéraire et le social
Réflexivité
Denis Saint-Amand (FNRS - Université de Liège)
La réflexivité désigne, par dérivation du latin reflectere, le caractère de ce qui est
réflexif, c’est-à-dire de ce qui est relatif à la réflexion, de ce qui est propre au retour de
la pensée sur elle-même. Le Trésor de la langue française définit de cette façon la
réflexivité comme une « réflexion se prenant elle-même pour objet ; la propriété
consistant à pouvoir réfléchir sur soi-même ». Voisine de la notion kantienne de
transcendental (par laquelle le philosophe désigne dans sa Critique de la raison
pure « toute connaissance qui s’occupe en général moins d’objets que de notre mode
de connaissance des objets, en tant que celui-ci doit être possible a priori »), la notion
possède un vaste domaine d’application, puisqu’elle dépasse la question de la
connaissance pour intervenir dans les discours et les pratiques. Après avoir
appréhendé les fondements de son acception moderne, il convient de l’envisager au
moins sur deux plans, à la fois dans une perspective épistémologique (comme
démarche, héritière de l’antique gnothi seauton Γνῶθι σεαυτόν –, « connais-toi toi-
même ») et comme procédé (dans une dimension rhétorique), même si ces deux
perspectives se trouvent en réalité fréquemment liées.
LITTÉRATURE ET RÉFLEXIVITÉ : FONDEMENTS ROMANTIQUES
Si l’idéalisme allemand (Kant, Fichte, Hegel) a fait de la réflexivité l’une des conditions
de l’observation et du développement d’un discours de la connaissance, Jean-Marie
Schaeffer (2002), se fondant sur les travaux de Walter Benjamin (Der Begriff der
Kunstkritik in der deutschen Romantik, 1920) note que les romantiques d’Iéna
(notamment Novalis et les frères Schlegel) ont mis la réflexivité au centre de leur
théorie spéculative de l’art. Celle-ci soutient que l’art est susceptible de révéler des
vérités transcendantales ; elle implique dès lors une opposition entre, d’une part, une
réalité accessible aux sens et à la raison des individus, et, d’autre part, une réalité
cachée, que seul l’art permet de révéler et qu’un discours d’escorte (théorique et
critique) des productions artistiques doit mettre en lumière. Schaeffer, sur la base des
écrits de Friedrich Schlegel, distingue alors cinq types de réflexivité à l’œuvre dans le
domaine littéraire : (1) une réflexivité fonctionnelle, fondée sur la conception
romantique de l’œuvre d’art autarcique : « vue sous cet aspect, la réflexivité n’est
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donc pas celle de la structure de l’œuvre mais bien celle de sa fonction : l’œuvre d’art
est à elle-même sa propre fonction. De même, l’art en tant que totalité historique est à
lui-même sa propre destination » (Schaeffer, 2002, p. 19). La réflexivité permettrait le
développement d’une fonction autolégitimante de la littérature, susceptible de se
suffire à elle-même. (2) Une réflexivité critique, désignant la manière dont toute
production littéraire ou artistique se révèle une critique réflexive en acte de la
littérature ou de l’art. (3) Une réflexivité transcendantalisante, en filiation directe du
sens kantien : Schlegel considère que toute production littéraire doit à la fois mettre
en acte la littérature et questionner les conditions de possibilité de cette mise en acte.
(4) Une réflexivité spéculaire, résultant de la transformation de la réflexivité
transcendantalisante en une fonction récursive, impliquant le déploiement à l’infini du
point de vue pris pour objet réflexif (« chaque niveau atteint devient lui-même le point
de départ d’un nouveau mouvement de spécularité réflexive » – Schaeffer, 2002,
p. 23). (5) Une réflexivité déconstructrice, fondée sur une ironie mettant à nu et à
distance les mécanismes de la pratique littéraire.
UNE SOCIOLOGIE RÉFLEXIVE
L’exigence d’une démarche réflexive s’est largement répandue dans les sciences
sociales, qui, de Habermas (Theorie und Praxis, 1963 ; Zur Logik der
Sozialwissenschaften, 1970) à Merleau-Ponty (Les Sciences de l’homme et la
phénoménologie, 1975), ont adopté et concrétisé une démarche transcendantalisante
vouée à développer une pensée scientifique elle-même chargée d’objectiver les
conditions de sa réalisation. Dans le domaine de la sociologie, on doit à Pierre
Bourdieu d’avoir tenté d’objectiver le sujet de l’objectivation, en réinscrivant le
penseur (qu’il soit sociologue ou philosophe ― de Heidegger à Bourdieu lui-même)
dans un contexte spécifique en étudiant à la fois le monde social et le champ dans
lequel il s’inscrit pour mettre en lumière les conditions de production de sa pensée.
Dans Science de la science et réflexivité (2001), volume issu d’un cours au Collège de
France, Bourdieu expose la nécessité de soumettre la science à une analyse historique
et sociologique pour mettre en lumière les éléments extérieurs (contexte social,
structure de l’état, économie) qui orientent la pratique scientifique, afin de donner aux
chercheurs la capacité de mesurer le véritable espace des possibles de leur action et
ce qui contribue à le restreindre1. En soutenant que la réflexivité qui tient lieu de
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dynamique à son propos est « l’image qui est renvoyée à une sujet connaissant par
d’autres sujets connaissants équipés d’instruments d’analyse qui peuvent
éventuellement leur être fournis par ce sujet connaissant » (p. 15), Bourdieu sait qu’il
s’expose lui-même à l’analyse de ses pairs et explique vouloir « fournir des
instruments de connaissance qui peuvent se retourner contre le sujet de la
connaissance [pour] contrôler et […] renforcer [la connaissance scientifique] »
(pp. 15-16). Il conviendrait, dès lors, d’ouvrir toute enquête sociologique par une
tentative d’objectivation de soi (c’est-à-dire par un retour sur sa propre position ne se
limitant pas à un brossage superficiel, mais comprenant aussi un questionnement de
l’état du champ dans lequel on se trouve inscrit), ceci afin de se prémunir du « rapport
incontrôlé [du chercheur] à l’objet qui conduit à projeter ce rapport non analysé dans
l’objet de l’analyse » (Bourdieu & Wacquant, 2014, p. 111). Le sociologue s’est de la
sorte penché sur les modes de fonctionnement du champ universitaire comme espace
de luttes dans Homo academicus (1984), avant de porter à son comble cette manière
d’investigation autocentrée, en livrant une Esquisse pour une auto-analyse (2004).
Didier Eribon, héritant à la fois de Bourdieu et du projet littéraire d’ethnographie de soi-
même entrepris par Annie Ernaux, a ouvert un chantier similaire dans Retour à Reims
(2010), en prenant pour objet, d’une part, la honte qu’il ressentait à l’égard de son
milieu d’origine et, d’autre part, la honte de cette honte, et en partant de son cas
particulier pour aboutir à une analyse des déterminismes sociaux. Dans La Société
comme verdict (2014), Eribon revient sur ce projet et sur l’Esquisse de Bourdieu, dont
il donne à voir les limites. Celles-ci seraient liées, en partie, à un effet de champ :
Bourdieu, en se prenant pour objet, est amené à réaffirmer constamment le caractère
« scientifique » de son propos et à refuser de pousser l’analyse de certains éléments
nodaux de sa trajectoire (la présence parentale, le cadre de l’enfance, le rapport au
corps…) par crainte de la réaction des pairs (Eribon, 2014, pp. 71-75). Mettant en
lumière certaines des barrières qui tendent à entraver la démarche réflexive, même
chez les sujets les plus disposés à l’entreprendre, Eribon souligne par ailleurs
l’importance du processus, dans une dimension épistémologique mais aussi dans une
perspective identitaire :
« la notion de “réflexivité”, qui veut que le chercheur doit se prendre lui-même pour
objet du regard sociologique, afin de déceler tout ce qu’il y peut y avoir d’impensé
dans son rapport à l’objet de ses investigations, s’avère ne pas relever seulement des
nécessités scientifiques d’une sociologie de la connaissance, d’une “anthropologie
cognitive”, mais renvoie également aux étapes d’une ascèse jamais terminée, tout au
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long de laquelle chaque pas supplémentaire permet à la réappropriation de soi-même
de s’effectuer un peu mieux qu’à l’étape antérieure » (Eribon, 2014, p. 80).
RÉFLEXIVITÉ À L’ŒUVRE
Enjeu et condition moderne de la recherche en sciences sociales, la réflexivité infléchit
également les pratiques littéraires et artistiques. L’une de ses actualisations les plus
saillantes dans le domaine rhétorique est la mise en abyme, que Dällenbach définit de
la façon suivante :
« 1. Organe d’un retour de l’œuvre sur elle-même, la mise en abyme apparaît comme
une modalité de la réflexion. 2. Sa propriété essentielle consiste à faire saillir
l’intelligibilité et la structure formelle de l’œuvre. 3. Évoquée par des exemples
empruntés à différents domaines, elle constitue une réalité structurelle qui n’est
l’apanage ni du récit littéraire, ni de la seule littérature. 4. Elle doit sa dénomination à
un procédé héraldique que Gide a sans doute découvert en 1891. » (Dällenbach, 1977,
pp. 16-17).
Gide emprunte effectivement la technique (non lexicalisée sous sa plume) à celle des
blasons, où une figure peut être placée au cœur de l’écu et reproduire elle-même cet
écu sous une forme miniaturisée. Il écrit dans son Journal : « J’aime assez qu’en une
œuvre d’art on retrouve ainsi transposé, à l’échelle des personnages, le sujet même
de cette œuvre par comparaison avec ce procédé du blason qui consiste, dans le
premier, à mettre le second en abyme. » (Gide, 1951, p. 31). Dällenbach a montré que
le procédé, plus qu’une simple incrustation, relevait de l’enchâssement d’un récit dans
un autre, ce second récit reflétant le premier, par un jeu de miroir (plus ou moins
déformant) : l’exemple emblématique est celui de Hamlet, où le héros demande à une
troupe de théâtre de jouer l’assassinat du roi du Danemark par son frère Claudius sous
les yeux du régicide, dans le but de révéler et de dénoncer publiquement le crime. En
plus d’impliquer un jeu de reflet, la mise en abyme engage une réflexion de l’œuvre
sur elle-même. Souvent ludique, celle-ci peut porter sur le statut de son auteur et des
personnages (comme c’est le cas dans Le vol d’Icare de Queneau, où un écrivain est
confronté aux désirs d’émancipation de son héros), sur la valeur et le rôle des
comédiens (outre Hamlet, il faut songer à la petite troupe de comédiens du dimanche
du Songe d’une nuit d’été), sur le lecteur (happé artificiellement par le récit dans Si
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par une nuit d’hiver un voyageur de Calvino, La modification de Butor et Un homme
qui dort de Perec) et sur le statut du texte lui-même (quand Mallarmé livre une
définition de son Sonnet allégorique de lui-même dans le vers autotélique « aboli
bibelot d’inanité sonore »).
En réalité, le procédé d’intégration à l’œuvre du sujet producteur ou de l’un de ses
doubles a toujours existé : Juvénal et Martial (ier-iies.) usent respectivement de leurs
satires et épigrammes pour se plaindre de leur condition d’écrivains inféodés à la
volonté de leurs « patrons », tandis que Rutebeuf (xiiies.) se lamente de l’exclusion
sociale liée à son statut. Ces textes seront notamment prolongés par les nombreuses
mises en scène du poète en maudit qui émaillent le xixesiècle (de Vigny à Verlaine) :
ils intègrent à la fiction un double possible de l’énonciateur, permettant à celui-ci de
donner à voir sa propre condition et de s’en détacher. Le dévoilement romanesque des
coulisses du milieu littéraire a été (et est encore) au centre de nombreuses œuvres,
d’Illusions perdues de Balzac à Quitter la ville de Christine Angot, qui mettent en scène
les logiques et rouages de la vie littéraire et les motifs qui singularisent cette dernière.
Comme l’écrivent collectivement les membres du Groupe de recherche sur les
médiations littéraires et les institutions, ces figurations ont une valeur autre que la
seule virtuosité rhétorique du geste spéculaire et traduisent également une certaine
« intelligence du social » des auteurs qui les déploient (Gremlin, 2010).
Le principe autoréflexif se révèle du reste une véritable tendance de la pop culture
contemporaine participant de la nébuleuse de la postmodernité, dont Fredric Jameson
― auquel on pourrait également associer les travaux de Judith Butler (2005) sur la
performativité drag comme réflexion subversive de la sexualité et d’Hiroki Azuma
(2008) sur la culture Otaku ― a montré qu’elle engageait une normalisation des
logiques de simulacre et de détournement qui participent à « l’effacement de la vieille
opposition (essentiellement moderniste) entre la grande Culture, et la culture dite
commerciale, la culture de masse » (Jameson, 2007, p. 34). Richard Mèmeteau (2014)
définit la pop culture en revenant au prologue de Faust, où le Bouffon conseille au
Poète, qui cherche à plaire à un vaste public, de présenter aux masses un miroir pour
qu’elles « viennent tous les soirs y mirer leur figure ». Liée à ce qui pétille, ce qui
surgit (to pop up – de Warhol à Lady Gaga), la pop culture possède une nette
dimension spéculaire qui l’incite à profiter des ressorts de la mise en abyme : que l’on
songe aux Simpsons, qui, dans le générique de la série, se retrouvent pour regarder
leurs propres aventures à la télévision ou à l’album-concept d’Arcade Fire, Reflektor,
2013. Cette manière d’égocentrisme, articulée à une affirmation du caractère de
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