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l’oeuvre  d’art  est  grevé  au  départ  d’une  double  hypothèque,  disloquée  par  une  tension  entre  le 
jugement subjectif et  la  prétention à l’universalité,  l’affect  subjectif  et la  volonté  d’intelligibilité. 
Elle ne saurait sans renier son objet, par nature sensible et concret, donc singulier, se transformer en 
une sorte de  « métaphysique du beau » sur laquelle elle doit  pourtant appuyer ses jugements de 
valeurs et ses analyses en tant que « science » plus ou moins normative et générale. Mais elle ne 
saurait  sans  tomber  dans  le  particulier,  l’arbitraire,  voire  le  bavardage,  se  confondre  avec  une 
critique  des  oeuvres  qui  ne  s’appuierait  ni  sur  des  principes  déterminés  ni  sur  des  concepts 
philosophiques plus précis. Au-delà du partage moderne entre jugement objectif de fait et jugement 
relatif de valeur, cette double appartenance laisse l’esthétique mal définie, inquiète, partagée entre 
deux exigences opposées. Cette dualité reflète très bien la nature ambivalente de son objet : l’art. En 
effet, l’oeuvre appartient au monde sensible, elle vient à nous par la voie des sens. Mais il va de soi 
qu’elle ne s’adresse pas seulement aux sens... Ambiguïté du « sens » ... L’esthétique est difficile à 
définir. Elle échappe à l’opposition de la pure connaissance (que veut dire cette œuvre ?) et de la 
seule sensibilité  immédiate  (« moi » je  trouve  ça beau),  de  même  qu’à  l’idéal  d’univocité  et  de 
définition  de  la  philosophie  (même  si  à  l’origine  elle  se  confond  avec  l’éclat  de  cet  idéal).  Elle 
communique avec une chaîne de concepts et de thèmes plus ou moins compatibles avec cet idéal et 
avec le projet de dépassement du sensible : le corps, la matière, la subjectivité, la sensibilité, le désir, 
le plaisir, l’affectivité, l’illusion, l’imagination, la fiction, l’erreur, le mensonge, l’apparence… De 
plus, la facilité avec laquelle la beauté peut être attribuée, indépendamment des oeuvres d’art, à des 
choses ou à des personnes spontanément qualifiées de belles (un beau paysage), sans même qu’elles 
présentent forcément un intérêt premièrement esthétique (une belle farce, un beau geste, une belle 
chaise) est évidente. C’est pourquoi la plupart des travaux contemporains d’esthétique ont le plus 
souvent renoncé à repérer des normes du beau, à l’exemple de la logique par rapport au vrai ou de la 
morale par rapport au bien. Elles font porter leurs recherches soit sur le l’étude des formes  elles-
mêmes (selon une méthode structurale ou sémantique), soit  sur  rapport de ces formes dans  leur 
développement historique (Panofsky), soit sur les relations qui peuvent exister entre une oeuvre et 
son  créateur  (approche  sociologique  ou  psychologique).  Dans  tous  les  cas,  une  approche  plus 
descriptive ou plus explicative, plus phénoménologique, prend le dessus sur l’approche prescriptive.  
 
Ce  changement  coïncide  aussi  avec  l’émancipation  de  l’art,  laquelle  s’accompagne  sans 
doute paradoxalement de ce que Hegel appelait « mort de l’art ». En effet, la culture moderne de 
l’égalité, de l’autonomie, et de la reproduction mécanisée (Benjamin) s’accompagne de la question 
de la désublimation, de la sécularisation, de la désacralisation des oeuvres... pensons au surréalisme 
et au dadaïsme (tout peut devenir oeuvre d’art). Si l’oeuvre d’art participe du processus de négation 
sans  limite  qui  ne  s’épargne  pas  lui-même  (Adorno,  Lipovetsky),  ne  nous  faut-il  pas  méditer 
l’annonce prophétique de la mort de l’art par Hegel ?