Chers collègues, Très Chère Karine, Dans son bel essai sur l’amitié, Giorgio Agamben résume en ces quelques mots rares et précis l’alchimie de cette affinité élective qu’est l’amitié: “La sensation de l’être est toujours déjà partagée et l’amitié nomme justement ce partage”. Partage, sensation, sensation du partage, j’aimerais voir en cette élégante synthèse quelque chose de l’art et de la manière qu’a Karine Chemla à être, à vivre, à travailler au sein de sa communauté intellectuelle. J’aimerais aussi y voir, si elle le permet, quelque chose de ce qui nous lie, au-delà du partage des disciplines, dans une même vision de ce qu’est ou devrait être la recherche et de ce qu’est ou devrait être le dialogue des savoirs. De ce que devrait être notre université, et j'ai eu diverses occasions d'en discuter avec Karine, à une terrasse au soleil, au téléphone, à déjeuner. D’autres sauront, mieux que moi, faire l’éloge de l’originalité profonde de la recherche que mène Karine Chemla depuis sa thèse sur l’oeuvre algébrique de Li Ye. Aux confins des mathématiques, de l’histoire des sciences, de l’histoire des mentalités, de l’histoire de la langue mathématique même, de l’histoire des concepts — je pense à ce qu’elle a pu écrire sur le concept d’encyclopédie en Chine — la recherche de Karine donne tout son sens à l’injonction d’impensé qui est au coeur de la recherche. Parvenir à penser ensemble, sans en méconnaître les différences, l’art rhétorique et l’art mathématique de la Chine ancienne, espérer nous donner à comprendre ce que pouvait signifier la notion d’abstraction dans cette Chine lointaine, c’est plus que nous ouvrir à un inconnu qui défie nos cadres épistémologiques. C’est espérer nous rendre un peu étrangers à nousmêmes pour mieux nous faire embrasser l’autre. C’est aussi nous permettre de faire l’expérience de l’altérité pour mieux la dépasser, comme le suggère le texte qu’elle a publié en épilogue à La pensée en Chine aujourd’hui. Concrètement, dans le quotidien d’une université pluridisciplinaire comme Paris Diderot, où l'interrogation sur le miroir chinois de notre pensée traverse l'UFR de Langues et Civilisations Orientales, naturellement, mais aussi l'Institut de la Pensée Contemporaine, les laboratoires de médecine encore, les laboratoires de Chimie ou de Sciences de la Terre, dans notre université pluridisciplinaire disais-je, il s'agit aussi de faire partager la passion de l’épistémologie. Cette passion épistémologique, Karine la fait vivre au-delà du département « Histoire et philosophie des sciences » auquel elle est rattachée au sein de Paris Diderot. Elle la fait partager aussi à tous ceux qui sont curieux d’expériences intellectuelles inédites, friands de dialogues parfois intempestifs. Tout récemment encore, elle a mis toute son énergie au service de l’université d’été qui sous le titre « Observation et pensée » a le mois dernier réuni à Paris Diderot des physiciens, des historiens d’art, des psychanalystes, des mathématiciens, des philosophes, des astrophysiciens… Une fois encore, durant cette semaine de débats et de rencontres, Karine a su accomplir ce partage de l’intelligence sans lequel l’aventure de l’esprit n’est rien ou si peu. Car elle sait, comme peu dans notre communauté, que rien n’est digne d’être mis au jour, d’être pensé peut-être qui ne puisse se donner en partage, qui ne puisse nourrir l’intelligence commune qui doit faire avancer la recherche. De Rutgers à Stanford, de Palerme à Princeton, du Max Planck Institut de Berlin à Columbia, elle a su faire rayonner cette intelligence du partage et a su rendre lumineuse, comme évidente cette injonction amicale d’ouverture au monde. Au quotidien, Karine le sait aussi, ceci implique de souvent pacifier les passions, lorsque loin de nous faire oeuvrer en amitié, de nous faire avancer ensemble, elles parasitent la pensée et nous rendent ennemis de nous-mêmes. Récemment, alors que notre université était parcourue par des tensions graves, embarrassantes, elle a su inlassablement, patiemment, modestement, retisser les liens rompus de l’amitié, elle a tenté l’impossible synthèse des contraires, elle a espéré dépasser les apories de l’institution. De ces moments délicats, je garde de Karine le souvenir de son sourire calme et généreux, de sa grande patience encore, de sa présence discrète et obstinée pourtant, de sa volonté de croire que dialoguer était possible, que concorder était un devoir, que l’amitié était à ce prix. “La sensation de l’être est toujours déjà partagée et l’amitié nomme justement ce partage”. L’oeuvre de Karine Chemla — son oeuvre de philosophe, son oeuvre de mathématicienne, son oeuvre au sein de la communauté universitaire et scientifique qui est la sienne — cette oeuvre nomme ce partage, elle le rend possible. Cette médaille d'argent te récompense, puisse-t-elle également rendre fier tout le département Histoire et Philosophie des Sciences qui s'installe dans ses nouveaux locaux au coeur du bâtiment Condorcet, ce qui rendra possible de nouvelles occasions de partage. Et c’est pour cette oeuvre patiente et passionnée, exigeante et originale, ambitieuse et subtile que nous te sommes redevables, à Paris Diderot et au-delà et c’est pour cette oeuvre que je souhaite aujourd’hui te dire simplement mon admiration et mon amitié.