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Réinventer la marque ?
par Jean-noël KAPFERER
| Lavoisier | Revue française de gestion
2003/4 - n° 145
ISSN 0338-4551 | pages 119 à 130
Pour citer cet article :
— Kapferer J.-N., Réinventer la marque ?, Revue française de gestion 2003/4, n° 145, p. 119-130.
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Manage-t-on les marques
en 2003 comme on le
faisait il y a à peine
vingt années? Quelles
modifications substantielles
de l’environnement,
des consommateurs,
des marchés, de la
concurrence, de la
technologie ont impacté le
management de marque de
façon durable et profonde?
À ce titre doit-on parler de
réinvention de la marque et
de son management?
J.-N. Kapferer examine très
concrètement en quoi on
doit manager les marques
aujourd’hui très
différemment, mais aussi
en quoi certaines facettes
de ce management doivent
ne pas changer.
La plupart des concepts et modèles de gestion
gouvernant la pratique du management des
marques sont nés aux États-Unis, forgés par des
entreprises comme Procter and Gamble au début du
siècle dernier. Ces méthodes et concepts furent ce qui
permit aux « chefs de produits » de lancer et faire croître
le business de marques aussi célèbres aux États-Unis
que Ivory, Tide, Heinz, Kellogg’s. Il est révélateur
d’ailleurs que la fonction longtemps échue aux bâtis-
seurs de marques ait été appelée « chef de produit » jus-
qu’à une date pas si lointaine même chez Procter et
Gamble lui-même. À l’heure où des marques comme
Nivea, Bic, Palmolive sont devenues multiproduits, on
comprend que la notion même de chef de produit était
intimement liée à un certain marketing, donc à une cer-
taine époque.
Dans les articles sur le management, dans les confé-
rences, ou chez les cabinets de conseil, il est de coutume
de régulièrement prétendre que tout ayant changé, rien
ne doit plus être comme avant, en particulier comme la
décade précédente. Cette dernière est alors fustigée et
reçoit un surnom dévalorisant pour représenter une
époque vraiment révolue. Légion sont les articles ou
conférences sur la nouvelle gestion des marques, la
révolution des marques, faisant suite à la période heu-
reusement révolue où les Cassandre se vendaient bien,
DOSSIER
PAR JEAN-NOËL KAPFERER
Réinventer
la marque?
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annonçant qui la fin des marques, qui un
sale temps pour les marques, qui la déroute
des marques. Cette démarche d’obso-
lescence programmée du savoir est devenue
systématique, voire caricaturale: elle a en
réalité pour fonction d’attirer l’attention sur
ses auteurs et, sous le prétexte d’une soi-
disant obsolescence des pratiques, d’en
vendre en réalité une autre, celle promue
par les cabinets de consultants en quête de
croissance des chiffres d’affaires via la cap-
tation de nouveaux clients.
La posture académique qui est la nôtre nous
évitera de tels travers. Le but de cet article
est d’inviter à la réflexion sur les pratiques
de marque. À l’aube de ce siècle nouveau,
on doit en effet s’interroger sur le nouvel
environnement des marques: les marchés
eux-mêmes. L’environnement qui présida le
lancement d’Ivory il y a près de cent ans, ou
même d’Ariel en 1967 est largement révolu.
Pour autant les pratiques d’hier sont-elles
obsolètes?
Certes sont nées de nouvelles facettes du
management, liées par exemple à la prise en
compte des intérêts de cet « allié » ambigu
mais de poids qu’est la grande distribution
concentrée, poursuivant ses propres objec-
tifs désormais et développant ses propres
marques. De ce fait, le Trade Marketing,le
Category Management, l’ECR sont deve-
nus parties intégrantes du fonctionnement
des entreprises performantes et une des clés
de leur survie dans des marchés dominés
par la grande distribution concentrée. De
plus, les entreprises se sont aussi adaptées
au nouveau contexte des pays matures où la
rétention du client ultra sollicité et zappeur
devient une préoccupation majeure: elles
furent heureusement aidées par l’arrivée
des nouvelles technologies de l’information
(internet, call centers, SMS, bases de don-
nées, etc.) dans la reconquête d’une relation
perdue, abandonnée à ceux qui sont natu-
rellement au contact du client final, les dis-
tributeurs eux-mêmes. Le marketing dit
relationnel, les CRM, les programmes de
fidélisation segmentés font aussi partie
aujourd’hui des outils de base de l’entre-
prise performante. Point n’est besoin d’y
revenir.
Nous nous concentrerons plutôt sur les pra-
tiques du branding plus particulièrement,
en soulignant les évolutions les plus signifi-
catives à nos yeux, ainsi que leurs raisons et
leurs hérauts. Le lecteur excusera le style
non académique de l’article: nous expri-
mons ici non nos certitudes, mais nos
convictions. Que les nombreux collègues,
chercheurs et chefs d’entreprise, respon-
sables de marketing et de vente qui les ont
façonnées en soient remerciés.
Le retour du risque perçu
La première fonction de la marque est, on le
sait, de réduire le risque perçu. C’est la pre-
mière attente des consommateurs d’une
marque: qu’elle garantisse la provenance,
donc la qualité. Dès lors qu’une situation
d’achat comporte un risque aux yeux des
consommateurs, ceux-ci cherchent à le
réduire, cela est naturel. Ce risque peut être
financier, d’où l’importance croissante de la
marque avec son prix unitaire. Il peut être
aussi physique, d’où le besoin de marques
rassurantes dans le domaine alimentaire.
On comprend alors le plus grand besoin de
marques dans les services (variables et
intangibles).
Le risque perçu par le consommateur croît
aussi avec la technologie du produit: il faut
des marques à forte réputation pour rassurer
le client qui achète un téléviseur ou une
machine à laver pour une certaine durée.
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Enfin, les marques répondent à un risque
perçu psychologique partout où l’on
consomme moins la marque qu’on ne la
porte. C’est pourquoi la marque est omni-
présente dans le prêt-à-porter, le parfum, la
cosmétique, le sport, dans l’univers des
montres, des montures de lunettes, des spi-
ritueux… Enfin, le risque est devenu social:
les marques sont des badges d’apparte-
nance à des communautés.
Revenons sur le risque lié à la qualité. On
n’en parlait plus guère comme si cela était
acquis, voire suranné. Il est vrai, en Occi-
dent du moins, que le nombre de contrôles,
et l’effet de la sélection par la concurrence
à en théorie fait disparaître des rayons les
mauvais produits. Vend-t-on, par exemple,
en France de mauvais pneus quelle que soit
la marque, même de distributeur? Non.
Mais les événements récents (crise de la
vache folle, lystéria, affaire du sang conta-
miné, etc.) ont révélé les défaillances des
organismes publics de contrôle, c’est-à-dire
en fait de toute la filière agroalimentaire.
Comme pour d’autres scandales (tel celui
du sang contaminé), là où le citoyen se
croyait protégé par la puissance tutélaire de
l’État et l’efficacité de son administration,
on a mis au grand jour des inefficacités
structurelles quand elles ne sont pas cou-
pables. D’où l’extrême sensibilité du corps
social et la facilité avec laquelle les suspi-
cions se muent en crises médiatiques: Buf-
falo Grill en fit les frais récemment. La
confiance dans la marque sert en théorie de
contre-feu. Il fut inopérant pour Buffalo
Grill. On peut en déduire que cette chaîne
de restauration rapide était certes florissante
mais n’avait pas encore vraiment bâti un
réel capital de confiance. On peut aussi en
déduire que les marques elles-mêmes sont
insuffisantes pour réduire tout le risque
perçu. Le besoin de celles-ci de faire appel
à des labels et certifications liés à l’origine,
à la traçabilité, au contrôle des filières,
semble indiquer que la marque ne peut réta-
blir à elle seule la confiance. Le public dupé
une fois veut des preuves. D’où le besoin de
signes de la qualité et d’organismes
notoires reconnus certificateurs de la qua-
lité. Bureau Veritas a de l’avenir.
Le plaisir sans risque
Néanmoins un des traits dominants de nos
sociétés aux marchés matures est la menace
liée à la saturation des besoins. Il faut donc
en permanence activer le moteur du désir,
tout ce qui fait que nous achetons des pro-
duits que nous avons déjà. Nous n’en avons
pas vraiment besoin, mais l’envie nous
vient, stimulée par le marketing, nourri par
les innovations.
La fonction de la marque moderne ne sau-
rait être seulement de protéger mais aussi
d’encourager les consommateurs à prendre
des risques:
en osant les nouvelles technologies,
numériques dans la tv, la hi-fi, ou les
ingrédients biologiques dans la lessive ou
le cosmétique,
– en osant des comportements alimentaires
nouveaux, disruptifs (Baccardi, Breezer),
en osant les nouvelles modes vestimen-
taires,
– mais aussi en osant acheter moins cher,
dans des secteurs où l’on a toujours associé
prix et qualité. C’est la mission de marques
telles que Nivea, Dove, Bic, Dop, Dim,
Brandt.
Aujourd’hui la marque se doit de stimuler,
d’explorer de nouveaux besoins, de nou-
velles envies, de nouveaux produits. C’est
pourquoi le trait essentiel du management
de marques moderne est l’extension de
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marque. À quoi sert le nom de famille,
connu, sur lequel repose la confiance si ce
n’est faciliter et encourager l’exploration
d’autres univers par le consommateur. Par
ailleurs, l’extension a souvent comme
corollaire la politique du « double bran-
ding », c’est-à-dire un double niveau de
marquage. En « prénommant » l’extension,
on lui donne un territoire d’autonomie,
d’expression identitaire, donc quelques
degrés de liberté d’expression. Cette liberté
est nécessaire pour capter des essayeurs qui
veulent eux-mêmes s’exprimer à travers
l’innovation ainsi proposée. Ainsi Renault a
prénommé son haut de gamme futuriste Vel
Satis, Avantime.
Toujours plus de transversalité
Un des traits marquants de l’évolution des
marques aujourd’hui est la montée des
marques que l’on peut qualifier de trans-
versales.
Les unes après les autres, les entreprises
multimarques se posent en effet la question
de la transversalité: Unilever par exemple
travaille activement dessus. Il ne s’agit pas
de remplacer les marques mais de les mettre
sous l’égide, plus rarement sous l’ombrelle
– d’une marque transverse, en général la
marque corporate, de branche ou de
gamme. Chacun connaît l’exemple de
L’Oréal Paris: la montée en puissance de
cette marque transverse ne fait pas dispa-
raître les marques telles qu’Elnet, Elsève,
Studio, Body Expertise, Feria, etc. mais
celles-ci sont membre de la famille L’Oréal
Paris et doivent en épouser les valeurs
comme les codes de reconnaissance. Le cas
d’Accor est aussi très significatif. Ce
groupe est devenu en quelques années le
premier groupe d’hôtellerie en Europe,
grâce à des innovations fortes et répétitives
(Novotel, Ibis, Formule 1, Suit’Hôtel). Tout
le succès des hôtels Accor repose sur la
capacité à reproduire une satisfaction forte
et typée dans un réseau normé, et à offrir
via un portefeuille de marques une certitude
de satisfaction. Les marques sont donc au
cœur du succès initial d’Accor.
Mais après une phase où Accor fut une
simple holding, comme cela est fréquent
voire systématique, s’est posée la question
de la notoriété de la société cotée en
Bourse, Accor.
D’où l’apparition du logo Accor sur tous les
hôtels et l’émergence d’une publicité Accor
(le sourire). Après cette phase dite de
groupe, est venue celle de la branche hôte-
lière, ayant pour rôle de cautionner les
blocs marques de chaque marque d’Hôtel.
Maintenant s’ouvre la troisième phase,
celle où la marque Accor Hôtels parle en
direct dans les cas spécifiques où les
marques individuelles ne le peuvent pas
elles-mêmes, soit faute de budget dans un
pays donné, soit parce que la valeur ajoutée
d’Accor Hôtels tient à la multiplicité des
réponses aux clients et non à une enseigne
particulière.
Cette transversalisation est normale. Elle
répond au besoin de responsabilité dont les
groupes doivent faire preuve. C’en est fini
du gros et caché. Le gros doit être visible,
responsable et éthique. De plus il y a une
limite à la logique des marques indépen-
dantes: celle de leurs budgets. C’est pour-
quoi des groupes comme Bongrain sont à la
recherche d’un nouveau modèle de déve-
loppement de leurs marques. Le succès de
Bongrain reposa sur la segmentation de
catégories génériques pour créer une spé-
cialité n’ayant pas droit à l’appellation et
devant donc être appelée par une marque:
ainsi Saint Agur est un faux roquefort, ce
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