Expérimenter pour apprendre Mouvement des savoirs Collection dirigée par Bernard Andrieu L'enjeu de la collection est de décrire la mobilité des Savoirs entre des sciences exactes et des sciences humaines. Cette sorte de mobilogie épistémologique privilégie plus particulièrement les déplacements de disciplines originelles vers de nouvelles disciplines. L'effet de ce déplacement produit de nouvelles synthèses. Au déplacement des savoirs correspond une nouvelle description. Mais le thème de cette révolution épistémologique présente aussi l'avantage de décrire à la fois la continuité et la discontinuité des savoirs: un modèle scientifique n'est ni fixé à l'intérieur de la science qui l'a constitué, ni définitivement fixé dans l'histoire des modèles, ni sans modifications par rapport aux effets des modèles par rapport aux autres disciplines ( comme la réception critique, ou encore la concurrence des modèles). La révolution épistémologique a instauré une dynamique des savoirs. La collection accueille des travaus d 'histoire des idées et des sciences présentant les modes de communication et de constitution des savoirs innovants. Déjà parus Olivier SIROST (Sous la dir.), Le corps extrême dans les sociétés occidentales, 2004. Paulette ROZENCW AJG, Pour une approche intégrative de l'intelligence, 2004. Fabien DWORCZAK, Neurosciences de l'éducation. Cerveau et apprentissages, 2004. Antoine ZAPATA, L'épistémologie des pratiques. Pour l'unité du savoir, 2004. Stéphane HÉAS, Anthropologie des relaxations, 2004. Georges CHAPOUTHIER, L'animal humain, Traits et spécificités, 2004. Annette CHOMARD-LEXA, Lucien Cuénot. L'intuition naturaliste, 2004. Philippe ROUSSEAUX, Le théâtre de la classe. L'enseignant, un acteur pédagogique, 2003. Hervé ETCHART, Le démon et le nombre, 2003. Sous la direction de Bernard ANDRIEU Expérimenter pour apprendre (Travaux de l'OREST) Préface de Patrick Baranger L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris FRANCE L'Harmattan Hongrie Hargita u. 3 1026 Budapest HONGRIE L'Harmattan Italia Via Degli Artisti 15 10124 Torino ITALIE (QL'Harmattan, 2005 ISBN: 2-7475-8212-4 EAN 9782747582124 Sommaire Préface: Patrick Baranger, Directeur de l'IUFM de Lorraine, 1ère p. 7-8. partie: Les modèles de l'expérience Bernard Andrieu: L'empirisme humien : Une analyse mentale de l'expérience, p. 1120. Léna Soler: Les critiques adressées à la conception empiriste de l'expérimentation, p.21-32. Etienne Bolmont, Francis Colson: Expériences de savants, expériences d'élèves..., p. 33-52. Denis Lelarge : Chien-soufflet, l'étincelle et la pierre à fusil, les larmes de verre et le digesteur: représentations mêlées et modèles contigus dans les savoirs à l'âge classique, p. 53-66. me partie: Les pratiques de l'expérience Claudine Larcher : Une opération pour développer les activités scientifiques à l'école: La main à la pâte, p. 69-78. Muriel Frisch: Articuler des pratiques documentaires et informationnelles avec l'enseignement des disciplines scientifiques et techniques dans le premier degré, p. 79-96. Fabien Schneider, Martine Paindorge, Marie Claude Brotie : La recherche de solutions en technologie, p. 97-114. Fabien Schneider: Expérimentation sur une problématique technologique, p. 115142. Jean Paul Doste: Penser l'expérience, p. 143-168. Jean Paul Hénot : Expérimenter et problématiser au Cycle 3, p. 169-190. Marie Paule Zakowski : Une expérience amusante au xvmè et XIXè siècle, quelques éléments de réflexion, p.191-21O. 3èmePartie: Les modélisations de l'expérience Antoine Zapata: L'insaisissable épistémologie de la pratique, p. 213-228. Christian Euriat : Établissement de liens hypertextes par de élèves de collège, les appariements textes-images, analyse cognitive de la tâche, p. 229-246. Alain Crindal: Reconnaître les spécificités de chaque éducation scientifique et technologique...pour voir leur complémentarité dans un ensemble cohérent, p. 247260. Yannick Di Lorenzo: Formation, entre ingénierie et ingéniosité, p. 261-296. Bernard Andrieu: Modélisation de l'expérience selon le mouvement des modèles, p.297-326. Stéphanie Fleck: Le tâtonnement expérimental: processus naturel d'apprentissage, p.327-340. Bibliographie (Marie Paule Zakowski) PRÉFACE Patrick Baranger, Directeur de l'IUFM de Lorraine. Il serait bien perplexe, le voyageur de Sirius qui reviendrait dans nos contrées après avoir lu nos programmes scolaires. Impressionné par cette lecture, il s'attend à découvrir un peuple de savants. Mais, pas du tout. En dehors d'une minorité de professionnels des sciences aux compétences incontestées, il ne peut que constater la modestie de la culture scientifique de la population, même parfois dans la frange la plus diplômée et la plus cultivée de celle-ci. Certes, on pourra toujours récuser la validité scientifique des impressions d'un voyageur de Sirius. Néanmoins, on sait que plusieurs études internationales portant sur les compétences des jeunes gens en fin d'études secondaires vont dans le même sens. Il existe bel et bien un décalage important entre les ambitions affichées des programmes d'enseignement des sciences et les résultats obtenus. Soucieux de comprendre, le voyageur ira dans les classes, il observera ce qui se passe dans beaucoup d'entre elles, et il sortira de sa perplexité. C'est que, sur Sirius, on sait depuis longtemps qu'il ne suffit pas que les professeurs enseignent pour que les élèves apprennent. Faut-il souligner le contraste actuel entre, d'une part, des discours institutionnels et formatifs centrés sur l'apprentissage par l'élève, et, d'autre part la persistance d'usages fondés sur la culture de l'enseignement magistral? Mais gardons-nous des simplifications commodes. Il ne s'agit pas de céder à l'opposition manichéenne entre les pédagogies actives et modernes d'un côté, et de l'autre un modèle traditionnel dépassé et condamné. Outre que l'activité de l'élève n'est sans doute qu'une condition nécessaire mais certainement pas suffisante à l'apprentissage, sachant que la construction du sens par le sujet renvoie au jeu complexe du cognitif, du social et de l'affectif, l'exposé du savoir par le maître peut encore trouver sa place et sa pertinence en fonction des objectifs et des situations. Mais soyons plus précis. D'une façon probablement plus visible dans le domaine scientifique qu'autre part, la problématique enseignementapprentissage vient croiser celle du rapport de la science au monde. Davantage sans doute dans le second degré que dans le premier, les professeurs observés par le voyageur de Sirius vivent dans la science et parlent de la science. Leurs élèves vivent dans le monde. Très souvent, dans les classes, après une rapide phase de manipulation censée éveiller l'intérêt et fondée sur un schéma méthodologique simpliste né d'une lecture expéditive des théoriciens de la science expérimentale, la préoccupation de l'enseignant reste de passer au plus vite à l'exposé conceptuel du contenu dans toute sa rigueur, y compris mathématique, mais du même coup dans toute son aridité. Pour les élèves, la rupture est brutale, parfois fatale. On a expérimenté. Maintenant, il faut apprendre! Et selon une formule célèbre, le professeur ne comprend pas qu'ils ne comprennent pas... Dans ces conditions, entre le monde, leur monde, et la science, celle du professeur, le fossé devient infranchissable pour un grand nombre d'élèves. D'autres, un peu plus heureux, feront laborieusement leur métier et sauront obtenir quelques bonnes notes en reproduisant des procédures techniques apprises presque par cœur. Quelques-uns entreront dans l'univers du professeur. On pourrait alors se croire en droit d'étudier les conditions du franchissement du fossé. Mais ce serait mal poser la question. On aura noté que le titre de cet ouvrage est bien" Expérimenter pour apprendre", et non pas" Expérimenter puis apprendre". Car à vrai dire, le problème n'est pas dans le franchissement du fossé mais dans son existence même. Ne serait-il pas beaucoup plus judicieux de le supprimer, de le combler, voire plutôt tout simplement d'éviter de le creuser? Bien entendu, un tel projet ne relève pas de l'initiative individuelle des professeurs. Il suppose un travail de recherche à la fois très large et très précis, faisant le lien entre les champs de l'épistémologie, de la psychologie des apprentissages, de la didactique des disciplines, et profondément ancré dans une pratique réflexive avec les élèves dans les classes. Si ce dernier ancrage est indispensable, sous peine de voir paradoxalement se creuser ici un fossé entre théorie et pratique semblable à celui que l'on voudrait supprimer dans l'enseignement des sciences, les conditions institutionnelles de son apparition et de son maintien ne vont pas de soi. En réunissant dans le même cadre, et parfois chez les mêmes personnes, les compétences de la recherche universitaire et celles de la pratique dans les classes, les IUFM offrent une configuration particulièrement intéressante, et d'une certaine façon, irremplaçable. Des équipes comme celle de l'OREST, regroupant autour d'un projet commun des enseignants-chercheurs et des professeurs des écoles, des collèges et des lycées, sont en mesure de penser des problèmes comme celui que nous évoquons, mais aussi, si l'on peut dire, de les vivre. Dans cet esprit, la publication du présent ouvrage marque une étape importante dans la démarche d'une équipe encore jeune. C'est bien sûr une contribution à la recherche, mais c'est aussi, symétriquement et indissociablement, une ressource pour la formation, tant il est vrai que, dans un IUFM, l'une et l'autre se nourrissent et s'enrichissent mutuellement. 8 Première partie Les modèles de l'expérience L'empirisme humien : Une analyse mentale de l'expérience] Bernard Andrieu A la mémoire du professeur Jean Claude Fraisse « Il n'y a pas de commencement. J'ai été engendré, chacun son tour, et depuis c'est l'appartenance» Emile Ajar, Pseudo, 1976,9. La réflexion de David Hume prend son origine dans la critique de la causalité efficiente, celle-là même de Descartes. Hume lui reproche ses conclusions métaphysiques et ses prétentions dogmatiques. Il veut enquêter sur la nature de l'entendement humain et en montrer les limites, les pouvoirs et les capacités2. L'empirisme commence par une analyse exacte et rigoureuse de ce qui constitue et n'a pas partie liée avec le scepticisme. Il n'est pas dans son projet de savoir si le soleil va se lever ou non demain matin. Sa démarche réflexive ne se porte pas sur les déterminations de la nature, mais distingue l'ordre gnoséologique3 de l'ordre physique. Impression et sensation Le primat de l'objet sera celui de l'impression, c'est-à-dire la façon dont le sujet ressent le monde extérieur. La validité de l'objet n'est positive que si l'analyse du sujet qui l'appréhende a été effectuée. La recherche humienne ne peut se situer à un niveau transcendantal4. Il nous faut donc poser quelques définitions, celles-là mêmes dont Hume se sert pour interroger le processus causal; ces définitions vont nous permettre de cerner le champ de la subjectivité: « Par le terme impressions, j'entends donc toutes nos plus vives perceptions quand nous entendons, voyons, touchons, aimons, haïssons, désirons ou voulons »5. Il faut extraire et retenir de cette définition 1 Cet article est une version réécrite et actualisée du chapitre l, La causalité subjective, de notre mémoire T.E.R. (Maîtrise de philosophie) La causalité selon Kant, soutenu en juin 1982 sous la direction de M. le Professeur Jean-Claude Fraisse à l'Université de Bordeaux III. 2 M. Malherbe, 1976, La philosophie empiriste de Hume, Paris, Vrin, p. 118. 3 M. Malherbe, 1980, Kant ou Hume, Paris, Vrin, p. 69. 4 N .K. Smith, 1966, The Philosophy of D. Hume, A critical study of its origins and central doctrines, New York, Ed. St Martin's Press, pp. 88-89. 5 D. Hume, [1748], " Origine des idées ", Enquête sur l'entendement humain, trad. Philippe Baranger et Philippe Saltel, G.F. Flammarion, 1997, chap.II, p. 64. le mot « perceptions vives» qui constitue l'impression dans son degré d'intensité. L'accueil par le sujet des impressions est analogue à celui d'une passivité par rapport à la vivacité qui l'imprègne. Les impressions sont un « déjà là )).Elles préexistent à toutes opérations du sujet pour les penser. Chacun accordera volontiers qu'alors la vivacité d'une sensation, originellement forte perd de son degré d'intensité quand on la rappelle soit à la mémoire (ce qui est l'intervention du passé dans le présent), soit à l'imagination (qui anticipe). Il s'introduit par l'usage de ces deux facultés du sujet une imitation, une ressemblance qui ne peut jamais atteindre la vivacité et la force de la sensation originelle. Le sujet ou plutôt les facultés qui constituent la subjectivité diminuent l'intensité de l'expérience première. Si bien que la pensée la plus vive est encore inférieure à la sensation la plus terne. Cette séparation entre le data de la sensation et la sensation elle-même constitue la possibilité d'abstraction de l'entendement qui, par la biais de l'imagination, essaie de résorber cette distance. Tous les matériaux de la pensée ont leur origine dans les sens externes ou internes; et pourtant la pensée, qui constitue l'idée, opère un mélange et une composition qui trahissent le travail de l'esprit et de la volonté sur la sensation. L'analyse empiriste consiste alors à rechercher de quelle impression dérive cette idée supposée. Car si l'esprit n'a fait que transposer en idée simple, même si l'intensité est moindre, la sensation initiale, l'empirisme exige alors du philosophe qu'il décompose ce que l'esprit et ses facultés ont composé. Quand donc nous accusons de dogmatiques ou de spécieuses les métaphysiques de l'expérience, il nous suffit de confronter leurs concepts et idées avec notre genèse empirique pour leur assurer une réalité objective. L'apport de la pensée par rapport à la sensation vive mais brute est qu'elle associe entre elles les idées, c'est-à-dire qu'elle opère des liaisons entre elles, des connexions. Ces opérations de l'entendement ont pour origine l'activité de l'esprit dans son appropriation des sensations sous l'égide de l'intellection, du besoin de conceptualisation. C'est un principe de connexion entre les différentes pensées, encore sous l'effet des sens externes et internes, et les idées de l'esprit. Nous comprenons que, si difficulté il y a dans la constitution de la connaissance pour l'empirisme, elle prend son origine dans ce passage, dans ce saut entre la sensation et l'idée. L'une appartenant à l'activité perceptive des sens, l'autre à l'activité abstraite des facultés. Activité abstraite qui débute dans le travail de la mémoire et de l'imagination: travail au sens où il y a production nouvelle, celle là même de la connexion. Une deuxième définition s'impose à nous pour caractériser les principes de connexion entre les idées: " ... Il me paraît qu'il y a seulement trois principes de connexion entre des idées, à 12 savoir ressemblance, contiguïté dans le temps ou dans l'espace, et relation de cause à effet. .. ,,6. De là il faut extraire trois types de connexion ou plutôt une relation qui fonde tous les raisonnements sur les faits où vient s'ajouter, comme deux conséquences implicites, la ressemblance et la contiguïté. La causalité est cette relation que privilégie notre activité de l'esprit par rapport aux faits. La relation de cause à effet est la seule relation par laquelle nous dépassons l'évidence et de notre mémoire et de celle de nos sens. L'analyse humienne de la causalité portera sur ce moment logique du dépassement, de la transcendance du principe par rapport à ce que la sensation ou plutôt par rapport à ce que la conjonction de faits m'indique. La sensation ne peut découvrir en elle-même et par elle-même la relation causale. Mais l'entendement, l'esprit humain ne peut pas non plus découvrir de façon abstraite la causalité comme pure exigence conceptuelle. La causalité prend son origine dans l'observation de l'expérience, de la succession des perceptions jointe à la mémoire et à l'imagination. En effet, on peut penser autant que l'on voudra au refroidissement de l'eau, on n'en déduira jamais sa congélation7. Le problème de Hume n'est pas de savoir si la causalité est fondée dans l'en soi, mais pourquoi nous croyons à la causalité. Les descriptions physiques, chimiques, qui seraient du ressort des découvertes scientifiques modernes, n'intéressent pas Hume. Hume s'interroge sur la formation du principe de causalité. La causalité n'est pas dans les choses: ainsi le célèbre exemple des boules de billard qui se heurtent nous fait observer qu'une boule ralentit son mouvement et qu'une autre commence le sien. Rien ne laisse supposer une action causale de la boule A sur la boule B. Il n'y a pas de transfert de force d'une boule à l'autre. Rien dans le contenu de ma connaissance, de ma capacité à percevoir ne me révèle une cause. Et pourtant je crois à la causalité. La causalité n'est pas dans le contenu représentatif, mais a sa source dans l'esprit: " L'expérience nous apprend seulement comment un événement en suit constamment un autre sans nous instruire sur la connexion cachée qui les lie l'un à l'autre et les rend inséparables ,,8. L'expérience est première et nous assure de la seule conjonction: c'est-à-dire qu'un observateur, qui n'aurait jamais vu les mouvements de deux billes de billard, ne pourrait y assigner une production causale, mais seulement une pure succession d'évènements. L'apport de Hume en 6 Op.cil., SectionIII, L'associationdes idées,p. 72. 7 F. Alquié, 1974, L'idée de causalité de Descartes à Kant, dans F. Chatelet ed., Histoire de la philosophie, le XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, p. 214. 8 Op. cil. Section VII, L'idée de connexion nécessaire, p. 133. 13 philosophie, et en cela il se place comme le prédécesseur de Kant, c'est d'avoir opéré une révolution copernicienne: celle qui consiste à étudier l'objet à partir du sujet; le principe de causalité relève, dans ses fondements, d'une analyse de l'entendement humain, c'est-à-dire de la faculté de relation du sujet à l'objet, d'élaboration du connu par le connaissant. Comme le souligne Deleuze, il y a déjà chez Hume (comme le poursuivra Kant) la certitude que la constitution du principe de causalité se caractérise par l'analyse des facultés de l'entendement humain, et plus particulièrement chez Hume du pouvoir de l'imagination9. Il faut penser l'empirisme humien dans ce renversement gnoséologique, dans cette analyse originaire du sujet: Hume portera ses recherches sur ce qui dans l'esprit provoque cette tendance du sujet à se laisser glisser d'un terme à l'autre, à ajouter, à dépasser ce qu'il perçoit. Ce dépassement, l'opération transcendante de l'esprit par rapport à ce que je perçois comme succession, prend sa source dans l'habitude, dans le mécanisme mental de répétition: c'est par la redondance du rythme, dans la répétition toujours semblable de la vague qui s'écrase sous le poids d'une autre vague, qu'à ce qui existe dans la nature succède ce qui insiste dans le mental. C'est par cette tendance de l'esprit à l'accoutumance, à la ressemblance, à l'identité temporelle, au retour du Même que se provoque l'attente, et par là, l'anticipation: si je regarde la mer, et le mouvement incessant des vagues qui se succèdent, est-ce que je ne m'attends pas au bruit, est-ce que je n'anticipe pas la vue d'une autre vague? Chaque vague ne nous apprend rien de plus que la précédente, la répétition ne nous offre rien de nouveau sur le plan objectif. Mais de vague en vague, nous nous créons l'habitude d'un cycle de l'océan qui se déverse. L'habitude nous amène alors à passer d'un terme à l'autre, à attendre le second lorsque le premier est donné. Il est clair, en ce sens, que la marée, pensée comme cyclique, est production de l'esprit humain dans l'attente et la prévision qu'autorise l'habitude: la position de la lune par rapport à la terre, le mouvement de la terre, autant d'explications qui fondent physiquement le processus de la marée dans la production instantanée de chaque vague. Seul l'esprit humain croit en cette fixité causale, seul l'entendement humain se laisse abuser par la certitude de cette expérience. La critique de la causalité par D. Hume n'a pas pour but de diminuer notre confiance dans l'inférence causale, mais d'établir que la croyance en la causalité ne dépend pas de facteurs intellectuels: mais de l'imagination. 9 G. Deleuze, 1973, Empirisme et subjectivité, Paris, P.D.F., p. 122. 14 L'imagination L'imagination est ce pouvoir de penser l'objet hors de toute sensation immédiate. Elle opère dans l'acte de subversion qui cristallise le devenir temporel en éternité de principe. Le principe de causalité n'est plus tant de l'ordre de la répétition temporelle, de celle que ressent le sujet dans la perception de l'objet, mais celui de l'imagination qui ré-fléchit la nature dans l'absence de l'objet et l'investit d'un pouvoir causal. Le dualisme de l'empirisme, pour rependre la formule de G. DeleuzelO, creuse l'écart entre la nature de la Nature et la nature de la pensée. Comment se fait-il que j'affirme plus que je ne sais? Il faut ici montrer comment l'imagination opère le passage, le saut de la conjonction à la connexion. Nous avons déjà indiqué que la première fois qu'un homme vit le mouvement provoqué par le choc entre deux billes de billard, il ne put affirmer que l'un des évènements était en connexion avec l'autre, mais qu'il y avait seulement conjonction. La connexion implique une sur-détermination due à une faculté qui est ellemême sur-déterminante par rapport au monde: l'imagination est, par nature, cette faculté qui dépasse le réel, qui transcende le donné. Dans l'absence de l'objet, elle le présentifie, c'est-à-dire nous le rend présent. La causalité produit, par le biais de l'imagination, des liaisons nécessaires, à ce point libres des impressions qu'elle peut rendre vive une idée, faire de l'idée une quasi-impression. C'est l'imagination qui pose un néant d'être car elle n'appartient pas au donnéll . Or, par la production du principe de causalité, l'imagination comme faculté applique au donné ce que ce dernier ne possède que dans la multiplicité, dans la dispersion. L'imagination est l'acte d'unification systématique du divers des sensations. En tant que l'imagination établit une relation au temps - par le donné de l'impression (présent), par la rétention de la mémoire due aux ressemblances (passé) et par la projection de lois régulières (futur) -, la causalité, comme principe, participe d'une "synthèse" empirique: du point de vue de l'imagination elle paraît comme "synthèse", cristallisation de l'instant qui, pris dans sa synchronie, ordonne tout le temps, comme collection d'instants, par ressemblance, à sa règle. Mais du point de vue de la nature, du donné, de l'impression, la causalité subjectivement pensée n'a pas de valeur objective, tant la diachronie est le mode de l'existant soumis au hasard, au devenir. La conscience de soi est impression et l'imagination se donne des fictions. Il n'y a pas de cogito transcendantal 10 11 Ibid., p. 122. M. Malherbe, 1976, L'empirique et le transcendantal, dans Revue Métaphysique et Morale, p. 474. 15 comme Kant l'exigera au niveau des trois synthèses dans la première édition de Critique de la Raison Pure. Les représentations se reproduisent par répétition et s'introduisent au hasard sous la catégorie de la causalité par ressemblance. Que serait alors une synthèse si aveugle, sinon des associations qui ne sont pas pensées, un esprit qui n'est pas conscience de soi? L'empirisme fait du sujet, et par là même de la causalité, une dépendance de l'imagination. L'imagination n'est autre que ce processus qui associe, lie, permet l'habitude et la croyance parce qu'il a pour source et unique fondement l'impression comme succession. Il ne faut pas accorder de pertinence et de crédit aux commentateurs de Hume qui posent que la causalité est un acte synthétique dans l'empirisme humien 12; certes il y a chez Hume une production d'une nouvelle idée par le travail de l'imagination; il y a un dépassement, une union d'objets semblables, inférence de l'esprit d'un objet à un autre. Le sujet est bien ce qui dépasse le donné par l'usage de l'imagination sous la catégorie de la causalité. Mais peut-on écrire comme le fait Deleuze: " Le sujet invente, il croit; il est synthèse, synthèse de l'esprit" ?13 A notre avis, les commentateurs opèrent une inversion causale au niveau de la production du concept de cause. C'est Kant qui parle de synthèse et non Hume. Appliquer à Hume un vocabulaire qui ne lui appartient pas, mais bien plutôt à celui qui se situe contre lui, voilà une des possibles erreurs du commentaire du principe de causalité chez Hume. Une transition coutumière La production d'une nouvelle impression originale, non à partir des impressions de sensations, mais à partir des impressions de réflexion n'autorise pas la nomination de cette opération sous le vocable de synthèse. La coutume, l'habitude, la connexion sont les sources du pouvoir novateur de l'imagination dans l'émergence de la causalité comme principe: " Cette connexion que nous sentons en notre esprit, cette transition coutumière de l'imagination d'un objet à celui qui l'accompagne habituellement est donc le sentiment et l'impression d'où nous formons l'idée de pouvoir ou de connexion nécessaire. Il n'y a rien de plus en ,,14. l'occurrence 12 A. Leroy, 1953, David Hume, p. 135. 13G. Deleuze, op. cit., p. 100. 14D.Hume, L'Enquête, op. cU., p. 142. 16 L'analyse de Hume du principe de causalité ne s'effectue pas à partir des facultés intellectuelles, du concept, de l'esprit en soi. Au contraire, elle se fonde sur l'imagination comme instinct. Le terme de synthèse ne peut apparaître que dans un monde conceptuel, de l'a priori. Or le modèle de Hume est celui de l'associationnisme, de la relation: c'est-à-dire l'analyse des façons de passer d'une idée particulière à une autre (contiguïté, ressemblance, causalité). L'idée de causalité me fait passer de quelque chose qui m'est donnée à l'idée de quelque chose qui ne m'a jamais été donnée, ou même qui ne peut être donné dans l'expérience. Il y a alors séparation des facultés chez Hume: d'une part l'imagination qui me permet de dépasser le donné en fusionnant des cas semblables par l'habitude et d'autre part l'entendement qui proportionne la croyance au calcul des cas observés (probabilités comme calcul des degrés de croyance). L'imagination est de l'ordre de la fiction, de la fantaisie, de l'illusion: " Car s'il est vrai que les principes d'association fixent l'esprit en lui imposant une nature qui discipline le délire ou les fictions de l'imagination, inversement l'imagination se sert de ces principes pour faire passer ses fictions, ses fantaisies, pour leur conférer une caution qu'elles n'auraient pas par elles-mêmes ,,15. L'imagination est séparée de l'entendement. L'une délire pendant que l'autre croit. Il ne peut y avoir un acte synthétique produit par de l'imagination. La causalité est la conséquence de la fusion de la diversité dans une fiction que produit l'imagination et en laquelle l'entendement croit. Nous sommes dans le domaine du délire sans preuve. L'erreur serait de l'ordre de l'entendement, d'un pouvoir synthétique a priori. Le délire est une image fictive que produit l'imagination, hors du donné, dans sa relation aux sensations. La causalité s'avère être pertinente par rapport au donné car elle fusionne sous son principe en une identité, la répétition: l'imagination par la causalité opère un lien avec l'entendement, la croyance et la possibilité de la probabilité est la conséquence rationnelle de l'application du délire de l'imagination sous la catégorie de la causalité. L'imagination produit la causalité comme idée nouvelle, l'entendement l'applique comme principe de connaissance dans la croyance. Il y aurait synthèse chez Hume si la conscience de soi ne se réduisait pas qu'au niveau de la sensation: la synthèse existerait si l'entendement primait dans l'empirisme. Or l'imagination comme instinct est ce qui renouvelle toujours et encore la relation avec les sensations. La causalité comme principe est de l'ordre de la 15 G. Deleuze, 1972, Hume, dans François Chatelet, Histoire de la philosophie, T. IV: Les Lumières, Paris, Hachette, p. 65-76. Republié dans G. Deleuze, 2004, L'île déserte et autres textes, Paris, Minuit, p. 226-237. Ici p. 230. 17 fiction pour l'imagination et de l'ordre de l'utilité pour l'entendement. Mais, peut-être, nous faut-il déplacer le débat des facultés à leurs champs d'application: c'est-à-dire la raison et l'expérience. En effet l'empirisme veut redonner statut et dignité à l'expérience et cela ne se peut que par une critique de l'idée de causalité où la raison se substitue à l'expérienceI6. La distinction entre raison et expérience est l'écart même qui permet à la causalité de se constituer comme principe. Or cette distinction est erronée, voire superficielle: elle permet d'apercevoir la raison prise aux rets de l'apparence, illusion secrétée par l'apparence d'une ressemblance, d'une contiguïté temporelle et spatiale. La liaison entre deux phénomènes distincts par contiguïté réelle et par succession apparente suscite l'impression d'une emprise causale de l'un sur l'autre. Et si la réalité objective de l'impression est réelle au niveau de la nature (au sens où le soleil se lèvera, probablement, demain matin, ou que la vague qui s'écrase sera suivie par une autre vague), je n'en suis pas assuré au niveau de la raison. L'entendement et la raison ont partie liée avec l'imagination: car si l'un recherche la cohérence, l'unité conceptuelle, au niveau de l'idée, l'autre aussi, mais au niveau des impressions. L'imagination livre à l'entendement ce que la raison va abstraire de l'expérience: c'est-à-dire l'idée de cause et à effet. Notre entendement est incapable de prouver par lui-même, de lui seul, l'émergence, la constitution, le mécanisme paradigmatique de la causalité. L'imagination est nécessaire dans l'union des impressions sous des principes comme celui de la causalité. Aussi, associées une à une, les perceptions ne peuvent, par leurs contiguïtés réelles, comprendre ce qui les unie. Et la raison ne peut, par un fonctionnement conceptuel pur, créer d'elle-même l'idée de causalité, faute de réalité objective, celle même de l'impression: " La raison ne peut jamais nous montrer la connexion d'un objet avec un autre, même avec l'aide de l'expérience et de l'observation de leur conjonction constante dans tous les cas passés. Quand donc l'esprit passe de l'idée ou de l'impression d'un objet à l'idée d'un autre et qu'il croit en l'existence de celui-ci, ce n'est pas la raison qui le détermine; ce sont certains principes qui associent les unes aux autres les idées de ces objets et qui les unissent dans l'imagination. Si les idées n'avaient pas été plus unies dans l'imagination que les objets, semble-t-il, le sont pour l'entendement, nous n'aurions jamais pu tirer une inférence de causes aux effets, ni accorder créance à aucune donnée de fait. L'inférence dépend donc uniquement de ,,]7. l'union des idées... 16 D. Deleule, 1979, Hume et la naissance du libéralisme économique, Paris, Aubier, p. 153-156. 17 D. Hume, Traité de la nature humaine, Paris, Aubier Montaigne, p. 167. 18 Le rôle de l'imagination est aussi important dans les causes de la constitution de l'idée de causalité que dans les conséquences: en ce qui concerne la formation de l'idée, il semble pertinent d'écrire que l'imagination est ce qui lie la raison avec l'expérience, l'idée avec l'impression. Il n'y a pas de transcendance constitutive de l'idée par rapport à l'impression, même si la raison, dans l'exercice pur de sa faculté, l'entendement, se donne l'illusion de maîtriser la nature, d'assigner, par une compréhension idéelle, la nature au seuil du déploiement de l'idée. Comme l'indique Hume lui-même, " bien que les idées de cause et d'effet dérivent des impressions de réflexion aussi bien que des impressions de sensation, je mentionne ces dernières seulement comme origines de ces idées ,,18. La différence entre dérivation et origine doit nous permettre de comprendre que si synthèse il y a, chez Hume, dans sa conception de l'idée de causalité, elle est seulement dans la dérive, dans l'inférence, dans le raisonnement, dans l'au-delà de nos sens, dans la conclusion. Mais cela est de l'ordre de l'illusion, de l'image que se donne la raison de l'expérience. Derivare, c'est ce détournement, cette dérivation qu'effectue la raison à son propre profit. Hume reconnaît l'activité de la raison, mais l'affirme dans la dénégation de sa validité expérimentale. Seule l'expérience est originaire parce que première. La causalité énoncée par Hume ne peut être appelée synthétique: disons qu'elle est non synthétique par l'activité de l'imagination livrée à l'entendement. Bibliographie F. Alquié, 1974, L'idée de causalité de Descartes à Kant, dans F. Chatelet ed., Histoire de la philosophie, le XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel. B. Andrieu, 1982, La causalité selon Kant, TER Philosophie, Université de Bordeaux III, sous la direction de M. le Professeur Jean-Claude Fraisse. F. Brahami, 2003, La causalité, Introduction au traité de la Nature Humaine de D. Hume, Paris P.U.F, Quadridge, p. 76-118. D. Deleule, 1979, Hume et la naissance du libéralisme économique, Paris, Aubier Montaigne. G. Deleuze, 1972, Hume, dans François Chatelet, Histoire de la philosophie, T. IV : Les Lumières, Paris, Hachette, p. 65-76. Republié dans G. Deleuze, L'ile déserte et autres textes, Paris, Minuit, p. 226-237. G. Deleuze, 1973, Empirisme et subjectivité, Paris, P.U.F. 18 Op. cil., p. 151. 19 D. Hume, [1748], Enquête sur l'entendement humain, trad. Philippe Baranger et Philippe Saltel, G.F. Flammarion, 1997. D. Hume, Traité de la nature humaine, Paris, Aubier Montaigne. A. Leroy, 1953, David Hume, Paris, P.U.F. M. Malherbe, 1976, La philosophie empiriste de Hume, Paris, Vrin. M. Malherbe, 1980, Kant ou Hume, Paris, Vrin. M. Malherbe, 1994, Qu'est-ce que la causalité? Hume et Kant, Paris, Vrin. N.K. Smith, 1966, The Philosophy of D. Hume, A critical study ofits origins and central doctrines, New York, Ed. St Martin's Press. 20