Expérimenter pour apprendre

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Expérimenter pour apprendre
Mouvement des savoirs
Collection dirigée par Bernard Andrieu
L'enjeu de la collection est de décrire la mobilité des Savoirs entre
des sciences exactes et des sciences humaines. Cette sorte de
mobilogie épistémologique privilégie plus particulièrement les
déplacements de disciplines originelles vers de nouvelles disciplines.
L'effet de ce déplacement produit de nouvelles synthèses. Au
déplacement des savoirs correspond une nouvelle description.
Mais le thème de cette révolution épistémologique présente aussi
l'avantage de décrire à la fois la continuité et la discontinuité des
savoirs:
un modèle scientifique n'est ni fixé à l'intérieur de la science qui l'a
constitué, ni définitivement fixé dans l'histoire des modèles, ni sans
modifications par rapport aux effets des modèles par rapport aux
autres disciplines ( comme la réception critique, ou encore la
concurrence des modèles). La révolution épistémologique a instauré
une dynamique des savoirs.
La collection accueille des travaus d 'histoire des idées et des sciences
présentant les modes de communication et de constitution des savoirs
innovants.
Déjà parus
Olivier SIROST (Sous la dir.), Le corps extrême dans les
sociétés occidentales, 2004.
Paulette ROZENCW AJG, Pour une approche intégrative de
l'intelligence, 2004.
Fabien DWORCZAK, Neurosciences de l'éducation. Cerveau
et apprentissages, 2004.
Antoine ZAPATA, L'épistémologie
des pratiques. Pour l'unité
du savoir, 2004.
Stéphane HÉAS, Anthropologie des relaxations, 2004.
Georges
CHAPOUTHIER,
L'animal
humain,
Traits et
spécificités, 2004.
Annette
CHOMARD-LEXA,
Lucien
Cuénot.
L'intuition
naturaliste, 2004.
Philippe ROUSSEAUX, Le théâtre de la classe. L'enseignant,
un acteur pédagogique, 2003.
Hervé ETCHART, Le démon et le nombre, 2003.
Sous la direction de
Bernard ANDRIEU
Expérimenter pour apprendre
(Travaux de l'OREST)
Préface de
Patrick Baranger
L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique
75005 Paris
FRANCE
L'Harmattan Hongrie
Hargita u. 3
1026 Budapest
HONGRIE
L'Harmattan Italia
Via Degli Artisti 15
10124 Torino
ITALIE
(QL'Harmattan, 2005
ISBN: 2-7475-8212-4
EAN 9782747582124
Sommaire
Préface: Patrick Baranger, Directeur de l'IUFM de Lorraine,
1ère
p. 7-8.
partie: Les modèles de l'expérience
Bernard Andrieu: L'empirisme humien : Une analyse mentale de l'expérience, p. 1120.
Léna Soler: Les critiques adressées à la conception empiriste de l'expérimentation,
p.21-32.
Etienne Bolmont, Francis Colson: Expériences de savants, expériences d'élèves...,
p. 33-52.
Denis Lelarge : Chien-soufflet, l'étincelle et la pierre à fusil, les larmes de verre et le
digesteur: représentations mêlées et modèles contigus dans les savoirs à l'âge
classique, p. 53-66.
me
partie: Les pratiques de l'expérience
Claudine Larcher : Une opération pour développer les activités scientifiques à
l'école: La main à la pâte, p. 69-78.
Muriel Frisch: Articuler des pratiques documentaires et informationnelles avec
l'enseignement des disciplines scientifiques et techniques dans le premier degré,
p. 79-96.
Fabien Schneider, Martine Paindorge, Marie Claude Brotie : La recherche de
solutions en technologie, p. 97-114.
Fabien Schneider: Expérimentation sur une problématique technologique, p. 115142.
Jean Paul Doste: Penser l'expérience, p. 143-168.
Jean Paul Hénot : Expérimenter et problématiser au Cycle 3, p. 169-190.
Marie Paule Zakowski : Une expérience amusante au xvmè et XIXè siècle,
quelques éléments de réflexion, p.191-21O.
3èmePartie:
Les modélisations
de l'expérience
Antoine Zapata: L'insaisissable épistémologie de la pratique, p. 213-228.
Christian Euriat : Établissement de liens hypertextes par de élèves de collège, les
appariements textes-images, analyse cognitive de la tâche, p. 229-246.
Alain Crindal: Reconnaître les spécificités de chaque éducation scientifique et
technologique...pour voir leur complémentarité dans un ensemble cohérent, p. 247260.
Yannick Di Lorenzo: Formation, entre ingénierie et ingéniosité, p. 261-296.
Bernard Andrieu: Modélisation de l'expérience selon le mouvement des modèles,
p.297-326.
Stéphanie Fleck: Le tâtonnement expérimental: processus naturel d'apprentissage,
p.327-340.
Bibliographie (Marie Paule Zakowski)
PRÉFACE
Patrick Baranger,
Directeur de l'IUFM de Lorraine.
Il serait bien perplexe, le voyageur de Sirius qui reviendrait dans nos
contrées après avoir lu nos programmes scolaires. Impressionné par cette
lecture, il s'attend à découvrir un peuple de savants. Mais, pas du tout. En
dehors d'une minorité de professionnels des sciences aux compétences
incontestées, il ne peut que constater la modestie de la culture scientifique de
la population, même parfois dans la frange la plus diplômée et la plus
cultivée de celle-ci. Certes, on pourra toujours récuser la validité scientifique
des impressions d'un voyageur de Sirius. Néanmoins, on sait que plusieurs
études internationales portant sur les compétences des jeunes gens en fin
d'études secondaires vont dans le même sens. Il existe bel et bien un
décalage important entre les ambitions affichées des programmes
d'enseignement des sciences et les résultats obtenus. Soucieux de
comprendre, le voyageur ira dans les classes, il observera ce qui se passe
dans beaucoup d'entre elles, et il sortira de sa perplexité. C'est que, sur
Sirius, on sait depuis longtemps qu'il ne suffit pas que les professeurs
enseignent pour que les élèves apprennent.
Faut-il souligner le contraste actuel entre, d'une part, des discours
institutionnels et formatifs centrés sur l'apprentissage par l'élève, et, d'autre
part la persistance d'usages fondés sur la culture de l'enseignement
magistral? Mais gardons-nous des simplifications commodes. Il ne s'agit
pas de céder à l'opposition manichéenne entre les pédagogies actives et
modernes d'un côté, et de l'autre un modèle traditionnel dépassé et
condamné. Outre que l'activité de l'élève n'est sans doute qu'une condition
nécessaire mais certainement pas suffisante à l'apprentissage, sachant que la
construction du sens par le sujet renvoie au jeu complexe du cognitif, du
social et de l'affectif, l'exposé du savoir par le maître peut encore trouver sa
place et sa pertinence en fonction des objectifs et des situations.
Mais soyons plus précis. D'une façon probablement plus visible
dans le domaine scientifique qu'autre part, la problématique enseignementapprentissage vient croiser celle du rapport de la science au monde.
Davantage sans doute dans le second degré que dans le premier, les
professeurs observés par le voyageur de Sirius vivent dans la science et
parlent de la science. Leurs élèves vivent dans le monde. Très souvent, dans
les classes, après une rapide phase de manipulation censée éveiller l'intérêt
et fondée sur un schéma méthodologique simpliste né d'une lecture
expéditive des théoriciens de la science expérimentale, la préoccupation de
l'enseignant reste de passer au plus vite à l'exposé conceptuel du contenu
dans toute sa rigueur, y compris mathématique, mais du même coup dans
toute son aridité. Pour les élèves, la rupture est brutale, parfois fatale. On a
expérimenté. Maintenant, il faut apprendre! Et selon une formule célèbre, le
professeur ne comprend pas qu'ils ne comprennent pas... Dans ces
conditions, entre le monde, leur monde, et la science, celle du professeur, le
fossé devient infranchissable pour un grand nombre d'élèves. D'autres, un
peu plus heureux, feront laborieusement leur métier et sauront obtenir
quelques bonnes notes en reproduisant des procédures techniques apprises
presque par cœur. Quelques-uns entreront dans l'univers du professeur.
On pourrait alors se croire en droit d'étudier les conditions du
franchissement du fossé. Mais ce serait mal poser la question. On aura noté
que le titre de cet ouvrage est bien" Expérimenter pour apprendre", et non
pas" Expérimenter puis apprendre". Car à vrai dire, le problème n'est pas
dans le franchissement du fossé mais dans son existence même. Ne serait-il
pas beaucoup plus judicieux de le supprimer, de le combler, voire plutôt tout
simplement d'éviter de le creuser? Bien entendu, un tel projet ne relève pas
de l'initiative individuelle des professeurs. Il suppose un travail de recherche
à la fois très large et très précis, faisant le lien entre les champs de
l'épistémologie, de la psychologie des apprentissages, de la didactique des
disciplines, et profondément ancré dans une pratique réflexive avec les
élèves dans les classes. Si ce dernier ancrage est indispensable, sous peine de
voir paradoxalement se creuser ici un fossé entre théorie et pratique
semblable à celui que l'on voudrait supprimer dans l'enseignement des
sciences, les conditions institutionnelles de son apparition et de son maintien
ne vont pas de soi.
En réunissant dans le même cadre, et parfois chez les mêmes
personnes, les compétences de la recherche universitaire et celles de la
pratique dans les classes, les IUFM offrent une configuration
particulièrement intéressante, et d'une certaine façon, irremplaçable. Des
équipes comme celle de l'OREST, regroupant autour d'un projet commun
des enseignants-chercheurs et des professeurs des écoles, des collèges et des
lycées, sont en mesure de penser des problèmes comme celui que nous
évoquons, mais aussi, si l'on peut dire, de les vivre. Dans cet esprit, la
publication du présent ouvrage marque une étape importante dans la
démarche d'une équipe encore jeune. C'est bien sûr une contribution à la
recherche, mais c'est aussi, symétriquement et indissociablement, une
ressource pour la formation, tant il est vrai que, dans un IUFM, l'une et
l'autre se nourrissent et s'enrichissent mutuellement.
8
Première partie
Les modèles de l'expérience
L'empirisme humien :
Une analyse mentale de l'expérience]
Bernard Andrieu
A la mémoire du professeur Jean Claude Fraisse
« Il n'y a pas de commencement.
J'ai été engendré, chacun son tour,
et depuis c'est l'appartenance»
Emile Ajar, Pseudo, 1976,9.
La réflexion de David Hume prend son origine dans la critique de la
causalité efficiente, celle-là même de Descartes. Hume lui reproche ses
conclusions métaphysiques et ses prétentions dogmatiques. Il veut enquêter
sur la nature de l'entendement humain et en montrer les limites, les pouvoirs
et les capacités2. L'empirisme commence par une analyse exacte et
rigoureuse de ce qui constitue et n'a pas partie liée avec le scepticisme. Il
n'est pas dans son projet de savoir si le soleil va se lever ou non demain
matin. Sa démarche réflexive ne se porte pas sur les déterminations de la
nature, mais distingue l'ordre gnoséologique3 de l'ordre physique.
Impression et sensation
Le primat de l'objet sera celui de l'impression, c'est-à-dire la façon
dont le sujet ressent le monde extérieur. La validité de l'objet n'est positive
que si l'analyse du sujet qui l'appréhende a été effectuée. La recherche
humienne ne peut se situer à un niveau transcendantal4. Il nous faut donc
poser quelques définitions, celles-là mêmes dont Hume se sert pour
interroger le processus causal; ces définitions vont nous permettre de cerner
le champ de la subjectivité: « Par le terme impressions, j'entends donc toutes
nos plus vives perceptions quand nous entendons, voyons, touchons, aimons,
haïssons, désirons ou voulons »5. Il faut extraire et retenir de cette définition
1
Cet article est une version réécrite et actualisée du chapitre l, La causalité
subjective, de notre mémoire T.E.R. (Maîtrise de philosophie) La causalité selon
Kant, soutenu en juin 1982 sous la direction de M. le Professeur Jean-Claude Fraisse
à l'Université de Bordeaux III.
2 M. Malherbe, 1976, La philosophie empiriste de Hume, Paris, Vrin, p. 118.
3 M. Malherbe, 1980, Kant ou Hume, Paris, Vrin, p. 69.
4 N .K. Smith, 1966, The Philosophy of D. Hume, A critical study of its origins and
central doctrines, New York, Ed. St Martin's Press, pp. 88-89.
5
D. Hume, [1748], " Origine des idées ", Enquête sur l'entendement humain, trad.
Philippe Baranger et Philippe Saltel, G.F. Flammarion, 1997, chap.II, p. 64.
le mot « perceptions vives» qui constitue l'impression dans son degré
d'intensité. L'accueil par le sujet des impressions est analogue à celui d'une
passivité par rapport à la vivacité qui l'imprègne. Les impressions sont un
« déjà là )).Elles préexistent à toutes opérations du sujet pour les penser.
Chacun accordera volontiers qu'alors la vivacité d'une sensation,
originellement forte perd de son degré d'intensité quand on la rappelle soit à
la mémoire (ce qui est l'intervention du passé dans le présent), soit à
l'imagination (qui anticipe). Il s'introduit par l'usage de ces deux facultés du
sujet une imitation, une ressemblance qui ne peut jamais atteindre la vivacité
et la force de la sensation originelle. Le sujet ou plutôt les facultés qui
constituent la subjectivité diminuent l'intensité de l'expérience première. Si
bien que la pensée la plus vive est encore inférieure à la sensation la plus
terne. Cette séparation entre le data de la sensation et la sensation elle-même
constitue la possibilité d'abstraction de l'entendement qui, par la biais de
l'imagination, essaie de résorber cette distance. Tous les matériaux de la
pensée ont leur origine dans les sens externes ou internes; et pourtant la
pensée, qui constitue l'idée, opère un mélange et une composition qui
trahissent le travail de l'esprit et de la volonté sur la sensation.
L'analyse empiriste consiste alors à rechercher de quelle impression
dérive cette idée supposée. Car si l'esprit n'a fait que transposer en idée
simple, même si l'intensité est moindre, la sensation initiale, l'empirisme
exige alors du philosophe qu'il décompose ce que l'esprit et ses facultés ont
composé. Quand donc nous accusons de dogmatiques ou de spécieuses les
métaphysiques de l'expérience, il nous suffit de confronter leurs concepts et
idées avec notre genèse empirique pour leur assurer une réalité objective.
L'apport de la pensée par rapport à la sensation vive mais brute est qu'elle
associe entre elles les idées, c'est-à-dire qu'elle opère des liaisons entre elles,
des connexions. Ces opérations de l'entendement ont pour origine l'activité
de l'esprit dans son appropriation des sensations sous l'égide de l'intellection,
du besoin de conceptualisation.
C'est un principe de connexion entre les différentes pensées, encore
sous l'effet des sens externes et internes, et les idées de l'esprit. Nous
comprenons que, si difficulté il y a dans la constitution de la connaissance
pour l'empirisme, elle prend son origine dans ce passage, dans ce saut entre
la sensation et l'idée. L'une appartenant à l'activité perceptive des sens,
l'autre à l'activité abstraite des facultés. Activité abstraite qui débute dans le
travail de la mémoire et de l'imagination: travail au sens où il y a production
nouvelle, celle là même de la connexion. Une deuxième définition s'impose
à nous pour caractériser les principes de connexion entre les idées: " ... Il
me paraît qu'il y a seulement trois principes de connexion entre des idées, à
12
savoir ressemblance, contiguïté dans le temps ou dans l'espace, et relation de
cause à effet. .. ,,6.
De là il faut extraire trois types de connexion ou plutôt une relation
qui fonde tous les raisonnements sur les faits où vient s'ajouter, comme deux
conséquences implicites, la ressemblance et la contiguïté. La causalité est
cette relation que privilégie notre activité de l'esprit par rapport aux faits. La
relation de cause à effet est la seule relation par laquelle nous dépassons
l'évidence et de notre mémoire et de celle de nos sens. L'analyse humienne
de la causalité portera sur ce moment logique du dépassement, de la
transcendance du principe par rapport à ce que la sensation ou plutôt par
rapport à ce que la conjonction de faits m'indique. La sensation ne peut
découvrir en elle-même et par elle-même la relation causale. Mais
l'entendement, l'esprit humain ne peut pas non plus découvrir de façon
abstraite la causalité comme pure exigence conceptuelle. La causalité prend
son origine dans l'observation de l'expérience, de la succession des
perceptions jointe à la mémoire et à l'imagination. En effet, on peut penser
autant que l'on voudra au refroidissement de l'eau, on n'en déduira jamais sa
congélation7.
Le problème de Hume n'est pas de savoir si la causalité est fondée
dans l'en soi, mais pourquoi nous croyons à la causalité. Les descriptions
physiques, chimiques, qui seraient du ressort des découvertes scientifiques
modernes, n'intéressent pas Hume. Hume s'interroge sur la formation du
principe de causalité. La causalité n'est pas dans les choses: ainsi le célèbre
exemple des boules de billard qui se heurtent nous fait observer qu'une boule
ralentit son mouvement et qu'une autre commence le sien. Rien ne laisse
supposer une action causale de la boule A sur la boule B. Il n'y a pas de
transfert de force d'une boule à l'autre. Rien dans le contenu de ma
connaissance, de ma capacité à percevoir ne me révèle une cause. Et
pourtant je crois à la causalité. La causalité n'est pas dans le contenu
représentatif, mais a sa source dans l'esprit: " L'expérience nous apprend
seulement comment un événement en suit constamment un autre sans nous
instruire sur la connexion cachée qui les lie l'un à l'autre et les rend
inséparables ,,8.
L'expérience est première et nous assure de la seule conjonction:
c'est-à-dire qu'un observateur, qui n'aurait jamais vu les mouvements de
deux billes de billard, ne pourrait y assigner une production causale, mais
seulement une pure succession d'évènements. L'apport de Hume en
6
Op.cil., SectionIII, L'associationdes idées,p. 72.
7 F. Alquié, 1974, L'idée de causalité de Descartes à Kant, dans F. Chatelet ed.,
Histoire de la philosophie, le XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, p. 214.
8
Op. cil. Section VII, L'idée de connexion nécessaire, p. 133.
13
philosophie, et en cela il se place comme le prédécesseur de Kant, c'est
d'avoir opéré une révolution copernicienne: celle qui consiste à étudier
l'objet à partir du sujet; le principe de causalité relève, dans ses fondements,
d'une analyse de l'entendement humain, c'est-à-dire de la faculté de relation
du sujet à l'objet, d'élaboration du connu par le connaissant. Comme le
souligne Deleuze, il y a déjà chez Hume (comme le poursuivra Kant) la
certitude que la constitution du principe de causalité se caractérise par
l'analyse des facultés de l'entendement humain, et plus particulièrement chez
Hume du pouvoir de l'imagination9.
Il faut penser l'empirisme humien dans ce renversement
gnoséologique, dans cette analyse originaire du sujet: Hume portera ses
recherches sur ce qui dans l'esprit provoque cette tendance du sujet à se
laisser glisser d'un terme à l'autre, à ajouter, à dépasser ce qu'il perçoit. Ce
dépassement, l'opération transcendante de l'esprit par rapport à ce que je
perçois comme succession, prend sa source dans l'habitude, dans le
mécanisme mental de répétition: c'est par la redondance du rythme, dans la
répétition toujours semblable de la vague qui s'écrase sous le poids d'une
autre vague, qu'à ce qui existe dans la nature succède ce qui insiste dans le
mental. C'est par cette tendance de l'esprit à l'accoutumance, à la
ressemblance, à l'identité temporelle, au retour du Même que se provoque
l'attente, et par là, l'anticipation: si je regarde la mer, et le mouvement
incessant des vagues qui se succèdent, est-ce que je ne m'attends pas au
bruit, est-ce que je n'anticipe pas la vue d'une autre vague? Chaque vague ne
nous apprend rien de plus que la précédente, la répétition ne nous offre rien
de nouveau sur le plan objectif.
Mais de vague en vague, nous nous créons l'habitude d'un cycle de
l'océan qui se déverse. L'habitude nous amène alors à passer d'un terme à
l'autre, à attendre le second lorsque le premier est donné. Il est clair, en ce
sens, que la marée, pensée comme cyclique, est production de l'esprit
humain dans l'attente et la prévision qu'autorise l'habitude: la position de la
lune par rapport à la terre, le mouvement de la terre, autant d'explications qui
fondent physiquement le processus de la marée dans la production
instantanée de chaque vague. Seul l'esprit humain croit en cette fixité
causale, seul l'entendement humain se laisse abuser par la certitude de cette
expérience. La critique de la causalité par D. Hume n'a pas pour but de
diminuer notre confiance dans l'inférence causale, mais d'établir que la
croyance en la causalité ne dépend pas de facteurs intellectuels: mais de
l'imagination.
9
G. Deleuze, 1973, Empirisme et subjectivité, Paris, P.D.F., p. 122.
14
L'imagination
L'imagination est ce pouvoir de penser l'objet hors de toute sensation
immédiate. Elle opère dans l'acte de subversion qui cristallise le devenir
temporel en éternité de principe. Le principe de causalité n'est plus tant de
l'ordre de la répétition temporelle, de celle que ressent le sujet dans la
perception de l'objet, mais celui de l'imagination qui ré-fléchit la nature dans
l'absence de l'objet et l'investit d'un pouvoir causal. Le dualisme de
l'empirisme, pour rependre la formule de G. DeleuzelO, creuse l'écart entre la
nature de la Nature et la nature de la pensée. Comment se fait-il que j'affirme
plus que je ne sais? Il faut ici montrer comment l'imagination opère le
passage, le saut de la conjonction à la connexion. Nous avons déjà indiqué
que la première fois qu'un homme vit le mouvement provoqué par le choc
entre deux billes de billard, il ne put affirmer que l'un des évènements était
en connexion avec l'autre, mais qu'il y avait seulement conjonction. La
connexion implique une sur-détermination due à une faculté qui est ellemême sur-déterminante par rapport au monde: l'imagination est, par nature,
cette faculté qui dépasse le réel, qui transcende le donné. Dans l'absence de
l'objet, elle le présentifie, c'est-à-dire nous le rend présent. La causalité
produit, par le biais de l'imagination, des liaisons nécessaires, à ce point
libres des impressions qu'elle peut rendre vive une idée, faire de l'idée une
quasi-impression. C'est l'imagination qui pose un néant d'être car elle
n'appartient pas au donnéll .
Or, par la production du principe de causalité, l'imagination comme
faculté applique au donné ce que ce dernier ne possède que dans la
multiplicité, dans la dispersion. L'imagination est l'acte d'unification
systématique du divers des sensations. En tant que l'imagination établit une
relation au temps - par le donné de l'impression (présent), par la rétention de
la mémoire due aux ressemblances (passé) et par la projection de lois
régulières (futur) -, la causalité, comme principe, participe d'une "synthèse"
empirique: du point de vue de l'imagination elle paraît comme "synthèse",
cristallisation de l'instant qui, pris dans sa synchronie, ordonne tout le temps,
comme collection d'instants, par ressemblance, à sa règle. Mais du point de
vue de la nature, du donné, de l'impression, la causalité subjectivement
pensée n'a pas de valeur objective, tant la diachronie est le mode de l'existant
soumis au hasard, au devenir. La conscience de soi est impression et
l'imagination se donne des fictions. Il n'y a pas de cogito transcendantal
10
11
Ibid., p. 122.
M. Malherbe, 1976, L'empirique et le transcendantal, dans Revue Métaphysique et
Morale, p. 474.
15
comme Kant l'exigera au niveau des trois synthèses dans la première édition
de Critique de la Raison Pure.
Les représentations se reproduisent par répétition et s'introduisent au
hasard sous la catégorie de la causalité par ressemblance. Que serait alors
une synthèse si aveugle, sinon des associations qui ne sont pas pensées, un
esprit qui n'est pas conscience de soi? L'empirisme fait du sujet, et par là
même de la causalité, une dépendance de l'imagination. L'imagination n'est
autre que ce processus qui associe, lie, permet l'habitude et la croyance parce
qu'il a pour source et unique fondement l'impression comme succession. Il
ne faut pas accorder de pertinence et de crédit aux commentateurs de Hume
qui posent que la causalité est un acte synthétique dans l'empirisme
humien 12; certes il y a chez Hume une production d'une nouvelle idée par le
travail de l'imagination;
il y a un dépassement, une union d'objets
semblables, inférence de l'esprit d'un objet à un autre. Le sujet est bien ce qui
dépasse le donné par l'usage de l'imagination sous la catégorie de la
causalité. Mais peut-on écrire comme le fait Deleuze:
" Le sujet invente, il croit; il est synthèse, synthèse de l'esprit" ?13
A notre avis, les commentateurs opèrent une inversion causale au
niveau de la production du concept de cause. C'est Kant qui parle de
synthèse et non Hume. Appliquer à Hume un vocabulaire qui ne lui
appartient pas, mais bien plutôt à celui qui se situe contre lui, voilà une des
possibles erreurs du commentaire du principe de causalité chez Hume.
Une transition coutumière
La production d'une nouvelle impression originale, non à partir des
impressions de sensations, mais à partir des impressions de réflexion
n'autorise pas la nomination de cette opération sous le vocable de synthèse.
La coutume, l'habitude, la connexion sont les sources du pouvoir novateur de
l'imagination dans l'émergence de la causalité comme principe:
" Cette connexion que nous sentons en notre esprit, cette transition
coutumière de l'imagination d'un objet à celui qui l'accompagne
habituellement est donc le sentiment et l'impression d'où nous formons l'idée
de pouvoir ou de connexion nécessaire. Il n'y a rien de plus en
,,14.
l'occurrence
12
A. Leroy, 1953, David Hume, p. 135.
13G. Deleuze, op. cit., p. 100.
14D.Hume, L'Enquête, op. cU., p. 142.
16
L'analyse de Hume du principe de causalité ne s'effectue pas à partir
des facultés intellectuelles, du concept, de l'esprit en soi. Au contraire, elle se
fonde sur l'imagination comme instinct. Le terme de synthèse ne peut
apparaître que dans un monde conceptuel, de l'a priori. Or le modèle de
Hume est celui de l'associationnisme, de la relation: c'est-à-dire l'analyse
des façons de passer d'une idée particulière à une autre (contiguïté,
ressemblance, causalité). L'idée de causalité me fait passer de quelque chose
qui m'est donnée à l'idée de quelque chose qui ne m'a jamais été donnée, ou
même qui ne peut être donné dans l'expérience. Il y a alors séparation des
facultés chez Hume: d'une part l'imagination qui me permet de dépasser le
donné en fusionnant des cas semblables par l'habitude et d'autre part
l'entendement qui proportionne la croyance au calcul des cas observés
(probabilités comme calcul des degrés de croyance). L'imagination est de
l'ordre de la fiction, de la fantaisie, de l'illusion: " Car s'il est vrai que les
principes d'association fixent l'esprit en lui imposant une nature qui
discipline le délire ou les fictions de l'imagination, inversement l'imagination
se sert de ces principes pour faire passer ses fictions, ses fantaisies, pour leur
conférer une caution qu'elles n'auraient pas par elles-mêmes ,,15.
L'imagination est séparée de l'entendement. L'une délire pendant que l'autre
croit. Il ne peut y avoir un acte synthétique produit par de l'imagination. La
causalité est la conséquence de la fusion de la diversité dans une fiction que
produit l'imagination et en laquelle l'entendement croit. Nous sommes dans
le domaine du délire sans preuve. L'erreur serait de l'ordre de l'entendement,
d'un pouvoir synthétique a priori. Le délire est une image fictive que produit
l'imagination, hors du donné, dans sa relation aux sensations.
La causalité s'avère être pertinente par rapport au donné car elle
fusionne sous son principe en une identité, la répétition: l'imagination par la
causalité opère un lien avec l'entendement, la croyance et la possibilité de la
probabilité est la conséquence rationnelle de l'application du délire de
l'imagination sous la catégorie de la causalité. L'imagination produit la
causalité comme idée nouvelle, l'entendement l'applique comme principe de
connaissance dans la croyance. Il y aurait synthèse chez Hume si la
conscience de soi ne se réduisait pas qu'au niveau de la sensation: la
synthèse existerait si l'entendement primait dans l'empirisme. Or
l'imagination comme instinct est ce qui renouvelle toujours et encore la
relation avec les sensations. La causalité comme principe est de l'ordre de la
15
G. Deleuze, 1972, Hume, dans François Chatelet, Histoire de la philosophie, T.
IV: Les Lumières, Paris, Hachette, p. 65-76. Republié dans G. Deleuze, 2004, L'île
déserte et autres textes, Paris, Minuit, p. 226-237. Ici p. 230.
17
fiction pour l'imagination et de l'ordre de l'utilité pour l'entendement. Mais,
peut-être, nous faut-il déplacer le débat des facultés à leurs champs
d'application: c'est-à-dire la raison et l'expérience. En effet l'empirisme veut
redonner statut et dignité à l'expérience et cela ne se peut que par une
critique de l'idée de causalité où la raison se substitue à l'expérienceI6.
La distinction entre raison et expérience est l'écart même qui permet
à la causalité de se constituer comme principe. Or cette distinction est
erronée, voire superficielle: elle permet d'apercevoir la raison prise aux rets
de l'apparence, illusion secrétée par l'apparence d'une ressemblance, d'une
contiguïté temporelle et spatiale. La liaison entre deux phénomènes distincts
par contiguïté réelle et par succession apparente suscite l'impression d'une
emprise causale de l'un sur l'autre. Et si la réalité objective de l'impression
est réelle au niveau de la nature (au sens où le soleil se lèvera, probablement,
demain matin, ou que la vague qui s'écrase sera suivie par une autre vague),
je n'en suis pas assuré au niveau de la raison.
L'entendement et la raison ont partie liée avec l'imagination: car si
l'un recherche la cohérence, l'unité conceptuelle, au niveau de l'idée, l'autre
aussi, mais au niveau des impressions. L'imagination livre à l'entendement ce
que la raison va abstraire de l'expérience: c'est-à-dire l'idée de cause et à
effet. Notre entendement est incapable de prouver par lui-même, de lui seul,
l'émergence, la constitution, le mécanisme paradigmatique de la causalité.
L'imagination est nécessaire dans l'union des impressions sous des principes
comme celui de la causalité. Aussi, associées une à une, les perceptions ne
peuvent, par leurs contiguïtés réelles, comprendre ce qui les unie. Et la
raison ne peut, par un fonctionnement conceptuel pur, créer d'elle-même
l'idée de causalité, faute de réalité objective, celle même de l'impression:
" La raison ne peut jamais nous montrer la connexion d'un objet avec
un autre, même avec l'aide de l'expérience et de l'observation de leur
conjonction constante dans tous les cas passés. Quand donc l'esprit passe de
l'idée ou de l'impression d'un objet à l'idée d'un autre et qu'il croit en
l'existence de celui-ci, ce n'est pas la raison qui le détermine; ce sont
certains principes qui associent les unes aux autres les idées de ces objets et
qui les unissent dans l'imagination. Si les idées n'avaient pas été plus unies
dans l'imagination que les objets, semble-t-il, le sont pour l'entendement,
nous n'aurions jamais pu tirer une inférence de causes aux effets, ni accorder
créance à aucune donnée de fait. L'inférence dépend donc uniquement de
,,]7.
l'union des idées...
16
D. Deleule, 1979, Hume et la naissance du libéralisme économique, Paris, Aubier,
p. 153-156.
17
D. Hume, Traité de la nature humaine, Paris, Aubier Montaigne, p. 167.
18
Le rôle de l'imagination est aussi important dans les causes de la
constitution de l'idée de causalité que dans les conséquences: en ce qui
concerne la formation de l'idée, il semble pertinent d'écrire que l'imagination
est ce qui lie la raison avec l'expérience, l'idée avec l'impression. Il n'y a pas
de transcendance constitutive de l'idée par rapport à l'impression, même si la
raison, dans l'exercice pur de sa faculté, l'entendement, se donne l'illusion de
maîtriser la nature, d'assigner, par une compréhension idéelle, la nature au
seuil du déploiement de l'idée.
Comme l'indique Hume lui-même, " bien que les idées de cause et
d'effet dérivent des impressions de réflexion aussi bien que des impressions
de sensation, je mentionne ces dernières seulement comme origines de ces
idées ,,18. La différence entre dérivation et origine doit nous permettre de
comprendre que si synthèse il y a, chez Hume, dans sa conception de l'idée
de causalité, elle est seulement dans la dérive, dans l'inférence, dans le
raisonnement, dans l'au-delà de nos sens, dans la conclusion. Mais cela est
de l'ordre de l'illusion, de l'image que se donne la raison de l'expérience.
Derivare, c'est ce détournement, cette dérivation qu'effectue la raison à son
propre profit.
Hume reconnaît l'activité de la raison, mais l'affirme dans la
dénégation de sa validité expérimentale. Seule l'expérience est originaire
parce que première. La causalité énoncée par Hume ne peut être appelée
synthétique: disons qu'elle est non synthétique par l'activité de l'imagination
livrée à l'entendement.
Bibliographie
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Bordeaux III, sous la direction de M. le Professeur Jean-Claude Fraisse.
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de D. Hume, Paris P.U.F, Quadridge, p. 76-118.
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G. Deleuze, 1972, Hume, dans François Chatelet, Histoire de la philosophie,
T. IV : Les Lumières, Paris, Hachette, p. 65-76. Republié dans G. Deleuze,
L'ile déserte et autres textes, Paris, Minuit, p. 226-237.
G. Deleuze, 1973, Empirisme et subjectivité, Paris, P.U.F.
18
Op. cil., p. 151.
19
D. Hume, [1748], Enquête sur l'entendement
humain, trad. Philippe
Baranger et Philippe Saltel, G.F. Flammarion, 1997.
D. Hume, Traité de la nature humaine, Paris, Aubier Montaigne.
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