Tout ça pour dire que la différence de comportement entre
les deux molécules chirales est bien peu prédictible et que
le recours à l’expérimentation est incontournable [2]. Cette
expérimentation est souvent difficile (les différences d’effets
à mettre en évidence sont faibles), sauf peut-être dans les
cas 1 et 4 ci-dessus.
Notons, point important, que dans les cas 2 et 3 il suffit d’aug-
menter les doses du mélange pour avoir l’efficacité désirée,
si la toxicité est également portée par les deux énantiomères
ou si c’est l’énantiomère actif qui la porte. Dans ces cas, il
n’y a guère d’intérêt à isoler le composé actif car sa produc-
tion coûtera plus cher, parfois beaucoup plus, sans que le
patient ne gagne quoi que ce soit.
Quand les deux énantiomères sont responsables d’effets dif-
férents (cas 4), la situation peut être bien difficile. On connaît
l’exemple du sotalol, mélange racémique de deux molécules
chirales. Ce médicament était considéré comme un bêta-
bloquant bâtard car il possédait indiscutablement des pro-
priétés pharmacologiques de la classe des bêtabloquants
mais aussi, sur myocytes isolés, des propriétés l’apparentant
aux anti-arythmiques de classe I. Dans un essai randomisé
contre placebo en post-infarctus du myocarde on avait ob-
servé moins de décès dans le groupe sotalol que dans le
groupe placebo (3 % versus 5 %) mais cette différence
n’était pas statistiquement significative. Avec d’autres bêta-
bloquants, les résultats des essais étaient du même ordre
de grandeur ((intervalle de confiance du risque relatif obtenu
par méta-analyse 0,7 à 0,9) mais ils étaient significatifs. Plutôt
que de faire un essai plus puissant, la firme a décidé de
conduire le même genre d’essai avec l’énantiomère portant
l’activité anti-arythmique, espérant sans doute doubler tous
les concurrents. Ce fut l’essai SWORD [3]. Las, il dut être
interrompu à cause d’un surcroît de décès dans le groupe
D-sotalol par rapport au groupe placebo.
Alors, devant ces incertitudes et autres
difficultés, pourquoi, développer
un énantiomère lorsque le mélange racémique
est déjà sur le marché ?
Selon les cas, on espère une meilleure tolérance, moins de
variabilité dans les effets, soit parce que le récepteur (la cible
de la molécule) présente des variants génétiques et que l’un
des énantiomères a une affinité plus générique, plus indé-
pendante des variants, soit pour des raisons pharmacociné-
tiques, ou encore une plus longue ou plus courte durée des
effets pour cette même raison...
Mais la réponse est aussi à chercher du côté du brevet qui
protège le racémique des copies. L’énantiomère émerge
souvent à l’issue de la période de protection. Il s’agit de
profiter de la dynamique du produit initial. Et le dossier à
fournir aux autorités est plus succinct. Ce qui est d’ailleurs
en contradiction avec l’observation que les bénéfices par rap-
port au racémique sont le plus souvent modestes...
Venons en à l'ésoméprazole, énantiomère
lévogyre de l'oméprazole
Deux arguments complémentaires ont été avancés pour sa
mise sur le marché. Lorsqu’un patient avale une dose d’omé-
prazole, les deux molécules chirales du mélange racémique
sont transformées en un même métabolite actif par les cy-
tochromes hépatiques. Donc, a priori, la situation ne corres-
pond à aucun des cas mentionnés ci-dessus. Sauf que chez
les 3 % de métaboliseurs lents parmi les « Caucasiens », la
transformation du composé dextrogyre est deux à trois fois
plus lente que celle du lévogyre.
On imagine donc que pour quelques patients il y aurait un
intérêt... minime en tout état de cause car comme la marge
de sécurité des inhibiteurs de la pompe à protons est large
il suffirait d’augmenter la dose chez ces patients sans crainte.
Plus troublant, certains prétendent que la transformation en
métabolite actif des deux composés commence dans l’esto-
mac, pour des raisons de pH. Ce qui, si cela était confirmé,
enlèverait tout rationnel à la substitution par l’ésoméprazole.
Comme toujours, nous attendons des essais cliniques qu’ils
clarifient la situation en confirmant ou infirmant la théorie.
Dans le cas de l’ésoméprazole, nous restons partiellement
sur notre faim. L’essai de Lind et al. [4] réalisé sur 38 sujets
avec 40 mg et 20 mg d’ésoméprazole comparés à 20 mg
d’oméprazole conclut à une plus grande aire sous la courbe
des concentrations plasmatiques et une durée plus grande
du « contrôle » de l’acidité gastrique avec les deux doses
d’ésoméprazole, surtout avec la plus forte, et à une moins
grande variabilité du pH gastrique.
Si les hypothèses semblent confirmées, trois questions sont
sans réponse après cette expérience clinique bien limitée :
1. Les différences constatées ont-elles une traduction clini-
que ?
2. Ne suffirait-il pas d’augmenter les doses d’oméprazole
pour obtenir à moindre coût le même résultat ?
3. Qu’en est-il du différentiel possible de toxicité par rapport
au mélange racémique ?
En effet, on sait l’histoire du dilevalol, énantiomère du labe-
tatol qui dû être retiré du marché à cause d’une toxicité hé-
patique non prévue [5]. Car, plutôt plus que moins, l’énantio-
mère devrait être considéré comme un produit nouveau et
exploré comme tel.
Jean-Pierre Boissel
Références :
1. Somogyi, A, Bochner, F, Foster, D. Inside the isomers : the tale of chiral switches (http://www. australianprescriber. com/magazine/27/2/47/9), 2004;27:47-9.
2. Tucker GT. Chiral switches. Lancet. 2000 ;355 :1085-7.
3. Waldo AL, Camm AJ, deRuyter H, Freidman PL, MacNeil DJ, Pitt B, et al. Survival with oral d-sotalol in patients with left ventricular dysfunction after myocardial infarction : rationale,
design, and methods (the SWORD trial). Am J Cardiol. 1995;75:1023-7.
4. Lind T, Rydberg L, Kylebäck A, Jonsson A, Andersson T, Hasselgren G, et al. Esomeprazole provides improved acid control vs omeprazole in patients with symptoms of gastro-
oesophageal reflux disease. Aliment Pharmacol Ther. 2000 14:861-7.
5. Clark JA, Zimmerman HJ, Tanner LA. Labetalol hepatotoxicity. Ann Intern Med. 1990;113:210-3. Erratum in : Ann Intern Med. 1990;113:485.
287juin 2010MÉDECINE
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