H GANDY fustier 2000

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LE LIEN D'ACCOMPAGNEMENT : UN MÉTISSAGE ENTRE ÉCHANGE
PAR LE DON ET ÉCHANGE CONTRACTUALISÉ
Paul Fustier
Caisse nationale d'allocations familiales (CNAF) | Informations sociales
2012/1 - n° 169
pages 91 à 98
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Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Fustier Paul,« Le lien d'accompagnement : un métissage entre échange par le don et échange contractualisé »,
Informations sociales, 2012/1 n° 169, p. 91-98.
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ISSN 0046-9459
Partie 3
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LES EFFETS SUR LES PUBLICS
Le lien d’accompagnement : un métissage entre échange
par le don et échange contractualisé
Paul Fustier
Évaluations des effets de l’accompagnement
sur les trajectoires des bénéficiaires : quels enseignements ?
Pauline Domingo
L’expérience vécue par les publics des politiques d’insertion
Nicolas Duvoux
Paradoxes du travail social au sein des associations
de lutte contre les violences conjugales
Elisa Herman
Les jeunes sans domicile fixe
face aux dispositifs d’accompagnement
Anne-Françoise Dequiré et Emmanuel Jovelin
n° 169 Informations sociales
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L’accompagnement social vers l’emploi
Les effets sur les publics
L’accompagnement social vers l’emploi
Les effets sur les publics
Le lien d’accompagnement :
un métissage entre échange par
le don et échange contractualisé
Les relations entre les travailleurs sociaux et les personnes
prises en charge sont censées être des échanges professionnels,
contractualisés. Mais ils peuvent, lorsque se crée un lien
personnel et subjectif, être infiltrés par un échange par le don,
fait d’une succession de dons / contre-dons, à l’infini. Ce
métissage du lien explique en particulier l’échec soudain
d’accompagnements sur le point de réussir. Un travail
d’élucidation au sein de groupes d’analyse des pratiques
permet d’éviter ce risque.
Une histoire personnelle
Cet article propose une réflexion concernant « l’échange par le don » susceptible
d’éclairer de l’intérieur ce qui se produit dans le « lien d’accompagnement » et ce
qui peut mener à l’échec de celui-ci (Fustier, 2000). Dans mon travail de
supervision avec des équipes de travailleurs sociaux et d’éducateurs, j’ai constaté qu’étaient fréquemment évoquées des prises en charge de longue durée
s’achevant par une « chute » marquant un retournement complet de situation,
généralement considéré comme témoignant d’un échec de la mesure.
L’exemple qui m’a le plus fait réfléchir est celui d’une tutrice aux Allocations
familiales qui avait accompagné longuement une femme en difficulté, en
l’aidant à gérer son quotidien, et notamment ses achats en supermarché
(Fustier, 2000, p. 90-92). Tout s’était fort bien passé. La personne ayant
grandement gagné en autonomie, la mesure avait été levée avec, chez la
tutrice, un sentiment de satisfaction lié à l’impression d’un travail bien fait.
Or, et voilà la « chute », la personne avait, au moment de la fin de la mesure,
été l’auteure d’un épisode délirant : elle affirmait que le supermarché lui
vendait des produits pour l’empoisonner, elle ainsi que sa famille. Pour
comprendre cette situation, l’appel à une interprétation psychanalytique (le
lait empoisonné) ne me paraissait pas suffisant, comme si manquait, au titre
de conceptualisation intermédiaire, un élément de compréhension du système
dans le cadre duquel s’était effectué l’échange entre les deux protagonistes.
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Informations sociales n° 169
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Paul Fustier – psychologue
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Je ressentais comme une impression de bizarrerie lorsque l’échange témoignait
d’une logique inattendue, donnant l’impression qu’une « erreur » était venue s’y
glisser, installant un type de communication différent de celui auquel on
pouvait s’attendre. Je ne fais pas ici allusion directe au travail de l’inconscient,
à ces éléments issus de l’intrapsychique et susceptibles de perturber la communication, mais à un modèle particulier d’échange, à un système à l’intérieur
duquel se manifestait l’inconscient. J’ai compris ces expériences comme étant
des avatars de l’échange par le don. Pendant cette même période, j’ai découvert,
grâce à une équipe de travailleurs sociaux avec lesquels je travaillais, un ouvrage
de Jacques Godbout et Alain Caillé (1992) qui leur semblait proche de mes
propres analyses. Sa lecture m’a, en effet, beaucoup éclairé et j’ai opéré alors un
retour vers Marcel Mauss, l’inventeur de « l’échange par le don » (1968), pour
me familiariser ensuite avec La Revue du M.A.U.S.S.
Deux formes d’échange
Il existe deux modèles théoriques d’échange que l’on peut repérer notamment
dans le travail social, que j’appellerai l’échange contractualisé et l’échange par le
don.
L’échange contractualisé
À l’origine, il s’agit de l’échange marchand (un produit contre de l’argent),
puis de l’échange salarial (un travail contre de l’argent). Cet échange se veut
équilibré ; il tente, en principe, de fonctionner « au juste prix », c’est-à-dire à
valeur égale entre les deux termes qui le constituent. À ce titre, le travail
social apparaît comme un secteur d’activités comportant des tâches définies
de l’extérieur par un système de règles et de normes. Ce type d’échange est
généralement considéré comme ne produisant pas beaucoup de lien social ;
il est surtout performant pour assurer une transmission d’objets, essentiellement s’il s’agit d’objets réels (comme un logement ou une aide financière). Il
traduit de façon satisfaisante le positionnement du travailleur social agissant
au titre de salarié.
L’échange par le don
L’échange par le don a ses propres caractéristiques. Il opère dans un échange
en principe illimité don/contre-don/contre-contre-don/etc., qui s’effectue
à partir d’une triple obligation, celle de donner, de recevoir et de rendre. Il est
donc en déséquilibre et théoriquement interminable, j’y reviendrai plus loin.
Ce type d’échange produit beaucoup de lien social, mais il est moins efficace
dans la transmission d’objets. Nous verrons qu’il témoigne, chez la personne
bénéficiaire d’une « aide sociale », de l’existence d’un travail de la subjectivité.
Dans le cas du travail social, on voit bien que les tâches à réaliser sont à
considérer comme ayant une double origine. D’une part, observées de l’extérieur, elles apparaissent comme faisant partie d’un système ternaire : elles
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L’accompagnement social vers l’emploi
Les effets sur les publics
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concernent deux personnes, mais dans un lien défini de l’extérieur par ce
troisième pôle que constituent les « règles du métier » ainsi que le contrat de
travail (donc un échange contractualisé). D’autre part, elles sont aussi définies, mais de l’intérieur, comme une manière de prendre en compte les
demandes (qui peuvent être non explicites) du « bénéficiaire » (et se pose
alors la question d’un échange par le don).
On considère que nos sociétés occidentales se sont construites à partir de
l’échange contractuel et que, petit à petit, de façon accélérée depuis l’industrialisation, elles se développent aux dépens de l’échange par le don. Celui-ci
n’a pas disparu pour autant. L’importance sociale prise par le bénévolat, le
microassociatif et le caritatif en témoigne ; par ailleurs, une analyse fine de la
vie ordinaire montrerait que le don est présent au quotidien dans les microservices rendus, ou dans ce que l’on appelle les actes de « civilité ».
Plus précisément, il me semble que beaucoup d’actes que nous pensons être
construits à partir d’un échange contractualisé sont en réalité « métissés » ; je
veux dire par là que l’élément contractuel est infiltré par l’échange par le don
qui tiendra une place souvent cachée ou non dite. Mais parfois cette place
sera reconnue. Par exemple, lorsque l’on réclame le maintien d’un commerce
dans un village ou un quartier, on le fait au nom d’un lien social. On considère que la tâche du boulanger n’est pas totalement réductible à la vente du
pain (dans un échange objet contre argent, caractéristique de l’échange
contractualisé). L’échange entre le boulanger et son client fabrique aussi du
lien social ; il s’y loge ce que nous appellerons plus loin un don de reconnaissance.
Je postule que, chez tout être humain, il existe une interrogation concernant
ce qu’on pourrait appeler l’énigme d’autrui : « Qui est l’autre que je rencontre ? Qui
est-il pour moi et qui suis-je pour lui ? » Ce n’est pas seulement dans l’amour ou
l’amitié que ces questions se posent ; elles sont aussi présentes dans le champ
des pratiques sociales. L’énigme d’autrui génère une intense activité psychique interprétative, ou plus exactement herméneutique. Le bénéficiaire
d’une aide sociale voudrait déchiffrer, à partir de situations dans lesquelles
intervient un professionnel, qui est celui-ci et quel sens prennent ses actes
(« Pourquoi donc fait-il cela ? »). Ce travail particulier de la pensée se place à
l’intérieur d’un système binaire d’hypothèses interprétatives.
Soit la personne à qui le travailleur social a affaire se satisfait de l’objet ou
de l’aide fournie. Elle ne pense pas plus loin : le travailleur social fait son
métier, rien d’autre ne vient s’y loger, la situation est banale. Cette interprétation se fonde sur une conception implicite de la norme d’emploi. Elle
refroidit les affects, valorisant les règles du métier qui fonctionnent indépendamment du sujet. Elle fait appel à un échange contractualisé.
Soit la personne est sensible à ce qui vient se loger de don possible, sous
l’épaisseur de la tâche professionnelle qu’exécute le travailleur social. Elle
décrypte, à travers des indices plus ou moins cachés, la présence du désir, une
rencontre des affects. Le lien qui se noue est centré sur le sujet qui se sent
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Informations sociales n° 169
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L’accompagnement social vers l’emploi
Les effets sur les publics
L’accompagnement social vers l’emploi
Les effets sur les publics
reconnu dans sa demande. On a affaire à une interprétation par l’intention
(« Il fait ça pour moi »), et non à une interprétation par la cause (« Il fait ça parce
que c’est son métier »).
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Du côté de l’usager
Quand les pratiques sociales sont métissées, c’est-à-dire infiltrées par le don,
un certain nombre d’éléments vont pouvoir être entendus par le sujet comme
des indices de l’existence d’une posture de donateur chez le travailleur social.
Une première série d’indicateurs concerne les pratiques, toutes les fois que
« l’usager » ressent celles-ci comme étant de l’ordre d’un dépassement. Il lui
semble que le travailleur social en fait plus que ne l’exige son contrat
de travail, comme s’il était dans le débordement, ne comptant pas son
temps mais le donnant, dépassant très naturellement ses horaires, disponible
« 24 heures sur 24 ». Précisons qu’il s’agit d’une lecture subjective de la
pratique d’un professionnel et non d’une réalité. Dans sa manière d’être, le
travailleur social donne à son interlocuteur l’impression qu’il est dans le « faire
plus » ; que cela soit exact ou faux importe peu ; ce qui compte, c’est une
qualité de présence que l’on désignera généralement sous le nom d’« engagement » ou de disponibilité.
Une deuxième série d’indicateurs touche à la représentation de Soi. Il s’agit
déjà d’un don et parmi les plus importants, puisqu’il s’agit d’un don de reconnaissance. Un indicateur de ce type se rencontre lorsque le bénéficiaire d’une
aide a l’impression qu’il est reconnu comme une personne individuée, repérée
comme sujet différent des autres, et non comme étant seulement membre
anonyme d’une catégorie (celle des chômeurs, des adolescents en difficulté
scolaire, etc.).
En voici un exemple : dans le travail institutionnel auprès d’adolescents, un
éducateur pourra se trouver auteur d’une transgression portant sur un point
du règlement, pour un adolescent déterminé et à un moment particulier. Par
exemple, un retard dans l’heure de rentrée au foyer le soir ne donne lieu à
aucun commentaire de la part de l’éducateur, comme si l’adolescent n’était
plus concerné par la règle ; ou encore, dans un café, l’éducateur offre à
l’adolescent un apéritif alcoolisé normalement interdit. Dans les deux cas,
une modification de la posture de l’éducateur peut prendre, pour l’adolescent,
le sens d’un don de reconnaissance : il n’est plus tout à fait un adolescent, il
est reconnu comme un presque adulte devenant par là un presque semblable de l’éducateur. La fin du placement est proche.
Une autre forme de reconnaissance se rencontre aussi lorsque le travailleur
social introduit une confusion mineure entre sa sphère familiale et sa sphère
professionnelle : il montre une photo de ses enfants, ou bien il accepte que
l’usager lui rende visite à son domicile, ou encore il lui donne un vêtement
n° 169 Informations sociales
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Dans le travail social, les indicateurs du don
L’accompagnement social vers l’emploi
Les effets sur les publics
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Du côté du travailleur social
De son côté, le professionnel peut aussi ressentir qu’il est le destinataire de
dons de reconnaissance en provenance de l’usager et alimentant cette chaîne
don-contre-don qui s’infiltre dans une pratique devenant métissée.
À cet égard, la confidence est tout à fait emblématique, non par le contenu
qu’elle peut avoir, mais par la forme qu’elle donne à un échange. Il s’agit
d’un don qu’un usager fait au travailleur social, don d’un souvenir, d’un événement fort, d’un sentiment intime, avec l’indication explicite ou latente (et
souvent fausse) que la confidence est adressée à cette unique personne, qui
est seule digne d’en être le dépositaire et qui a donc été choisie entre toutes…
Une déclaration d’amour en quelque sorte.
Dans un autre registre, la personne dont s’occupe le travailleur social peut
offrir à celui-ci un don direct de reconnaissance : « Tu n’es pas pour moi un
professionnel comme les autres, anonyme et interchangeable ; me concernant, tu occupes une
place privilégiée ». L’effort pour évoluer, les tentatives de changement que manifeste l’usager peuvent aussi être entendus par le travailleur social comme des
dons de reconnaissance, des cadeaux qui lui sont faits dans le but de lui faire
plaisir ou de le remercier.
Les risques du travail social : le déséquilibre et l’interminable
Plus la part carencée du Moi est importante chez la personne dont on s’occupe, plus celle-ci s’interroge sur la part du don et plus l’échange s’intensifie.
En effet, une caractéristique essentielle de l’échange par le don est qu’il est en
déséquilibre, théoriquement interminable, puisque le contre-don, qui doit être
supérieur au don, entraîne une obligation de rendre un contre-contre-don,
supérieur au contre-don qui lui a précédé. L’échange n’efface pas la dette ; au
contraire il l’alimente.
En voici un exemple : dans une maison pour enfants à caractère social, un
enfant noue avec son éducatrice référente un lien fort, de plus en plus fort,
qui s’organise en s’appuyant sur des changements d’attitudes ou des « attentions » portées à l’autre déchiffrés par chacun des deux protagonistes comme
ayant valeur de don. Il n’y a pas de fin logique à cet échange. Viendra le
moment où l’enfant n’ayant plus rien à donner se donnera lui-même, cette
forme d’aliénation prenant l’allure d’un appel à l’adoption imaginaire qui ne
dit pas son nom. Au titre d’ultime contre-don, l’éducatrice n’aurait alors,
comme dernière possibilité, que d’accepter de prendre, en réponse, une posture maternelle et donc de se « déprofessionnaliser ». Elle s’identifierait alors
au message que lui transmet l’enfant, à savoir qu’elle n’en fait pas assez, et ne
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Informations sociales n° 169
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qu’il ne porte plus. La personne dont il s’occupe pourra alors déchiffrer cette
offre de privé comme un gage signifiant qu’il n’est pas seulement un objet
professionnel, qu’il est reconnu comme susceptible d’occuper une certaine
place dans la vie privée du travailleur social.
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pourra jamais en faire assez, si elle reste « seulement » une simple éducatrice.
D’où une place intenable dans le lien. L’attaque et la destruction de la
professionnalité sont ici la marque d’un don empoisonné. Il n’y a pas de fin
possible à l’échange par le don autre que l’aliénation : je me donne à toi et
j’accepte de renoncer à mon identité (professionnelle et même personnelle)
dans un ultime contre-don. Ou alors il y aura rupture violente. D’une part,
l’éducatrice refusera de recevoir un don de Soi l’obligeant à un contre-don
insupportable. D’autre part, l’enfant sera la proie d’un envahissement
psychique par des affects de trahison et de déception, l’éducatrice s’étant
dérobée à sa demande. En institution, certaines exclusions d’enfants sont la
mise en acte de la rupture d’un lien de ce type.
Et pourtant, il y a un autre traitement possible de l’échange par le don que la
version catastrophique que je viens d’exposer. L’échange par le don se construit à partir d’actes ou de mots qui vont de l’un à l’autre et véhiculent des
émotions et des représentations qui, s’ils sont laissés en l’état, emballent ces
échanges surchargés d’affects par les protagonistes. Il y a un moment où un
travail psychique d’élucidation sera nécessaire. Il s’agira de prendre conscience de ce qui est en train de se passer, des affrontements entre désir
impossible et force des réalités. Un renoncement relatif, partagé par les deux
protagonistes, peut permettre un lien qui ne s’épuisera pas dans une revendication d’absolu. En vérité, on ne fait alors que repenser le lien comme
étant métissé, donc comportant une part d’échange contractualisé alors que
l’échange par le don l’envahissait totalement. Je défendais plus haut l’idée
qu’il y avait un travail spontané interprétatif ou herméneutique par lequel une
personne pouvait vivre le lien comme un échange par le don ; j’ajoute maintenant qu’il faut mettre en place un autre travail de la pensée afin de saisir la
double appartenance du lien métissé qui se fabrique à l’aide d’échanges
contractualisés pénétrés par la problématique du don. Telle est la fonction
des groupes d’analyse de la pratique.
Une dernière remarque concerne le risque d’erreur d’interprétation.
Revenons au cas évoqué au début de l’article impliquant une tutrice aux
Allocations familiales. La prise en charge se termine mal alors qu’il semblait
s’agir d’un succès. La discussion de la situation a permis d’élaborer une hypothèse. Il y a eu erreur d’interprétation de la part de la travailleuse sociale.
Celle-ci, de son point de vue, avait établi un lien seulement contractualisé, son
salaire s’échangeait contre une activité pédagogique (apprendre à quelqu’un
à gérer un budget). Et c’est bien de cela dont il s’agissait. Seulement la tutrice
n’avait pas pris en compte que, pour la personne dont elle s’occupait, il en
allait tout autrement ; le lien étant envahi par la problématique de l’échange
par le don. Autrement dit, cette personne offrait ses efforts pour changer
comme étant des dons adressés à la tutrice. De ce point de vue, la tutrice
aurait alors dû rendre, en retour, des contre-dons sous forme d’une présence
et d’une attention toujours plus importantes et intenses, sous forme de
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Les effets sur les publics
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suppléments de temps offerts dans une « lueur de gratuité » (Jacques
Hochmann, 1984). Et sans doute le faisait-elle, satisfaite des résultats obtenus, renforçant alors la problématique du don sans en avoir conscience. Mais
vint le jour où le contrat est officiellement considéré comme rempli, la personne prise en charge ayant vaincu ses difficultés d’adaptation ; on décide
alors la fin de la mesure. Mais la personne ne l’entendait pas de cette manière.
Elle ne progressait que pour obtenir un lien plus étroit avec la tutrice ; plus
elle progressait, plus elle entendait que cette dernière, heureuse de cette évolution, lui communique plus d’intérêt, c’est-à-dire lui donne plus. Elle ne
pouvait donc comprendre la fin de la mesure que comme une rupture
catastrophique, l’effondrement d’un échange par le don qu’elle aurait voulu,
à l’inverse, toujours renforcer.
***
Ce travail cherche à montrer qu’on ne saurait rendre compte de cette « notion
valise » qu’est le lien d’accompagnement en le considérant seulement comme
le résultat « naturel » d’un échange contractuel tripartite entre un employeur,
un salarié et un usager. Nous considérons qu’il est plutôt à comprendre
comme l’effet d’un métissage entre ces deux éléments antagoniques que sont
le contrat (élément d’équilibre) et l’échange par le don (déséquilibré et porteur de violence). Nous nous intéressons particulièrement à cette part du
don que la personne accompagnée cherche à retrouver dans l’échange avec
un professionnel qui l’accompagne. Il s’agit d’un travail de la subjectivité
dans lequel la personne interprète ce qu’elle observe comme n’étant pas
caractéristique d’un échange contractuel neutre, porteur de professionnalité
et non d’affect, mais d’un échange par le don, avec un travailleur social dont
les pratiques « en dépassement » offrent des dons de reconnaissance et constituent la personne à partir d’une identité de sujet.
Bibliographie
Cartry J. et Fustier P., 2010, L’éducateur et le psy. Lettre ouverte sur la clinique
du soin éducatif, Paris, Dunod, coll. « Enfances ».
Fustier P., 2000, Le lien d’accompagnement. Entre don et contrat salarial, Paris,
Dunod, coll. « Action sociale » ; 2008, Les corridors du quotidien, Paris, Dunod,
coll. « Enfances ».
Godbout J. et Caillé A., 1992, L’Esprit du don, Paris, La Découverte, coll.
« Poche / Sciences humaines et sociales ».
Hochmann J., 1984, Pour soigner l’enfant psychotique, Toulouse, Privat, coll.
« Enfances », « clinique ».
Mauss M., 1968, « Essai sur le don », in Sociologie et Anthropologie, Paris,
Presses universitaires de France (Puf), (1re éd. 1925), coll. « Quadrige ».
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