Concurrence fiscale entre Etats INCITATIONS AUX INVESTISSEMENTS ET CONCURRENCE ENTRE ETATS Néji BACCOUCHE* Professeur à la Faculté de Droit de Sfax Sommaire I- Efficacité limitée de l’incitation fiscale a l’investissement II- Effets contrastes de la concurrence fiscale ************ 1- L’investissement est à la base de la croissance économique et du bien-être social. Désormais, il constitue une sorte d’obsession pour les pouvoirs publics car le niveau des investissements conditionne l’emploi (ou si l’on veut le niveau du chômage) et, par suite, il se répercute directement sur les équilibres financiers de l’Etat et des caisses de sécurité sociale. Il n’est pas exagéré de dire que la stabilité sociale et politique d’un pays, notamment celui non doté de richesses naturelles suffisantes, peut dépendre du niveau des investissements réalisés sur son territoire. 2- Depuis plusieurs décennies, l’investissement est devenu l’objet de convoitise des politiques publiques alors même que la rationalité économique dicte, d’une manière insistante, le désengagement de l’Etat. Tous les Etats, y compris les plus libéraux, s’efforcent d’avoir une stratégie pour promouvoir l’investissement, en particulier l’investissement privé. Assez souvent, l’investissement public lui-même est mis au service de l’attraction de l’investissement privé. Un arsenal juridique régissant les incitations aux investissements s’est déjà mis en place et il ne cesse de s’adapter avec les exigences politiques et économiques qu’impose la conjoncture. * E-mail : [email protected] 51 Concurrence fiscale entre Etats 3- Depuis un demi siècle environ, les Etats, du moins ceux qui ont opté pour l’économie de marché, cherchent à attirer les investissements privés en les encourageant y compris par l’instrument fiscal. Le désengagement de l’Etat des activités économiques, fortement encouragé par les instances financières internationales, s’opère progressivement au prix d’un interventionnisme fiscal de plus en plus utilisé par l’ensemble des Etats. Tout se passe comme si l’interventionnisme fiscal se substituait à l’interventionnisme économique, même si l’interventionnisme fiscal n’a pas été à l’abri de la critique1. Tous les Etats recourent, à des degrés divers, à l’instrument fiscal comme régulateur économique et comme catalyseur de l’investissement. Chaque Etat se propose d’être fiscalement plus accueillant en recourant, s’il le faut, aux mesures incitatives dérogatoires. La neutralité de l’impôt a dû alors s’adapter et recevoir un contenu variable, pour tenir compte de l’utilisation de l’impôt dans une finalité extérieure à la fonction traditionnelle de couverture des charges publiques. 4- L’économie de marché, qui s’impose aujourd’hui comme une fatalité pratiquement à tous les pays, se traduit par une tendance vers la disparition quasi-totale des frontières économiques pour favoriser la libre circulation des biens, des services et des capitaux. Dans cet espace qui se construit, la concurrence souvent vantée, voire vénérée, en raison de sa corrélation étroite avec le mérite, devient de plus en plus rude entre Etats pour attirer les investissements. Ces derniers à leur tour, sont confrontés à une rude compétition à l’échelle planétaire. D’où, l’insistance sur la compétitivité comme vertu immanquablement recherchée non seulement par l’entreprise, mais aussi par les politiques publiques. La compétitivité est désormais un principe cardinal qui tend à gouverner à la fois l’univers économique et l’univers politique. Le droit ne peut plus ignorer cet impératif économique majeur et doit, à cet effet, se réinventer pour gérer cette nouvelle réalité économique traversée, plus qu’elle ne l’était auparavant, par les contradictions les plus aiguës et dont la conciliation peut échapper au seul pouvoir normatif étatique. 1 Maurice LAURE, Traité de la politique fiscale, PUF, 1956, Science fiscale, PUF, 1993, p. 59 et s. 52 Concurrence fiscale entre Etats 5- La concurrence fiscale entre Etats pour attirer les investisseurs peut résulter soit de mesures fiscales dérogatoires, consistant en une série d’avantages fiscaux qui se traduisent pour l’Etat par les dépenses fiscales représentant le coût des mesures dérogatoires, soit de ce que l’on appelle la politique fiscale par la norme consistant en l’adoption d’un cadre fiscal commun suffisamment attractif pour l’entreprise et sans recourir nécessairement à des mesures dérogatoires qui sont, par ailleurs, source à la fois de complexité inutile et de distorsions assez souvent économiquement indésirables 2. 6- Au sein des Etats, tout comme au sein des ensembles économiques régionaux, la concurrence entre les opérateurs économiques obéit à des règles nationales ou supranationales. Le droit de la concurrence entre agents économiques est en voie de standardisation à l’échelle mondiale et des instances ont été mises en place pour censurer et sanctionner la concurrence déloyale. 7- Mais en matière d’investissements, la concurrence s’opère, depuis une quinzaine d’années, d’une manière à la fois franche et farouche, entre Etats, c'est-à-dire entre des entités politiques juridiquement souveraines. La régulation de cette concurrence est, dès lors, beaucoup plus complexe à régir car elle touche les ressources financières de l’Etat, c'est-à-dire les principaux moyens d’action de l’Etat. Or, faut-il le rappeler, il n’existe pas d’Etat viable sans impôts. Même les Etats pétroliers du Golfe arabe se sont rendus à cette évidence au lendemain de la première guerre irakienne de 1991. 8- Actuellement, les Etats se livrent à une véritable guerre d’incitations aux investissements. Chaque Etat se prémunit derrière sa souveraineté pour édicter un arsenal fiscal incitatif d’autant plus qu’au niveau supranational, il n’existe presque pas une législation qui interdit ou qui réprime le dumping fiscal pratiqué par les Etats. Déjà, la communauté internationale éprouve des difficultés pour lutter contre le dumping social. Le dumping fiscal sera encore plus difficile à combattre même si les Etats prennent conscience des effets pervers de cette forme de dumping sur les finances publiques. 2 B. CASTAGNEDE, Comment agir sur l’économie par l’impôt : les nouvelles méthodologies de la politique fiscale, Revue politique et parlementaire, n°104, 4ème trimestre 2005, p.27. 53 Concurrence fiscale entre Etats Les Etats développés ont eux-mêmes utilisé l’incitation fiscale pour promouvoir l’investissement. Ils l’utilisent encore alors même qu’ils se positionnent en « donneurs de leçons », notamment dans le cadre de l’OCDE où un observatoire de la concurrence fiscale, dite dommageable, est mis en place pour désigner les Etats coupables de pratiques fiscales désormais condamnables3. 9- Les délocalisations des bases imposables ou des entreprises, ont mis au grand jour l’enjeu considérable de la concurrence entre Etats, puisque ces délocalisations se traduisent non seulement par la perte d’emplois mais aussi par la perte certaine de ressources fiscales4. Dans la zone euro-méditerranéenne, les délocalisations ne se font pas nécessairement du Nord au Sud en quête d’avantages fiscaux dérogatoires offerts par les pays du Sud. Pour l’essentiel, elles s’opèrent des grands pays de l’Europe occidentale vers des pays de l’Est dont les taux d’imposition de droit commun font rêver l’investisseur français ou allemand puisque le taux de l’IS est parfois difficile à concurrencer dans la mesure où il est fixé à 0 % sur les bénéfices réinvestis (en Estonie par exemple). Déjà au sein de l’Europe occidentale, les disparités fiscales des systèmes de droit commun sont sources de tensions. En Irlande, le taux de l’IS, fixé à un taux représentant 12,5 %, est presque le tiers du taux de droit commun applicable aux sociétés en France (33,33%). 10- L’engouement pour les incitations fiscales quelle qu’en soit la forme est-il justifié ? Les sacrifices consentis par les Etats sontils compensés par un flux d’investissements justifiant la renonciation de plus en plus douloureuse aux impôts ? Le coût financier des incitations fiscales sera de plus en plus insupportable compte tenu des impératifs de la suppression quasi-totale des droits de douanes découlant du nouveau droit GATT / OMC. Et puis, certaines exonérations fiscales ne sont-elles pas incompatibles avec l’un des 3 4 Rapport de l’OCDE : « Concurrence fiscale dommageable : un problème mondial » 1998. Laurent FABIUS, Baisser les impôts pour préparer l’avenir, Le Monde du 28 août 2001. 54 Concurrence fiscale entre Etats accords de l’OMC, celui relatif aux subventions et aux mesures compensatoires5? 11- Dans ce contexte où la mondialisation est tantôt accusée de tous les maux, tantôt vantée pour les perspectives de croissance qu’elle promet, où va alors le droit des incitations aux investissements ? En réalité, l’efficacité économique de l’incitation fiscale est aujourd’hui discutée (I) et la concurrence fiscale à laquelle se livre les Etats produit des effets contrastés (II). Cette ambivalence, qui caractérise la politique fiscale dans une société intégrée dans un cadre de globalisation6, conduira inévitablement les Etats à se concerter pour mettre en place un cadre juridique et institutionnel régissant l’utilisation des incitations fiscales et pour éviter que la concurrence fiscale ne soit contre-productive. I- EFFICACITE LIMITEE DE L’INCITATION FISCALE A L’INVESTISSEMENT 12- Si l’on juge par les usages qui en sont faits, les incitations aux investissements connaissent un succès sans précédent même si l’instrumentalisation de l’impôt à l’effet de promouvoir l’investissement est actuellement l’objet de contrastes et des critiques les plus acerbes par ceux-là même qui les utilisent. Les Etats développés ont utilisé à leur profit les paradis fiscaux qu’ils dénoncent aujourd’hui. Les opérateurs économiques qui ont profité de ces paradis n’appartiennent pas aux pays du tiers-monde et les territoires fiscalement paradisiaques des pays en développement n’ont pas toujours attiré des investissements durables et profitables pour justifier les sacrifices fiscaux consentis. 13- Les pays de l’Union européenne utilisent encore l’incitation fiscale même si cet usage se veut, du moins en apparence, de plus en plus limité. La France, premier fournisseur de capitaux étrangers investis en Tunisie et au Maghreb, dispose, à son tour, d’une fiscalité dérogatoire qui a fait l’objet d’un examen critique de la part 5 6 Bassem KARRAY, les mesures de défense commerciale à l’importation en droit tunisien, thèse de doctorat, Faculté de droit de Sfax, 2005, p.92 et s. Olivier BOUTEILLIS, les nouveaux horizons de la politique fiscale dans la société globale de l’information, Revue de droit de fiscal, n 7, 2000, p.322. 55 Concurrence fiscale entre Etats du Conseil des Impôts dans son XXI rapport (2003). Dans ce rapport, il a été recensé plus de 400 dispositifs incitatifs dont le coût serait de l’ordre de 50 MD d’euros au titre des dépenses fiscales, soit plus de 3% du PIB ou encore 20 % des recettes fiscales nettes de l’Etat français7. 14- Les Etats en voie de développement, souvent en manque de capitaux, mettent à profit l’incitation fiscale pour attirer les investisseurs étrangers, souvent moyennant un cadre juridique conventionnel taillé sur mesure pour chaque investisseur pour sécuriser ce dernier contre les retournements de situations et pour le soustraire à la juridiction du pays et sa loi fiscale. Pourtant, cette dernière est, dans de nombreux cas, particulièrement généreuse en matière d’octroi d’avantages fiscaux au profit des investisseurs étrangers. 15- La Tunisie, à l’instar d’autres pays de la région du sud de la Méditerranée, utilise régulièrement les incitations fiscales et non fiscales pour attirer les investissements, et en particulier les investissements extérieurs. Depuis 1969, l’Etat offre des garanties et des avantages multiples qui s’améliorent progressivement, mais qui sont consentis au prix d’importants sacrifices pour le trésor public. Les dépenses fiscales en Tunisie seraient actuellement supérieures à 650 millions de dinars soit environ 9 % des recettes fiscales réalisées alors qu’elles étaient de l’ordre de 400 millions en 19988. Les dépenses fiscales représentent actuellement environ 2% du PIB tunisien. Une étude inédite réalisée par les autorités marocaines montre que les dépenses fiscales représentent 3,4% du PIB9. Mais les sacrifices politiques et financiers consentis par des budgets, souvent en difficultés, sont-ils toujours compensés par un flux d’investissements suffisamment générateur de richesses et d’emplois particulièrement pour les pays en développement ? 7 8 9 XXI Rapport du Conseil des Impôts, 2003, p. 5. Rapport de la Commission préparatoire de la Conférence nationale sur la relance de l’investissement privé et de la création des entreprises (document inédit). Rapport sur les dépenses fiscales, Direction des impôts du Royaume du Maroc octobre 2005. Dans ce rapport, on a recensé l’existence de 337 mesures fiscales dérogatoires. 56 Concurrence fiscale entre Etats 16- La littérature économique, et en particulier celle des institutions financières internationales, ne laisse plus de doute quant à l’effet limité de l’incitation fiscale sur les investissements. La fiscalité n’est qu’un des déterminants des flux des investissements10. Son attractivité diminue encore plus lorsque le pays considéré n’offre pas les préalables sans lesquels l’investissement serait hasardeux (marché, main d’œuvre qualifiée, infrastructures, stabilité, etc.…). Désormais, la localisation de l’investissement extérieur n’est que faiblement déterminée par des considérations fiscales. 17- L’incitation fiscale viendrait au 6ème ou au 7ème rang parmi les facteurs qui déterminent le choix de l’investisseur. La taille du marché, l’infrastructure, la qualification et la productivité de la maind’œuvre, la souplesse de la législation de travail et de changes, la protection du secret bancaire et la transparence du système juridique et politique comptent beaucoup plus pour l’investisseur que les incitations fiscales dont on sait qu’elles ne sont pas à l’abri des changements. « La fiscalité semble jouer un rôle réduit dans la problématique d’ensemble de la localisation des entreprises…et la fiscalité des personnes (…) n’influe que marginalement sur la localisation des activités » affirme le Conseil des impôts en France dans son XXII rapport consacré à la concurrence fiscale et l’entreprise11. Le facteur fiscal reste aux dires d’un auteur marginal12. 18-Le caractère temporaire des incitations fiscales n’est pas hypothétique. Tous les Etats se livrent à l’exercice périlleux de remise en cause des avantages fiscaux. La Tunisie, pourtant très soucieuse de son image auprès des investisseurs, procède ces dernières années à ce que le législateur appelle la « rationalisation des avantages fiscaux » qui signifie tout simplement la réduction de ces avantages. Cette révision quasi annuelle à la baisse doit se poursuivre en raison de la perte des recettes douanières occasionnée par le démantèlement des 10 11 12 XXI Rapport du Conseil des impôts, 2003, p. 5. XXII rapport du Conseil des impôts, 2004 p.16. La synthèse est disponible sur le site web du Conseil. André BARILARI, La concurrence fiscale : la France reste relativement attractive, problèmes économiques, n°2-890, janvier 2006 p.16. Pour l’auteur, le facteur fiscal « ne peut être d’un poids significatif qu’au regard d’un choix entre pays comportant des caractéristiques proches sur les autres grands déterminants ». 57 Concurrence fiscale entre Etats tarifs douaniers en application de l’accord d’association avec l’Union européenne et des accords GATT/OMC. La politique fiscale tendant à alléger le régime de droit commun et à reconsidérer le régime incitatif tout en garantissant les droits acquis par les investissements déjà réalisés13 est vivement recommandée car les mesures générales qu’elle intègre ne peuvent être regardées comme subventions condamnables au regard du droit du commerce international ou, pour un Etat membre du l’Union Européenne, au regard du droit communautaire14. Cette politique débarrasserait le système fiscal de la connotation de dispositif de faveur qui s’y attache et qui est désormais condamnée par les instances de surveillance qui se mettent en place. 19- Par ailleurs, le volume des investissements, extérieurs en particulier, n’a pas augmenté substantiellement dans les pays qui ont consenti les incitations fiscales les plus généreuses. D’après les études qui sont consacrées à ces questions, l’essentiel des investissements proviennent des Etats membres de l’OCDE et circulent à l’intérieur de ces mêmes pays. Les pays bénéficiaires des investissements hors OCDE sont très concentrés sur dix principaux pays et qui sont : l’Argentine – le Brésil – la Chine – la Corée – l’Inde – l’Indonésie – la Malaisie – le Mexique et la Thaïlande15. Dans ce groupe de pays, les investissements sont plus productifs grâce à une main-d’œuvre qualifiée et disciplinée et grâce à un climat d’affaires favorable. 20- En revanche, très peu de capitaux vont vers l’Afrique. Les investissements sont concentrés dans certains pays, notamment ceux dotés de richesses naturelles tel que l’Afrique du Sud. La Tunisie, à l’instar du Maroc et de l’Egypte, n’a pas réussi à drainer un volume d’investissements à la mesure des sacrifices financiers et des ambitions affichées. Les pouvoirs publics tunisiens ne cessent d’ajuster les incitations au profit de l’investissement. Le droit des investissements, dans son volet fiscal, ne cesse de changer pour 13 14 15 Lors de la célébration du cinquantième anniversaire de l’indépendance de la Tunisie, le Chef de l’Etat a annoncé des mesures fiscales tendant à améliorer le régime de droit commun et à limiter les avantages fiscaux, (cf. Journal La Presse de Tunisie du 21 mars 2006). B. CASTAGNEDE, op. Cit. Bernard PLAGNET, Les facteurs de compétitivité fiscale d’un pays, Etudes Juridiques, ( Revue de la Faculté de Droit de Sfax, n° 10) 2003, p. 9 et s. 58 Concurrence fiscale entre Etats répondre au mieux aux besoins de l’investisseur. On peut même penser que ce droit est modifié à un rythme anormalement élevé ou du moins à un rythme peu compatible avec les exigences de l’investisseur qui a besoin d’un minimum de stabilité des textes pour arrêter ses choix. 21- Faut-il conclure pour autant que le régime des incitations fiscales est sans effets sur le flux des investissements dans les pays du sud de la Méditerranée? Les pouvoirs publics, ici et là, affirment, chiffres à l’appui, que l’investissement extérieur a connu une progression significative. S’il est vrai que la fiscalité peut déterminer l’entrée des capitaux étrangers, il faut se garder de croire que l’incitation fiscale peut, à elle seule, attirer les investissements. L’environnement juridique, administratif, politique et économique et la productivité de la main-d’œuvre sont devenus les déterminants principaux compte tenu de la concurrence ouverte et féroce entre les économies des différentes nations et de différentes cultures dont le rapport avec « le travail » est extrêmement variable16. 22- En outre, la transparence du système administratif, judiciaire et fiscal, est, à l’évidence, la condition qui créé aujourd’hui, aux yeux des investisseurs, la réputation favorable d’un pays. La transparence, tout comme la compétence des juges et des différents agents publics ou privés en charge de l’économie et des finances, sécurise l’investisseur alors que l’opacité et l’incompétence alimentent, à juste titre d’ailleurs, ses craintes. 23- Le système fiscal d’un pays se doit aujourd’hui d’être compétitif. Mais son attractivité ne tient plus aux seules exonérations fiscales. Elle tient à sa transparence, à son caractère modéré et à son caractère plutôt neutre. La concurrence fiscale entre Etats se joue sur des considérations qui dépassent les taux de l’impôt ou les dégrèvements : la simplicité de la législation, les garanties du contribuable face à l’administration, les garanties juridictionnelles, les modes de payement de l’impôt, les règles d’assiette, le niveau général 16 C’est ainsi que les peuples arabes ou africains n’ont pas la même perception du travail que celle des peuples du Sud-Est asiatique. Le rapport très relâché qu’ont les arabes ou les africains avec le travail en tant que valeur explique, du moins en partie, leur sous-développement. 59 Concurrence fiscale entre Etats des prélèvements obligatoires à la charge de l’entreprise et le contexte politique sont autant d’éléments qui sont pris en compte pour juger de la compétitivité fiscale du pays et de son attractivité des investissements. 24- Il faut dire que les préalables à la compétitivité fiscale sont de plus en plus nombreux et les Etats n’auront pas la tache facile pour répondre à ces exigences qui supposent une grande rigueur dans la conduite des affaires publiques. Mais si la concurrence fiscale entre Etats est un fait quasiment inévitable dans une économie de marché qui se mondialise, quels sont ses effets? II- EFFETS CONTRASTES DE LA CONCURRENCE FISCALE 25- La concurrence fiscale à laquelle se livre les Etats aujourd’hui peut être considérée en soi comme un phénomène bénéfique pour les contribuables dans la mesure où elle exerce une pression sur les Etats pour modérer les impôts17. Ainsi, les Etats peuvent être amenés à optimiser la gestion des deniers publics. Dans ces conditions, les sommes non prélevées par le fisc sont, soit consommées, ce qui est de nature à encourager la production et donc l’investissement, soit épargnées ce qui constitue en principe une source de financement de l’investissement. C’est aux Etats-Unis, et cela n’est pas une surprise, où l’hostilité à des prélèvements élevés est la plus farouche ; les impôts prélevés le seraient d’abord, selon l’école ultra-libérale, au détriment de l’investissement. 26- Néanmoins, la concurrence fiscale, ou si l’on veut, la surenchère fiscale18, constitue un défi majeur puisqu’elle conduira inévitablement les pouvoirs publics à réduire les dépenses publiques au détriment des services publics et pourra restreindre considérablement la marge des Etats dans le choix de la structure fiscale la plus adaptée pour réaliser les objectifs pour lesquels les gouvernants ont été élus. Cette concurrence, qui se traduit par une 17 18 En 1956, un économiste américain TIETBOUT a théorisé le phénomène de la concurrence fiscale entre Etats et a vanté ses effets utiles sur l’optimisation de la gestion des deniers publics ainsi que pour les contribuables. Rapport de la commission des finances du Sénat français sur : la concurrence fiscale en Europe : Une contribution au débat (1998/99), disponible sur site Web du Sénat. 60 Concurrence fiscale entre Etats surenchère de législateurs nationaux en quête d’attractivité, pourrait empêcher l’impôt de jouer son rôle de redistribution et de correction des inégalités sociales et économiques. 27- Si la concurrence n’est pas mauvaise en soi, elle produit une politique de nivellement fiscal par le bas et risque fort de priver les Etats de la possibilité d’utiliser, avec une certaine efficience, le levier fiscal à des fins de développement économique et social comme ils en ont pris l’habitude. C’est pourquoi dans le cadre de l’Union européenne, un code de bonne conduite a été adopté à l’effet de limiter la concurrence entre les Etats membres qui se sont engagés à supprimer une soixantaine de pratiques fiscales déloyales déjà recensées en 200019. Mais, certains Etats membres pratiquent encore, en matière d’IS par exemple, des taux anormalement attractifs (cas précité de l’Estonie ou de l’Irlande). 28- La difficulté au sein de l’Union européenne d’harmoniser la fiscalité ouvre la voie à une compétition entre les Etats pour attirer les investisseurs. La fiscalité est actuellement utilisée à outrance par les Etats soit moyennement les dépenses fiscales en recourant à l’exonération totale ou partielle ou encore à la subvention au profit de l’investisseur ; les régions elles-mêmes (c'est-à-dire les échelons infraétatiques) pratiquent l’incitation pour séduire l’investisseur, soit moyennant les réformes du système d’imposition de droit commun en baissant les taux et en réajustant l’assiette et le barème20. 29- Les disparités encore importantes entre les systèmes fiscaux des pays de l’Union européenne sont de nature à favoriser la recherche d’optimisation, non plus des activités économiques, mais des bases imposables à travers plusieurs techniques : la localisation des holding, la fixation des prix de transferts, la sous-capitalisation, les échanges avec les pays à faible taxation, etc..21. En outre, les efforts déployés par les administrations fiscales pour limiter les abus de ces mécanismes sont parfois neutralisés par le juge communautaire ou même par la jurisprudence du juge fiscal national (cf. la juris19 20 21 Le rapport du groupe de travail pour l’application du code de conduite en matière de fiscalité des entreprises, Revue de droit fiscal, n 16, 2000, p. 657. Johannes VIEGENER, La réforme fiscale en Allemagne, Revue de droit fiscal, n° 45/46, 2000, p.1454. A. BARILARI, étude précitée. 61 Concurrence fiscale entre Etats prudence du Conseil d’Etat français notamment à propos de l’article 209B du CGI)22. 30- Dans le cadre de l’OCDE, les Etats membres ont créé une structure, « le Forum » pour lutter contre la concurrence fiscale qu’on peut estimer « déloyale » mais qu’on appelle concurrence fiscale dommageable depuis l’adoption, en 1998, du rapport élaboré par la commission fiscale de l’OCDE intitulé « concurrence fiscale dommageable : un problème mondial ». Le nombre de pays qui s’engagent à échanger effectivement des renseignements et à pratiquer réellement la transparence augmente sensiblement. L’OCDE a obtenu quelques succès dans le domaine des prix de transfert (par l’instauration d’une méthodologie commune et d’une instance de règlement) et dans le domaine de lutte contre les paradis fiscaux essentiellement par l’échange de renseignements23. Les résultats atteints sont encore moins spectaculaires concernant la transparence et en particulier à propos de la levée du secret bancaire. 31- Des groupes de travail se sont mis en place pour préciser « les règles de jeu ». Un groupe ad hoc travaille actuellement sur la comptabilité pour mettre au point des normes communes en matière de transparence afin de faciliter les échanges effectifs de renseignements à des fins fiscales24. Actuellement, les experts de l’OCDE examinent les moyens de coordonner les mesures défensives afin de neutraliser plus effectivement les effets délétères des pratiques fiscales25 puisque l’utilité des mesures unilatérales ou bilatérales s’est avérée limitée. 32- On s’oriente progressivement vers l’établissement des bases d’une concurrence fiscale équitable de manière à réduire les distorsions induites par l’impôt dans les flux d’investissement. Le Forum sur les pratiques fiscales dommageables se propose d’élaborer un corpus de règles ou un cadre potentiel des mesures 22 23 24 25 XXII Rapport du Conseil des Impôts (2004) ; Cf. aussi, Maurice-Christian BERGERES, L’arsenal législatif contre les expatriations fiscales, Revue de droit fiscal, n5, 2001 p. 223. A. BARILARI, étude précitée. Projet de l’OCDE sur les pratiques fiscales dommageables : rapport d’étape 2004 (disponible sur le site Web de l’OCDE). Op. cit. 62 Concurrence fiscale entre Etats défensives coordonnées sur la base d’un certain nombre de principes arrêtés par le comité fiscal de l’OCDE26. 33- Dans ce contexte, les Etats reconnaissent que la concurrence entre Etats est inéluctable. Elle doit même les conduire à rationaliser leurs systèmes fiscaux pour les rendre plus compétitifs. Elle doit les pousser à optimiser la gestion des deniers publics et à se poser la question de la rentabilité des incitations fiscales. Il est souvent rappelé, à juste titre, que la compétitivité s’impose, non seulement à 26 Projet de l’OCDE précité, point n°29. Le Comité estime qu’un cadre de mesures défensives coordonnées devrait être guidé par les principes suivants : a) un cadre de mesures défensives coordonnées devrait être proportionné et ciblé sur la neutralisation des effets délétères des pratiques fiscales dommageables. b) ce cadre devrait s’intéresser à deux aspects : savoir si un pays Membre dispose déjà de mesures défensives applicables et si ces mesures sont effectifs. c) ce cadre devrait reconnaître que chaque participant conserve le droit souverain d’appliquer ou de ne pas appliquer de mesures défensives le cas échéant, que ce soit à l’intérieur du cadre des mesures défensives coordonnées ou à l’extérieur de ce cadre. d) chaque participant peut décider d’appliquer et de mettre en œuvre les mesures défensives d’une manière proportionnée et en tenant compte des priorités, en fonction de l’importance des dommages qu’une pratique fiscale dommageable particulière est susceptible d’infliger et en tenant compte de l’efficacité de ces mesures défensives existantes. e) il existe différentes formes de pratiques fiscales dommageables et des mesures défensives différentes peuvent être appropriées selon les circonstances. f) une réponse coordonnée aux pratiques fiscales dommageables résultant d’un dialogue entre les pays Membres renforcera l’efficacité des mesures unilatérales et permettra de repousser les limites inhérentes à de telles mesures. g) tout cadre commun doit être conçu avec soin de manière à éviter d’imposer aux contribuables des contraintes excessives en matière de discipline fiscale et de faire peser une charge trop lourde sur les administrations fiscales. h) un cadre commun de mesures défensives doit être dynamique, adaptable à l’évolution des circonstances et, pour être effectif, nécessitera la mise en œuvre de procédures continues d’application et de vérification.. 63 Concurrence fiscale entre Etats l’entreprise, mais aussi aux politiques publiques et en premier lieu au système fiscal27. 34- L’impossibilité d’aboutir jusque là à un accord international sur l’investissement est liée à l’existence d’intérêts contradictoires d’ordre économique et fiscal qu’il n’a pas été possible de concilier. Les Etats auront du mal à renoncer à leur prérogative fiscale, y compris celle d’encourager l’investissement privé par l’impôt. Mais les Etats seront condamnés, faute d’une harmonisation de la fiscalité, à coordonner leurs efforts pour que la concurrence entre Etats ne soit pas sauvage. Chaque Etat a besoin d’une politique fiscale qui prend en considération les mutations et les exigences du nouveau contexte international. 35- La concurrence fiscale a besoin d’être moralisée. Le club des pays développés (les membres de l’OCDE) se penche sur l’élaboration d’un minimum de normes qui, une fois arrêté, ne tardera pas à s’imposer au reste des Etats en développement habitués à subir le droit confectionné par les plus forts. Néanmoins, tout laisse à croire que ce sont les pays en développement qui auront le plus besoin d’une véritable régulation du droit des incitations aux investissements pour se prémunir contre l’attractivité déjà très forte des pays riches. 36- La régulation est inhérente à toute libéralisation. C’est pourquoi un droit de l’incitation aux investissements à l’échelle mondiale ne tardera pas à s’imposer comme un cadre juridique permettant aux Etats, et en particulier ceux qui manquent de capitaux, une marge de manœuvre pour provoquer le développement. Pour les Etats en développement, il s’agit là d’une question de survie car cette régulation de la concurrence fiscale peut les protéger contre les pratiques des Etats riches dont les moyens leur permettent de concéder aux investisseurs des avantages encore plus substantiels. Entre eux, les pays développés finiront par adopter l’imposition des bénéfices sur le résultat mondial et consolidé. Ce mécanisme d’imposition permettra d’assurer une plus grande neutralité du lieu de l’investissement productif et découragera les délocalisations d’activités ou de bénéfices. 27 XXII Rapport du Conseil des Impôts précité ; cf. aussi, Problèmes économiques n°2-890 consacré à la réforme fiscale et concurrence, janvier 2006, La documentation française. 64 Concurrence fiscale entre Etats 37- L’idéal est que l’incitation aux investissements par les dépenses fiscales devienne une exception au profit des Etats en développement pour les aider à rattraper un grand retard par rapport aux pays développés d’autant plus que la mondialisation les expose à une concurrence manifestement inégale. La concurrence équitable, ardemment recherchée par les membres de l’OCDE, suppose la reconnaissance au profit des Etats sous-développés de ce type de mesures pour assurer un partage équitable entre les Etats des bases taxables28. Mais le monde d’aujourd’hui ne semble pas laisser de place à ce type de souhaits dictés par un idéalisme perçu comme une naïveté prolongée dans un contexte dominé par la rationalité financière. L’équité est souvent réduite à un simple instrument de communication, à un slogan. Or, dans la plupart des cas, les slogans cachent une réalité terriblement triste. Sfax, 2006 28 Bernard CASTAGNEDE, Mondialisation de l’économie et fiscalité des entreprises : les voies d’une réponse rationnelle et équitable, Revue politique et parlementaire n°107, 2005 précité p.85. 65