Concurrence fiscale entre Etats
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INCITATIONS AUX INVESTISSEMENTS
ET CONCURRENCE ENTRE ETATS
Néji BACCOUCHE*
Professeur à la Faculté
de Droit de Sfax
Sommaire
I- Efficacité limitée de l’incitation fiscale a l’investissement
II- Effets contrastes de la concurrence fiscale
************
1- L’investissement est à la base de la croissance économique
et du bien-être social. Désormais, il constitue une sorte d’obsession
pour les pouvoirs publics car le niveau des investissements
conditionne l’emploi (ou si l’on veut le niveau du chômage) et, par
suite, il se répercute directement sur les équilibres financiers de l’Etat
et des caisses de sécurité sociale. Il n’est pas exagéré de dire que la
stabilité sociale et politique d’un pays, notamment celui non doté de
richesses naturelles suffisantes, peut dépendre du niveau des
investissements réalisés sur son territoire.
2- Depuis plusieurs décennies, l’investissement est devenu
l’objet de convoitise des politiques publiques alors même que la
rationalité économique dicte, d’une manière insistante, le désenga-
gement de l’Etat. Tous les Etats, y compris les plus libéraux,
s’efforcent d’avoir une stratégie pour promouvoir l’investissement, en
particulier l’investissement privé. Assez souvent, l’investissement
public lui-même est mis au service de l’attraction de l’investissement
privé. Un arsenal juridique régissant les incitations aux investis-
sements s’est déjà mis en place et il ne cesse de s’adapter avec les
exigences politiques et économiques qu’impose la conjoncture.
* E-mail : neji.baccouche@planet.tn
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3- Depuis un demi siècle environ, les Etats, du moins ceux qui
ont opté pour l’économie de marché, cherchent à attirer les
investissements privés en les encourageant y compris par l’instrument
fiscal. Le désengagement de l’Etat des activités économiques,
fortement encouragé par les instances financières internationales,
s’opère progressivement au prix d’un interventionnisme fiscal de plus
en plus utilisé par l’ensemble des Etats. Tout se passe comme si
l’interventionnisme fiscal se substituait à l’interventionnisme
économique, même si l’interventionnisme fiscal n’a pas été à l’abri de
la critique1. Tous les Etats recourent, à des degrés divers, à
l’instrument fiscal comme régulateur économique et comme
catalyseur de l’investissement. Chaque Etat se propose d’être
fiscalement plus accueillant en recourant, s’il le faut, aux mesures
incitatives dérogatoires. La neutralité de l’impôt a dû alors s’adapter et
recevoir un contenu variable, pour tenir compte de l’utilisation de
l’impôt dans une finalité extérieure à la fonction traditionnelle de
couverture des charges publiques.
4- L’économie de marché, qui s’impose aujourd’hui comme
une fatalité pratiquement à tous les pays, se traduit par une tendance
vers la disparition quasi-totale des frontières économiques pour
favoriser la libre circulation des biens, des services et des capitaux.
Dans cet espace qui se construit, la concurrence souvent vantée, voire
vénérée, en raison de sa corrélation étroite avec le mérite, devient de
plus en plus rude entre Etats pour attirer les investissements. Ces
derniers à leur tour, sont confrontés à une rude compétition à l’échelle
planétaire. D’où, l’insistance sur la compétitivité comme vertu
immanquablement recherchée non seulement par l’entreprise, mais
aussi par les politiques publiques.
La compétitivité est désormais un principe cardinal qui tend
à gouverner à la fois l’univers économique et l’univers politique.
Le droit ne peut plus ignorer cet impératif économique majeur et doit,
à cet effet, se réinventer pour gérer cette nouvelle réalité économique
traversée, plus qu’elle ne l’était auparavant, par les contradictions les
plus aiguës et dont la conciliation peut échapper au seul pouvoir
normatif étatique.
1 Maurice LAURE, Traité de la politique fiscale, PUF, 1956, Science fiscale, PUF,
1993, p. 59 et s.
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5- La concurrence fiscale entre Etats pour attirer les
investisseurs peut résulter soit de mesures fiscales dérogatoires,
consistant en une série d’avantages fiscaux qui se traduisent pour
l’Etat par les dépenses fiscales représentant le coût des mesures
dérogatoires, soit de ce que l’on appelle la politique fiscale par la
norme consistant en l’adoption d’un cadre fiscal commun suffisam-
ment attractif pour l’entreprise et sans recourir nécessairement à des
mesures dérogatoires qui sont, par ailleurs, source à la fois de
complexité inutile et de distorsions assez souvent économiquement
indésirables 2.
6- Au sein des Etats, tout comme au sein des ensembles
économiques régionaux, la concurrence entre les opérateurs
économiques obéit à des règles nationales ou supranationales. Le droit
de la concurrence entre agents économiques est en voie de
standardisation à l’échelle mondiale et des instances ont été mises en
place pour censurer et sanctionner la concurrence déloyale.
7- Mais en matière d’investissements, la concurrence s’opère,
depuis une quinzaine d’années, d’une manière à la fois franche et
farouche, entre Etats, c'est-à-dire entre des entités politiques
juridiquement souveraines. La régulation de cette concurrence est, dès
lors, beaucoup plus complexe à régir car elle touche les ressources
financières de l’Etat, c'est-à-dire les principaux moyens d’action de
l’Etat. Or, faut-il le rappeler, il n’existe pas d’Etat viable sans impôts.
Même les Etats pétroliers du Golfe arabe se sont rendus à cette
évidence au lendemain de la première guerre irakienne de 1991.
8- Actuellement, les Etats se livrent à une véritable guerre
d’incitations aux investissements. Chaque Etat se prémunit derrière sa
souveraineté pour édicter un arsenal fiscal incitatif d’autant plus qu’au
niveau supranational, il n’existe presque pas une législation qui
interdit ou qui réprime le dumping fiscal pratiqué par les Etats. Déjà,
la communauté internationale éprouve des difficultés pour lutter
contre le dumping social. Le dumping fiscal sera encore plus difficile
à combattre même si les Etats prennent conscience des effets pervers
de cette forme de dumping sur les finances publiques.
2 B. CASTAGNEDE, Comment agir sur l’économie par l’impôt : les nouvelles
méthodologies de la politique fiscale, Revue politique et parlementaire, n°104,
4ème trimestre 2005, p.27.
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Les Etats développés ont eux-mêmes utilisé l’incitation fiscale
pour promouvoir l’investissement. Ils l’utilisent encore alors même
qu’ils se positionnent en « donneurs de leçons », notamment dans le
cadre de l’OCDE où un observatoire de la concurrence fiscale, dite
dommageable, est mis en place pour désigner les Etats coupables de
pratiques fiscales désormais condamnables3.
9- Les délocalisations des bases imposables ou des entreprises,
ont mis au grand jour l’enjeu considérable de la concurrence entre
Etats, puisque ces délocalisations se traduisent non seulement par la
perte d’emplois mais aussi par la perte certaine de ressources fiscales4.
Dans la zone euro-méditerranéenne, les délocalisations ne se
font pas nécessairement du Nord au Sud en quête d’avantages fiscaux
dérogatoires offerts par les pays du Sud. Pour l’essentiel, elles
s’opèrent des grands pays de l’Europe occidentale vers des pays de
l’Est dont les taux d’imposition de droit commun font rêver
l’investisseur français ou allemand puisque le taux de l’IS est parfois
difficile à concurrencer dans la mesure où il est fixé à 0 % sur les
bénéfices réinvestis (en Estonie par exemple). Déjà au sein de
l’Europe occidentale, les disparités fiscales des systèmes de droit
commun sont sources de tensions. En Irlande, le taux de l’IS, fixé à un
taux représentant 12,5 %, est presque le tiers du taux de droit commun
applicable aux sociétés en France (33,33%).
10- L’engouement pour les incitations fiscales quelle qu’en
soit la forme est-il justifié ? Les sacrifices consentis par les Etats sont-
ils compensés par un flux d’investissements justifiant la renonciation
de plus en plus douloureuse aux impôts ? Le coût financier des
incitations fiscales sera de plus en plus insupportable compte tenu des
impératifs de la suppression quasi-totale des droits de douanes
découlant du nouveau droit GATT / OMC. Et puis, certaines
exonérations fiscales ne sont-elles pas incompatibles avec l’un des
3 Rapport de l’OCDE : « Concurrence fiscale dommageable : un problème
mondial » 1998.
4 Laurent FABIUS, Baisser les impôts pour préparer l’avenir, Le Monde du 28
août 2001.
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accords de l’OMC, celui relatif aux subventions et aux mesures
compensatoires5?
11- Dans ce contexte où la mondialisation est tantôt accusée de
tous les maux, tantôt vantée pour les perspectives de croissance
qu’elle promet, où va alors le droit des incitations aux investis-
sements ?
En réalité, l’efficacité économique de l’incitation fiscale est
aujourd’hui discutée (I) et la concurrence fiscale à laquelle se livre les
Etats produit des effets contrastés (II). Cette ambivalence, qui
caractérise la politique fiscale dans une société intégrée dans un cadre
de globalisation6, conduira inévitablement les Etats à se concerter pour
mettre en place un cadre juridique et institutionnel régissant
l’utilisation des incitations fiscales et pour éviter que la concurrence
fiscale ne soit contre-productive.
I- EFFICACITE LIMITEE DE L’INCITATION FISCALE A
L’INVESTISSEMENT
12- Si l’on juge par les usages qui en sont faits, les incitations
aux investissements connaissent un succès sans précédent même si
l’instrumentalisation de l’impôt à l’effet de promouvoir l’investis-
sement est actuellement l’objet de contrastes et des critiques les plus
acerbes par ceux-là même qui les utilisent. Les Etats développés ont
utilisé à leur profit les paradis fiscaux qu’ils dénoncent aujourd’hui.
Les opérateurs économiques qui ont profité de ces paradis n’appar-
tiennent pas aux pays du tiers-monde et les territoires fiscalement
paradisiaques des pays en développement n’ont pas toujours attiré des
investissements durables et profitables pour justifier les sacrifices
fiscaux consentis.
13- Les pays de l’Union européenne utilisent encore
l’incitation fiscale même si cet usage se veut, du moins en apparence,
de plus en plus limité. La France, premier fournisseur de capitaux
étrangers investis en Tunisie et au Maghreb, dispose, à son tour, d’une
fiscalité dérogatoire qui a fait l’objet d’un examen critique de la part
5 Bassem KARRAY, les mesures de défense commerciale à l’importation en droit
tunisien, thèse de doctorat, Faculté de droit de Sfax, 2005, p.92 et s.
6 Olivier BOUTEILLIS, les nouveaux horizons de la politique fiscale dans la
société globale de l’information, Revue de droit de fiscal, n 7, 2000, p.322.
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