DES OUVRIERS DANS L'ALLEMAGNE DU XXèmeSIÈCLE Collection Anthropologie du Monde Occidental dirigée par Denis Laborde Déjà parus Denis LABORDE (éd.), Tout un monde de musiques, 1996. Annie GOFFRE (éd.), Polyphonies corses. L'orgue et la voix, 1996. Laurier TURGEON (Sous la direction de) , Denys, 1996. Denis LABORDE, De Jean-Sébastien Bach à Glenn Gould. Magie des sons et spectacle de la passion, 1997. Hubert JAPPELLE, les Enjeux de l'interprétation théâtrale, 1997. Jean-Michel LARRASQUET, L'Entreprise à l'épreuve du complexe, 1999. Jean-Michel LARRASQUET, Le Management à l'épreuve du complexe, 1999. Série Amérique du Nord Denys DELAGE, Réal OUELLET, Laurier TURGEAON (éds), Transferts culturels et métissages Amérique/Europe XVle-XXe siècles, publié en collaboration avec Les Presses de l'Université de Laval, Québec, 1996 Laurier TURGEON (éd.), Les Entre-lieux de la culture, 1999. AIf LÜDTKE DES OUVRIERS DANS L'ALLEMAGNE , , DU XXerne STECLE Le quotidien des dictatures Présentation de Jacques REVEL L'Harmattan 5-7, rue de l'École Polytechnique 75005 Paris FRANCE - L 'Harmattan Inc. 55, rue Saint-Jacques Montréal (Qc) - CANADA H2Y IK9 @ L'Harmattan, 2000 ISBN: 2-7384-9500-1 PRESENTA TION par Jacques REVEL Le nom et les travaux d'Alf Lüdtke ne sont pas inconnus des lecteurs français. Outre que les textes réunis dans ce volume ont tous été publiés dans notre langue depuis le milieu des années 1980 (et qu'ils l'ont été, le plus souvent, dans des revues de premier plan), Lüdtke a récemment été l'éditeur d'une collection d'essais, Histoire du quotidien, destinée à faire connaître chez nous les propositions et les démarches de l'Alltagsgeschichte allemande 1. Son œuvre personnelle ne s'identifie pourtant pas entièrement au mouvement historiographique dont il est aujourd'hui l'un des principaux représentants et, surtout, elle ne se réduit pas à lui: il faut donc souhaiter que, sur la lancée du présent ouvrage, d'autres suivront qui nous feront connaître la contribution d'un des grands historiens allemands actuels 2. 1 A. Lüdtke (éd.), Histoire du quotidien, Paris, Ed. de la Maison des Sciences de l'Homme, 1994 (original allemand, 1989, trad. O. Mannoni). 2 Voir, en particulier, "Gemeinwohl", Polizei und "Festungspraxis" : Staatliche Gewaltsamkeit und innere Verwaltung in Preusen, 1815-1850, Gottingen, 1982 (trad. anglaise, Police and State in Prussia, 1815-1850, Paris-Cambridge, Ed. de la Maison des Sciences de l'Homme Cambridge University Press, 1989 ~(ed.), "Sicherheit" und "Wohlfahrt". Po lizei, Gesellschaft und Herrschaft im 19. und 20. Jahrhundert, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1992 ~ Eigen-Sinn: Fabrikalltag, Arbeitererfahrungen und Politik vom Kaiserreich bis in dem Faschismus, Hambourg, Ergebnisse, 1993. - 8 Des Ouvriers dans l'Allemagne du .x:¥e siècle Bien des malentendus et des ambiguïtés ont accompagné l'affirmation de l'Alltagsgeschichte depuis les années 1970, et les uns et les autres sont loin d'être entièrement dissipés. La traduction littérale, "histoire de la vie quotidienne", appelle d'emblée le contresens en français. La notion de "vie quotidienne" évoque moins chez nous, en effet, le projet critique qui fut naguère celui d'Henri Lefebvre, qu'une modalité descriptive, la version commune, un peu plate, de la chronique du temps passé qu'a longtemps illustré une collection célèbre. Evitons, cette fois, toute forme de malentendu: tel n'est assurément pas le programme de l"'histoire du quotidien", telle que l'ont plus raisonnablement nommée ses récents traducteurs français 3. Ce programme, on peut le comprendre comme une réponse à des préoccupations de nature et de niveau différents, mais auxquels il tente d'apporter une réponse d'ensemble. L'histoire du quotidien est, d'abord, un symptôme historiograhique et témoigne d'un certain état des recherches d'histoire sociale. Elle est, en second lieu, indissociable d'une exigence épistémologique (qui est souvent plus insistante et plus explicite dans le monde des historiens allemands que dans le nôtre). Elle est, enfin, associée à un choix éthique et politique. L'agencement de ces éléments est inscrit, depuis prêt d'un quart de siècle maintenant, dans un double contexte: celui, général, d'une réflexion critique sur l'histoire sociale - qui est commune à la plupart des historiographies occidentales, mais qui trouve dans chaque tradition nationale une mise en œuvre et une coloration particulière; et, d'autre part, le contexte spécifiquement allemand, d'une redéfinition des tâches de l'historien. Ces déterminations sont particulièrement sensibles dans les choix personnels de Lüdtke. Au 3 Cf., dans cet ouvrage même: "Qu'est-ce que l'histoire du quotidien et qui la pratique ?" (Ie texte a servi d'introduction au volume collectif de 1994). Sur l'Alltagsgeschichte, la meilleure étude ffançaise est, à ma connaissance, celle de M. Lepetit, "l'Alltagsgeschichte : sa genèse et ses enjeux", mémoire de maîtrise de l'Université de Paris I, sous la direction de Daniel Roche, 1994, 232 p. On en trouvera un résumé dans M. Lepetit, "Un regard sur l'historiographie allemande: le monde de l'Alltagsgeschichte", Revue d'histoire moderne et contemporaine, 45-2, avril-juin 1998 : 466-486. Présentation 9 sein du petit groupe de chercheurs réunis autour du Max-Plank Institut fur Geschichte de Gottingen, il n'est pas seulement celui qui est le plus délibérément tourné vers le contemporain aux côtés d'une majorité de modernistes spécialisés dans l'étude des sociétés pré- ou proto- industrielles 4. Lüdtke, on s'en rendra compte à la lecture des textes qui composent ce recueil, est aussi parmi eux celui qui a le plus interrogé Marx qu'il connaît si bien: mais son Marx est contemporain de Habermas et de Bourdieu. Il est aussi le plus militant, l'animateur de réseaux et de publications qui visent, audelà du cercle des professionnels, à toucher un public d'enseignants, d'étudiants et de citoyens, dont on ne trouvait guère d'équivalent en France. De cet activisme efficace est issue toute une production de livres, de films, mais sont nées aussi des formes de travail associatives, des "ateliers" dans lesquels les historiens de métier et les amateurs se mêlent ou, au moins, trouvent l'occasion de confronter leurs attentes et leur volonté de savoir. Leurs interrogations aussi, qui traversent ce livre: pendant un siècle où l'Allemagne a tout connu - et d'abord le pire -, « où est passée la "braise ardente" »? Dans sa définition la plus large, le projet initial de l'Alltagsgeschichte n'est pas entièrement original. Il répond, avec d'autres, à la revendication d'une histoire "vue d'en bas", du côté de ceux qui n'ont laissé ni nom, ni trace visible. L'apostrophe célèbre de Brecht: "qui a bâti Thèbes aux sept portes ?", a sans doute pu 4 La plupart des historiens du groupe de Gôttingen sont maintenant bien connus du public français - par leurs articles, une fois encore, plutôt que par les livres qui n'ont pas toujours été traduits. Ils ont nom Peter Kriedte, Hans Medick, Jürgen Schlumbohm, qui se sont d'abord fait connaître par un livre fameux sur les formes sociales de la proto-industrialisation (Industrialisierung vor des Industrialisierung ,. Gewerbliche Warenproduktion auf dem Land in der Formationsperiode des Kapitalismus, Gôttingen, 1977), auxquels il faut ajouter l'historien américain David Sabean, précoce compagnon de route de cette équipe. Ils ont tous suivi, depuis, leur voie propre. Un état excellent de ce versant de l'Alltagsgeschichte dans le dossier sur "La Société allemande, 17e-1ge siècle: proto-industrialisation et Alltagsgeschichte", Annales, histoire, sciences sociales,4, 1995 : 719-802 (avec une présentation de Michael Werner). 10 Des Ouvriers dans l'Allemagne du XXe siècle servir d'exergue à l'entreprise. Mais, on le sait, elle a beaucoup servi depuis une génération et dans la plupart des historiographies occidentales, de Kaplow à Ginzburg et à Hobsbawm. Elle prend pourtant une signification particulière sous l'éclairage de l'expérience allemande contemporaine. Car elle ne se contente pas de demander, au nom des oubliés de l'histoire, la légitime reconnaissance 'de leur rôle. Elle invite aussi à prendre en compte, dans toutes ses dimensions, le caractère exceptionnel de cette expérience. A. Lüdtke évoque à plusieurs reprises la souffrance des acteurs de l'histoire et la nécessité qui s'impose à l'historien d'en rendre compte. S'agissant du moment national-socialiste, cette souffrance est inséparable de l'analyse des comportements qui l'ont produite ou qui ont, plus ordinairement, coexisté avec elle, de ce qu'il nomme après d'autres le "fascisme ordinaire" : "la recherche en histoire du quotidien vise à explorer la face interne de l'ascension et de l'installation du pouvoir des nationaux-socialistes: la distance entre dominants et dominés, qui souvent contribue tant à disculper, diminue. On reconnaît des formes et un degré "d'accord de fond" (R. Hillberg) chez ceux qui, soi-disant, ne faisaient qu'accomplir les ordres." Cette exigence, qui traverse tout le présent livre, aide à comprendre qu'il soit résolument tourné vers les réalités contemporaines: l'expérience ouvrière à travers le siècle, l'expérience du nazisme, de la partition allemande, celle de la condition féminine. Ce que l'on cherche à saisir, c'est le "vécu" - mieux vaut sans doute dire, l'expérience - des acteurs tel que la pratique ordinaire permet de le saisir. A nouveau, le projet n'est pas isolé. Lüdtke ne manque pas de se référer aux tentatives parallèles, parfois antécédentes, qui ont cherché à donner un contenu rigoureux à ces notions: à l'œuvre ancestrale d'E. P. Thompson, bien sûr; à P. Bourdieu, à M. de Certeau du côté français; à certains microhistoriens italiens. On peut y voir la démonstration de ce qu'il a existé, dès le départ, une communauté de problèmes qui s'est progressivement dégagée, pendant les années 1970, dans de larges secteurs de la recherche en histoire et en sciences sociales. Un peu Présentation Il partout - mais en des termes qui ont pu être substantiellement différents -, on a mis en cause la prétention des hypothèses macroanalytiques à rendre compte à elle seule des processus sociaux. Or, ce n'est pas en elles-mêmes, par le jeu de leur seule efficace et "dans le dos des acteurs", que les transformations massives interviennent, mais à travers les comportements et les choix des acteurs singuliers, dont il importe, dès lors, de reconstruire les conditions de l'expérience. Une telle proposition heurtait, un peu partout, des traditions historiographiques en place. En République fédérale, elle a paru mettre en cause le puissant mouvement d'histoire sociale (Historische Sozialwissenschaft), très marqué par l'influence weberienne, qui, depuis un quart de siècle, a brillamment incarné le renouvellement historiographique allemand. Que ses représentants les plus célèbres aient été les principaux contradicteurs de l'Alltagsgeschichte est donc sans surprise. Depuis ce très célèbre Congrès des historiens allemands de 1984, Hans-Ulrich WeWer n'a cessé de rompre des lances contre une histoire du quotidien qu'il juge à la fois futile et sans validité scientifique (en dénonçant, par exemple, "le placard à balais microhistorique") ; tandis que Jürgen Kocka, plus modéré, s'est inquiété du risque d'un nouvel irrationalisme, de la complaisance aussi qu'il voit attachée à la prise en compte des comportements comme éléments d'interprétation des situations historiques. De ces débats, on retrouvera l'écho explicite dans certains des textes réunis par AIf Lüdtke. Retenons cependant l'idée que la ligne de front ne passe pas ici entre une avant-garde et une arrière-garde, entre une historiographie mieux installée et mieux instituée et une autre qui serait marginale, même si entre les deux camps le rapport de force est resté clairement inégal; il est plutôt entre deux versions concurrentes de la modernité historiographique autour de définitions alternatives du projet et des enjeux de l'histoire sociale. Pour le lecteur français - et sans doute, plus largement, européen -, les termes du débat ont un peu perdu de leur tranchant, ne serait-ce que parce qu'ils ont été assidûment utilisés et rodés pendant les dernières années. Ils dérangent moins, ce qui ne signifie 12 Des Ouvriers dans l'Allemagne du XXe siècle en rien qu'ils ont perdu tout intérêt et toute efficace. Qu'on ne puisse plus penser l'industrialisation, ou l'urbanisation, ou encore la mobilité sociale comme des phénomènes englobants, qui imposeraient leur logique propre aux comportements individuels ou de groupe, celle d'une profession ou celle d'une classe et, en quelque sorte, prédéterminée en deçà des trajectoires des membres qui les composent, cela paraît acquis. Cependant, cela ne règle en rien le problème, qui reste ouvert, de savoir comment penser de façon rigoureuse le lien entre l'expérience singulière et l'action collective. Il est partout posé dans les sciences sociales aujourd'hui. Avec ceux de bien d'autres historiens - que l'on retrouve, d'ailleurs, dans le volume collectif, L 'Histoire du quotidien, de 1994 -, les textes d'Alf Lüdtke explorent la diversité des formes de l'expérience ouvrière en Allemagne. Ils montrent, par la richesse des perspectives offertes, que la saisie du "vécu" dans toutes ses dimensions n'est pas seulement une formule "romantique". Elle permet au contraire de déplacer d'une façon parfaitement convaincante les lieux et les formes de la cohérence sociale. Partir des comportements ne vise pas principalement à produire un effet de réel, mais peut aider à penser en termes différents les mécanismes de l'agrégation sociale. Un tel choix ne va pas sans poser quelques problèmes. Je me contente, ici, d'en relever deux. Le premier, classique et souvent opposé aux tenants des approches micro-analytiques, est celui de la représentativité des échantillons étudiés. Il ne m'a pas semblé trouver chez Lüdtke et ses amis de réponse très élaborée sur ce point (par opposition à celles qu'ont suggérées des historiens italiens comme E. Grendi, G. Levi ou S. Cerutti). Il n'est pas impossible que la dimension militante, dont le rôle a été décisif aux origines de l'Alltagsgeschichte, en ait ici bridé les exigences épistémologiques. Sur un second ensemble de questions, en revanche, les analyses proposées et les réflexions théoriques qui les accompagnent sont d'une très grande richesse: elles invitent à repenser de fond en comble la notion de contexte ainsi que le rapport entre les actions et les mondes dans lesquels elles s'inscrivent. L'accent mis sur les pratiques relationnelles invite du même coup à reconnaître la Présentation 13 coexistence d'une pluralité des contextes dans lesquels se meuvent simultanément les acteurs en fonction des contraintes qu'ils subissent, des ressources qu'ils mobilisent, de leurs projets et des représentations qu'ils construisent du monde social dans lequel ils se meuvent. Le parti retenu est donc celui qui pose en principe que les hommes dans l'histoire disposent d'une marge d'initiative ou, si l'on veut, de liberté. Une telle affirmation n'est pas indifférente mais elle me paraît relever du seul choix philosophique et elle dépasse, en ce cas, le cadre plus modeste de la réflexion épistémologique. Je ne m'engagerai donc pas, faute de compétences (et, sans doute, de certitudes), dans ce débat. Il me semble plus utile d'observer l'intérêt que manifeste Lüdtke et nombre de ses amis pour des conduites qui ne sont ni moyennes, ni modales. On eût, il y a vingt-cinq ans, parlé de déviance ou de marginalité. Cet imaginaire libertaire a un peu perdu de son éclat et nous avons depuis tenté de penser ces phénomènes en d'autres termes. Chez notre auteur, c'est le terme d'Eigen-Sinn qui sert à qualifier un comportement non intégré au sein d'un système fonctionnel: difficile à traduire, il désigne deux réalités faussement contradictoires: une capacité d'entêtement, d'obstination, d'une part et, de l'autre, une capacité (consciente ou non) de distanciation, d'autonomie, d'indiscipline ou de nondiscipline, qui ne relève pas seulement de l'individualisme puisqu'elle met en cause un régime de relations sociales au sein d'institutions qui vont de l'école à l'usine et vise, potentiellement, toute structure d'intégration. D'autres historiens se sont, parallèlement à Lüdtke, intéressés à ces problèmes: au travail dérobé - la perruque - ou encore aux diverses formes de braconnage (on pense, bien entendu, à Michel de Certeau ou bien à Carlo Poni). Cette convergence est intéressante. Elle suggère que la singularité des comportements et des trajectoires peut relever d'une conception de l'analyse sociale qui, plutôt que de supposer acquise l'existence de régularités globales, s'attache à rendre compte de l'ajustement processuel des conduites et des actions. L'histoire du quotidien devait en conséquence logiquement rencontrer sur son chemin certaines des démarches de 14 Des Ouvriers dans l'Allemagne du XXe siècle l'anthropologie contemporaine, surtout anglo-saxonne. Sans que la chose soit tout à fait inattendue, on retrouve donc dans ces recherches des références familières à des travaux qui ont en commun de prendre en compte l'historicité des situations et des configurations sociales qu'ils étudient. Certains d'entre eux partagent en outre le souci de définir les voies d'une herméneutique anthropologique, et l'on retrouvera sans surprise au premier plan de cet examen la "thick description" recommandée et illustrée par Clifford Geertz 5. Ce n'est pas le moindre paradoxe que de voir ainsi les problèmes de l'interprétation faire retour en Allemagne, terre fondatrice de la tradition herméneutique, par le relais de l'anthropologie anglo-saxonne. Les instruments conceptuels proposés au même moment par l'historien allemand Reinhart Koselleck pour penser des régimes d'historicité, la tension qu'ils dessinent entre "champ d'expérience" et "horizon d'attente", entre un passé actualisé et un projet anticipé l'un et l'autre dans le présent, offrent eux aussi de puissantes ressources analytiques et constituent l'un des arrière-plans possibles pour un tel débat, même si ce n'est pas celui que les Alltagsgeschichter ont le plus fréquemment invoqué 6. Ces quelques lignes auront suffi, je l'espère, à en convaincre les lecteurs de ce livre: les propositions et les analyses de l'histoire du quotidien, et celles, très personnelles, d'Alf Lüdtke parmi elles, participent d'un questionnement général de l'histoire sociale en cette fin de siècle, en même temps qu'elles en proposent une version singulière, aisément - et, parfois, agressivement - reconnaissable.Le lecteur français y trouvera sans doute plus d'occasions de découvertes et d'étonnements, plus de dépaysement peut-être, que ce 5 Notons que le texte de Geertz, si obsessionnellement cité depuis vingt-cinq ans, vient enfin d'être traduit en français dans un récent numéro de la revue Enquête consacré à "La description" (Ed. Parenthèses, Marseille, 1998). L'article y est longuement présenté et discuté. 6 R. Koselleck, Le Futur passé, contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Ed. de l'Ecole des hautes études en sciences sociales, 1990 (original allemand: 1977) ~L'Expérience de l'histoire, Paris, Gallimard/Seuil, "Hautes Etudes", 1997. Présentation 15 ne serait le cas de son homologue britannique, davantage familier des history workshops. Le lecteur français n'y trouvera pas un paysage stabilisé, mais bien plutôt un work in progress. Il y rencontrera des préoccupations et des manières de faire dont il apprendra beaucoup, pour découvrir bientôt qu'elles recoupent en plus d'un point ses propres pratiques et ses interrogations. Il ne peut que gagner à emprunter, grâce à Alf Lüdtke, des chemins qu'il ne connaît pas encore. C'est le bonheur intellectuel que lui promet la lecture à laquelle on le convie maintenant. Jacques REVEL Origine des textes Présentation, par Jacques REVEL Introduction, AlfLÜDTKE (traduction: Denis Laborde) Chapitre 1 : "Le domaine réservé: affirmation de l'autonomie ouvrière et politique chez les ouvriers d'usine en Allemagne à la fm du XIXe siècle", Le Mouvement social, 1984: 29-52. Traduction: Peter Schottler, Gérard Gayot. Chapitre 2 : "La Domination au quotidien. « Sens de soi» et individualité des travailleurs en Allemagne avant et après 1933", Politix, 1990, 13 : 68-78. Traduction: Patrick Hassenteufel. Chapitre 3 : "Où est passée la « braise ardente» ? Expériences ouvrières et fascisme allemand", in Histoire du quotidien. Paris, Editions de la MSH, 1994 : 209-266. Traduction: Olivier Mannoni. Chapitre 4 : "Ouvriers, Eigensinn et politique dans l'Allemagne du XXe siècle", Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 1996, 113 : 91-101. Traduction: Christophe Duhamelle. Chapitre 5 : "Les héros du travail. La loyauté morose des ouvriers de l'industrie en RDA", Ethnologie française, 1997, 4 : 516-529. Traduction: Lucile Depoorter. Chapitre 6 : "La République Démocratique Allemande comme histoire. Réflexions historiographiques", Annales, 1998, 1 : 3-39. Traduction: Isabelle Kalinowski. Chapitre 7 : "Qu'est-ce que l'Histoire du quotidien et qui la pratique ?", in Histoire du quotidien. Paris, Editions de la MSH, 1994 : 1-38. Traduction: Olivier Mannoni. Textes réunis et édités par Denis Laborde INTRODUCTION L'histoire du quotidien Alltagsgeschichte. Ce mot, que j'imagine à peu près imprononçable pour les lecteurs francophones de ce livre, est un mot composé. Geschichte, d'abord, signifie "histoire" . Alltag, ensuite, signifie "quotidien". Alltagsgeschichte est donc ce mot composé par lequel on désigne, en allemand, "l'histoire du quotidien" 1. C'est dans l'Allemagne des années soixante-dix qu'il est apparu. A ce moment, une nouvelle génération d'historiens s'intéresse à la "banalité du quotidien" et imagine de nouveaux 1 Ce qui ne présente pas que des avantages. A vrai dire, ce syntagme n'est pas pleinement satisfaisant. Il a notamment pour défaut d'introduire une confusion avec la célèbre Critique de la vie quotidienne que Henri Lefebvre publia, en trois volumes, à Paris entre 1958 et 1981. Or, par bien des aspects, l'Alltagsgeschichte allemande se démarque de la démarche française, et pas seulement pour des raisons culturelles ou chronologiques. Cependant, le syntagme garde son pouvoir de suggestion. Si l'on parle d'histoire du quotidien, chacun voit bien de quoi il s'agit. Pour une discussion plus développée sur ce thème, cf. le chapitre 7 du présent ouvrage, qui a servi d'introduction au volume collectif, L 'Histoire du quotidien, publié par les éditions de la Maison des Sciences de 1'Homme (Paris, 1994). 18 Des Ouvriers dans l'Allemagne du XXe siècle outils d'investigation. L'histoire du quotidien entre alors, timidement, dans les cadres de pensée de quelques historiens, c'està-dire, aussi, de l'académie. Cependant, l'Alltagsgeschichte n'est pas apparue de façon spontanée. Elle est née de la conjonction de trois facteurs. Deux de ces facteurs sont liés à l'évolution de la discipline scientifique elle-même, le troisième est à mettre en relation avec l'évolution de la société dans son ensemble, et notamment avec les mouvements sociaux qui, organisés en associations, œuvrèrent à l'émancipation d'une "histoire du quotidien". Examinons ces trois facteurs. Car l'histoire n'appartient pas aux historiens A la fin des années soixante, de jeunes historiens travaillent à l'élaboration d'une nouvelle épistémè, qui prenne en compte les ressources des sciences sociales. Ils ont pour domaine d'investigation, tout particulièrement, l'histoire moderne et contemporaine. Hans-Ulrich Wehler et Jürgen Kocka sont les promoteurs remarqués d'une manière inédite de considérer l'histoire comme un processus qui, bien loin d'être conduit par des princes omnipotents, est mû par des forces sociales, économiques et politiques" structurelles" et anonymes 2. Dans leurs recherches ultérieures, ils parviendront à mettre en évidence les caractéristiques à la fois répressives et impérialistes de la société et de la politique sous l'Empire allemand, dès 1871. Cette école de pensée, qui se développa autour de l'université de Bielefeld, prit pour nom "histoire science sociale" : Historische Sozialwissenschaft. Seulement voilà, en adoptant ce point de vue, les historiens de l'Ecole de Bielefeld analysent les grandes structures étatiques et les 2 Cf. H.-U. Wehler, Deutsche Gesellschaftsgeschichte, 1700-1815, 18151945/49, Munich, 1987, et J. Kocka, Arbeitsverhaltnisse und Arbeiterexistenzen. Grundlagen der Klassenbildung im 19. Jahrhundert, Bonn, 1990, qui comptent parmi les premiers essais d'écriture d'une histoire allemande globale. Introduction 19 conjonctures économiques, sans prêter attention aux paroles et aux comportements des gens ordinaires, c'est-à-dire de tous ceux qui n'étaient pas membres des élites dirigeantes ou du corps des fonctionnaires. Il s'agit là d'un point de vue réducteur, car il revient à tout attribuer aux élites dirigeantes, c'est-à-dire, en fin de compte, à des structures anonymes. Ce point de vue est alors contesté par quelques chercheurs travaillant sur une période plus récente de l'historiographie allemande l'étude du fascisme et, tout particulièrement, de l'anti-fascisme. C'est la deuxième source de l'Alltagsgeschichte. Et cette fois, le débat ne concerne plus seulement les historiens. Car, à ce moment, le débat académique est, à son tour, touché par un clivage intergénérationnel qui traverse l'ensemble de la société allemande. Ce clivage oppose les adultes, qui ont connu le nazisme et ne disent rien, à leurs enfants, qui posent des questions. Ce débat gagne la communauté des historiens. Jusqu'alors, la recherche historique portant sur le fascisme et sur le nazisme s'était concentrée, pour l'essentiel, sur" les grands traîtres" : Hitler, Himmler, Gœbbels... Dans le même temps, les structures anonymes de l'accumulation du capital ou encore la fragilité des organisations politiques démocratiques étaient communément considérées comme des causes premières du "drame allemand". Le premier pas dans la rupture que l'Alltagsgeschichte introduit vis-à-vis des présupposés de "l'histoire science sociale" (Historische Sozialwissenschaft) consiste à étudier concrètement les actions de résistance menées par des "gens du peuple" pendant la période nazie, en particulier par la gauche social-démocrate et communiste. Les travaux menés par les historiens marxistes anglais servent alors de référence. La reconstruction, très riche et nuancée, de "la fabrication de la classe ouvrière anglaise", par Edward P. Thomson, est très régulièrement citée en référence. Elle sert de modèle... sans être nécessairement lue. Des auteurs anglais et écossais, mais également américains (Herbert Gutman) avaient, en effet, montré qu'il était possible de reconstituer des trajets de vie qui puissent révéler, à la fois, les souffrances que les gens enduraient et leur fierté d'être (et surtout leur façon de construire leur vie par eux- 20 Des Ouvriers dans l'Allemagne du.x:¥e siècle mêmes) sans que les comportements les plus étranges leur apparaissent nécessairement comme des contradictions ou des bizarreries. Le repérage de cette "étrangeté radicale" et l'analyse (réflexive) de ses conditions de réception constitue alors la deuxième source de l'Alltagsgeschichte. Cependant, dans l'Allemagne du seuil des années quatre-vingt, ces efforts pour penser une nouvelle historiographie ne rencontrent qu'un faible écho au sein des universités. En dehors d'elles, les choses se passent tout autrement. Ces programmes de recherche se développent sous la forme d'ateliers d'histoire, Geschichtswerkstatten. Plusieurs douzaines de groupes locaux structurés en associations avaient depuis longtemps commencé à travailler, mais en 1983, à l'occasion du cinquantième anniversaire de l'accession des Nazis au pouvoir, de très nombreuses associations locales organisent des séances de travail sur l'histoire locale. Les résultats sont patents. Cette démarche monographique forme alors la troisième source d'inspiration, celle-là sociopolitique, de l'Alltagsgeschichte. L'émergence de cette Alltagsgeschichte ne se fit donc pas sans mal. Ces difficultés redoublèrent dans les années qui suivirent. Car les recherches sur les résistants "oubliés" ou anonymes contre le nazisme déclenchèrent une controverse publique, et cette controverse fut d'ordre politique. Très tôt, en effet, les monographies locales montrèrent que la plupart des gens, dans les cités, les villes et les villages, ne s'étaient absolument pas opposés au nazisme, et que la résistance active s'était montrée, en réalité, fort discrète. Au contraire même, ces études montraient que les gens - par indifférence ou par souci de préservation - avaient tourné le dos à leurs semblables, qui se voyaient totalement isolés dès lors qu'ils étaient démarqués comme Juifs. Ces études montraient que la grande majorité des Allemands avait applaudi à la répression violente dont leurs concitoyens avaient été la cible dès les mois de mars et avril 1933. Elles montraient aussi que l'interdiction de côtoyer des Juifs dans les tranways, dans les promenades ou même dans les "forêts allemandes"(!) les avait laissé indifférents. En bref, ces recherches approfondies sur "la vie quotidienne" révélaient