L`histoire du quotidien

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DES OUVRIERS DANS L'ALLEMAGNE
DU XXèmeSIÈCLE
Collection Anthropologie du Monde Occidental
dirigée par Denis Laborde
Déjà parus
Denis LABORDE (éd.), Tout un monde de musiques, 1996.
Annie GOFFRE (éd.), Polyphonies corses. L'orgue et la voix, 1996.
Laurier TURGEON (Sous la direction de) , Denys, 1996.
Denis LABORDE, De Jean-Sébastien Bach à Glenn Gould. Magie des
sons et spectacle de la passion, 1997.
Hubert JAPPELLE, les Enjeux de l'interprétation théâtrale, 1997.
Jean-Michel LARRASQUET, L'Entreprise à l'épreuve du complexe,
1999.
Jean-Michel LARRASQUET, Le Management à l'épreuve du complexe,
1999.
Série Amérique du Nord
Denys DELAGE, Réal OUELLET, Laurier TURGEAON (éds),
Transferts culturels et métissages Amérique/Europe XVle-XXe siècles,
publié en collaboration avec Les Presses de l'Université de Laval,
Québec, 1996
Laurier TURGEON (éd.), Les Entre-lieux de la culture, 1999.
AIf LÜDTKE
DES OUVRIERS DANS
L'ALLEMAGNE
,
,
DU XXerne STECLE
Le quotidien des dictatures
Présentation
de
Jacques REVEL
L'Harmattan
5-7, rue de l'École Polytechnique
75005 Paris FRANCE
-
L 'Harmattan Inc.
55, rue Saint-Jacques
Montréal (Qc) - CANADA H2Y IK9
@ L'Harmattan,
2000
ISBN: 2-7384-9500-1
PRESENTA TION
par Jacques REVEL
Le nom et les travaux d'Alf Lüdtke ne sont pas inconnus des
lecteurs français. Outre que les textes réunis dans ce volume ont
tous été publiés dans notre langue depuis le milieu des années 1980
(et qu'ils l'ont été, le plus souvent, dans des revues de premier plan),
Lüdtke a récemment été l'éditeur d'une collection d'essais, Histoire
du quotidien, destinée à faire connaître chez nous les propositions
et les démarches de l'Alltagsgeschichte allemande 1. Son œuvre
personnelle ne s'identifie pourtant pas entièrement au mouvement
historiographique dont il est aujourd'hui l'un des principaux
représentants et, surtout, elle ne se réduit pas à lui: il faut donc
souhaiter que, sur la lancée du présent ouvrage, d'autres suivront
qui nous feront connaître la contribution d'un des grands historiens
allemands actuels 2.
1 A. Lüdtke (éd.), Histoire du quotidien, Paris, Ed. de la Maison des Sciences
de l'Homme, 1994 (original allemand, 1989, trad. O. Mannoni).
2 Voir, en particulier, "Gemeinwohl", Polizei und "Festungspraxis" : Staatliche
Gewaltsamkeit und innere Verwaltung in Preusen, 1815-1850, Gottingen, 1982
(trad. anglaise, Police and State in Prussia, 1815-1850, Paris-Cambridge, Ed. de
la Maison des Sciences de l'Homme Cambridge University Press, 1989 ~(ed.),
"Sicherheit" und "Wohlfahrt". Po lizei, Gesellschaft und Herrschaft im 19. und
20. Jahrhundert, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1992 ~ Eigen-Sinn:
Fabrikalltag, Arbeitererfahrungen und Politik vom Kaiserreich bis in dem
Faschismus, Hambourg, Ergebnisse, 1993.
-
8
Des Ouvriers dans l'Allemagne du .x:¥e siècle
Bien des malentendus et des ambiguïtés ont accompagné
l'affirmation de l'Alltagsgeschichte depuis les années 1970, et les
uns et les autres sont loin d'être entièrement dissipés. La traduction
littérale, "histoire de la vie quotidienne", appelle d'emblée le
contresens en français. La notion de "vie quotidienne" évoque moins
chez nous, en effet, le projet critique qui fut naguère celui d'Henri
Lefebvre, qu'une modalité descriptive, la version commune, un peu
plate, de la chronique du temps passé qu'a longtemps illustré une
collection célèbre. Evitons, cette fois, toute forme de malentendu:
tel n'est assurément pas le programme de l"'histoire du quotidien",
telle que l'ont plus raisonnablement nommée ses récents traducteurs
français 3.
Ce programme, on peut le comprendre comme une réponse à
des préoccupations de nature et de niveau différents, mais auxquels
il tente d'apporter une réponse d'ensemble. L'histoire du quotidien
est, d'abord, un symptôme historiograhique et témoigne d'un certain
état des recherches d'histoire sociale. Elle est, en second lieu,
indissociable d'une exigence épistémologique (qui est souvent plus
insistante et plus explicite dans le monde des historiens allemands
que dans le nôtre). Elle est, enfin, associée à un choix éthique et
politique. L'agencement de ces éléments est inscrit, depuis prêt d'un
quart de siècle maintenant, dans un double contexte: celui, général,
d'une réflexion critique sur l'histoire sociale - qui est commune à la
plupart des historiographies occidentales, mais qui trouve dans
chaque tradition nationale une mise en œuvre et une coloration
particulière; et, d'autre part, le contexte spécifiquement allemand,
d'une redéfinition des tâches de l'historien. Ces déterminations sont
particulièrement sensibles dans les choix personnels de Lüdtke. Au
3 Cf., dans cet ouvrage même: "Qu'est-ce que l'histoire du quotidien et qui la
pratique ?" (Ie texte a servi d'introduction au volume collectif de 1994). Sur
l'Alltagsgeschichte, la meilleure étude ffançaise est, à ma connaissance, celle de
M. Lepetit, "l'Alltagsgeschichte : sa genèse et ses enjeux", mémoire de maîtrise
de l'Université de Paris I, sous la direction de Daniel Roche, 1994, 232 p. On en
trouvera un résumé dans M. Lepetit, "Un regard sur l'historiographie allemande:
le monde de l'Alltagsgeschichte", Revue d'histoire moderne et contemporaine,
45-2, avril-juin 1998 : 466-486.
Présentation
9
sein du petit groupe de chercheurs réunis autour du Max-Plank
Institut fur Geschichte de Gottingen, il n'est pas seulement celui qui
est le plus délibérément tourné vers le contemporain aux côtés d'une
majorité de modernistes spécialisés dans l'étude des sociétés pré- ou
proto- industrielles 4.
Lüdtke, on s'en rendra compte à la lecture des textes qui
composent ce recueil, est aussi parmi eux celui qui a le plus
interrogé Marx qu'il connaît si bien:
mais son Marx est
contemporain de Habermas et de Bourdieu. Il est aussi le plus
militant, l'animateur de réseaux et de publications qui visent, audelà du cercle des professionnels, à toucher un public d'enseignants,
d'étudiants et de citoyens, dont on ne trouvait guère d'équivalent en
France. De cet activisme efficace est issue toute une production de
livres, de films, mais sont nées aussi des formes de travail
associatives, des "ateliers" dans lesquels les historiens de métier et
les amateurs se mêlent ou, au moins, trouvent l'occasion de
confronter leurs attentes et leur volonté de savoir. Leurs
interrogations aussi, qui traversent ce livre: pendant un siècle où
l'Allemagne a tout connu - et d'abord le pire -, « où est passée la
"braise ardente" »?
Dans sa définition la plus large, le projet initial de
l'Alltagsgeschichte n'est pas entièrement original. Il répond, avec
d'autres, à la revendication d'une histoire "vue d'en bas", du côté de
ceux qui n'ont laissé ni nom, ni trace visible. L'apostrophe célèbre
de Brecht: "qui a bâti Thèbes aux sept portes ?", a sans doute pu
4 La plupart des historiens du groupe de Gôttingen sont maintenant bien connus
du public français - par leurs articles, une fois encore, plutôt que par les livres
qui n'ont pas toujours été traduits. Ils ont nom Peter Kriedte, Hans Medick,
Jürgen Schlumbohm, qui se sont d'abord fait connaître par un livre fameux sur
les formes sociales de la proto-industrialisation (Industrialisierung vor des
Industrialisierung ,. Gewerbliche Warenproduktion auf dem Land in der
Formationsperiode des Kapitalismus, Gôttingen, 1977), auxquels il faut ajouter
l'historien américain David Sabean, précoce compagnon de route de cette équipe.
Ils ont tous suivi, depuis, leur voie propre. Un état excellent de ce versant de
l'Alltagsgeschichte dans le dossier sur "La Société allemande, 17e-1ge siècle:
proto-industrialisation
et Alltagsgeschichte",
Annales, histoire, sciences
sociales,4, 1995 : 719-802 (avec une présentation de Michael Werner).
10
Des Ouvriers dans l'Allemagne du XXe siècle
servir d'exergue à l'entreprise. Mais, on le sait, elle a beaucoup
servi depuis une génération et dans la plupart des historiographies
occidentales, de Kaplow à Ginzburg et à Hobsbawm. Elle prend
pourtant une signification particulière sous l'éclairage de
l'expérience allemande contemporaine. Car elle ne se contente pas
de demander, au nom des oubliés de l'histoire, la légitime
reconnaissance 'de leur rôle. Elle invite aussi à prendre en compte,
dans toutes ses dimensions, le caractère exceptionnel de cette
expérience.
A. Lüdtke évoque à plusieurs reprises la souffrance des acteurs
de l'histoire et la nécessité qui s'impose à l'historien d'en rendre
compte. S'agissant du moment national-socialiste, cette souffrance
est inséparable de l'analyse des comportements qui l'ont produite ou
qui ont, plus ordinairement, coexisté avec elle, de ce qu'il nomme
après d'autres le "fascisme ordinaire" : "la recherche en histoire du
quotidien vise à explorer la face interne de l'ascension et de
l'installation du pouvoir des nationaux-socialistes: la distance entre
dominants et dominés, qui souvent contribue tant à disculper,
diminue. On reconnaît des formes et un degré "d'accord de fond" (R.
Hillberg) chez ceux qui, soi-disant, ne faisaient qu'accomplir les
ordres." Cette exigence, qui traverse tout le présent livre, aide à
comprendre qu'il soit résolument tourné vers les réalités
contemporaines:
l'expérience ouvrière à travers le siècle,
l'expérience du nazisme, de la partition allemande, celle de la
condition féminine.
Ce que l'on cherche à saisir, c'est le "vécu" - mieux vaut sans
doute dire, l'expérience - des acteurs tel que la pratique ordinaire
permet de le saisir. A nouveau, le projet n'est pas isolé. Lüdtke ne
manque pas de se référer aux tentatives parallèles, parfois
antécédentes, qui ont cherché à donner un contenu rigoureux à ces
notions: à l'œuvre ancestrale d'E. P. Thompson, bien sûr; à P.
Bourdieu, à M. de Certeau du côté français; à certains microhistoriens italiens. On peut y voir la démonstration de ce qu'il a
existé, dès le départ, une communauté de problèmes qui s'est
progressivement dégagée, pendant les années 1970, dans de larges
secteurs de la recherche en histoire et en sciences sociales. Un peu
Présentation
Il
partout - mais en des termes qui ont pu être substantiellement
différents -, on a mis en cause la prétention des hypothèses macroanalytiques à rendre compte à elle seule des processus sociaux. Or,
ce n'est pas en elles-mêmes, par le jeu de leur seule efficace et "dans
le dos des acteurs", que les transformations massives interviennent,
mais à travers les comportements et les choix des acteurs singuliers,
dont il importe, dès lors, de reconstruire les conditions de
l'expérience.
Une telle proposition heurtait, un peu partout, des traditions
historiographiques en place. En République fédérale, elle a paru
mettre en cause le puissant mouvement d'histoire sociale
(Historische Sozialwissenschaft), très marqué par l'influence
weberienne, qui, depuis un quart de siècle, a brillamment incarné le
renouvellement historiographique allemand. Que ses représentants
les plus célèbres aient été les principaux contradicteurs de l'Alltagsgeschichte est donc sans surprise. Depuis ce très célèbre Congrès
des historiens allemands de 1984, Hans-Ulrich WeWer n'a cessé de
rompre des lances contre une histoire du quotidien qu'il juge à la
fois futile et sans validité scientifique (en dénonçant, par exemple,
"le placard à balais microhistorique") ; tandis que Jürgen Kocka,
plus modéré, s'est inquiété du risque d'un nouvel irrationalisme, de
la complaisance aussi qu'il voit attachée à la prise en compte des
comportements comme éléments d'interprétation des situations
historiques. De ces débats, on retrouvera l'écho explicite dans
certains des textes réunis par AIf Lüdtke. Retenons cependant l'idée
que la ligne de front ne passe pas ici entre une avant-garde et une
arrière-garde, entre une historiographie mieux installée et mieux
instituée et une autre qui serait marginale, même si entre les deux
camps le rapport de force est resté clairement inégal; il est plutôt
entre deux versions concurrentes de la modernité historiographique
autour de définitions alternatives du projet et des enjeux de l'histoire
sociale.
Pour le lecteur français - et sans doute, plus largement,
européen -, les termes du débat ont un peu perdu de leur tranchant,
ne serait-ce que parce qu'ils ont été assidûment utilisés et rodés
pendant les dernières années. Ils dérangent moins, ce qui ne signifie
12
Des Ouvriers dans l'Allemagne du XXe siècle
en rien qu'ils ont perdu tout intérêt et toute efficace. Qu'on ne puisse
plus penser l'industrialisation, ou l'urbanisation, ou encore la
mobilité sociale comme des phénomènes englobants, qui imposeraient leur logique propre aux comportements individuels ou de
groupe, celle d'une profession ou celle d'une classe et, en quelque
sorte, prédéterminée en deçà des trajectoires des membres qui les
composent, cela paraît acquis. Cependant, cela ne règle en rien le
problème, qui reste ouvert, de savoir comment penser de façon
rigoureuse le lien entre l'expérience singulière et l'action collective.
Il est partout posé dans les sciences sociales aujourd'hui. Avec ceux
de bien d'autres historiens - que l'on retrouve, d'ailleurs, dans le
volume collectif, L 'Histoire du quotidien, de 1994 -, les textes
d'Alf Lüdtke explorent la diversité des formes de l'expérience
ouvrière en Allemagne. Ils montrent, par la richesse des
perspectives offertes, que la saisie du "vécu" dans toutes ses
dimensions n'est pas seulement une formule "romantique". Elle
permet au contraire de déplacer d'une façon parfaitement
convaincante les lieux et les formes de la cohérence sociale. Partir
des comportements ne vise pas principalement à produire un effet
de réel, mais peut aider à penser en termes différents les
mécanismes de l'agrégation sociale.
Un tel choix ne va pas sans poser quelques problèmes. Je me
contente, ici, d'en relever deux. Le premier, classique et souvent
opposé aux tenants des approches micro-analytiques, est celui de la
représentativité des échantillons étudiés. Il ne m'a pas semblé
trouver chez Lüdtke et ses amis de réponse très élaborée sur ce
point (par opposition à celles qu'ont suggérées des historiens italiens
comme E. Grendi, G. Levi ou S. Cerutti). Il n'est pas impossible
que la dimension militante, dont le rôle a été décisif aux origines de
l'Alltagsgeschichte, en ait ici bridé les exigences épistémologiques.
Sur un second ensemble de questions, en revanche, les analyses
proposées et les réflexions théoriques qui les accompagnent sont
d'une très grande richesse: elles invitent à repenser de fond en
comble la notion de contexte ainsi que le rapport entre les actions et
les mondes dans lesquels elles s'inscrivent. L'accent mis sur les
pratiques relationnelles invite du même coup à reconnaître la
Présentation
13
coexistence d'une pluralité des contextes dans lesquels se meuvent
simultanément les acteurs en fonction des contraintes qu'ils
subissent, des ressources qu'ils mobilisent, de leurs projets et des
représentations qu'ils construisent du monde social dans lequel ils se
meuvent.
Le parti retenu est donc celui qui pose en principe que les
hommes dans l'histoire disposent d'une marge d'initiative ou, si l'on
veut, de liberté. Une telle affirmation n'est pas indifférente mais elle
me paraît relever du seul choix philosophique et elle dépasse, en ce
cas, le cadre plus modeste de la réflexion épistémologique. Je ne
m'engagerai donc pas, faute de compétences (et, sans doute, de
certitudes), dans ce débat. Il me semble plus utile d'observer l'intérêt
que manifeste Lüdtke et nombre de ses amis pour des conduites qui
ne sont ni moyennes, ni modales. On eût, il y a vingt-cinq ans, parlé
de déviance ou de marginalité. Cet imaginaire libertaire a un peu
perdu de son éclat et nous avons depuis tenté de penser ces
phénomènes en d'autres termes. Chez notre auteur, c'est le terme
d'Eigen-Sinn qui sert à qualifier un comportement non intégré au
sein d'un système fonctionnel: difficile à traduire, il désigne deux
réalités faussement contradictoires:
une capacité d'entêtement,
d'obstination, d'une part et, de l'autre, une capacité (consciente ou
non) de distanciation, d'autonomie, d'indiscipline ou de nondiscipline, qui ne relève pas seulement de l'individualisme
puisqu'elle met en cause un régime de relations sociales au sein
d'institutions qui vont de l'école à l'usine et vise, potentiellement,
toute structure d'intégration.
D'autres historiens se sont, parallèlement à Lüdtke, intéressés à
ces problèmes: au travail dérobé - la perruque - ou encore aux
diverses formes de braconnage (on pense, bien entendu, à Michel de
Certeau ou bien à Carlo Poni). Cette convergence est intéressante.
Elle suggère que la singularité des comportements et des trajectoires
peut relever d'une conception de l'analyse sociale qui, plutôt que de
supposer acquise l'existence de régularités globales, s'attache à
rendre compte de l'ajustement processuel des conduites et des
actions. L'histoire du quotidien devait en conséquence logiquement
rencontrer sur son chemin certaines des démarches de
14
Des Ouvriers dans l'Allemagne du XXe siècle
l'anthropologie contemporaine, surtout anglo-saxonne. Sans que la
chose soit tout à fait inattendue, on retrouve donc dans ces
recherches des références familières à des travaux qui ont en
commun de prendre en compte l'historicité des situations et des
configurations sociales qu'ils étudient. Certains d'entre eux
partagent en outre le souci de définir les voies d'une herméneutique
anthropologique, et l'on retrouvera sans surprise au premier plan de
cet examen la "thick description" recommandée et illustrée par
Clifford Geertz 5. Ce n'est pas le moindre paradoxe que de voir
ainsi les problèmes de l'interprétation faire retour en Allemagne,
terre fondatrice de la tradition herméneutique, par le relais de
l'anthropologie anglo-saxonne. Les instruments conceptuels
proposés au même moment par l'historien allemand Reinhart
Koselleck pour penser des régimes d'historicité, la tension qu'ils
dessinent entre "champ d'expérience" et "horizon d'attente", entre un
passé actualisé et un projet anticipé l'un et l'autre dans le présent,
offrent eux aussi de puissantes ressources analytiques et constituent
l'un des arrière-plans possibles pour un tel débat, même si ce n'est
pas celui que les Alltagsgeschichter ont le plus fréquemment
invoqué 6.
Ces quelques lignes auront suffi, je l'espère, à en convaincre
les lecteurs de ce livre: les propositions et les analyses de l'histoire
du quotidien, et celles, très personnelles, d'Alf Lüdtke parmi elles,
participent d'un questionnement général de l'histoire sociale en cette
fin de siècle, en même temps qu'elles en proposent une version
singulière, aisément
- et, parfois,
agressivement
- reconnaissable.Le
lecteur français y trouvera sans doute plus d'occasions de
découvertes et d'étonnements, plus de dépaysement peut-être, que ce
5 Notons que le texte de Geertz, si obsessionnellement cité depuis vingt-cinq
ans, vient enfin d'être traduit en français dans un récent numéro de la revue
Enquête consacré à "La description" (Ed. Parenthèses, Marseille, 1998). L'article
y est longuement présenté et discuté.
6 R. Koselleck, Le Futur passé, contribution à la sémantique des temps
historiques, Paris, Ed. de l'Ecole des hautes études en sciences sociales, 1990
(original allemand: 1977) ~L'Expérience de l'histoire, Paris, Gallimard/Seuil,
"Hautes Etudes", 1997.
Présentation
15
ne serait le cas de son homologue britannique, davantage familier
des history workshops. Le lecteur français n'y trouvera pas un
paysage stabilisé, mais bien plutôt un work in progress. Il y
rencontrera des préoccupations et des manières de faire dont il
apprendra beaucoup, pour découvrir bientôt qu'elles recoupent en
plus d'un point ses propres pratiques et ses interrogations. Il ne peut
que gagner à emprunter, grâce à Alf Lüdtke, des chemins qu'il ne
connaît pas encore. C'est le bonheur intellectuel que lui promet la
lecture à laquelle on le convie maintenant.
Jacques REVEL
Origine des textes
Présentation, par Jacques REVEL
Introduction, AlfLÜDTKE (traduction: Denis Laborde)
Chapitre 1 : "Le domaine réservé: affirmation de l'autonomie ouvrière et
politique chez les ouvriers d'usine en Allemagne à la fm du XIXe
siècle", Le Mouvement social, 1984: 29-52.
Traduction: Peter Schottler, Gérard Gayot.
Chapitre 2 : "La Domination au quotidien. « Sens de soi» et individualité
des travailleurs en Allemagne avant et après 1933", Politix, 1990,
13 : 68-78. Traduction: Patrick Hassenteufel.
Chapitre 3 : "Où est passée la « braise ardente» ? Expériences ouvrières
et fascisme allemand", in Histoire du quotidien. Paris, Editions de
la MSH, 1994 : 209-266. Traduction: Olivier Mannoni.
Chapitre 4 : "Ouvriers, Eigensinn et politique dans l'Allemagne du XXe
siècle", Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 1996, 113 :
91-101. Traduction: Christophe Duhamelle.
Chapitre 5 : "Les héros du travail. La loyauté morose des ouvriers de
l'industrie en RDA", Ethnologie française, 1997, 4 : 516-529.
Traduction: Lucile Depoorter.
Chapitre 6 : "La République Démocratique Allemande comme histoire.
Réflexions historiographiques", Annales, 1998, 1 : 3-39.
Traduction: Isabelle Kalinowski.
Chapitre 7 : "Qu'est-ce que l'Histoire du quotidien et qui la pratique ?", in
Histoire du quotidien. Paris, Editions de la MSH, 1994 : 1-38.
Traduction: Olivier Mannoni.
Textes réunis et édités par Denis Laborde
INTRODUCTION
L'histoire du quotidien
Alltagsgeschichte. Ce mot, que j'imagine à peu près
imprononçable pour les lecteurs francophones de ce livre, est un
mot composé. Geschichte, d'abord, signifie "histoire" . Alltag,
ensuite, signifie "quotidien". Alltagsgeschichte est donc ce mot
composé par lequel on désigne, en allemand, "l'histoire du
quotidien" 1.
C'est dans l'Allemagne des années soixante-dix qu'il est
apparu. A ce moment, une nouvelle génération d'historiens
s'intéresse à la "banalité du quotidien" et imagine de nouveaux
1 Ce qui ne présente pas que des avantages. A vrai dire, ce syntagme n'est pas
pleinement satisfaisant. Il a notamment pour défaut d'introduire une confusion
avec la célèbre Critique de la vie quotidienne que Henri Lefebvre publia, en
trois volumes, à Paris entre 1958 et 1981. Or, par bien des aspects,
l'Alltagsgeschichte allemande se démarque de la démarche française, et pas
seulement pour des raisons culturelles ou chronologiques. Cependant, le
syntagme garde son pouvoir de suggestion. Si l'on parle d'histoire du quotidien,
chacun voit bien de quoi il s'agit. Pour une discussion plus développée sur ce
thème, cf. le chapitre 7 du présent ouvrage, qui a servi d'introduction au volume
collectif, L 'Histoire du quotidien, publié par les éditions de la Maison des
Sciences de 1'Homme (Paris, 1994).
18
Des Ouvriers dans l'Allemagne du XXe siècle
outils d'investigation. L'histoire du quotidien entre alors,
timidement, dans les cadres de pensée de quelques historiens, c'està-dire, aussi, de l'académie. Cependant, l'Alltagsgeschichte n'est
pas apparue de façon spontanée. Elle est née de la conjonction de
trois facteurs. Deux de ces facteurs sont liés à l'évolution de la
discipline scientifique elle-même, le troisième est à mettre en
relation avec l'évolution de la société dans son ensemble, et
notamment avec les mouvements sociaux qui, organisés en
associations, œuvrèrent à l'émancipation d'une "histoire du
quotidien". Examinons ces trois facteurs.
Car l'histoire n'appartient pas aux historiens
A la fin des années soixante, de jeunes historiens travaillent à
l'élaboration d'une nouvelle épistémè, qui prenne en compte les
ressources des sciences sociales. Ils ont pour domaine
d'investigation, tout particulièrement, l'histoire moderne et
contemporaine. Hans-Ulrich Wehler et Jürgen Kocka sont les
promoteurs remarqués d'une manière inédite de considérer l'histoire
comme un processus qui, bien loin d'être conduit par des princes
omnipotents, est mû par des forces sociales, économiques et
politiques" structurelles" et anonymes 2. Dans leurs recherches
ultérieures, ils parviendront à mettre en évidence les caractéristiques
à la fois répressives et impérialistes de la société et de la politique
sous l'Empire allemand, dès 1871. Cette école de pensée, qui se
développa autour de l'université de Bielefeld, prit pour nom
"histoire science sociale" : Historische Sozialwissenschaft.
Seulement voilà, en adoptant ce point de vue, les historiens de
l'Ecole de Bielefeld analysent les grandes structures étatiques et les
2 Cf. H.-U. Wehler, Deutsche Gesellschaftsgeschichte, 1700-1815, 18151945/49, Munich, 1987, et J. Kocka, Arbeitsverhaltnisse und Arbeiterexistenzen.
Grundlagen der Klassenbildung im 19. Jahrhundert, Bonn, 1990, qui comptent
parmi les premiers essais d'écriture d'une histoire allemande globale.
Introduction
19
conjonctures économiques, sans prêter attention aux paroles et aux
comportements des gens ordinaires, c'est-à-dire de tous ceux qui
n'étaient pas membres des élites dirigeantes ou du corps des
fonctionnaires. Il s'agit là d'un point de vue réducteur, car il revient
à tout attribuer aux élites dirigeantes, c'est-à-dire, en fin de compte,
à des structures anonymes. Ce point de vue est alors contesté par
quelques chercheurs travaillant sur une période plus récente de
l'historiographie allemande
l'étude du fascisme et, tout
particulièrement, de l'anti-fascisme. C'est la deuxième source de
l'Alltagsgeschichte. Et cette fois, le débat ne concerne plus
seulement les historiens.
Car, à ce moment, le débat académique est, à son tour, touché
par un clivage intergénérationnel qui traverse l'ensemble de la
société allemande. Ce clivage oppose les adultes, qui ont connu le
nazisme et ne disent rien, à leurs enfants, qui posent des questions.
Ce débat gagne la communauté des historiens. Jusqu'alors, la
recherche historique portant sur le fascisme et sur le nazisme s'était
concentrée, pour l'essentiel, sur" les grands traîtres" : Hitler,
Himmler, Gœbbels... Dans le même temps, les structures anonymes
de l'accumulation du capital ou encore la fragilité des organisations
politiques démocratiques étaient communément considérées comme
des causes premières du "drame allemand".
Le premier pas dans la rupture que l'Alltagsgeschichte
introduit vis-à-vis des présupposés de "l'histoire science sociale"
(Historische Sozialwissenschaft) consiste à étudier concrètement les
actions de résistance menées par des "gens du peuple" pendant la
période nazie, en particulier par la gauche social-démocrate et
communiste. Les travaux menés par les historiens marxistes anglais
servent alors de référence. La reconstruction, très riche et nuancée,
de "la fabrication de la classe ouvrière anglaise", par Edward P.
Thomson, est très régulièrement citée en référence. Elle sert de
modèle... sans être nécessairement lue. Des auteurs anglais et
écossais, mais également américains (Herbert Gutman) avaient, en
effet, montré qu'il était possible de reconstituer des trajets de vie qui
puissent révéler, à la fois, les souffrances que les gens enduraient et
leur fierté d'être (et surtout leur façon de construire leur vie par eux-
20
Des Ouvriers dans l'Allemagne du.x:¥e siècle
mêmes) sans que les comportements les plus étranges leur
apparaissent nécessairement comme des contradictions ou des
bizarreries. Le repérage de cette "étrangeté radicale" et l'analyse
(réflexive) de ses conditions de réception constitue alors la
deuxième source de l'Alltagsgeschichte.
Cependant, dans l'Allemagne du seuil des années quatre-vingt,
ces efforts pour penser une nouvelle historiographie ne rencontrent
qu'un faible écho au sein des universités. En dehors d'elles, les
choses se passent tout autrement. Ces programmes de recherche se
développent
sous
la
forme
d'ateliers
d'histoire,
Geschichtswerkstatten. Plusieurs douzaines de groupes locaux
structurés en associations avaient depuis longtemps commencé à
travailler, mais en 1983, à l'occasion du cinquantième anniversaire
de l'accession des Nazis au pouvoir, de très nombreuses
associations locales organisent des séances de travail sur l'histoire
locale. Les résultats sont patents. Cette démarche monographique
forme alors la troisième source d'inspiration, celle-là sociopolitique, de l'Alltagsgeschichte.
L'émergence de cette Alltagsgeschichte ne se fit donc pas sans
mal. Ces difficultés redoublèrent dans les années qui suivirent. Car
les recherches sur les résistants "oubliés" ou anonymes contre le
nazisme déclenchèrent une controverse publique, et cette
controverse fut d'ordre politique. Très tôt, en effet, les
monographies locales montrèrent que la plupart des gens, dans les
cités, les villes et les villages, ne s'étaient absolument pas opposés
au nazisme, et que la résistance active s'était montrée, en réalité,
fort discrète. Au contraire même, ces études montraient que les gens
- par indifférence ou par souci de préservation
- avaient
tourné le
dos à leurs semblables, qui se voyaient totalement isolés dès lors
qu'ils étaient démarqués comme Juifs. Ces études montraient que la
grande majorité des Allemands avait applaudi à la répression
violente dont leurs concitoyens avaient été la cible dès les mois de
mars et avril 1933. Elles montraient aussi que l'interdiction de
côtoyer des Juifs dans les tranways, dans les promenades ou même
dans les "forêts allemandes"(!) les avait laissé indifférents. En bref,
ces recherches approfondies sur "la vie quotidienne" révélaient
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