l`europe, un continent en pleine decadence

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Pour CASH
Le 30 avril 1997
L'EUROPE, UN CONTINENT EN PLEINE DECADENCE ?
Jean-Christian Lambelet1
Le décor : une "télé-conférence" internationale entre trois groupes d'économistes à NewYork, Tokyo et Genève. Le sujet : l'état de l'économie mondiale et les perspectives à court
terme. Pendant une pause-café où l'on peut parler d'autre chose, un interlocuteur américain
s'adresse à ses collègues européens: "Vue d'ici, l'Europe paraît vraiment très mal en point.
Votre économie stagne. Votre population vieillit et ne se reproduit plus. Votre chômage, déjà
extraordinairement élevé, augmente encore. Votre état social, dont vous étiez si fiers, paraît de
plus en plus compromis. Economiquement comme politiquement, vous avez de moins en
moins de poids dans le monde. Bref, comment, vous autres Européens, vivez-vous ce qu'il
faut bien appeler votre décadence?" Une anecdote vient encore illustrer le discours, celle de
ces emplois à Hong-Kong qui sont trop sales et trop mal rémunéré pour intéresser les Chinois
et qui sont occupés par des ... Anglais.
Sur le moment, les Européens ainsi interpellés réagissent vivement, mais rentrés chez eux
ils sont bien obligés de s'avouer qu'il y a quelques raisons de s'interroger sur la vitalité de leur
continent. En Suisse, par exemple, il y avait en 1950 95% de chances pour qu'un homme se
marie au moins une fois avant l'âge de 50 ans. En 1995, cette probabilité est tombée à 58%,
les chiffres pour les femmes étant analogues. Par ailleurs, il y avait en 1950 12% de chances
pour qu'un mariage se termine par un divorce, contre presque 40% aujourd'hui. Enfin, le taux
net de reproduction démographique (grosso modo le nombre moyen de filles qu'une femme
met au monde), qui était encore de 1,15 en 1950, est tombé à 0,70 en 1995, ce qui signifie que
la relève démographique ne se fait plus ou alors elle se fait par l'immigration. Bref, on semble
aller vers une situation où la moitié des Suisses ne ne marie plus, où la moitié de ceux qui se
marient divorce et ne produit plus assez d'enfants pour assurer la perpétuation de l'espèce
helvétique (car les naissances hors mariage sont - encore? - assez peu nombreuses chez nous
alors qu'elles représentent presque la moitié du total en Suède).
Plus généralement, l'impuissance de l'Europe à contrôler, dans son voisinage pourtant
immédiat, l'implosion de l'ex-Yougoslavie a été un spectacle consternant et le seul continent
où elle exerçait encore une influence prépondérante dans certaines régions, à savoir l'Afrique,
est en train de lui échapper au profit des USA. Quant à la créativité et au dynamisme
économique, ils se déploient de plus en plus hors d'Europe, par exemple Outre-Atlantique et
en Asie, du moins est-ce une impression largement répandue. Autre impression très répandue,
celle de la perte des valeurs traditionnelles qui assuraient une certaine cohésion sociale et la
montée en force d'un individualisme narcissique, la solidarité devenant de plus en plus à sens
unique ("la société me doit ceci ou cela, mais je ne lui dois rien"). Incapable par ailleurs
d'aborder de face le problème de son unité politique, l'Europe essaie de s'y attaquer par la
bande, c'est-à-dire par le biais d'un laborieux exercice d'unification monétaire dont le moins
qu'on puisse dire est qu'il est périlleux et pourrait bien, en fin de parcours, se révéler contreproductif. La liste pourrait être allongée à loisir, sinon à plaisir.
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/ Université de Lausanne et Institut de hautes études internationales, Genève.
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Faut-il s'alarmer de cet apparent déclin ? A mon avis, ce genre de spéculations à la
Spengler, Toynbee et Valéry ou, plus près de nous, à la Fukuyama et Huntington fournit une
excellente matière pour les conversations de cocktails, mais n'est guère à prendre au sérieux.
S'il est vrai que l'Europe a dominé le monde pendant quelque deux siècles, grosso modo du
début du XVIIIe au début du XXe, c'était une situation historiquement anormale et
nécessairement éphémère. En outre, de bons historiens affirment que l'expansion coloniale
dans les régions d'Outre-Mer a entraîné, en fin de compte et par solde net, une perte de
substance humaine et économique pour l'Europe. Dès lors, un monde multipolaire, dont les
pôles seraient en concurrence et où l'Europe serait un acteur parmi d'autres, est probablement
préférable à un monde euro-centrique, y compris pour l'Europe. Plus généralement, la notion
même de décadence est une invention d'historiens ou de certains historiens. L'Europe est
certes en pleine mutation, comme d'ailleurs le reste du monde, mais toutes les indications qui,
comme celles ci-dessus, peuvent être interprétées dans le sens d'une décadence pourraient tout
aussi bien signifier la naissance d'une nouvelle société, peut-être meilleure que l'ancienne.
Ce ne sont évidemment pas les problèmes qui manquent dans les pays d'Europe, de la
nécessité de s'adapter à un contexte mondial toujours changeant, à la mise en place d'un
nouvel état social, à la nécessité de réaliser un équilibre entre immigration et cohésion sociale,
etc. C'est à ces problèmes qu'il faut que nous nous attaquions sérieusement et efficacement,
mais laissons aux historiens des générations futures le soin de caractériser notre époque en
termes normatifs. Bref, comme le disait Voltaire, avant toute chose "cultivons notre jardin" et cultivons-le aussi bien que possible.
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