dossier Les crises internationales du XXIe siècle Diplomatie de crise : le retour Par Bernard Dujardin Charles de Gaulle, 1972 Vice-président de l'Institut français de la mer et François Pézard Vice-président de l'Institut français de la mer Une diplomatie de crise s’attache à traiter les menaces en fonction des dangers réels qu’elles présentent. Elle établit des priorités. Éradiquer la peste d’abord, contenir le choléra ensuite. «L e 12 juin 1942, un communiqué de Radio-Berlin annonça que les Français “blancs et de couleur” faits prisonniers à Bir Hakeim seraient exécutés car ils n’étaient pas considérés comme membres d’une armée régulière. Une heure plus tard, de Gaulle fit diffuser par la BBC le communiqué suivant : “Si l’armée allemande se déshonorait au point de tuer des soldats français faits prisonniers en combattant pour leur patrie, le général de Gaulle fait connaître qu’à son profond regret, il se verrait obligé d’infliger le même sort aux prisonniers allemands tombés aux mains de ses troupes.” L’aurait-il fait ? On ne le saura jamais, mais il est permis d’en douter : une forme aussi primaire de représailles n’était guère compatible avec les idéaux de la France Libre. L’essentiel était que les Allemands l’en aient cru capable – le principe de la dissuasion jouait à plein. Le soir même, la radio de Berlin apporta cette importante précision : “ À propos des militaires français qui viennent d’être pris au cours des combats de Bir Hakeim, aucun malentendu n’est possible. Les soldats du général de Gaulle seront traités comme des soldats.’’ Pour de Gaulle, ce second communiqué était une nouvelle victoire. » Ce morceau d’Histoire diplomatique rapporté par François Broche1, est une leçon pour un temps de crise. Or l’art diplomatique est passé après la chute du mur de Berlin de l’école dramatique à l’école consensuelle de la conciliation universelle. Ce jeu des instrumentistes de premier rang du concert des Nations n’est pas nouveau. Il naît avec la doctrine Wilson 2. Il veut ignorer qu’il subsiste quelques seconds violons qui ne jouent pas la partition. Winston Churchill n’a-t-il pas, évoquant Chamberlain et Daladier, fait en 1939 cette observation : « An appeaser is one who feeds a crocodile, hoping it will eat him last. » ? Tout, sauf la transparence La diplomatie de crise est une question 12 / janvier-février 2016 / n°457 de fond et une question de forme. Sur le fond, la mise en sommeil du discours moralisateur, fils illégitime de l’idéologie, s’impose. Le réalisme dicte le primat, l’intérêt national, ce que de Gaulle appelle l’indépendance nationale. Citons à nouveau Churchill : « If Hitler invaded hell I would make at least a favourable reference to the devil in the House of Commons. » Staline n’est-il pas ce visiteur du soir le 22 juin 1941 ? Londres n’hésite pas, ne tergiverse pas pour construire une alliance avec l’homme du pacte germanosoviétique. L’ennemi d’hier de mon ennemi d’aujourd’hui est mon ami. No comment. Une diplomatie de crise s’attache à traiter les menaces en fonction des dangers réels qu’elles présentent. Elle établit des priorités. Éradiquer la peste d’abord, contenir le choléra ensuite. Telle est la finalité de la diplomatie durant un demi-siècle de crise de 1939 à 1989. Depuis, l’ardente obligation des politiques après cette période de tension chaude puis froide a été, par mimétisme avec la finance prédatrice, de pomper la trésorerie, « d’engranger les dividendes de la paix », selon l’expression du président de l’Assemblée nationale en 1990. La stratégie de crise s’est vue rejetée dans les oubliettes de l’Histoire dont les imprécateurs du 20 heures proclament la fin… au bénéfice d’une diplomatie déshabillée par la vertu, « science sublime des âmes simples » selon Rousseau. La forme est, par essence, le carburant de l’action diplomatique. Pour atteindre les objectifs, des règles ancestrales se sont imposées. Tout, sauf la transparence. Talleyrand, surnommé le « vice », non sans raison, par Chateaubriand, n’a-t-il pas, à Vienne, sauver l’essentiel des intérêts du pays après les campagnes désastreuses du Petit Caporal ? L’art dramatique est la science du diplomate. Savoir cajoler, se fâcher, disparaître par une porte dérobée, surprendre une main égarée immédiatement qualifiée d’adultère… dossier oser ce qu’on ne croit pas possible d’oser. Être renard et non corbeau. Le théâtre du concert des Nations, c’est l’art de se taire. De dire non sans prononcer le mot. De dire non pour pouvoir dire oui à la fin. Il est une constante depuis Hérodote : on dissimule ses intentions, ses atouts, ses faiblesses. Le silence est le premier savoir-faire du jeu de scène. Il l’est de la diplomatie. Le talent du plénipotentiaire qui parlemente est l’opposé de celui du parlementaire. La fin de la récréation Couve de Mur ville est un modèle. Il s’exprimait fort peu. Ses paroles étaient brèves, leur clarté obscure. Les « sources autorisées » en rajoutaient dans l’hermétique. La diplomatie de crise qu’il conduisait, fidèle à son président, nourrissait un climat d’incertitude jusqu’à son aboutissement. Soutien des ÉtatsUnis dans la crise des missiles à Cuba en 1962 ; premier veto de la France à l’entrée du Royaume-Uni dans l’Europe en construction en 1963 ; reconnaissance de la Chine populaire en 1964 ; retrait du commandement intégré de l’Otan en 1966 ; embargo sur les ventes d’armes à destination d’Israël en 1967 ; second veto de la France à l’entrée du Royaume-Uni dans la CEE en 1967… sans compter les épisodes plus cocasses comme la guerre de la langouste avec le Brésil en 1963. Cette grande page de la diplomatie française a été écrite par un homme d’État à l’hubris atrophiée. Son ambition s’était épargnée le souci d’être élu et réélu. Jusqu’à la fin de la Guerre froide, de bonnes reprises sont mises en scène à l’occasion : crise des euromissiles (1983) ; expulsion des diplomates soviétiques trop curieux (1987), qui conduit à la dénonciation d’une convention internationale, l’accord maritime francosoviétique, acte exceptionnel dans les annales diplomatiques de la France. Depuis, l’Empire du bien a étendu son manteau d’excellents sentiments sur l’Occident. La France s’est vue confier le soin d’exprimer – à défaut d’incarner – les valeurs communes, communes à l’Union européenne, communes à l’Alliance atlantique, communes aux Nations unies (?). Culpabilisant son julesferrisme colonial, elle s’est crue dans l’obligation de se refaire une virginité. D’où un certain zèle diplomatique. La posture de gardienne des valeurs lui vaut une inflation d’aventures extérieures dans les Balkans, au Moyen-Orient et en Afrique. Elles ne sont pas sans panache. Les succès sont là. Immédiats sur le terrain. À terme, ce sont les 7 janvier et 13 novembre… Loin de connaître un temps de paix consolidée, le peuple français se sent moins encore que pendant la Guerre froide en sécurité. La fin de la récréation vient de sonner et le début de la « ré-histoire »… Devant le Congrès rassemblé à Versailles le 16 novembre dernier, le président de la République martèle : « La France est en guerre. Les actes commis vendredi soir… sont des actes de guerre… La République française a surmonté bien d’autres épreuves. Elle est toujours là, bien vivante. Et ceux qui ont entendu la défier ont toujours été les perdants de l’histoire. Il en sera de même cette fois encore. » Si l’on désire cette victoire et on ne peut que la désirer, il faut s’en donner les moyens. L’outil diplomatique est aiguisé en conséquence. La diplomatie de crise renoue avec les affaires étrangères de la Nation. Le 27 novembre 2015, un drapeau bleu, blanc, rouge flotte sur le ■ 37 quai d’Orsay. 1 - Bir Hakeim mai- juin 1942 » Perrin, 2007, p.148. 2 - Premier de ses 14 points du 8 janvier 1918 : « Open covenants of peace must be arrived at, after which there will surely be no private international action or rulings of any kind, but diplomacy shall proceed always frankly and in the public view. » / janvier-février 2016 / n°457 13