Compte-rendu du séminaire DGTPE-Concurrence du 15 décembre 2005 sur « Les two-sided markets » Présidente : Anne Perrot (AP), Vice-Présidente du Conseil de la Concurrence Intervenants : Bernard Caillaud (BC), Professeur d’économie à l’Ecole nationale des Ponts et Chaussées Pascal Wilhelm (PW), Avocat Les noms des personnes de la salle étant intervenues au cours du débat apparaissent en gras dans le texte. Les propos rapportés n’engagent que leurs auteurs. 1. Introduction. AP : Les « two-sided makets », ou marchés bifaces, mettent en contact deux catégories d’agents économiques qui interagissent : l’intérêt des participants d’un côté du marché dépend des caractéristiques de la demande de l’autre côté. Ces marchés constituent des plates-formes d’intermédiation. Il existe plusieurs types de plate-forme : les plates-formes d’échange (le site de rencontres récemment introduit en bourse, Meetic, en est un exemple), les plates-formes de transaction (cartes de crédit), les plates-formes d’accès à des applications (console de jeux vidéo), les plates-formes d’audience (médias) ;plus généralement, toutes les plates-formes d’intermédiation comme les agences immobilières, les sites d’enchères constituent des exemples d’acteurs intervenant sur des marchés bi-faces. Les industries médiatiques constituent un exemple classique et particulièrement riche pour l’analyse des problèmes de concurrence sur ces marchés. Dans le cas des chaînes de télévision, par exemple, notamment lorsqu’elles sont « gratuites » pour les téléspectateurs et financées principalement par la publicité : - le profit des annonceurs publicitaires, qui souhaitent que leurs messages soient diffusés auprès du plus grand nombre possible de téléspectateurs, dépend de la taille de l’audience, c’est-à-dire de la demande sur le marché de l’audience (ou du lectorat) médiatique ; - l’utilité des téléspectateurs dépend du volume de publicité, c’est-à-dire de la demande sur le marché publicitaire, dans la mesure où elle permet de financer les programmes (mais le volume de publicité peut aussi engendrer une externalité négative pour les consommateurs lorsque ceux-ci s’estiment pollués par les messages publicitaires). Les caractéristiques de ces marchés bifaces engendrent des situations particulières au regard du droit de la concurrence, comme par exemple l’existence de prix inférieurs aux coûts de production, sans qu’il y ait de prédation : c’est ainsi le cas des journaux « gratuits », dont le coût est en réalité payé par l’autre côté du marché, celui des annonceurs ; la plupart des plateformes présentent aussi une forte tendance à la concentration, puisque c’est la taille d’un côté du marché qui attire l’autre. 1 2. L’économie des marchés « bifaces ». BC : Présentation des marchés « bifaces ». Les two-sided markets ou marchés « bifaces » font l’objet de recherches récentes en économie industrielle. Ils peuvent être définis par trois caractéristiques. - Ils réunissent deux groupes d’agents avec des gains potentiels à interagir (gains de transaction). - Une plateforme rend possible et facilite les interactions. - Il existe des externalités indirectes (le bénéfice d’un agent dépend directement ou indirectement du nombre d’agents de l’autre groupe). Le marché « biface » fournit un service joint aux deux groupes. Le volume d’activité dépend d’une part de la participation des deux groupes, d’autre part du nombre de transactions réalisées. Les instruments tarifaires mis en place peuvent être : - une tarification différenciée pour chaque groupe (identifiable ex ante, homme/femme par exemple, ou selon l’usage, vente/achat par exemple) ; - une tarification sous forme de taxe à la participation (tarification à l’accès, à l’inscription, à l’abonnement) ; - une tarification sous forme de taxe sur les transactions (tarification à l’usage). Monopole. Une première étape dans l’étude de l’économie des marchés bifaces consiste à analyser le cas du monopole. Lorsque celui-ci pratique des tarifs à l’accès positifs, il existe un risque de cercle vicieux où aucun des agents ne participe, pouvant anticiper que les membres de l’autre groupe ne participeront pas. Cela crée donc un problème de coordination. Pour le résoudre, plusieurs solutions peuvent être adoptées : - subventionner un groupe ; - lier participation et vente d’un autre service (information, contenu…) ; - intégrer la plateforme avec un côté du marché ; - ne pas tarifer l’accès mais seulement l’usage. A l’équilibre, le tarif et le coût de service ne sont pas corrélés. Un tarif peut ainsi être inférieur au coût marginal, nul (gratuité) voire même négatif (subvention). Il sera d’autant plus faible que le groupe auquel il est destiné cause une forte externalité positive sur l’autre groupe. Un côté du marché peut être déficitaire (audience des médias, porteurs de cartes de crédit), et l’autre profitable (annonceurs, marchands). Il convient de noter que la structure des prix relatifs vérifiant l’optimum social peut être similaire, dans ce cas très particulier, à celle introduite par un monopole. 2 Concurrence et accès. Les modalités d’accès aux plateformes sont déterminantes pour les conditions de la concurrence. L’accès peut être limité à une seule plateforme (singlehoming, par exemple du fait d’une clause d’exclusivité) ou multiple (multihoming). Dans le cas du singlehoming, les externalités intensifient la concurrence : les prix et les profits sont faibles. Un basculement vers une situation de monopole est possible, car une unique plateforme est efficace. Dans le cas des accès multiples, on peut distinguer l’accès multiple bilatéral (les deux groupes utilisent plusieurs plateformes) et l’accès multiple pour un seul des deux groupes. Dans le premier cas, cela nécessite une complémentarité entre plateformes, et induit une différenciation endogène des plateformes. Lorsque l’accès multiple n’est pas bilatéral (par exemple, les centres commerciaux : les acheteurs fréquentent un seul centre, une chaîne de magasins est présente sur plusieurs centres), la concurrence est intense du côté où l’accès est unique (sur le côté des acheteurs dans le cas des centres commerciaux), ce qui dissipe les profits perçus sur l’autre côté (via la gratuité des parkings, ou de faibles prix pratiqués sur l’essence notamment) . La compatibilité, c’est-à-dire favoriser l’accès multiple quand cela est possible, peut constituer une stratégie d’accommodation dans la mesure où elle atténue la concurrence. Conclusion. La définition d’un marché pertinent dans le cas d’un marché « biface » doit prendre en compte l’impact d’une variation du tarif d’un groupe sur les profits réalisés sur l’autre groupe. L’analyse des prix pratiqués sur de tels marchés est confrontée à des spécificités : la structure des prix ne reflète pas forcément celle des coûts, une marge élevée n’est pas forcément synonyme de pouvoir de marché, un tarif inférieur au coût marginal n’est pas une preuve de prédation. L’analyse de la structure de marché doit également tenir compte des caractéristiques « bifaces » du marché, qui peuvent notamment : - rendre le basculement vers le monopole parfois efficace ; - faire que l’exclusivité conduise à une concurrence plus forte ou, au contraire, à des barrières à l’entrée ; - faire émerger la compatibilité comme stratégie d’accommodation. Plusieurs questions peuvent être encore soulevées, comme celle de l’existence de barrières à l’entrée (une clientèle établie d’un côté est un avantage nécessaire pour l’activité de l’autre), l’existence d’ententes illicites ou l’intégration verticale d’un côté, qui permet de résoudre les problèmes de coordination. 3. La notion de « two-sided markets » en droit de la concurrence. PW : Introduction. Un « two-sided market » est une notion principalement économique, qui trouve une application juridique en droit de la concurrence. Les caractéristiques communes possédées par ces marchés sont les suivantes. 3 Deux opérateurs distincts, un vendeur de biens ou de services et un acheteur, souhaitent interagir entre eux. Un intermédiaire (« plateforme ») offre un bien ou service qui permet à ces deux opérateurs d’interagir. Les deux opérateurs sont demandeurs du bien ou service intermédiaire. Chaque opérateur appréciera davantage le bien ou service intermédiaire si l’autre opérateur achète le même bien ou service: leurs demandes sont interdépendantes. Les interactions entre les deux opérateurs sont la source d’effets de réseau. Tentative de définition juridique. Il n’y a pas de littérature juridique doctrinale, notamment en France, sur les « two-sided markets ». L’approche juridique doit donc être fondée sur la pratique décisionnelle des autorités de concurrence. L’appréciation des éventuelles atteintes à la concurrence nécessite toujours, au préalable, que soit délimité le (ou les) marché pertinent. Ce dernier est défini comme le lieu sur lequel se rencontrent l’offre et la demande pour un produit ou un service spécifique (rapport d’activité 2001 du Conseil de la concurrence). Dans le cas d’un « two-sided market », l’intermédiaire offre un bien ou un service à deux demandeurs distincts. On pourrait donc considérer que cela suppose l’existence de deux marchés pertinents distincts. Les autorités de concurrence françaises ont cependant précisé qu’il ne peut y avoir de marché pertinent que là où il existe une relation commerciale entre l’offreur et le demandeur, à savoir l’échange d’un bien ou d’un service à titre onéreux (Lettre Ministre 29 mai 1998, NRJ/Nostalgie). Or certains opérateurs jouant le rôle d’intermédiaire sur un secteur, et répondant à la définition économique des « two-sided markets » n’ont pas de relation commerciale avec l’un des deux opérateurs demandeurs, au sens de la jurisprudence précitée. C’est le cas notamment des radios, journaux ou chaînes de télévision gratuits. Un « two-sided market » n’est donc pas nécessairement caractérisé par l’existence de deux marchés pertinents distincts. Toutefois, parce que les demandes de chaque côté du « two-sided market » sont interdépendantes, il est nécessaire de s’intéresser aux deux versants de ce marché pour délimiter le ou les marchés pertinents, déterminer la position de l’opérateur intermédiaire sur le ou les marchés concernés et mener correctement l’analyse des effets, sur le jeu de la concurrence, d’une pratique mise en œuvre par cet opérateur ou d’une opération de concentration. 4 Les principales applications juridiques : appréciation de l’incidence d’un « two-sided market ». La délimitation du marché pertinent. Dans le cas « Visa International I »1, pour délimiter le marché de systèmes pertinent, la Commission, après avoir relevé que l’utilisation de différents systèmes de paiement était déterminée par les décisions interdépendantes des consommateurs et des commerçants, a analysé aussi bien la demande des commerçants que celle des titulaires de cartes. La détermination du pouvoir de marché de l’opérateur intermédiaire. Les parts de marché des opérateurs intermédiaires sur un versant ont une incidence sur la part de marché ou pouvoir de marché de ces mêmes opérateurs sur l’autre versant du « two-sided market ». Les effets de réseau qui caractérisent les « two-sided markets », sont la source de barrières à l’entrée qui influent sur le pouvoir de marché de l’opérateur intermédiaire. Une intégration verticale dans le cadre d’un « two-sided market » peut entraîner des effets de levier. L’appréciation de l’existence d’une entente illicite dans le cadre de « two-sided markets ». L’appréciation de l’existence d’une entente et de ses effets reste difficile, dans la mesure où il faut prendre en compte les interactions positives d’un marché sur l’autre. Le 9 août 2001, la Commission a rendu des attestations négatives à VISA International, société privée détenue par des institutions financières, qui lui avait notifié différentes règles la concernant au titre de l’article 81 du Traité CE (« règles VISA »). La Commission avait reconnu dans ce cas la spécificité du « two-sided market » en cause : « Un système de paiement ne peut se développer que si les émetteurs peuvent avoir la certitude que leurs cartes seront acceptées par les commerçants liés par contrat à d’autres acquéreurs » (pt. 67). L’appréciation de l’existence d’un abus de position dominante. Dans sa décision « Microsoft »2, la Commission européenne a condamné Microsoft au titre de l’article 82 du Traité CE notamment pour sa pratique ayant consisté à lier la vente de son lecteur Windows Media (WMP) avec son système d’exploitation pour PC clients (Windows). La Commission a relevé que la pratique de vente liée de Microsoft avait notamment un effet 1 2 CE, déc. COMP/29.373, 9 août 2001. CE, déc. COMP/37.792, 24 mars 2004 5 sur les fournisseurs de contenus et les concepteurs de logiciels du fait des effets de réseau indirects constatés sur le marché des lecteurs multimédias. 4. Débat Salle : Peut-on considérer le secteur des télécoms comme un « two-sided market » ? Manuel Rio, consultant : Comment différencier les marchés bifaces des marchés à quatre parties, comme les systèmes de cartes bancaires, qui possèdent également une plateforme entre les deux banques ? Alain Georges, avocat : Il me semble que « two-sided market » est un mot nouveau pour nommer une notion ancienne, et souvent analysée. D’autre part, la Commission, dans sa directive sur le New Legal Framework on Payments, préconise que les prix soient corrélés aux coûts. François Lévêque, professeur d’économie :Quels sont les résultats spécifiques apportés par les « two-sided markets » pour les autorités de la concurrence, par rapport à ceux de l’économie de réseau ? BC : La spécificité des two-sided markets réside dans l’existence d’un tiers qui essaie d’internaliser les externalités. Certains aspects des télécoms entrent dans cette définition. L’optimum social n’est pas atteint, dans le cas d’un marché biface, par des prix reflétant les coûts. Nathalie Sonnac, économiste : L’apport des two-sided markets dans l’analyse des industries médiatiques est très important. Dans le cas des médias, les externalités ne sont pas toutes positives (publiphobie), et la caractéristique « duale » du marché doit être prise en compte, par exemple dans son impact sur le ratio publicité/contenu. Par ailleurs, les médias sont des biens publics, il existe donc une composante politique qui entre en jeu, quant à l’opportunité de ne pas faire payer le consommateur/citoyen. 5. Le cas Socpresse. AP : Le 28 octobre 2005, le ministre de l’économie a autorisé le rachat par la SIPA, qui contrôle notamment Ouest-France, du pôle Ouest de la Socpresse. PW : Le Conseil et le ministre ont retenu trois marchés de produits pertinents : - le marché du lectorat de la presse quotidienne régionale (PQR) ; - le marché de la publicité dans la PQR ; 6 - le marché des petites annonces diffusées dans la PQR. Les autorités ont relevé que l’opération se traduirait par la création de monopoles et quasimonopoles sur les trois marchés pertinents, et ce sur quatre des cinq départements concernés. Elles ont relevé certains éléments structurels liés notamment à l’existence d’un « two-sided market » pouvant conforter le pouvoir de marché de la nouvelle entité (notamment barrières à l’entrée), mais également, et surtout, limiter ce pouvoir (les externalités limitent la possibilité d’augmenter les prix). Les autorités ont ensuite procédé à l’étude des effets verticaux et congloméraux de l’opération sur les marchés connexes. Les autorités de concurrence ont constaté que, du fait de l’existence de fortes barrières à l’entrée sur le marché du lectorat, liées au caractère « dual » de la PQR, le pouvoir de monopole ou de quasi-monopole de la nouvelle entité ne serait pas limité par une pression concurrentielle exercée par des concurrents potentiels. Les autorités ont relevé cependant que le caractère dual du marché de la PQR, s’il pouvait conforter le pouvoir de marché de la nouvelle entité en introduisant des barrières à l’entrée, pouvait à l’inverse limiter ce pouvoir, en empêchant cette dernière d’augmenter ses prix (notamment du fait de la forte sensibilité des lecteurs au prix des journaux sur ce marché). Les autorités ont donc considéré que la nouvelle entité ne se risquerait sans doute pas à exploiter son pouvoir de marché en haussant les prix au numéro de ses titres. BC : Une telle acquisition laisserait deux plateformes pour le lectorat, du fait de la faible substituabilité entre journaux. Les deux plateformes seraient alors complémentaires pour les annonceurs locaux. L’existence d’une seule régie, et donc d’un pouvoir de marché accru, n’entraîne cependant qu’un risque limité d’augmentation du tarif des annonces, car les annonceurs subissent déjà (avant l’acquisition) un fort pouvoir de marché. Deux autres aspects d’un tel rachat doivent être étudiés. - Le risque d’homogénéisation des contenus, qui nécessite de se demander s’il est socialement souhaitable de préserver deux journaux au sein d’un seul groupe. - La répercussion ou non sur les lecteurs des économies réalisées sur le coût de gestion et de négociation des annonces (économies réalisées au moyen de couplage). La décision des autorités semble prendre en compte l’aspect « dual » du marché concerné, et analyser les effets sur tous les côtés. Elle surestime peut-être l’efficacité de la situation de concurrence. D’autres aspects, qui ne sont pas liés au caractère « biface » du marché, doivent être pris en compte, comme les effets de levier par couplage, ou les effets verticaux par forclusion. Agathe Beaufume, DGCCRF : Il existe une différence dans la détermination du marché pertinent entre la télévision payante et la télévision gratuite. Dans le premier cas, il existe une relation commerciale avec le téléspectateur, pas dans le second. Cependant, la décision du ministre comme l’avis du Conseil ont analysé l’audience en aval du marché et la publicité en amont. 7 Philippe Nasse, Conseil de la concurrence : L’élasticité prix étant très forte, cela constitue un double frein avec l’externalité positive, ce qui explique l’avis favorable émis par le Conseil. Nathalie Sonnac, économiste : Il faut également prendre en compte la presse gratuite locale, et l’aspect congloméral du cas, puisque 20 minutes appartient au groupe Ouest-France. Agathe Beaufume, DGCCRF : L’aspect congloméral a été pris en compte par le biais de l’analyse des participations. PW : La question de l’aspect congloméral est très riche, et pose la question du marché pertinent de la publicité. En effet, la jurisprudence estime qu’il y a un marché de la publicité par média, et pas un marché global, ce qui peut sembler en contradiction avec la prise en compte de l’aspect congloméral. Gaëlle Lebreton, Conseil de la concurrence : On ne dispose pas d’instrument d’analyse sur les interactions entre les différents médias. 8