dominique wolton
LES MÉDIAS, MAILLON FAIBLE DE LA
COMMUNICATION POLITIQUE
La communication politique a pris une place considérable en un demi-siècle avec
l'introduction des médias de masse puis avec celle des sondages, contraignant les hommes
politiques à modifier leurs relations avec la presse et à mieux prendre en compte les réactions, et
aspirations, de l'opinion publique.
Aujourd'hui, il n'y a plus de politique sans médias ni sondage, au point que certains, un
peu rapidement, en ont conclu que la politique se réduisait à la communication.
Si la politique ne se réduit pas à la communication1, son exercice en est cependant
sensiblement modifié, les sondages accentuant les changement déjà introduits par la radio et
surtout par la télévision dans le sens d'une plus grande visibilité de la politique.
On est ainsi passé d'un jeu à deux (hommes politiques médias) à un jeu à trois
(hommes politiques
médias
sondages) et une des questions les plus intéressantes concerne
les conséquences de cet élargissement sur les relations entre ces trois acteurs et sur leurs rôles
respectifs dans la communication politique.
Face à ce changement de fait, le raisonnement le plus classique consiste à voir dans les
médias et les sondages le contrepoids indispensable à l'action des hommes politiques, qui
réciproquement trouvent dans l'information et les réactions de l'opinion publique les éléments
nécessaires à leur réflexion. Une sorte de complémentarité naturelle s'établirait ainsi entre les
trois
:
l'action aux hommes politiques, l'information aux médias et la connaissance de l'état de
165
l'opinion aux sondages. Chacune des trois composantes de la politique moderne ne pouvant
exister sans l'autre et constituant en quelque sorte son contrepoids mutuel.
Ce consensus sur la complémentarité entre les trois principales rationalités de la
communication politique est récent et constitue le point de rencontre de deux processus de
nature différente. D'une part, il est la solution au problème qui a hanté la fin du 19e siècle et la
première moitié du 20e siècle: A quelle condition peut-il y avoir une démocratie dans une
société de masse, l'histoire tragique du
XXe
siècle montrant souvent leur irréductibilité. D'autre
part, il est l'aboutissement du projet démocratique, inauguré par la révolution du 18e siècle: un
jeu politique tempéré par la presse libre et par l'expression de l'opinion publique.
La force de ce consensus vient probablement de ce qu'il est le point de rencontre entre
une logique fonctionnelle
:
comment « gérer » la société de masse, et d'une logique normative
:
comment adapter le modèle de la démocratie, inventé dans une société inégalitaire, à une société
de masse égalitaire. C'est pourquoi les médias et les sondages ont été finalement acceptés, tout
simplement parce qu'ils permettaient l'adaptation du modèle démocratique à la société de
masse2. La communication venait ainsi au secours de la démocratie ou plutôt lui permettait de
se transformer en démocratie de masse. Mais cette place plus grande prise par la communication
dans le fonctionnement de la démocratie
s'est
souvent accompagnée d'un discours critique
dénonçant la politique spectacle ou la domination de la communication sur la politique.
Ce texte vise, au contraire, à montrer que l'émergence de la communication dans la
communication politique traduit en réalité la reconnaissance d'une logique conflictuelle. Les
trois logiques constitutives de la communication politique (l'information, la politique, la
communication) ne sont pas complémentaires, mais au contraire conflictuelles et c'est leur
interaction qui structure la communication politique considérée non pas comme un espace de
« communication », mais comme le lieu d'affrontement de logiques contradictoires.
La reconnaissance de cette absence de complémentarité ne conduit pas à invalider le
modèle démocratique, comme le pensent certains esprits critiques qui, en soulignant les écarts,
voire les contradictions entre la politique, l'information et l'opinion publique, concluent à
l'impossibilité d'un jeu démocratique authentique3. Notre hypothèse est inverse: le décalage
entre ces trois approches est une nécessité structurelle au fonctionnement de la communication
politique et à son rôle dans le jeu démocratique. Maintenir l'hétérogénéité entre ces trois
rationalités est d'autant plus nécessaire que dans la vie politique elles sont proches les unes des
autres. C'est dans les décalages de cette communication « ratée » que réside la communication
politique.
L'objet de ce texte est donc de montrer que l'affrontement politique se fait
aujourd'hui
sur un monde communicationnel, et que le triomphe apparent de la communication sur la
politique, est en réalité à interpréter autrement, comme la condition pour que la politique,
comme l'affrontement, existe à l'échelle d'une démocratie de masse.
Ce changement a trois conséquences. La première concerne la politique qui dans la
démocratie de masse est inséparable des médias et des sondages qui sont les seuls moyens pour
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assurer une certaine « communication » entre les hommes politiques et l'électorat. La seconde
concerne le rôle respectif des sondages et des médias dans la communication. Leur rôle jusqu'à
présent complémentaire, va en réalité se différencier de plus en plus, les médias se comprenant
davantage dans une logique de l'information et les sondages dans une logique de la communica-
tion ; information et communication renvoyant progressivement à deux légitimités assez
distinctes. La troisième concerne le statut de l'opinion publique. Si celle-ci demeure la référence
des médias, comme des sondages et des hommes politiques, c'est cependant dans un sens
progressivement différent pour les uns et pour les autres. La place plus grande qu'elle occupe ne
s'accompagne pas du renforcement d'une de ses significations, mais au contraire du maintien
des différents sens qu'elle a toujours eu.
C'est ainsi qu'au moment, pour la première fois, la publicité et la communication
jouent un rôle essentiel, donnant le sentiment de rapprocher les points de vue, que les décalages
entre les différentes logiques de l'espace politique apparaissent, au contraire, encore plus
nécessaires. La communication politique n'est donc pas le triomphe de la forme sur le fond, de
la communication sur la politique, mais la mise en lumière de tout ce qui sépare les frères
ennemis de la politique démocratique.
Cette transformation de la communication politique conduit non seulement à montrer
l'importance de l'interaction entre les trois logiques, mais aussi à montrer la distinction de plus
en plus nette entre le rôle des médias et celui des sondages. Ce sont les médias qui dans ce jeu à
trois occupent une place particulière mais finalement difficile. Ils sont apparemment dominants,
puisqu'ils assurent au sens strict la « communication » dans la communication politique, mais
en même temps leur légitimité est plus fragile que celle des sondages ou des hommes politiques
liées toutes les deux à un principe de représentativité. Dans le heurt des légitimités constitutives
de la communication politique, ce sont les médias qui sont donc dans une situation délicate.
C'est l'examen de cet aspect, spécifique, mais déterminant pour le fonctionnement général de la
communication politique, auquel est consacré ce texte.
Pourquoi les médias occupent-ils à la fois cette place particulièrement stratégique mais
finalement si fragile?
1.
Médias, sondages, hommes politiques: dialogues de sourds
et concurrences
Nous avons vu au chapitre 1, les trois facteurs qui selon nous expliquent le caractère
antagonique des relations entre les trois principaux partenaires de la communication politique.
Il
s'agit
de la légitimité de leur discours, du rapport qu'ils entretiennent à la réalité politique, et
de leur conception de la communication. Ces données structurelles ont des conséquences
pratiques sur la manières dont les médias se situent par rapport aux hommes politiques et aux
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sondages. La position des médias à l'égard des deux autres acteurs est variable selon les
contextes et explique qu'en dépit des apparences, c'est plutôt le dialogue de sourds et la
concurrence qui anime ces relations que la coopération. Il en ressort à chaque fois une
structuration différente de la communication politique.
I Les médias à mi-distance des hommes politiques et de l'opinion publique
Pendant un demi-siècle, les médias se sont adressés à l'opinion publique, qui est à la fois le
destinataire de leur travail et une légitimation de leur existence4. Le développement des
sondages n'a fait que renforcer cette relation, les journalistes trouvant auprès de ceux-ci,
notamment en période électorale, les ressources nécessaires pour obliger les hommes politiques
à s'éloigner un peu de la langue de bois.
Cette relation est aujourd'hui encore plus naturelle puisque les médias
on l'a vu
sont
les principaux clients des instituts de sondages. Mais rien ne dit que cette alliance restera aussi
forte car les conditions structurelles du jeu de la communication politique sont en train de
changer: l'élargissement du domaine politique, sa visibilité accrue et la connaissance des
préoccupations et des réactions de l'opinion publique changent les relations entre les trois
partenaires. On découvre progressivement que l'opinion publique n'est pas toujours du côté de
l'ouverture et du mouvement et que les manifestations de son conformisme déjà craintes par les
libéraux du 19e siècle (Tocqueville, B. Constant) et même certains auteurs du 20e siècle
(H.
Arendt...) peuvent susciter des blocages et de l'hostilité dont les médias risquent d'être la
victime, notamment en période d'instabilité économique ou sociale.
On retrouve ainsi ce qui fait partie intégrante de l'histoire de la presse mais que celle-ci a
oublié un peu
:
les situations dans lesquelles hommes politiques et opinion publique se lient
pour dénoncer les méfaits et les menaces que la presse fait peser sur « l'unité nationale », « la
confiance du peuple»... Ces phénomènes ont existé lors des guerres coloniales et plus
récemment dans le cadre du terrorisme international.
Rien ne garantit, au moment où l'opinion publique semble disposer par l'intermédiaire
des sondages d'une représentation réelle, que son alliance avec les médias demeurera identique
à ce qu'elle fut souvent, notamment du fait de cette « incarnation sociographique ». L'opinion
publique demeurait, tant qu'elle restait un concept, « l'alliée » de la presse parce qu'elle était la
grande muette. L'homme politique pouvait s'opposer à l'alliance entre médias et opinion
publique et revendiquer pour lui-même une meilleure « connaissance » de l'opinion publique.
Mais là n'était pas l'essentiel, puisque l'opinion publique n'ayant pas de traduction directe
appartenait en réalité à tout le monde. Les sondages changent radicalement cette représentation
et font même parfois apparaître une opinion publique souvent plus conservatrice que celle
souhaitée par les médias. D'abord parce que les évolutions profondes de la société se traduisent
mal dans les sondages, ensuite parce que l'opinion publique, lors d'événements, n'est saisie
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qu'au travers des sondages qui ne permettent pas aisément de démêler la manière dont se
combinent les réactions positives, opposées, traditionnelles, novatrices de l'opinion publique et
enfin parce que la logique des sondages n'est pas si naturellement complémentaire de celle des
médias.
La conséquence de cette incarnation partielle de l'opinion publique dans les sondages
facilite le « découplage » entre les médias et l'opinion publique pouvant ainsi favoriser un
rapprochement entre l'opinion publique et les hommes politiques contre les médias. Cette
situation n'est pas à exclure, comme on l'a vu par exemple récemment aux Etats-Unis lors de
l'Irangate en 1986-1987, où l'opinion publique a explicitement soutenu les hommes politiques
contre « la folie » d'investigation des médias qui voulaient à tout prix connaître la vérité. Le
Colonel O. North incarnant finalement, y compris pour le Président Reagan, toutes les vertus
américaines, contre l'esprit négatif des médias. Ce décalage a également été très nettement
perceptible au printemps 1988 en Sicile, où l'opinion publique rejeta de plus en plus nettement
le comportement des journalistes qui voulaient, à l'occasion des procès anti-mafia, pousser trop
loin les enquêtes sur cette organisation. Non que l'opinion publique sicilienne et italienne aient
été hostiles à la lutte contre la mafia, mais elles l'étaient pour la manière dont la presse concevait
sa logique d'information et la conception de son rôle.
Car tel est le décalage structurel entre médias et sondages. Les premiers, quels que soient
leurs défauts sont motivés, la plupart du temps, par le désir de démêler l'écheveau de la réalité,
ce qui les conduit nécessairement à une attitude critique aussi bien à l'égard des hommes
politiques qu'à l'égard de l'opinion publique et des groupes sociaux. Les sondages, on l'a vu,
sont davantage liés à une préoccupation ponctuelle.
L'opposition entre les deux genres d'information risque d'être d'autant plus forte que
l'information des journalistes passe toujours par l'intermédiaire d'un travail personnel alors que
l'information du sondage est représentative, le sondeur se contentant d'interpréter des données
« objectives ».
Tout peut donc pousser les hommes politiques à chercher, et à trouver, auprès de
l'opinion publique, représentée par les sondages, un appui dans leur rapport de force avec les
médias. Et ce d'autant plus qu'opinion publique et hommes politiques ont une référence
commune
:
le poids de la légitimité représentative, les uns par l'élection, les autres par les vertus
de la statistique.
Cette légitimité un peu rapidement accordée à tout phénomène « représentatif
»
peut
concurrencer directement le rôle des journalistes puisque l'opinion de « quelques uns » vaut
toujours moins que « l'opinion représentative ». Des divergences ne manqueront pas d'appa-
raître entre la perception de la réalité par les journalistes et celle de l'opinion publique, mais il
faudra beaucoup de force de caractère aux premiers pour s'opposer aux choix de « l'opinion
publique démocratique ».
Contrairement à ce que nombre de journalistes pensent, « l'opinion publique socio-
graphique » est un allié incertain aussi bien en situations normales que lors des campagnes
électorales5.
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