l`apport de l`économie politique

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La revue électronique en sciences de l’environnement VertigO, Vol7no2, septembre 2006
SUD, DEVELOPPEMENT ET DEVELOPPEMENT DURABLE :
l’apport de l’économie politique
Catherine Figuière, Laboratoire d'Economie de la Production et de l'Intégration Internationale,
Université Pierre Mendès France de Grenoble (UPMF), BP47 38040 GRENOBLE Cedex 9, France,
Courriel : [email protected]
Résumé : Cet article a pour objet de traiter la problématique du développement durable sous l’angle des enjeux pour les pays du Sud. Il
tente de proposer une lecture en économie politique de l’avènement du développement durable version Brundtland. L’objectif est de
montrer en quoi cette version, parce qu’elle ne nécessite pas de changement paradigmatique, ne permet pas un renouvellement de la
problématique du développement. Alors que des propositions comme l’écodéveloppement, formulées au cours des années 70 auraient pu
permettre une internalisation de la contrainte environnementale dans des projets motivés centralement par la satisfaction des besoins, la
définition retenue sur la base du Rapport Brundtland et validé par le cadre onusien, choisit de ne pas hiérarchiser les trois pôles et donc
implicitement de ne pas remettre en cause la centralité des objectifs économiques. Ainsi, le « Paradigme de Rio » constituant un
prolongement thématique du « Consensus de Washington », le développement durable ne vient que complexifier la problématique du
développement des pays du Sud en le rendant plus coûteux.
Mots clés : développement durable, Sud, développement, écodéveloppement, économie politique.
Abstract : This paper addresses the issue of sustainable development for South countries. It offers a political economy approach of the
coming of the Brundtland version of sustainable development. The aim is to show that this consensus seeking version does not offer a
renewal of development approach because it does not require a change of paradigm. The guiding principles of the Brundtland report,
widely accepted by the United Nations’ system, do not offer a hierarchy among the three poles, and thus do not question the prevailing
central position of economic goals - whereas the ecodevelopment project in the 1970’s was to integrate the environmental constraint in a
human needs satisfaction perspective. In this context we present the ‘Rio paradigm’ as a mere thematical extension of the Washington
Consensus, thus bringing both more complexity and higher costs for development process in the South.
Key Words : Sustainable Development, South, Development, « ecodevelopment », political economy.
Introduction
Alors qu’il s’annonçait comme le projet des « bons sentiments »1,
le développement durable menace aujourd’hui de devenir une
« chimère malfaisante » (Godard, 2004). S’il a pu être perçu
pendant une courte décennie, comme un moyen du
développement, les actions menées en son nom sont en effet
parfois taxées aujourd’hui « d’ingérence écologique » (Rossi,
2000). En un quart de siècle, le développement durable s’est
certes imposé mais les critiques à son encontre se sont
développées.
Cette distance entre les intentions et les réalisations peut assez
naturellement s’expliquer par l’ampleur des ambitions fixées par
le rapport Brundtland : « Le développement soutenable
(sustainable) est un développement qui répond aux besoins du
présent sans compromettre la capacité des générations futures à
répondre aux leurs. Deux concepts sont inhérents à cette notion :
1) le concept de « besoins », et plus particulièrement des besoins
essentiels des plus démunis, à qui il convient d’accorder la plus
1
La références aux bons sentiments en matière de développement
durable est devenue récurrente, Brunel (2004) p21, Theys (2000).
VertigO, Vol7 No2
grande priorité, et 2) l’idée de limitation que l’état de nos
techniques et de notre organisation sociale imposent à la
capacité de l’environnement à répondre aux besoins actuels et à
venir » (CMED, p51).
Cette distance peut également trouver des explications dans la
dilution progressive des priorités qui rend aujourd’hui
l’opérationnalité du projet incertaine. Dans la formulation
« officielle »2 par exemple, les objectifs inhérents à la sphère
sociale (besoins) précèdent clairement les contraintes
environnementales. En d’autres termes, les enjeux de
développement sont premiers. Pourtant, force est de constater que
les acceptions ultérieures du développement durable vont
s’avérer peu fidèles à l’intention affichée et « dans les faits, le
développement durable se résume de plus en plus au respect de
l’environnement » (Brunel, 2005b, p17).
2
Gauchon et Tellene (2005, p1). Ces derniers précisent par
ailleurs que cette définition amène « à trop étendre le concept »
et préfèrent définir le développement durable comme « la
capacité de notre génération à améliorer sa situation matérielle
tout en préservant le milieu pour que nos successeurs puissent en
faire autant ».
1
La revue électronique en sciences de l’environnement VertigO, Vol7no2, septembre 2006
Si cette distance rappelle l’effectivité relative des actions en
faveur du développement durable, elle ne réduit pourtant pas
l’actualité de la visée « politique » du rapport Brundtland. Car
comme le note I. Sachs, «le rapport Brundtland n’a rien apporté
sur le plan conceptuel, mais il a énormément compté sur le plan
politique. » (2002, p7). Le prologue du Rapport Brundtland,
signé par Gagnon et Mead, situe d’ailleurs explicitement cette
ambition politique dans une double logique d’identification des
problèmes et de proposition de solutions globales. La
Commission « a clairement identifié les problèmes
environnementaux les plus importants » (p XIII) et elle « propose
des mesures permettant de solutionner les problèmes à l’échelle
mondiale » (p XIV). Le décalage entre les intentions et les
réalisations masque donc un écart beaucoup plus significatif pour
l’économiste : l’écart entre quelques succès -Kyoto- et des échecs
massifs -la situation économique et sociale des pays du Sud.
Le constat de ce décalage constitue la motivation première des
interrogations développées dans ce texte. L’objectif est donc de
progresser dans la compréhension des enjeux de l’avènement du
développement durable pour les pays du Sud. En d’autres termes,
cet avènement peut-il constituer une opportunité nouvelle pour
les nations qui ne sont pas parvenues à se développer ? L’analyse
vise à montrer que, dans la mesure où le projet initié par le
rapport Brundtland ne s’accompagne pas d’un changement de
paradigme, le développement durable n’entraîne pas les
modifications indispensables à l‘impulsion d’un développement
et , a fortiori, d’un développement durable.
Après avoir précisé, dans un premier temps, la démarche retenue
dans ce papier, qualifiée d’économie politique du développement
durable, un second point éclairera les relations sémantiques,
conceptuelles et historiques entre trois notions : le
développement, l’écodéveloppement et le développement
durable. Dans un troisième et dernier point, ce texte montrera
enfin en quoi le développement durable dans sa version la plus
consensuelle ne constitue pour le Nord qu’une nouvelle façon de
« tirer l’échelle » au pays du Sud, en leur fermant la voie qu’ils
ont eux-mêmes empruntée pour se développer.
Quelle démarche pour quel développement durable ?
La prolifération des publications proposant des typologies des
travaux consacrés au développement durable est révélatrice de la
grande diversité des postures méthodologiques de ces derniers De
manière générale, ces typologies mettent en avant la nécessité
pour le chercheur de préciser cette posture, en amont de toute
amorce de réflexion3.
L’objectif poursuivi ici amène à proposer une démarche en
économie politique, que l’on peut définir par la préférence
donnée à deux angles d’attaque :
3
Sur ces tentatives en français se reporter notamment à Hatem
(1990), Godard (1994) et Vivien (2004).
VertigO, Vol7 No2
•
l’analyse des stratégies d’acteurs, et en particulier les
stratégies
des
Etats-Nations,
des
institutions
internationales ou des ONG –y compris des « ONG, ou
coalition, d’entreprises4». Ces acteurs interviennent en
effet à la fois dans les choix entre projets concurrents,
mais également dans celui des modalités pratiques au
moment du passage à la mise en œuvre.
•
l’analyse des interactions entre les sphères politiques et
économiques, essentielles à la compréhension des
compromis adoptés. La définition de l’Economie
Politique Internationale (EPI) formulée par G.
Kébabdjian (1999, p8) permet de progresser dans la
détermination d’une démarche en économie politique.
En effet, l’EPI « cherche à analyser la sphère des
relations économiques internationales, centrées sur les
phénomènes de richesse (production et circulation de la
« richesse des nations ») en prenant en compte les
articulations avec la sphère du politique, centrée sur les
phénomènes de pouvoir. » Cette façon de raisonner sera
ici transposée à des domaines qui ne sont pas
nécessairement « internationaux ».
Cette orientation d’« économie politique du développement
durable » n’est pas sans implications analytiques fortes.
Premièrement, elle entraîne un certain rapport à l’économie. Le
détour par les stratégies d’acteurs tant sur le plan de la production
de richesse que sur celui du pouvoir, invite en effet à une
approche économique qui, par essence, se préoccupe des activités
des hommes en vue de satisfaire leurs besoins, avant de lire les
impacts de ces activités sur l’environnement5. Cette posture n’est
pas incompatible avec une vision « forte » de la soutenabilité
dans la mesure où elle reconnaît une forte spécificité au
« capital » naturel, auquel le capital n’est que très partiellement
substituable6. La démarche en économie politique proposée ici
4
Se référer notamment à C. Giorgetti, NYU environnemental law
journal (1999)
http://www.law.nyu.edu/JOURNALS/ENVTLLAW/issues/vol7/
2/v7na2.pdf.
5
L’anthropologie réside dans l’étude de la dimension sociale de
l’homme. L’anthropocentrisme est une conception, une attitude,
qui rapporte toute chose à l’univers de l’homme (définitions
Larousse). D’où l’impossibilité de distinguer une approche
« anthropocentrée » (dans laquelle l’économie englobe les
sphères environnementale et sociale) d’une démarche « sociocentrée » dans laquelle c’est la sphère sociale qui englobe les
deux autres, comme le font Sébastien et Brodhag (2004).
6
A ceux qui prétendent « qu’il faut « être deep » ou ne pas être,
car si on ne prend pas une position deep, finalement, la logique
économique va finir de détruire entièrement l’écosystème »
[Smouts, 2005, p58], il peut être répondu qu’ils réduisent une
fois encore le développement durable à deux de ses pôles. Or
l’optique qui est ici défendue vise au contraire un recentrage sur
le pôle social comme priorité dans la hiérarchie des objectifs du
2
La revue électronique en sciences de l’environnement VertigO, Vol7no2, septembre 2006
s’inscrit, en fait, dans une approche plus anthropocentrée, dans
laquelle « le souci de préserver les ressources naturelles est
justifié par l’utilité qu’elles présentent pour l’homme (…). Le
développement durable se définira donc en référence au maintien
ou à l’augmentation du bien-être humain. » (Hatem, 1990, p103)
à la différence d’une démarche strictement écocentrée dans
laquelle « la vie est supposée avoir une valeur en elle-même ; le
fondement du droit à l’existence d’une vie des non-humains n’est
plus utilitariste mais éthique ».
Les critères caractéristiques d’une démarche d’économie
politique ayant été précisés, il convient désormais d’analyser la
signification de la succession des notions concernant le
développement des pays du Sud, en prenant soin de distinguer
ceux qui ont au moins fait l’objet d’une tentative d’application de
ceux qui sont restés à l’état de projets.
La deuxième implication analytique de cette démarche en
économie politique concerne les trois piliers du développement
durable –social, environnemental et économique- et leur
positionnement respectif. Dans les typologies mentionnées cidessus, si les auteurs ne sont pas forcément d’accord sur les
positionnements de tels ou tels travaux, ils ont néanmoins en
commun de définir trois catégories en fonction de la priorité
affichée pour l’un ou l’autre des piliers du développement
durable (Godard [1994], Vivien [2004]). L’« entrée » dans le
développement durable retenue ici se fait par le social, mais se
préoccupe bien des possibilités de l’articulation entre les trois
piliers, sans laquelle il ne saurait être question de développement
« durable ». En cela, la démarche rejoint la proposition faite par
J.-P. Revéret (2004) : « le développement social et humain est un
objectif, l’intégrité écologique, une condition, et le
développement économique, un moyen ».
La prise de conscience de la finitude du monde remonte au tout
début des années 1970 avec la publication notamment du premier
Rapport Meadows. Le terme de développement durable apparaît
quant à lui dès 1980 dans un rapport de l’Union Internationale
pour la Conservation de la Nature. Il n’est cependant médiatisé
qu’à partir de la publication du Rapport Brundtland en 1987.
Une troisième et dernière implication concerne l’analyse
territoriale. Dans la mesure où les enjeux de l’application des
principes du développement durable aux pays en voie de
développement constituent l’objet de l’analyse, il convient en
effet de s’interroger à la fois sur le niveau territorial pertinent
pour édicter les objectifs du développement durable, mais
également sur celui où sont mis en place les moyens de les
atteindre. Les travaux portant sur l’ancrage territorial du
développement durable peuvent là encore faire l’objet d’une
typologie en trois catégories. Les premiers postulent sur « la
prééminence du global », les deuxièmes se fondent sur
« l’antériorité du régional » (Vivien et Zuindeau, 2001), les
troisièmes enfin, travaillant sur la nécessaire articulation des
niveaux territoriaux, reconnaissent la nécessité d’un niveau
intermédiaire susceptible d’assurer « la rencontre des logiques
ascendante et descendante » (Godard, 2005, p7). L’analyse
menée ici s’inscrit directement dans ce cadre, relativement
compatible avec une démarche en économie politique soucieuse
de la construction des compromis entre acteurs appartenant à des
niveaux territoriaux différents.
développement durable ; l’environnement étant considéré comme
nécessaire à la survie de l’espèce humaine. En d’autres termes,
l’hypothèse d’une Terre parfaitement préservée –wilderness-,
dans laquelle le bien-être des hommes ne rentre pas en ligne de
compte, n’est pas notre objet.
VertigO, Vol7 No2
Développement, développement durable, écodéveloppement :
des notions concurrentes pour des projets différents
Les projets proposés durant les années 1970 pointent davantage
les contradictions entre les sphères économiques et
environnementales. Ils soulignent parfois même l’irréductibilité
entre le maintien de la croissance économique et la préservation
des conditions de survie de l’espère humaine sur la terre. Dans ce
contexte, et face à la réaction d’un certain nombre de dirigeants
politiques (Kissinger suite au Sommet de Coyococ en 1974 en
particulier), l’ONU va explicitement demander à Gro Harlem
Brundtland de travailler sur des propositions en faveur d’un
« consensus » autour du double thème du développement et de
l’environnement. Il faut dépasser le conflit entre les deux sphères
et les réconcilier. Pour l’initiative onusienne, le développement
« durable » doit désormais se présenter comme « englobant » le
développement. Le développement durable est censé relever du
développement avec une dimension supplémentaire : la prise en
compte de l’environnement qui entraîne nécessairement la
réflexion sur les générations futures.
L’analyse des enjeux de l’avènement du développement durable
pour les pays du Sud, nécessite de revenir sur le moment précis
du « basculement des propositions » en matière de
développement durable : le passage « direct » du développement
au développement « durable », qui s’est opéré au cours de la
décennie 80. Ce passage se fait au détriment du projet
d’écodéveloppement, initié au début des années 70 dans le but
explicite de trouver une solution à la situation du Tiers Monde.
Développement et environnement : les projets des années 70.
Les années 70, décennie de la médiatisation de la finitude du
monde, ont vu émerger plusieurs projets de développement pour
les pays du Sud, tous motivés par la prise en considération de la
question environnementale.
Le projet d’écodéveloppement proposé pour la première fois à
Stockholm en 1972 s’articule autour de la nécessité de prendre en
considération conjointement cinq dimensions du développement
(Sachs, 1994, p54).
3
La revue électronique en sciences de l’environnement VertigO, Vol7no2, septembre 2006
1. La première est la plus importante : elle combine la
pertinence sociale et l’équité des solutions proposées puisque
la finalité du développement est toujours éthique et sociale.
2. La seconde concerne la prudence écologique : (…) la survie
de l’espèce humaine est en jeu et par conséquent il n’est plus
possible d’externaliser les effets environnementaux de nos
actions sans s’en préoccuper aucunement.
3. La troisième dimension vise l’efficacité économique qui
n’est qu’instrumentale. (…) Il s’agit de mieux situer
l’économie et de mesurer son efficacité à l’aune des critères
macrosociaux et non simplement de rentabilité microéconomique.
4. Une quatrième dimension est d’ordre culturel. Les solutions
proposées doivent être culturellement acceptables, ce qui
renvoie à l’un des problèmes les plus difficiles pour le
« développeur » : celui de proposer le changement dans la
continuité culturelle en évitant d’imposer des modèles
exogènes mais, en même temps, en refusant de s’enfermer
dans le traditionalisme immobile.
5. Finalement, il y a la dimension de territorialité, la nécessité
de rechercher de nouveaux équilibres spatiaux, les mêmes
activités humaines ayant des impacts écologiques et sociaux
différents selon leur localisation. La planification socioéconomique et l’aménagement du territoire doivent être
pensés conjointement.
Si dans sa version initiale, cette « approche opérationnelle »,
comme la qualifie Sachs lui-même, est motivée par la question
du sous-développement, dès 1974 à Coyococ une nouvelle
version propose un modèle de développement valable pour tous
(Vivien et Zuindeau, 2001, p23).
Ce projet d’écodéveloppement porté par des personnalités très
médiatiques comme Maurice Strong et Ignacy Sachs a eu
tendance à faire oublier d’autres projets de même nature conçus
au cours de la même décennie. Par exemple, « L’autre
développement », proposé dans un rapport sur le développement
et la coopération internationale commandé à la Fondation Dag
Hammarskjöld pour la 7ème session extraordinaire de l’Assemblée
Générale des Nations Unies en 1975, mérite d’être mentionné.
D’une part, les « cinq éléments de son cadre conceptuel » sont
très proches des cinq principes de l’écodéveloppement, et d’autre
part, comme le Rapport Brundtland, il voit le jour dans le cadre
onusien.
« Un autre développement
1. « est axé tout entier vers la satisfaction des besoins, à
commencer par l’élimination de la misère ;
2. est endogène et « self-reliant », c'est-à-dire en prenant
appui sur les forces mêmes des sociétés qui s’y
engagent ;
3. s’harmonise avec l’environnement ;
4. exige des transformations de structure ;
5. nécessite une action immédiate possible et nécessaire »
(p28-40).
VertigO, Vol7 No2
Cette proposition induit la nécessité d’un « nouvel ordre
international » remettant en cause notamment la validité d’un
modèle unique de développement valable pour tous à tout
moment de l’histoire. Centré sur la satisfaction des besoins en
harmonie avec l’environnement, il n’a pas retenu l’attention alors
qu’il avait pourtant pour caisse de résonnance l’Assemblée
Générale des Nations Unies.
Il est à souligner que cette tradition ne s’est pas pour autant
éteinte malgré la focalisation sur le « développement durable »
qui caractérise les décennies suivantes. Les travaux initiés par
Juan Martinez-Allier à partir des années 80 constituent en
particulier une critique à la fois du développement durable qui
permet de « recommander les programmes d’ajustement
écologiques » à travers une « sorte de FMI écologique » (1992,
p1), mais également du paradigme à la base de l’ordre
international en vigueur à travers le concept d’échange
écologiquement inégal (2001).
Les projets « d’écodéveloppement » et « d’un autre
développement » se situent dans la lignée des approches critiques
en matière de développement7. Ils convergent sur la
reconnaissance de la spécificité de la situation des pays en
développement. C’est au contraire un projet porteur d’un modèle
universel pour le Nord et le Sud qui va être retenu au cours de la
décennie 80 avec l’avènement du « développement durable ».
Le développement durable version Brundtland : un projet pour
tous
« L’avènement du développement durable » résulte donc de
l’éviction des projets de développement durable pour le Sud. Il
n’y a cependant pas consensus sur les raisons de cet
« avènement » au cours des années 80-90. Les deux propositions
suivantes situent l’éventail des hypothèses avancées. La première
explication, qualifiée d’endogène, est constitutive de la définition
même du développement durable. La seconde, qui cherche ses
arguments dans des évènements non constitutifs de cette
définition, est quant à elle qualifiée d’exogène.
La lecture endogène du processus mobilise, pour expliquer « les
origines historiques et institutionnelles du développement
durable », des arguments issus du thème des prises de conscience
dans le domaine de l’environnement. Cette vision est proposée
notamment par l’IRD (Institut de Recherche sur le
Développement) (Martin, 2002). Dans ce cadre, « la montée en
puissance du développement durable à partir des années 1980 »
est caractérisée par une énumération de phénomènes allant de la
« reconnaissance institutionnelle de pollutions qualifiées de
7
La distinction entre pensée dominante et pensée critique faite
dans le champ du développement durable (Boisvert et Vivien,
2006) mais également dans d’autres comme celui de l’économie
politique internationale (Kébabdjian 2006) sera retenue ici. Ce
dernier retient le terme de système dualiste constitué d’un pôle
« mainstream » et d’un pôle « hétérodoxe ».
4
La revue électronique en sciences de l’environnement VertigO, Vol7no2, septembre 2006
globales », aux diverses catastrophes majeures du type
Tchernobyl, en passant par les risques d’épuisement des
ressources naturelles non renouvelables (pp56-57). Les
motivations de l’ajout du thème environnemental au
questionnement sur le développement se situent exclusivement
dans la sphère environnementale. Cette lecture intronise « la »
nécessité d’une « durabilité » sans pour autant se positionner ni
par rapport au développement ni par rapport à la concurrence
entre les différents projets de développement durable.
D’autres auteurs, comme Sylvie Brunel – géographe du
développement -, proposent une lecture totalement exogène de
l’émergence du développement durable comme successeur du
développement. Ils mobilisent des facteurs explicatifs situés dans
la sphère politique.
« Le développement est un produit de la guerre froide. (…) Il
s’agit d’empêcher les pays pauvres de basculer dans le camp
du communisme (…) par le biais de l’aide économique aux
nations (qualifiées alors) de « sous-développées ». (…) (Ce
développement) sous-tend aussi que les pays pauvres doivent
forcément connaître un cheminement identique à celui des
pays riches, qui les conduise de la pauvreté à l’entrée dans
une société de consommation ». (…) (Brunel, 2004, p26-27)
« Si le concept de développement durable est apparu
précocement au sein des institutions internationales, il n’a
pas réussi à s’imposer immédiatement, parce que le contexte
économique et géopolitique n’était pas propice. L’évolution
de la donne internationale au tournant des années 1990 va,
au contraire, lui permettre de s’installer. » (Brunel, 2004, p
35) (…) « l’aide publique au développement s’effondre avec
la disparition du mur de Berlin en 1989 (…). Jusque là
allouée pour des motifs stratégiques et géopolitiques par les
grandes puissances (…) elle perd dès lors son utilité ».
(Brunel, 2004 p19)
Cette lecture exogène met en avant la volonté politique qui
émanent des pays du Nord : le thème du développement durable
est interprété comme une tentative d’évincer les approches
« développementistes » fondées sur une reconnaissance des
spécificités des pays du Sud. Radicale, cette approche a
néanmoins l’avantage de souligner la nécessité de resituer
l’apparition d’une notion, ou concept, dans le contexte de la
dynamique des relations de pouvoir existant entre les Etatsnations, et des capacités d’influence de ces derniers au sein des
institutions internationales. Le choix de ces institutions en faveur
de la définition du développement durable issue du Rapport
Brundtland, au détriment de l’écodéveloppement d’I. Sachs, est
révélateur d’une motivation spécifique : le contenu du « nouvel
outil » doit être consensuel, « politiquement correct », c’est à dire
compatible avec le paradigme8 en vigueur au sein d’autres
8
La définition du paradigme retenue ici fédère des apports de
Kuhn et d’Heidegger. Chez le premier sera retenu l’idée d’un
ensemble de règles admises et intériorisées comme normes par la
communauté scientifique à un moment donné de son histoire
VertigO, Vol7 No2
grandes institutions internationales comme le FMI et la Banque
Mondiale9.
En définitive, l’explication de l’évincement des projets comme
l’écodéveloppement au profit du développement durable version
Brundtland relève donc d’une opposition polaire entre une
analyse en termes de « dommages environnementaux majeurs »
[sans politique] et une analyse en termes de « stratégies
politiques » [sans environnement].
Pour Olivier Godard, l’explication est plus médiane : elle se
trouve plutôt dans les caractéristiques mêmes du Rapport
Brundtland. Le projet d’écodéveloppement des années 1970
apparaît comme susceptible de conjuguer les impératifs du
développement avec une prise en compte des « nouveaux »
impératifs liés aux contraintes environnementales. Pourtant « ce
projet (l’écodéveloppement) ne s’est pas réalisé. Politiquement,
il a été écarté à la fin des années soixante-dix par l’appareil
onusien car son contenu politique dérangeait les gouvernements
occidentaux et en particulier la première puissance mondiale.
C’est alors que vint le développement-durable. Moins précis et
moins radical, dans son contenu explicite, plus œcuménique, le
développement-durable a été adopté à la fin des années quatrevingt (..). » (Godard, 2005, p18).
Plus précisément, Godard (1998, p227) souligne que
« l’approche néo-classique est davantage congruente (que
l’écodéveloppement) à un monde dans lequel le marché
représente, aux yeux de tous les acteurs, la figure centrale de la
coordination économique et où, concrètement, les grands
groupes industriels et les milieux financiers privés sont les
acteurs leaders du développement international ». Selon lui, la
version Brundtland du développement durable permet
d’internaliser la contrainte environnementale sans pour autant
remettre en cause le paradigme10 économique en vigueur.
pour délimiter et problématiser les faits qu’elle juge digne
d’étude. Chez le second sera reprise l’idée du paradigme comme
champ délimité reposant sur un système d’hypothèses dont on
n’est pas a priori conscient, soit un cadre référent de pensée
adapté à un certain état de développement.
9
Cette lecture de l’avènement du développement durable permet
de rajouter un élément à la liste proposée par Huybens et
Villeneuve (2004). Afin de qualifier le développement durable,
ils distinguent les fonctions idéologique, stratégique et
heuristique, auxquelles s’ajoute ici la fonction politique.
10
L’absence de consensus sur la relation entre changement
paradigmatique et développement durable est en grande partie
imputable à la mobilisation de définitions différentes du concept
de paradigme. Ainsi pour Huybens et Villeneuve, par exemple,
(2004, p4), « le développement durable (…) est un paradigme : il
fait éclater les systèmes de pensées centrés sur l’économie ou sur
l’écologie seulement, en y intégrant une dimension humaine et en
rendant logique l’idée qu’il faut se préoccuper des trois en même
temps ».
5
La revue électronique en sciences de l’environnement VertigO, Vol7no2, septembre 2006
Cette lecture n’est pas marginale. Mathias Lefèvre, par exemple,
(2004,) sous une formulation beaucoup plus tranchée, estime que
le développement durable (dans sa version Brundtland entérinée
par Rio et Johannesburg, et surtout Kyoto) ne nécessite « surtout
pas » de changement de paradigme. Son analyse porte en effet
sur les pratiques d’une catégorie d’acteurs dont le pouvoir est
croissant dans la phase actuelle de l’histoire du capitalisme : les
firmes multinationales (FMN). Analysant leurs agissements en
matière de gestion du risque climatique, il qualifie ce dernier de
« lieu d’une bataille plus large, entre firmes et éléments
contestataires de la société, où l’enjeu devient alors la
transformation des structures sociales existantes » (p1). La
proacitivité de certaines FMN, issues notamment du secteur
énergétique, constitue, selon Lefèvre, le signe d’une volonté de
favoriser « un processus de réforme « par le haut » et par
concessions, qui vise à préserver les aspects essentiels des
structures sociales » (p11). Par suite, l’édification de
règlementations autour du protocole de Kyoto est « une forme de
compromis symbolique avec des Etats, des agences
intergouvernementales et des ONG environnementales. (…) Les
solutions validées, qui entretiennent l’illusion qu’un capitalisme
« vert » serait possible, privilégient des valeurs, des croyances et
une représentation du monde et des relations homme/nature déjà
bien ancrées, consubstantielles à l’imaginaire social
capitaliste ». Lefèvre conclue au non-changement de paradigme
dans le registre des négociations climatiques, domaine qui
constitue l’exemple le plus avancé de l’application du
développement durable « onusien ».
Cette position médiane est pertinente pour comprendre le
positionnement des pays en voie de développement. Considérer
que le développement durable conforte un maintien du paradigme
en vigueur signifie qu’il n’est pas porteur de nouvelles
opportunités de développement. Plus particulièrement, une
approche du développement durable qui n’opère aucune
hiérarchie entre les trois pôles laisse de fait le pôle économique
dominer les deux autres.
Le développement durable version Brundtland s’impose donc à
partir des années 90 comme un projet pour tous, susceptible
d’internaliser les contraintes environnementales sans remettre en
cause la centralité de l’économie de marché néo-libérale.
Le développement durable : un projet nouveau, un paradigme
identique
Sans changement paradigmatique, l’écodéveloppement s’avère
donc moins adéquat que le développement durable version
Brundtland pour internaliser la contrainte environnementale. En
d’autres termes, l’application de l’écodéveloppement aurait
supposé un changement paradigmatique impliquant une révision
de la place de l’économie dans la société et une minoration du
rôle du marché dans l’économie afin de progresser dans la
satisfaction des besoins dans un plus grand respect de
l’environnement.
VertigO, Vol7 No2
On peut dès lors tenter de prolonger l’interprétation : cette
acception du développement durable s’est imposée face à
l’écodéveloppement – voire au développement11 - parce qu’il
existait, d’abord, une volonté politique suffisamment puissante
en faveur de la protection du paradigme en vigueur.
Cette imposition a pour conséquence fondamentale de fermer le
débat sur la hiérarchie des préoccupations en matière de
développement durable. Les projets des années 70 insistaient sur
la faisabilité d’un développement durable, en particulier dans les
pays du Sud, liée à une hiérarchisation et une articulation entre
les pôles12. Ce besoin de hiérarchisation résulte en fait de
questions assez pragmatiques dans l’action économique :
• Dans quelle sphère se situent les objectifs et comment sontils hiérarchisés ?
• Dans quelle sphère se situent les contraintes ?
• Dans quelle sphère se situent les moyens ?
On trouve d’ailleurs un écho à ce triple questionnement dans les
travaux récents d’I. Sachs (2002, p7). « le concept
d’écodéveloppement implique une hiérarchie des objectifs :
d’abord le social, ensuite l’environnement, et enfin seulement la
recherche de la viabilité économique, sans laquelle rien n’est
possible. La croissance ne doit pas devenir un but premier mais
rester un instrument au service de la solidarité entre les
générations, présentes et celles à venir ». Il est à noter que la
réalisation de ces objectifs aurait supposé un changement de
paradigme, « le développement durable, on ne le dira jamais
assez n’est pas compatible avec le « fanatisme de marché ». (…)
Le développement durable est un concept organisateur, il doit
orienter l’ensemble des activités d’un pays. »13
La faisabilité d’un authentique développement durable reste
fondée sur une hiérarchisation entre les pôles. Cette dernière est
consubstantielle d’un changement de paradigme visant le
11
« Popularisé par le rapport Brundtland, le concept de
développement durable s’est propagé et souvent institutionnalisé
sans que le lien soit clairement fait avec les théories du
développement qu’on veut lui faire remplacer » (Gendron et
Revéret, 2000, p111).
12
Boidin (2004) souligne que « Les différentes dimensions
tendent actuellement à être considérées comme additives (avec
des effets mutuellement bénéfiques) » et insiste au contraire sur
l’existence de possibles effets mutuels négatifs. En d’autres
termes on ne peut agir dans un domaine sans considérer les
répercussions dans les autres, car elles ne sont pas forcément
positives. Ce qui repose, dans un autre registre, la question de la
fractalité du développement durable soulevée par Godard (1996)
à propos de son application territoriale.
13
Il semble important de souligner ici la confusion des termes
employés par Sachs qui qualifie de développement durable le
projet d’écodéveloppement, alors que dans ce texte le terme
développement durable est strictement réservé à la version
Brundtland-ONU.
6
La revue électronique en sciences de l’environnement VertigO, Vol7no2, septembre 2006
réencastrement de l’économie dans la société. Comme le
souligne Berr et Harribey14 (2005, p468), reprenant Polanyi, si
« l’Occident n’a pas inventé l’économie. Il aurait (…) inventé le
« désencastrement » de l’économie et la domination de cette
instance sur les autres sphères sociales ». Cette posture est loin
d’être isolée. En 1994, Coméliau soulignait déjà « le caractère
très particulier d’un système social, le nôtre, très largement
dominé par les préoccupations économiques, ou plutôt par les
préoccupations de l’économie de marché ; c’est aussi la
nécessité urgente de remettre l’économie à sa place, qui est celle
d’un instrument et non d’un objectif » (p66). Cette idée se
retrouve aussi chez Gendron et Revéret (2000, p121) qui
mentionnent la nécessaire réarticulation, « si bien que ce n’est
plus à l’aune de l’efficacité que doivent être jugées les politiques
publiques mais bien en regard des objectifs sociaux et
environnementaux que doit être mesurée l’efficacité des
politiques économiques ».
Après avoir progressé dans l’analyse des facteurs ayant favorisé
l’avènement d’un projet de développement durable pour tous, il
reste à préciser les enjeux de ce projet pour les pays du Sud.
Le Nord, champion dans l’art de « tirer l’échelle » ?
Pour les pays du Sud, la question permanente reste toujours celle
du développement. Sur un plan sémantique, l’expression
développement durable offre un premier dépassement qui peut,
au moins de prime abord, s’avérer redoutable. « Dans
l’expression développement « durable », la durabilité semble
n’être qu’un qualificatif accroché à un substantif qui a fait, et fait
toujours l’objet d’une abondante littérature en sciences sociales.
Or, étonnamment, la notion de « développement durable » s’est
propagée de façon autonome, sans que l’arrimage avec le
substantif soit toujours fait. Il semble exister un ancrage plus fort
avec le monde de l’environnement qu’avec celui du
développement » (Gendron et Revéret, 2000, p114).
Ce caractère substantif de la durabilité du développement mérite
d’être interrogé. Dans un premier temps, il importe de montrer
l’influence de la rhétorique internationaliste qui tisse une parenté
entre le développement durable incarné par le « paradigme de
Rio » et le développement prôné par le consensus de
Washington. Dans un second temps, il s’agit de situer quelques
enjeux de la promotion des « bonnes gouvernances » dans les
pays en développement.
Le paradigme de Rio, élargissement « durable » du consensus de
Washington
Le consensus de Washington (Williamson, 1990), pilier des
grandes actions internationales en faveur du développement, au
moins au cours des deux dernières décennies du siècle dernier,
peut se résumer par un slogan à l’intention des nations du Sud :
« ouvrez-vous, libéralisez votre économie, laissez faire le marché
et vous vous développerez ». En d’autres termes, la libéralisation
de l’économie doit susciter de la croissance qui, à son tour,
entraîne « spontanément » du développement. Toutes les
préconisations en matière de « bonne gouvernance » découlent de
ce postulat dont les fondements s’avèrent au moins aussi
idéologiques que théoriques (Hibou [1998], Berr et Combarnous
[2004]).
Le « paradigme de Rio » constitue un prolongement thématique
direct de ce postulat. « La Conférence de Rio est en phase avec le
« consensus de Washington » (…). La doctrine du développement
extraverti est alors élargie à la protection de l’environnement et
à la promotion du développement soutenable par le commerce
international et la libéralisation des échanges. » (Damian &
Graz, 2001, p22). En effet, ce paradigme introduit un
enchaînement vertueux : la libéralisation des échanges permet
une augmentation de revenu qui entraîne une protection accrue de
l’environnement et donc la réalisation du projet de
développement soutenable (Grossman et Krueger, 1993).
Le paradigme de Rio peut aisément être lu comme la déclinaison
« durable » du consensus de Washington : dans la mesure où
l’avènement du développement durable ne s’est précisément pas
traduit par un changement de paradigme mais bien par une
extension du paradigme dominant. La logique mobilisée est
identique : le développement durable est présenté comme la suite
« spontanée » du développement dans une économie libéralisée,
une sorte de sixième étape de Rostow, comme le qualifie
notamment Vivien (2004, p2). Cette logique est d’ailleurs
imperméable aux résultats des nombreux travaux empiriques,
dont ceux d’Aurélien Boutaud (2004) sur la relation entre l’IDH
(indice de développement humain) et l’empreinte écologique15,
ou ceux de Prescott-Allen sur l’indice de bien-être des nations
(2003), qui tous montrent que le « développement » n’est en rien
« spontanément » soutenable, bien au contraire. Leurs résultats
établissent même une forte corrélation positive entre
développement économique et augmentation de l’empreinte
écologique.
L’histoire des relations Nord-Sud « repasse les mêmes plats »
En fait, l’histoire des relations Nord-Sud semble repasser les
mêmes plats ; notamment si l’on pousse plus loin l’analyse des
relations entre le paradigme de Rio et le consensus de
14
Il est à noter que la version en ligne de ce texte se termine sur
« une invitation forte à faire de l’économie politique », invitation
qui a été supprimée dans la version éditée.
http://harribey.ubordeaux4.fr/travaux/soutenabilite/developpement-debat.pdf
VertigO, Vol7 No2
15
Indice synthétique capable de mesurer les impacts d’une
société à la fois en termes d’utilisation des ressources et de
pollution. Wackernagle M. et Rees W. (1999) Notre empreinte
écologique, Ecosociété.
7
La revue électronique en sciences de l’environnement VertigO, Vol7no2, septembre 2006
Washington. La contribution de Chang (2003)16, dans son article
« La bonne gouvernance à l’épreuve de l’histoire » est
particulièrement utile sur ce point. Considérant, de manière
générale, que ce Consensus véhicule la nécessité d’une « bonne
gouvernance »,
combinaison
des
« bonnes
politiques
économiques » portées par « les bonnes institutions17 , il dresse
un constat. Les relations Nord-Sud sont historiquement basées
sur un premier « malentendu » : depuis la seconde guerre
mondiale, et plus encore depuis l’instauration du consensus de
Washington, les PAD (pays aujourd’hui développés) prônent la
mise en place d’une « bonne gouvernance » dans les pays en
développement - ou pays pauvres- alors que « la plupart des
institutions aujourd’hui recommandées aux pays en
développement comme faisant partie de la boîte à outils de la
bonne gouvernance ont été le résultat, plus que les causes, du
développement économique des PAD à ses débuts. » (p78). La
voie vers le développement recommandée par les institutions
internationales pourvoyeuses de fonds pour les PED, n’est donc
clairement pas celle que les pays du Nord ont eux-mêmes suivie
pour se développer.
développement, ni au cours des périodes de croissance qui ont
suivi. « L’image de l’échelle tirée » mobilisée par Chang à
propos du développement peut donc, de ce point de vue, être
transposée au développement durable : alors que les PAD se sont
développés en gaspillant les ressources non renouvelables et sans
se poser la question de la pollution et des risques sanitaires (et ce
jusqu’à une date très récente, pour preuve le problème de
l’amiante en France et les procès encore en cours en 2006), les
déclarations onusiennes ne manquent pas de souligner la
nécessité pour les PED de se développer « de manière plus
durable » en économisant les ressources non renouvelables et en
évitant les procédés trop polluants. La Chine est ainsi
régulièrement montrée du doigt pour son utilisation intensive du
charbon19 qui lui permet néanmoins une quasi autosuffisance
énergétique, ce qui constitue un avantage non négligeable dans
une phase de croissance rapide, comme celle des années 2000.
Préconiser à la Chine de ne pas utiliser son charbon pour
permettre à son industrie de se développer constitue sans aucun
doute une nouvelle façon de « tirer d’échelle » au moment où ce
pays emprunte le chemin du rattrapage économique20.
Chang renforce son argumentaire par une image empruntée à F.
List (1885)18 « C’est un ingénieux procédé, fort commun, lorsque
quelqu’un a atteint le sommet de sa grandeur, qu’il tire l’échelle
qui lui a permis de grimper au sommet, afin de priver les autres
des moyens de le rattraper. (…) Toute nation qui, sous la
protection des droits de douanes et des restrictions à la
navigation, a porté sa puissance industrielle et maritime à un tel
niveau de développement qu’aucun autre pays ne peut lui faire
concurrence, n’a rien de plus sage à faire que de retirer ces
échelles vers sa grandeur, de prêcher aux autres nations les
avantages du libre-échange et de déclarer sur le ton du repentir
qu’elle s’était jusqu’ici égarée, et qu’elle vient de découvrir la
vérité. ». Selon Chang, c’est d’ailleurs au cours de son exil aux
Etats-Unis dans les années 1820 que List aurait « fait l’éloge des
Américains pour ne pas avoir écouté des économistes influents
comme Adam Smith ou Jean-Baptiste Say, qui soutenaient que la
protection des industries naissantes serait un désastre pour les
Etats-Unis, pays riche en ressources » et en période de
« rattrapage » (Chang, 2003, p67).
La lecture proposée par Sylvie Brunel (2004, p36) s’inscrit dans
le prolongement direct de cette analyse de Chang, bien que dans
une perspective plus fonctionnaliste d’économie politique
internationale : « Le Nord déguise ainsi sous des arguments
sanitaires et environnementaux des réflexes protectionnistes qui
visent surtout, en réalité, à préserver les secteurs industriels
menacés par le décollage économique du Sud le plus
compétitif ».
Ce constat dressé par Chang offre, par analogie, une capacité
interprétative nouvelle aux relations qu’entretiennent le
Consensus de Washington et le développement durable. En effet,
si les PAD ne se sont pas développés en pratiquant le libéralisme,
ils n’ont pas non plus eu pour priorité la préservation de
l’environnement, ni au cours des premières phases de leur
16
Cet article sera suivi par la publication d’un ouvrage avec I.
Grable en 2004 chez Zed Books, « Reclaiming Development. An
Alternative Economic Policy Manual ».
17
Le terme « institution » est ici compris au sens le plus large qui
soit, englobant des pratiques, comme le libre-échange, la
démocratie ou les droits de propriété notamment.
18
The National System of Political Economy, traduction de
l’ouvrage allemand de 1841.
VertigO, Vol7 No2
Cette thèse sur l’art de « tirer d’échelle » n’est pas isolée. La
thèse de « l’ingérence écologique » défendue par Georges Rossi
(2000), va en effet encore plus loin en soulignant ce qu’autorise
l’aspect irréversible des problèmes environnementaux. Selon lui,
la prise en compte récente des contraintes environnementales
dans le développement permet aux pays du Nord de considérer
19
Un parallèle mérite d’être fait entre la Chine d’aujourd’hui et le
Japon des années 80, tout deux fortement excédentaires sur les
Etats-Unis et détenteurs d’un part non négligeable de Bons du
Trésor américains. Tout comme le charbon chinois est
aujourd’hui montré du doigt parce que non durable, les structures
industrielles nippones étaient alors pointées par les américains,
dans le cadre des accords SII « Structural Impediment Initiative »
de 1990 en vue de la suppression des obstacles structurels aux
exportations américaines, comme étant à l’origine de pratiques
commerciales « déloyales ». Les fondements du rattrapage
nippon devaient désormais se mettre en conformité avec les
règles du commerce « loyal ».
20
JM Chevallier le 24/01/2006 répond aux questions des
auditeurs de France Inter alors qu’un rapport de la Banque
Mondiale sur l’énergie en Chine vient d’être publié : « La Chine
ne peut pas continuer comme ça. Elle doit revoir son mode de
croissance. Le recours au charbon est inacceptable. » « Si les
chinois ont autant de voitures à l’européenne que nous on va
droit dans le mur en termes de réserve pétrolières ».
8
La revue électronique en sciences de l’environnement VertigO, Vol7no2, septembre 2006
que certains modes d’organisation sociale du Sud sont dangereux
pour l’avenir de la planète, donc pour l’avenir du Nord – de
l’Occident, selon les termes de Rossi. Cet attendu donne au Nord
un véritable droit d’ingérence. Si, au cours de la période
précédente, le FMI ou la Banque Mondiale s’arrogeaient ce droit,
c’était en cas de crise et sous couvert de programmes d’aide (à
« l’ajustement » sur des « bonnes pratiques »). Désormais,
l’ingérence écologique n’a, quant à elle, plus besoin d’être
justifiée par une situation exceptionnelle à gérer sur une période
donnée. Il suffit désormais que certains, parce qu’ils sont à
l’origine de la « pensée écologique unique », estiment que les
routines ancestrales mises en place ailleurs et par d’autres ne sont
pas conformes aux impératifs du développement durable, pour
légitimer leur intervention sur l’organisation sociétale en
question. Cette intervention va s’avérer, en l’espèce, non
exceptionnelle et permanente. « C’est en particulier au nom de
l’hypothèse d’un futur réchauffement que l’Occident intervient
dans la gestion du couple environnement/développement des
pays du Sud » (p43).
Dans cette optique, l’avènement du développement durable
version Brundtland, n’est donc pas en mesure de faire progresser
la problématique générale du développement. Elle favorise de
plus le maintien d’une partition duale des nations au sein des
relations internationales : celles qui édictent des règles valables
pour tous, et celles qui doivent les appliquer sans pouvoir
participer à leur définition. Il convient en effet de rappeler que
« l’expression « développement durable » s‘est imposée à Rio
contre la position des PED qui redoutent que ce concept ne soit
un instrument dirigé contre leur développement économique »
(Brunel, 2005b, p18). Néanmoins, « après avoir protesté, les
pays du Sud se sont lancés à leur tour dans une diplomatie
« verte », de peur de perdre leur souveraineté et pour avoir accès
aux crédits internationaux ». Quelques 15 ans plus tard, force est
de constater que leurs craintes n’étaient pas infondées puisque
l’Asie constitue la principale destination des MDP (mécanismes
de développement propres). Les anticipations de profits à moyen
terme dans cette zone sont prometteuses, ces économies étant
plus émergentes qu’en voie de développement. L’Afrique, une
fois de plus, reste sur le bord de la route. Les entreprises du Nord
vont donc bien « faire du développement durable ailleurs », mais
dans des pays qui ne sont déjà plus tout à fait « du Sud », ce
dernier étant loin d’être homogène bien qu’il ait été traité ici
comme tel pour les facilités de l’analyse.
Pour la seconde fois en un peu plus d’un siècle, les pays du Nord
définissent, en définitive, les termes du « bon développement »
sur la base de principes qu’ils n’ont pas eux-mêmes pratiqués lors
de leur propre développement. Il faut néanmoins souligner une
limite à cette analogie historique : l’irréversibilité de la donne
environnementale.
L’épuisement
des
ressources
non
renouvelables, comme l’impact des pollutions diverses,
constituent désormais une réalité, il est vrai, incontournable pour
tous. Ce qui ne doit pas signifier pout autant que les objectifs
sont les mêmes pour tous, car, comme le souligne notamment
Boidin (2004, p1), si « le développement et les objectifs du
VertigO, Vol7 No2
développement durable sont par nature universels, leur
application ne peut être que différenciée en fonction des terrains
étudiés. » En d’autres termes, si certains pays se doivent par
exemple de réduire considérablement leurs émissions de CO2,
d’autres vont être irrémédiablement amenés à les augmenter afin
d’améliorer le niveau de vie de leur population. Il existe bien un
objectif global unique mais l’atteindre suppose d’accepter la
différenciation des solutions et leur nécessaire interdépendance
pour ne pas dire leur solidarité.
Conclusion
Si le concept de développement durable peut permettre de poser
de nouvelles questions ou d’en reformuler d’anciennes, il
n’apporte aucune solution véritable à la problématique du
développement. Comme le souligne notamment Lascoumes
(2005, p95), « contrairement à ce que laissent entendre les
multiples registres rhétoriques du « développement durable »,
des plus ordinaires aux plus experts, cette notion n’est pas un
vaste réservoir de solutions pour les nombreux problèmes
écologiques, économiques et sociaux auxquels sont confrontés les
sociétés post-industrielles. Qu’il soit conçu comme « durable »
ou « soutenable », le type de développement qui doit prévaloir
dans les prochaines décennies demeure, au contraire, un
problème à résoudre (souligné par nous) tant par l’action
publique internationale, que (régionale) et, bien sûr, nationale. »
De plus, la version consensuelle du développement durable ou
version Brundtland permettant de ne pas modifier le paradigme
d’organisation sociétale en vigueur, n’autorise pas le
renouvellement de la réflexion sur le problème du développement
des pays du Sud. Au contraire, il s’avère qu’en pointant les
problèmes environnementaux posés à tous, cette version a
tendance à reléguer les problèmes de bien-être qui se posent au
plus grand nombre, au second plan. Le développement durable
est ainsi venu occulter pour une large part les questions
spécifiques du développement, alors qu’il était originellement
censé aider à les résoudre. Comme le souligne Tubiana (2001,
p76) « On doit reconnaitre que les négociations
environnementales sur les biens globaux ont avancé plus vite que
le débat sur la réduction de la pauvreté, qui reste plus normatif
que pratique. »
Biographie
Catherine Figuière est Maître de Conférences à l’Université
Pierre Mendès France de Grenoble et membre du LEPII (FRE
2664 CNRS/UPMF). Elle assure actuellement des enseignements
sur le Développement Durable en Master 1 et Master 2
Recherche. Elle a auparavant beaucoup publié sur les Groupes
Multisectoriels (GMS) japonais et sur l’intégration régionale en
Asie Orientale.
9
La revue électronique en sciences de l’environnement VertigO, Vol7no2, septembre 2006
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