Kant et la faculté de juger La Philosophie en commun Collection dirigée par Stéphane Douailler, Jacques Poulain, Patrice Vermeren Nourrie trop exclusivement par la vie solitaire de la pensée, l'exercice de la réflexion a souvent voué les philosophes à un individualisme forcené, renforcé par le culte de l'écriture. Les querelles engendrées par l'adulation de l'originalité y ont trop aisément supplanté tout débat politique théorique. Notre siècle a découvert l'enracinement de la pensée dans le langage. S'invalidait et tombait du même coup en désuétude cet étrange usage du jugement où le désir de tout soumettre à la critique du vrai y soustrayait royalement ses propres résultats. Condamnées également à l'éclatement, les diverses traditions philosophiques se voyaient contraintes de franchir les frontières de langue et de culture qui les enserraient encore. La crise des fondements scientifiques, la falsification des divers régimes politiques, la neutralisation des sciences humaines et l'explosion technologique ont fait apparaître de leur côté leurs faillites, induisant à reporter leurs espoirs sur la philosophie, autorisant à attendre du partage critique de la vérité jusqu'à la satisfaction des exigences sociales de justice et de liberté. Le débat critique se reconnaissait être une forme de vie. Ce bouleversement en profondeur de la culture a ramené les philosophes à la pratique orale de l'argumentation, faisant surgir des institutions comme l'École de Korcula (Yougoslavie), le Collège de Philosophie (Paris) ou l'Institut de Philosophie (Madrid). L'objectif de cette collection est de rendre accessibles les fruits de ce partage en commun du jugement de vérité. Il est d'affronter et de surmonter ce qui, dans la crise de civilisation que nous vivons tous, dérive de la dénégation et du refoulement de ce partage du jugement. Dernières parutions Myriam BIENENSTOCK et André TOSEL (sous la dir.), La raison pratique au xxe siècle: trajets etfigures, 2004. Christine AMIECH, Les Phéniciennes d'Euripide. Commentaire et traduction, 2004. Hubert VINCENT (sous la dir.), Citoyen du monde :enjeux, responsabilités, concepts, 2004 Françoise KENK, Elias Canetti, un auteur énigmatique dans l'histoire intellectuelle, 2003. Jürgen BRANKEL Kant et la faculté de juger L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris FRANCE L 'Harmattan Hongrie Hargita u. 3 1026 Budapest HONGRIE L'Harmattan Italia Via Bava, 37 10214 Torino ITALlE Ouvrage du même auteur: Naturgefühl und Landschaftsschilderung bei Jean-Jacques Rousseau, à paraître chez Turia + Kant, Vi~nne (2004) Thèse de 3èmecycle, sous la direction de Ferdinand Alquié (Ç)L'Harmattan, 2004 ISBN: 2-7475-6203-4 EAN : 9782747562034 INTRODUCTION. a) La position de la Critique de la faculté l'ensemble de l'œuvre de Kant. de juger dans Pour indiquer la place que tient la Critique de la faculté de juger dans l'ensemble de l' œuvre de Kant, nous pensons que la meilleure méthode consiste d'abord à démontrer sa spécificité, et, en partant de cet acquis, à expliquer en quoi elle constitue un tournant dans l'évolution historique de la pensée de Kant. La spécificité de la Critique de la faculté de juger réside, pour l'essentiel, dans l'élaboration d'un nouveau type de jugement qui est, en quelque sorte, à la base même du jugement déterminant employé dans la Critique de la raisonpure et qui permet - d'autre part - une nouvelle interprétation des données de la Nature, de telle sorte que les relations unissant la critique et la métaphysique, d'un côté, et la métaphysique et la physique, de l'autre, ne restent pas inchangées. En bref, la Critique de la faculté de juger apporte un double résultat: le concept d'un jugement de réflexion et une nouvelle interprétation de l'approche du donné de la nature. Que ces deux acquis de la Critique de la faculté de juger soient intimement liés, il est peut-être facile de l'entrevoir pour celui qui connaît les problèmes de l'application d'un jugement logique à la réalité; mais cette liaison ne sera exposée que plus tard; nous en montrerons alors la structure et soulignerons les difficultés qu'elle soulève par rapport au « schématisme» de la Critique de la raison pure, qui de son côté - représente déjà la problématique de l'application du jugement à la réalité. C'est pourquoi il est nécessaire d'insister plus particulièrement sur la différence du schématisme tel qu'il a été développé dans la Critique de la raison pure, et sur le jugement technique tel qu'il a été développé, surtout dans la première version de l'Introduction à la Critique de lafaculté de juger. Il existe en outre, pour beaucoup de penseurs tels que Schopenhauer, Victor Basch et A. Stadler, un problème concernant l'unité de la Critique de la faculté de juger. Pour résoudre ce problème, il faut distinguer, avec la plus grande rigueur, les deux aspects de la Critique de la faculté de juger, et déterminer au préalable si l'on parle de la juxtaposition du problème de la vie avec ce7 lui de la beauté ou de la juxtaposition du problème du jugement esthétique avec celui du jugement téléologique. Pour Kant, il était clair que la présentation conjointe du jugement esthétique et du jugement téléologique en un seul livre pouvait soulever des objections, mais l'objection qu'adresse Schopenhauer à la Critique de la faculté de juger est d'un autre ordre. On peut même dire que l'objection de Schopenhauer s'étend à l'ensemble de la philosophie kantienne. Car, affirmer que la Critique de la faculté de juger constitue une «union baroque» parce qu'elle parle en même temps de la beauté et de la vie, ce qui revient à condamner l'irréductible scission entre le phénomène et le noumène, scission qui empêchera définitivement Kant d'écrire une soi-disant « philosophie de la vie» ou - comme l'a fait Schopenhauer - une « philosophie de la mort ». Dans ses intéressantes réflexions sur la Critique de la faculté de juger, M. Philonenko n'explique malheureusement pas d'une manière formelle si Schopenhauer parle d'une autre unité que Kant lui-même. La séparation entre les différentes problématiques de l'unité se montre cependant nécessaire si on croit voir dans la philosophie kantienne une «véritable doctrine des abîmes de l'espritl ». Toujours est-il que le reproche de Schopenhauer ne vaut que si l'on pense vraiment qu'il n'y a pas de lien entre la beauté et la vie, tout au moins en partant des éléments du kantisme. Pour Kant, le problème de l'unité se pose ainsi: « Dans une critique de la faculté de juger, la partie qui traite de la faculté de juger esthétique est essentielle, parce que seule celle-ci contient un principe, que la 1 PHILONENKO, Alexis, Introduction à la traduction de la Critique de la faculté de juger, Paris, Librairie philosophique 1. Vrin, 1968, p. 13. Je pense aujourd'hui, en l'an 2003, que les raisonnements de M. Philonenko sont très judicieux, parce qu'il parle, en adoptant un point de vue strictement métaphysique, en ce qui concerne cette « véritable doctrine des abîmes de l'esprit» non seulement de la Critique de la faculté de juger, mais de l'ensemble de l' œuvre de Kant et, en particulier, du rapport entre la première Critique et la deuxième, c'est-à-dire entre la Critique de la raison pure et la Critique de la raison pratique. 8 faculté de juger met absolument a priori au fondement de sa réflexion... »1 En d'autres termes, on peut se demander dans quelle mesure les deux parties de la Critique de la faculté de juger comportent ou non une unité. Nous pensons qu'il y a là une unité fondamentale, car la genèse du jugement esthétique est intimement liée au concept de la finalité, au point de permettre de dire que seule la séparation conceptuelle rigoureuse du jugement technique de la réflexion en tant que processus général de ce qui sera appelé à partir du chapitre VII de la première introduction le jugement esthétique de réflexion, rendra possible une distinction réelle entre le jugement de réflexion, dans toutes ses formes, et le jugement déterminant. Ce n'est pas au niveau du goût ou de la beauté, mais à celui du jugement comme tel qu'il y a une découverte importante qui rapproche plus la Critique de la faculté de juger de la Critique de la raison pure que de la Critique de la raison pratique, et fait qu'il y a une unité formelle et réelle entre le jugement esthétique et téléologique. Tout ceci n'empêche pas qu'il y ait aussi une distinction entre les deux types de jugements, dont Kant a d'ailleurs signalé la caractéristique, ce qui - me semble-t-il - parle tout à fait en sa faveur. Un autre problème posé par la Critique de la faculté de juger concerne sa visée. Celle-ci varie selon les critiques postkantiens, tantôt elle ne concerne que le propre du jugement, tantôt l'individualité de l'homme,2 tantôt une sorte de propédeutique à la théologie,3 ou encore la visée serait l'essai de « conserver ce fortuit de la réalité en sa totalité une et compréhensible, puisque Kant veut éviter tout déterminisme fataliste aussi bien qu'un Dieu maître présent aux yeux de l'homme empirique et dont la puissance connue rendrait impossible toute décision libre, libre 1 KANT, Kritik der Urteilskraft, B L, LI, A XLVIII, XLIX; traduction Philonen- ka, p. 39. 2 PHILONENKO, 3 A., I.e., p. 15. DELEUZE,Gilles,La philosophie critiquede Kant, Paris,PressesUniversitaires de France, 1971, pp. 99, 103. 9 parce que procédant, non de la peur, mais du pur respect de la loi que la liberté se donne elle-même.l » L'intention de la Critique de la faculté de juger est donc très controversée dans la critique postkantienne, mais - mises à part les remarques annihilantes de Schopenhauer- les différentes interprétations de sa visée et de son unité permettent de conclure que la Critique de la faculté de juger est plutôt féconde en problèmes et ouverte aux solutions. Le but de notre thèse consiste à détacher avec le plus de précision possible le jugement réfléchissant du jugement déterminant afin de montrer comment ces deux types de jugement ont besoin l'un de l'autre, et de montrer que, même si la partie consacrée au beau, constitue la partie principale de la Critique de la faculté de juger, le jugement réfléchissant n'est pas seulement limité au domaine esthétique, mais connaît des applications très diverses. Il sera donc nécessaire de se demander au préalable s'il n'y a qu'une seule forme de jugement réfléchissant ou s'il en existe plusieurs. Cette question est d'une portée extrême en ce sens qu'elle peut mettre en évidence les possibilités d'application du jugement nondéterminant, et permettre ainsi de mieux saisir le sens de la Critique de la faculté de juger. Il est très utile d'introduire dans la critique kantienne et, comme nous venons de le faire plus haut, un nouveau concept pour désigner l'ensemble des jugements de la Critique de la faculté de juger, concept que nous nommerons «jugement nondéterminant ». Il s'oppose, bien sûr, au jugement déterminant qui, lui, est caractérisé par la subsomption, et dont l'emploi ne crée généralement pas de difficultés majeures. L'exposition des différents types de jugements nous amènera à donner un poids égal à la première introduction de la Critique de la faculté de juger et à ses deux parties. Nous verrons que la première introduction contient en germe l'unité du jugement esthétique et du jugement téléologique, et que cette question de l'unité 1 WEIL, Eric, Problèmes kantiens, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 1970, p. 68. 10 est, du reste, une question fausse, comme nous l'avons déjà signalé. Par ailleurs, c'est justement la lecture de la première introduction qui nous a donné l'idée de faire une recherche sur l'ensemble du jugement non-déterminant, avec ses applications variées; en effet, la deuxième version de l'introduction estompe certains problèmes particulièrement difficiles de l'application du jugement, au profit d'une réinterprétation métaphysique de la place d'une critique de la faculté de juger par rapport aux deux autres facultés supérieures, l'entendement et la raison. C'est une interprétation nouvelle, dont le trait le plus marquant est la quasi-suppression du concept de système; tandis que, dans la première introduction, ce concept apparaissait cinq fois dans les titres des six premiers chapitres, et six fois dans les titres de l'ensemble des douze chapitres que comporte cette introduction, il n'apparaîtra plus du tout dans aucun des onze titres de chapitre de la deuxième introduction et, seulement, trois fois dans le texte même de la deuxième introduction,l alors qu'il abonde dans le texte de la première introduction. Il faut cependant noter que nous venons de parler uniquement du concept de système et non de son dérivé « systématique ». On n'a peut-être pas encore vu avec suffisamment de clarté que ce qui s'estompe en même temps est une certaine notion de la systématicité chère à Kant, au moins jusqu'aux Premiers principes métaphysiques de la science de la Nature. Nous verrons que les problèmes du jugement non-déterminant que Kant rencontre dans la première version de l'introduction à la Critique de la faculté de juger sont intimement liés à la notion de système, et que, si Kant ne les reprend pas dans l'introduction définitive, cela l'oblige à ne pas traiter de la philosophie en tant que système. Vleeschouwer est, à cet égard, très explicite: « Par le jeu normal des tractations autour de sa doctrine, cette distinction si nette entre propédeutique et système s'estompe à partir de 1787, et s'efface complètement par la suite. Le criticisme se confondra désormais petit à petit avec la métaphysique tout court, et leur sort à tous deux sera étroitement solidaire. La défense de son système coïncide ainsi pour Kant, à 1 KANT, K.d.U., B XXVII, A XXV; traduction Il Philonenko, p. 28. cause même de cette confusion, avec la défense de la philosophie tout court.! » Cet abandon d'un certain concept de systématicité, dont il faut chercher la cause profonde dans l'ensemble de la Critique de la raison pure, n'implique pas la perte de ce concept. Si Kant évite d'en parler, serait-ce parce qu'il a vu que l'évolution d'un concept d'un jugement non-déterminant par rapport à la Nature peut signifier la fin de la science newtonienne? À vrai dire, avec la Critique de la faculté de juger, tous les concepts usuels de la Critique de la raison pure, et en particulier celui de la science, seront approfondis. Ce n'est pas que le concept de la science newtonienne soit abandonné; il sera, au contraire, maintenu à côté du concept d'une critique du goût et, également, à côté d'un concept d'une « science» téléologique de la nature. Ce dernier concept sera même placé méthodologiquement au dessus de la science mécaniciste de la nature, et il connaîtra au cours du 19èmesiècle un essor tout à fait surprenant dans la biologie et surtout dans les courants philosophiques du biologisme. Peut-être pourrait-on indiquer le plus brièvement possible le sens de ce bouleversement des concepts scientifiques par l'éviction du modèle euclidien qui présidait à l'élaboration des concepts scientifiques, voire même métaphysiques de la Critique de la raison pure. La Critique de la faculté de juger annonce, en effet, la chute définitive des mathématiques,2 ainsi que l'affranchissement de la métaphysique classique du joug de la géométrie euclidienne. En ce sens, on peut faire un rapprochement entre l'absence du problème du système dans la deuxième version de l'introduction à la Critique de la faculté de juger et l'absence du problème des mathématiques dans la problématique même du jugement nondéterminant3. Par contre, l'exigence de systématicité qui caractérise 1 VLEESCHOUWER, H.-J. de, L'Èvolution de la pensée kantienne, Paris, Félix Alcan, 1939, p. 153, 154. 2 Aujourd'hui, en 2003, nous préférons dire: «le dépassement des mathématiques classiques en tant que basées sur la géométrie euclidienne ». 3 Qu'il y ait dans l'étude sur le sublime une subdivision entre le « sublime mathématique» et le «sublime dynamique », n'empêche pas que le jugement nondéterminant ne soit un jugement opposé à la mathématique, car le « sublime ma- 12 encore la première version de l'introduction dérive toujours du postulat de la mathématisation de la physique. La première version de l'introduction nous montre donc la lutte de deux concepts distincts de l'approche de la nature. Nous avons jusqu'à maintenant parlé, presque exclusivement, du jugement et pas du tout du beau ou de la beauté, qui constituent pourtant l'objet de la Critique de la faculté de juger. Il y a deux raisons à cela: la Critique de la faculté de juger est en premier lieu une critique des facultés spirituelles, en particulier de la faculté du jugement; elle n'est pas une critique du « beau» 1.Dès la première conception de la Critique de la faculté de juger, Kant ne négligeait pas d'utiliser l'expression de « critique », ainsi que le montre le premier titre abandonné de la Critique de la faculté de juger: Critique du goût. D'une manière générale, la relation de la critique à l'objet beau est la même que celle qui a été établie entre la critique et la physique; ceci est dû à ce que H. Cohen a appelé la « Gerichtetheit» (intentionnalité) des facultés de l'âme, mais la confusion entre critique et métaphysique dont parle Vleeschauwer se comprend aussi à partir de l'objet même du beau qui est un objet entièrement délimité par l'esprit humain, non seulement par le cadre même de l'appréhension spatio-temporelle comme ce fut le cas pour l'objet physique, mais aussi par la seule imagination subjective libre de concepts. L'objet beau se définit ainsi par rapport à l'objet physique de la Critique de la raison pure comme une accentuation de son idéalité. Lorsque M. G. Deleuze dit que l'essentiel de la Critique de lafaculté de juger est de donner: thématique» est en premier lieu une affaire de l'imagination et non du jugement, comme le montre la fin du ~ 23 de la Critique de la faculté de juger. 1 TREBELS, A. H., dans son livre Einbildungskrafl und Spiel, Untersuchungen zur kantischen Àsthetik, écrit à la page 56 : "Es zeigt sich, daB die Bezeichnung "Analytik des Schonen" irreftihrend ist, wenn man erwartet, daB Kant hier eine Analyse des Schonen durchfùhrt. Diese wird jedoch nur mittelbar geleistet. Für Kant stellt sich die Problematik aIs Analyse des asthetischen Urteils. Somit ware die Bezeichnung Analytik des asthetischen Urteils genauer." Traduction: «Il s'avère que la dénomination "Analytique du beau" induit en erreur, si l'on s'attend à ce que Kant poursuive ici une analyse du beau. Celle-ci ne sera fournie que d'une manière indirecte. Pour Kant, le problème qui se pose est celui de l'analyse du jugement esthétique. Dans ce sens, la dénomination « Analytique du jugement esthétique» serait plus précise. » 13 « ... une nouvelle théorie de la finalité, qui correspond au point de vue transcendantal et se concilie parfaitement avec l'idée de la législationl » il dit au fond que l'objet beau lui-même n'est qu'un prétexte pour aboutir au renforcement de l'élaboration de la théorie transcendantale et de sa critique. La grande et incontestable réussite de Kant par rapport à l'objet du beau et à l'ensemble des théories esthétiques de son époque, est de les avoir libérés de l'emprise psychologique telle qu'elle s'exerçait encore dans ses cours sur l'anthropologie et dans son petit livre Observations sur le sentiment du beau et du sublime. Cette libération de la théorie esthétique formelle de tout contenu psychologique - indispensable - est d'ailleurs la condition préalable à la création d'une théorie de la finalité en tant que négation de la nécessité. J. Meyer pense que la faculté de juger de la Critique de lafacuIté de juger n'a pas d'autre fonction que celle d'être psychologique2 ; cela n'est juste qu'à condition de réduire l'ensemble de la théorie transcendantale, aussi bien celle de la Critique de la faculté de juger que celle de la Critique de la raison pure, à une théorie psychologique, ce qui nous semble être à l'opposé de l'intention fondamentale de Kant. La psychologisation de la théorie transcendantale, et particulièrement de la théorie transcendantale du jugement, entraînerait d'ailleurs une confusion plus importante, à savoir celle qui existerait entre le jugement et le sentiment de plaisir et de déplaisir. En revanche, on peut justement soutenir que seule la Critique de la faculté de juger permet d'effectuer une dépsychologisation de l'ensemble de la théorie transcendantale. De ce qui précède, on peut conclure que Kant a réussi, avec la découverte philosophique du beau, à trouver un nouvel objet transcendantal, correspondant nécessairement à un principe a priori transcendantal, et engendrant la remise en question de la répartition de l'ensemble de la philosophie. Comme on le constate dans la 1 2 DELEUZE, Gilles, l.e., p. 99. MEYER, J., "Kants Philosophie der Lebenserseheinungen",in: Kantstudien, Philosophisehe Zeitsehrift, XXXVI, 1/2, 1931. 14 lettre à Reinhold, datée du 18 décembre 1787, Kant a tout d'abord divisé la philosophie en trois domaines: «En effet, les facultés de l'âme sont au nombre de trois: la faculté de connaître, le sentiment de plaisir et de peine, et la faculté de désirer. J'ai trouvé dans la Critique de la raison pure (théorique) des principes a priori pour la première faculté - dans la Critique de la raison pratique j'en ai trouvé pour la troisième faculté. J'en cherchais aussi pour la seconde faculté et bien que j'aie pu tenir pour impossible d'en trouver, toutefois la structure systématique que l'analyse précédente des autres facultés de l'âme m'avait fait découvrir... devait m'orienter sur la bonne voie, de telle sorte que je distingue maintenant trois parties de la philosophie, qui possèdent chacune leurs principes a priori... philosophie théorique, téléologie, philosophie pratique ... »1 Plus tard, Kant devra reconnaître qu'il s'était laissé entraîner trop loin par l'obéissance au principe d'analogie qui consistait pour lui à chercher des parallélismes selon la méthode de la Critique de la raison pure, comme il l'affirme dans la lettre citée plus haut. Il dut renoncer à cette tripartition pour n'admettre que deux parties de la philosophie, malgré la tripartition de la critique ou du criticisme. Or, cette opposition entre la bipartition philosophique et la tripartition critique constitue peut-être le second sommet de la pensée kantienne, après la 'révolution copernicienne', dans la mesure où cette opposition affirme concrètement la différence entre la philosophie et la critique, de sorte que l'affirmation de Vleeschauwer sur la confusion entre métaphysique et criticisme reste valable, à condition qu'on veuille bien lire « à partir de 1787 ». Le lecteur aura certainement remarqué que, si nous pensons que l'analytique du beau était un prétexte pour aboutir à un nouveau concept transcendantal de la finalité, c'est que nous sommes convaincus que ce qui préoccupait Kant était en premier lieu la méthodicité de la philosophie qu'il voulait scientifique. Or, cette prééminence du souci méthodique ne pouvait pas ne pas avoir 1 KANT, Briefe, Akad.-Ausg., Bd. X, pp. 514-515; traduction par A. Philonenko, cf. l'introduction à sa traduction de la Critique de lafaculté dejuger, l.c., p. 7. 15 comme conséquence que l'objet lui-même de l'investigation ne devienne scientifique. On peut établir une échelle de graduation des objets susceptibles d'être intégrés dans l'ensemble du système transcendantal; on obtiendrait ainsi un objet réel relevant de l'entendement, un objet transcendant appelé Idée relevant de la raison et un objet imaginaire appelé l'objet beau relevant de l'imagination. Il en résulte que seul l'objet réel est objectivement connaissable, alors que l'objet beau ne l'est que subjectivement, et l'Idée pas du tout. Si l'on veut donc établir un lien entre les différents types d'objets, on est obligé de négliger le plan des objets pour porter son intérêt sur les facultés de l'âme dont découlent ces objets. Les trois facultés 'supérieures' de l'âme ont effectivement un plan commun, mais Kant ne peut l'affirmer qu'à partir du moment où il a découvert le principe a priori du sentiment de plaisir et de déplaisir et, donc, de la faculté de juger même. Car, il découvre également la nécessité pour la faculté de juger de n'être pas intéressée dans l'existence même de l'objet; un pur étonnement de ce que l' objet existe, doit accompagner la pensée, qu'il est beau; cela signifie que la lourde distinction en phénomène et noumène de la Critique de la raison pure perd considérablement de son importance dans la Critique de la faculté de juger. On peut affirmer d'une manière générale que la Critique de la faculté de juger nous apprend fort peu sur les raisons de cette distinction, alors qu'elle la présuppose néanmoins constamment, de telle sorte qu'une connaissance préalable de la Critique de la raison pure est toujours nécessaire, si l'on ne veut pas transformer complètement l'idée kantienne de la nature. Cependant, c'est la Critique de la faculté de juger qui contient en germe l'idéalisme postkantien, parce que sa deuxième partie, intitulée 'Critique de la faculté de juger téléologique' établit une telle opposition avec la faculté de juger mécaniciste, que le risque d'introduire un nouveau concept de la nature en tant que pure représentation de l'imagination subjective, n'a pu être évité, ce qui a provoqué plus tard des malentendus considérables. Que la méthodicité de la philosophie fût à l'origine de l'inspiration kantienne, cela ressort également de la façon dont Kant justifie l'importance de sa nouvelle découverte d'un principe a priori, dans la lettre qu'il écrit à Reinhold le 18 décembre 1787 ; car il affirme à la fin de cette lettre qu'il al' intention d'appliquer le 16 principe a priori qui correspond au beau, à la téléologie et non pas à une 'esthétique'. Ainsi, cette lettre dessine déjà le plan d'ensemble de la Critique de la faculté de juger: découverte du beau en tant qu'objet transcendantal et application de son principe à la description de la nature dans la téléologie. Ce glissement de l'exposition du principe a priori du beau, à la description de la nature pour compléter les lacunes de la connaissance selon des lois mécanicistes, ne se retrouvera plus tard dans la Critique de la faculté de juger elle-même que dans de petites phrases dispersées ici et là. La séparation de la Critique de la faculté de juger en deux parties n'a de toute façon pas été prévue. Ainsi, on trouve une idée qui sous-tend constamment la Critique de la faculté de juger, c'est l'idée d'une approche différente de la nature. Le jugement qui correspondrait à cette approche, serait le jugement technique, dont la spécificité n'est pas facile à établir. Le jugement technique n'est ni un jugement pratique, ni un jugement téléologique, il est en effet beaucoup plus proche du jugement esthétique. Nous reviendrons sur ce sujet plus bas. - Cette présupposition que l'idée d'une nouvelle approche sous-tend la troisième critique, a été également exprimée par G. Lehmann: « Et si l'on veut avoir exprimé l'idée fondamentale de la reconstruction systématique, recherchée par nous, du lien entre l'œuvre posthume et la Critique de la faculté de juger, c'est l'idée qu'il faut d'une Critique de la Raison technique, de laquelle la Critique de la faculté de juger et l' œuvre posthume sont des rayonnements.l » b) Les parties de la Critique de la/acuIté de juger. Chaque interprétation de la Critique de la faculté de juger doit aujourd'hui prendre en considération les résultats de la recherche de M. G. Tonelli qu'il a exposés dans son article: 'La formazione 1 LEHMANN, G., ,Kants Nachla13werk und die Kritik der Urteilskraft', in: Neue Deutsche Forschungen, Abteilung Philosophie, Band 34, 1939, p. 17 17 deI testo della 'Kritik der Urteilskraft"l L'article veut montrer la succession de la génèse des différentes parties de la Critique de la faculté de juger, ainsi que des deux introductions et de la préface. Pour déterminer approximativement la date de la genèse d'une partie du texte, Tonelli s'appuie sur la présence ou sur l'absence de certains problèmes, ou simplement, sur des termes. Il dresse un tableau des plus importants concepts fondamentaux de la Critique de la faculté de juger, où il montre que les concepts 'jugement réfléchissant', 'faculté de juger réfléchissante et déterminante', 'faculté de juger réfléchissante' n'apparaissent pas du tout dans l' 'Analytique du beau', tandis qu'on les rencontre plusieurs fois dans les autres parties de l' œuvre, à savoir l' 'Analytique du sublime', la 'Déduction', la 'Critique de la faculté de juger téléologique', les deux introductions et la préface, à l'exception de la 'Dialectique de la faculté de juger esthétique'. On voit aisément que l' 'Analytique du beau' est la partie la plus ancienne de la Critique de lafaculté de juger. Nous reproduisons la division selon les principes génétiques de Tonelli, en indiquant les dates approximatives de rédaction du texte kantien: Parties du texte 1) Analytique beau du 2) Déduction 3) Dialectique 4) 1ère Introduction 1 Termes caractéristiques - Époque Commencement: septembre 1787 Urteilskraft, reflektierende Urteilskraft fin Entre mars 1788 et mai 1789 (probablement en février 1789), apparaît le terme «Kritik der Urteilskraft » Reflektierende und bestimmende Urteilskraft TONNELLI, G., ,La formazione del testo della K.d.V., in: Revue intern. de Philosophie, N° 30, Bruxelles, 1954, p. 423 SSe 18 5) Analytique du sublime 6) Critique de la faculté de Juger téléologique (sauf les 60/70 dernières pages dans leur version définitive) 7) Version définitive des 60/70 dernières pages Pour le 21 JanVIer 1790, tout est écrit, malS les pages 200410/20 seront révisées entre le 21 janvier et le 9 février 1790 Entre le 9 février et le 8 mars, les 60/70 dernières pages sont recomposées. Entre le 8 et le 22 mars 1790, la II. E. (deuxième introduction) et la préface sont écrites. 8) Deuxième Introduction et préface Cette répartition de la Critique de la faculté de juger en huit sections a l'avantage de remettre entièrement en question l'unité de cette œuvre. Il est clair qu'il ne s'agit pas ici du problème de l'unité tel qu'il a été soulevé par M. A. Philonenko; non plus du problème de l'unité philosophique existant entre la 'Critique du jugement esthétique' et la 'Critique du jugement téléologique', mais de l'unité génétique de l'œuvre en tant que telle. Il est tout à fait remarquable que la rédaction de la première version de l'introduction se trouve au milieu de l'actuelle Critique de la faculté de juger, après la 'Dialectique', et avant l' 'Analytique du sublime'. Considérer la Critique de la faculté de juger en tenant compte de la succession génétique des parties, nous amène donc obligatoirement à poser le problème de l'unité d'une manière différente. Pour obtenir une vue plus synthétique des différentes parties de l' œuvre et en respectant l'ordre génétique, nous pouvons regrouper les huit parties de façon suivante: 1. Analytique du beau, Déduction, Dialectique 2. Première version de l'introduction 19 3. Analytique du sublime, Critique de la faculté de juger téléologique 4. Deuxième version de l'introduction et préface On est d'autant plus autorisé à réduire les huit parties du tableau de G. Tonelli en quatre parties que celui-ci n'a pas tenu compte des différents chapitres intitulés 'Remarque' qui furent, en général, rajoutés tardivement. - La première introduction est donc une césure qui répartit la Critique de la faculté de juger, d'une manière tout à fait inhabituelle, en une partie concernant le beau et en une partie concernant le sublime et la téléologie. Cette répartition n'est pas injustifiée, car le concept de totalité lie effectivement la téléologie et le sublime, celui-ci étant la reconnaissance de l'impuissance de l'imagination à embrasser toute l'étendue de l'univers, la téléologie étant la reconnaissance de la nécessité du concept de fin finale de la Nature en vue de la compréhension de ses parties. En revanche, le traité sur le beau n'implique pas le concept de totalité, et, si l'on tient compte du fait que la première introduction n'a dû servir d'introduction qu'à la seule Analytique du beau, à sa Déduction et à la Dialectique, on peut même dire que le traité sur le beau vise le particulier de la nature, même s'il n'y a pas de références explicites. Un autre lien entre le sublime et l'objectivement final de la 'nature' consiste en ce que tous deux ne sont pensables qu'en relation avec la raison, alors que le beau, lorsqu'il est contemplé en tant que beau, relie l'imagination à l'entendement. Toutefois, si l'on peut admettre avec G. Tonelli, que la première introduction a été écrite avant l'analytique du sublÜne, il y a un autre argument iInportant pour le rapport entre l'analytique du sublime et la critique de la faculté de juger téléologique, à savoir le fait que Kant parle d'une 'Critique du goût' qui comprend l'analytique du beau, sa déduction et la dialectique; cette dénomination est employée, du reste, dans la lettre à Reinhold du 18 décembre. 1787 et ne sera remplacée par celle de Critique de la faculté de juger qu'en férvrier-mars 1789\ ce que l'on peut voir 1 Cf. G. TONELLI, 1.c., p. 434-435: "I. Kritik des Geschmacks è il termine che K. Impiega per designare la futura K.d.U: fino al Febbraio-Maggio '89. Questo termine ricorre , oltre che nell 'epistolario, nel Nachlass ani (Schlapp, Op. cil., pg. 74 [1765/72]). Il termine K.d.U. non ricorre assolutamente prima deI FebbraioMaggio '89. Possiamo quindi considerare la sua mancanza un elemento arcaica. 20