1
Sur quelques illusions sur "l'illusion biographique"
À propos d'un texte de Pierre Bourdieu1
Eric SORIANO
Publié dans Frédéric Rousseau & Antoine Coppolani, Le genre biographique en histoire. Jeux
et enjeux d’écriture, Paris, Edit. Houdiard, 2007.
Le statut de grand auteur prête souvent le flanc aux exégèses. Expliquer
"l'illusion biographique" comporte le risque de faire parler l'auteur pour lui faire dire
ce qu'il n'a pas dit. Ce ne sont d'ailleurs pas les qualités intrinsèques de ce texte qui
nous poussent à cet exercice, mais l'importance symbolique que ses adversaires et ses
partisans lui ont accordée. Il n'est pourtant compréhensible que placé dans le cadre
d'un travail de plusieurs décennies dont la mise en perspective a déjà été faite avec
clarté2. Que dire donc à ceux qui ont retenu de "l'illusion biographique" une sorte de
charge contre le biographique ? L'objectif de cette contribution est assez simplement
de revenir sur cette erreur manifeste, en montrant l'apport de travaux inspirés par
Pierre Bourdieu et utilisant la ressource du biographique pour analyser un phénomène
social. L'objectif est aussi de livrer quelques éléments susceptibles d'aider à mieux
faire comprendre ce sociologue à un public d'historien en formation.
Il existe en effet plusieurs obstacles à la compréhension et à la mesure de la
portée de ce texte volontiers polémique3. Il est vrai que Pierre Bourdieu n'y va pas de
main morte lorsqu'il souligne l'inanité de certaines approches. Mais c'est bien du
"genre" biographique dont il s'agit, tel que certains historiens, politologues, essayistes
et hommes politiques l'ont investi. C'est bien la vision de l'histoire que recouvrent
souvent les biographies à succès (puisque c'est en partie le champ éditorial qui a
consacré cette pratique intellectuelle) qui est visé. À l'évidence, il s'agit néanmoins
d'un texte difficile. Nombreuses sont les références implicites et les remarques
allusives que la culture disciplinaire historienne ne porte pas spontanément à connaître
et sur lesquelles nous ne reviendrons que partiellement.
1 Pierre Bourdieu, « L'illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, n°62-63,
1986, pp. 69-72. Le texte est également repris dans Pierre Bourdieu, Raisons pratiques, Sur la théorie
de l'action, Paris, Le Seuil, 1994.
2 Par exemple, Louis Pinto, Pierre Bourdieu et la théorie du monde social, Paris, Albin Michel, 1998 ;
Patrick Champagne et Olivier Christin, Mouvements d'une pensée. Pierre Bourdieu, Paris, Bordas,
2004.
3 On ne peut que conseiller la lecture parallèle de Jacques Le Goff, "Comment écrire une biographie
historique aujourd'hui ?", Le Débat, n°54, 1989 ou, plus cemment, l'introduction de l'ouvrage de
Jacques Le Goff, Saint Louis, Paris, Gallimard, 1996.
2
Mais il serait trompeur de croire que le débat renvoie à une querelle de
disciplines, entre l'histoire et la sociologie1. Les enjeux traduits ici par Pierre Bourdieu
existent dans l'ensemble des sciences sociales, même lorsqu'ils s'expriment en des
termes différents. Nous verrons d'ailleurs que les travaux les plus novateurs dans le
domaine sont le fruit de chercheurs qui ont justement choisi de ne pas choisir entre
histoire et sociologie et de promouvoir les approches interdisciplinaires. D'ailleurs, la
formulation critique de "l'illusion biographique" est en réalité liée au seul contexte de
la sociologie. Lorsqu'il évoque le "récit de vie" comme "entré en contrebande dans
l'univers savant", Pierre Bourdieu fait notamment référence aux publications de
sociologues ayant construit leur analyse au travers de cette technique d'enquête, mais
qui (selon lui) ont succombé à des illusions tenaces2.
Le caractère réactif et concis de "l'illusion biographique" impose d'épaissir le
propos en revenant sur l'un des soubassements de la sociologie de Pierre Bourdieu : le
refus de l'opposition entre individu et société. Dichotomie classique en sociologie,
généralement donnée comme un incontournable de l'apprentissage da la discipline, elle
fonde aussi, selon Roger Chartier, "les modèles traditionnels de la compréhension en
histoire"3. C'est entre l'exaltation de l'individu et sa dissolution qu'il faudrait donc se
situer sur une échelle de progression constante entre les plus et les moins
"individualistes", entre ceux qui considèrent l'individu comme ayant une existence
propre, extérieure à la société, et ceux qui au contraire font de l'individu le simple
produit de la société.
Cette opposition, trop large pour être fructueuse, dominera d'ailleurs les années
de formation philosophique de Pierre Bourdieu. Exprimée à partir de l'après-guerre
dans le contraste entre l'existentialisme de Jean-Paul Sartre et les marxismes du
moment, elle n'a cessé d'irriter le sociologue4. C'est sans doute à l'aune des multiples
contributions qu'il a pu apporter à cette problématique qu'il faut entendre les
accusations d'objectivisme dont sa sociologie fut (et est encore) l'objet. Précisons que
cette imputation en servît une autre dont la réfutation paraît centrale dans le présent
ouvrage : celle de proposer une sociologie peu encline aux profondeurs historiques. À
le lire, les choses ne sont pas si simples et le nombre des historiens ayant fait usage de
sa sociologie en est un premier témoignage5.
1 Pour un aperçu des débats sur l'usage de la biographie en sociologie, voir notamment Heinritz, C., &
Rammstedt, A., "L'approche biographique en France", Cahiers internationaux de sociologie, vol. XCI,
1991. Becker, H., « Biographie et mosaïque scientifique », ARSS, n°62-63, 1986. Peneff, J., La
méthode biographique, Paris, A. Colin, 1990. Passeron, J-C., "Biographies, flux, itinéraires,
trajectoires", Revue fraaise de sociologie, 31 (1), 1990.
2 Nous pensons aux travaux de Daniel Bertaux publiés depuis les anes soixante-dix et notamment
Daniel Bertaux, Destins personnels et structure de classe, Paris, PUF, 1977. Plus cemment, voir
Daniel Bertaux, Les récits de vie, Paris, Nathan, Col. 128, 2003.
3 Roger Chartier, "Avant-propos" à Norbert Elias, La société des individus, Paris, Fayard, 1991, p. 11.
4 Gisele Sapiro, "Une liberté contrainte. La formation de la théorie de l'habitus", dans Louis Pinto,
Gisèle Sapiro et Patrick Champagne, Pierre Bourdieu, sociologue, Paris, Fayard, pp. 49-78. Pierre
Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d'agir éditions, 2004.
5 Pour mémoire, et puisque nous ne ferons pas ici mention de leurs travaux, nous citerons Christophe
Charle, Roger Chartier et rard Noiriel.
3
La vie a-t-elle un sens ?
Pierre Bourdieu a le sens de la formule : "la vie a-t-elle un sens ?". Et de
répondre qu'elle n'en a pas. Il y a ici de quoi rebuter les lecteurs épris de morale
l'objet est seulement d'expliquer et comprendre, mais le problème n'est pas là. Ce que
dit Bourdieu, c'est que l'on ne peut construire le sens d'une existence à partir de sa fin.
Et c'est, en effet, dans la pratique littéraire que l'on trouve le meilleur exemple de
l'illusion subjectiviste, celle de la vie comme ayant un début, un milieu et une fin, avec
des personnages, une intrigue et un dénouement, celle de la vie comme un roman.
Pierre Bourdieu se réfère alors à un mouvement littéraire apparu dans les années
cinquante et dont le projet général fut notamment exprimé par Alain Robbe-Grillet1.
Celui-ci refuse les présupposés du genre romanesque : la chronologie du récit, la mise
en cohérence d'une chaîne de causalité qui permet de faire exister une intrigue et, plus
généralement, l'existence, la vie et la psychologie des personnages du roman. Son
projet littéraire met en cause le modèle balzacien de l'homogénéité biographique de
personnages opérant des choix, raisonnant à partir de la maîtrise d'informations livrées
au gde la construction d'une intrigue. C'est ce qui le fait privilégier, pour reprendre
son expression consacrée, "l'aventure de l'écriture plutôt que l'écriture de l'aventure".
Dès lors, si Pierre Bourdieu nous renvoie au Nouveau roman, ce n'est probablement
pas pour remettre en cause l'efficacité du genre romanesque à "transporter" le lecteur.
L'objet est simplement de dire que la réalité sociale est tout autre et que la conscience
de l'individu face à ses actes, à ses choix, est diablement plus circonscrite. L'on ne peut
la rapporter à un "sens" a posteriori de son existence.
Néanmoins, au-delà de ce détour par la théorie littéraire, ce qui intéresse le
sociologue, c'est d'insister sur le "sens commun" que constitue le "sens d'une vie". Ce
n'est pas tant que nous serions tous enferrés dans l'idéologie spontanée de notre
cohérence qui nous intéresse ici et que seul le sociologue pourrait dévoiler. C'est
surtout l'idée que le "sens d'une vie" est pour chacun d'entre nous, une affaire du
quotidien. Nous la fabriquons tous les jours dans la justification de nos actes et dans
les évolutions de ses justifications au gré des situations, de nos changements de
condition et de position, du temps qui passe2. Cette "idéologie pour nous-même" peut
être désignée comme le travail subjectif que chaque individu ne manque de réaliser le
plus souvent de manière inconsciente. Ce que dénonce Bourdieu, c'est la négation des
effets de ce travail, c'est-à-dire l'illusion subjectiviste. C'est cette négation, cette
illusion qui nous permet de voir notre existence, et donc celle des autres, comme un
"cheminement", un "parcours", telle une droite qui va d'un point à l'autre, de la
naissance à la mort. Ce qui explique la résistance que beaucoup peuvent avoir à penser
les autres (et à se penser) en ces termes, c'est que la remise en cause de l'illusion
subjectiviste est insupportable pour celui qui imagine être maître de lui-même, avoir
décidé à partir de choix successifs ce qu'il deviendrait. Le vocabulaire de la
1 On rassemble traditionnellement sous le label de Nouveau roman les œuvres de sept écrivains : Alain
Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute, Claude Simon, Michel Butor, Claude Ollier, Robert Pinget et Jean
Ricardou.
2 On touche ici à la dimension psychanalytique de l'œuvre de Pierre Bourdieu sur laquelle nous ne
reviendrons pas.
4
"vocation", de la "destinée", du "don" est emblématique de cette illusion. Pierre
Bourdieu a depuis longtemps compris que ses travaux ne contenteraient pas ses
contemporains en ce qu'ils "objectivaient" des phénomènes que beaucoup expriment
sur ces registres-là. Il faut avoir un peu de distance à soi pour accepter de ranger dans
le tiroir des illusions des croyances que l'on pensait certaines.
Mais Pierre Bourdieu va plus loin encore lorsqu'il argumente à partir du
phénomène historiquement situé du "nom propre". C'est en effet dans le nom propre et
son acceptation que le quotidien que nous venons d'évoquer s'incarne le mieux. Si l'on
songe que, dans nombre de sociétés, les dénominations individuelles sont multiples et
changent au cours de la vie, on comprend mieux la nécessité de considérer l'historicité
de ce mode exclusif de désignation qui va de pair avec celle de l'individu sociologique.
Cette histoire est celle de la naissance de l'appareil d'État, de l'invention de l'état-civil,
de la carte d'identité1. Elle renvoie bien à la logique de construction bureaucratique de
l'unité biographique, celle du rattachement à un territoire et à des dispositifs d'exercice
du pouvoir. Elle construit l'idée d'une identité de l'individu, c'est-à-dire l'évidence de
son imperturbable continuité dans le temps, au gré des situations. Mais, comme le
laissait entendre Marx, le citoyen abstrait n'est pas l'individu concret. Il s'agit, encore
une fois, d'une de ses reconstructions abusives qui rejoint bien la "vision positiviste de
l'histoire" dont parle Pierre Bourdieu.
En réalité, l'individu se fabrique dans les clivages, les tensions sociales
inhérentes à toute société et c'est à partir de la connaissance de ces tensions et de ces
clivages qu'une existence doit être comprise2. Pierre Bourdieu aurait sans doute pu
prendre à son compte la métaphore utilisée par Norbert Élias3 : l'individu est une sorte
de concentré actif des contradictions propres à une société. Le constat ne signifie en
rien que des choix, des stratégies, des orientations soient impossibles, un peu comme si
les individus étaient socialement déterminés. Ces choix, ces stratégies sont au contraire
le quotidien de l'existence. Ils sont la mesure de nos anticipations, de ce que nous
imaginons de possible et d'impossible pour nous-même, avec toutes les formes
possibles de déphasages ou de concordances entre valeurs espérées et valeurs réelles
de nos propres ressources pour parvenir à un objectif.
On sait par exemple que les filières scolaires et universitaires manifestent des
différences sociologiques notables. Les Facultés de droit, de médecine, de sociologie
ou d'histoire n'attirent pas les mêmes étudiants sans qu'aucune règle ne leur soit
pourtant imposée. Pourtant, lorsqu'un élève (et ses parents) choisit sa filière, il évalue,
anticipe, repousse, subit ce monde des possibles que sont les chances de réussite. Si on
lui demande pourquoi il a choisi de faire sociologie ou médecine, il y a toutes les
chances qu'il l'exprime sur le registre du libre arbitre, c'est-à-dire du choix pour une
1 Voir, sur ce point, Pierre Piazza, Histoire de la carte nationale d'identité, Paris, Odile Jacob, 2004.
2 On pourra se référer l'avant-propos de l'historien Roger Chartier à l'ouvrage du sociologue Norbert
Elias, op. cit.
3 Norbert Elias, La société des individus, Paris, Fayard, 1991. On se saurait conseiller la lecture des
travaux biographiques de l'auteur. Norbert Elias, Mozart, sociologie d'un génie, Paris, Le seuil, 1991 et
Norbert Elias, Norbert Elias par lui-même, Paris, Fayard, 1991.
5
discipline, un domaine, qu'il affectionne. Mais les séries statistiques ne manquent
d'attester du caractère social de ses choix. L'exercice de sa liberté a une cohérence et
l'analyse précise de ses stratégies successives tout au long de sa scolarité permet de
mesurer la portée sociale d'une "liberté contrainte". L'illusion subjectiviste consiste à
ne pas voir les processus sociaux qui se cache derrière le travail d'autoévaluation de
l'étudiant. La compréhension de ce phénomène nécessite donc de comprendre
pourquoi, dans une société donnée et à un moment donné de son histoire, l'accès aux
Facultés de médecine et de sociologie se distribue aussi mal dans l'espace social. Car il
n'y a pas de relations naturelles entre origines sociales potentiellement plus élevées
pour les étudiants en médecine et potentiellement moins élevés pour les étudiants en
sociologie.
Entre "l'individu" et ses "pesanteurs sociales" :
Il n'y a donc pas de contradictions entre le constat de la discontinuité d'une
existence sociale et la permanence avec laquelle Pierre Bourdieu s'est imposé comme
le sociologue des "pesanteurs sociales". Il ne faut évidemment pas entendre dans l'idée
que "la vie n'a pas de sens", que nous pourrions faire ce que bon nous semble, comme
si la volonté était le moteur de l'existence. L'histoire sociale ne concerne pas seulement
les groupes et les classes sociales. Il faut s'y référer pour comprendre l'enchevêtrement
des logiques qui conduit une trajectoire individuelle : faire l'histoire sociale d'un
individu. La vie a donc un sens, mais ce n'est pas dans l'individu qu'elle s'exprime le
mieux. La discontinuibiographique suit donc une logique générale qui n'est pas sans
raison, mais cette raison est à rechercher dans la construction des espaces de
contraintes expérimentés par un individu. Elle nécessite donc de situer, de comparer,
de travailler sur la formation des groupes sociaux et leurs mécanismes de
fonctionnement, y compris les plus fins. Un individu se fond, s'adapte, se confronte au
quotidien à des groupes sociaux, des institutions (marquées socialement). Il occupe
successivement des positions différentes, même si son existence ne se réduit pas à ces
positions dont la seule prise en compte nous conduirait immanquablement à une
illusion objectiviste, celle dont Bourdieu parle si peu dans "l'illusion biographique".
Ce qui permet à Bourdieu d'échapper à l'illusion objectiviste, c'est l'usage du
concept d'habitus et de sens pratique : une sorte de matrice de compréhension d'un
individu, un principe unificateur permettant de rendre compte des pratiques des
individus. Si l'on s'en tient à sa définition stricte, l'habitus est "un système de
dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à
fonctionner comme structures structurantes, c'est-à-dire en tant que principes
générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être
objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la
maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement 'réglées'
et 'régulières' sans être en rien le produit de l'obéissance à des règles, et, étant tout cela,
collectivement orchestrées sans être le produit de l'action organisatrice d'un chef
d'orchestre"1. La définition est laborieuse, mais c'est paradoxalement presque du bon
sens qu'il faut mobiliser pour la comprendre. L'existence sociale d'un individu est au
1 Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Minuit, p. 88-89.
1 / 10 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !