Mais il serait trompeur de croire que le débat renvoie à une querelle de
disciplines, entre l'histoire et la sociologie1. Les enjeux traduits ici par Pierre Bourdieu
existent dans l'ensemble des sciences sociales, même lorsqu'ils s'expriment en des
termes différents. Nous verrons d'ailleurs que les travaux les plus novateurs dans le
domaine sont le fruit de chercheurs qui ont justement choisi de ne pas choisir entre
histoire et sociologie et de promouvoir les approches interdisciplinaires. D'ailleurs, la
formulation critique de "l'illusion biographique" est en réalité liée au seul contexte de
la sociologie. Lorsqu'il évoque le "récit de vie" comme "entré en contrebande dans
l'univers savant", Pierre Bourdieu fait notamment référence aux publications de
sociologues ayant construit leur analyse au travers de cette technique d'enquête, mais
qui (selon lui) ont succombé à des illusions tenaces2.
Le caractère réactif et concis de "l'illusion biographique" impose d'épaissir le
propos en revenant sur l'un des soubassements de la sociologie de Pierre Bourdieu : le
refus de l'opposition entre individu et société. Dichotomie classique en sociologie,
généralement donnée comme un incontournable de l'apprentissage da la discipline, elle
fonde aussi, selon Roger Chartier, "les modèles traditionnels de la compréhension en
histoire"3. C'est entre l'exaltation de l'individu et sa dissolution qu'il faudrait donc se
situer sur une échelle de progression constante entre les plus et les moins
"individualistes", entre ceux qui considèrent l'individu comme ayant une existence
propre, extérieure à la société, et ceux qui au contraire font de l'individu le simple
produit de la société.
Cette opposition, trop large pour être fructueuse, dominera d'ailleurs les années
de formation philosophique de Pierre Bourdieu. Exprimée à partir de l'après-guerre
dans le contraste entre l'existentialisme de Jean-Paul Sartre et les marxismes du
moment, elle n'a cessé d'irriter le sociologue4. C'est sans doute à l'aune des multiples
contributions qu'il a pu apporter à cette problématique qu'il faut entendre les
accusations d'objectivisme dont sa sociologie fut (et est encore) l'objet. Précisons que
cette imputation en servît une autre dont la réfutation paraît centrale dans le présent
ouvrage : celle de proposer une sociologie peu encline aux profondeurs historiques. À
le lire, les choses ne sont pas si simples et le nombre des historiens ayant fait usage de
sa sociologie en est un premier témoignage5.
1 Pour un aperçu des débats sur l'usage de la biographie en sociologie, voir notamment Heinritz, C., &
Rammstedt, A., "L'approche biographique en France", Cahiers internationaux de sociologie, vol. XCI,
1991. Becker, H., « Biographie et mosaïque scientifique », ARSS, n°62-63, 1986. Peneff, J., La
méthode biographique, Paris, A. Colin, 1990. Passeron, J-C., "Biographies, flux, itinéraires,
trajectoires", Revue française de sociologie, 31 (1), 1990.
2 Nous pensons aux travaux de Daniel Bertaux publiés depuis les années soixante-dix et notamment
Daniel Bertaux, Destins personnels et structure de classe, Paris, PUF, 1977. Plus récemment, voir
Daniel Bertaux, Les récits de vie, Paris, Nathan, Col. 128, 2003.
3 Roger Chartier, "Avant-propos" à Norbert Elias, La société des individus, Paris, Fayard, 1991, p. 11.
4 Gisele Sapiro, "Une liberté contrainte. La formation de la théorie de l'habitus", dans Louis Pinto,
Gisèle Sapiro et Patrick Champagne, Pierre Bourdieu, sociologue, Paris, Fayard, pp. 49-78. Pierre
Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d'agir éditions, 2004.
5 Pour mémoire, et puisque nous ne ferons pas ici mention de leurs travaux, nous citerons Christophe
Charle, Roger Chartier et Gérard Noiriel.