Empédocle philosophie présocratique et spiritualité

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Une des principales raisons qui ont fait que la pensée antique a été
rarement saisie dans son essence la plus profonde réside, selon nous,
en ce qu’elle n’a pas été considérée dans l’esprit et les perspectives
particulières qui convenaient ; et c’est là, probablement, ce qui explique qu’en dépit des travaux parfois considérables qui ont été consacrés à l’Antiquité gréco-latine, l’humanisme qui en est issu semble
aujourd’hui avouer sa faillite. Trop de savants d’érudition ont envisagé l’examen de cette époque en s’appuyant exclusivement sur des
données livresques, certes nécessaires, mais d’ordre extérieur, interprétées du reste à travers l’esprit réducteur et rationaliste propre à
l’Occident moderne, fort différent des mentalités étudiées ; et, ce qui
est plus grave, en réduisant presque toujours enquêtes et références
aux limites du bassin méditerranéen, trop longtemps réputé comme
le berceau de la seule civilisation existante.
C’est ainsi que, pour nous en tenir au Présocratisme qui fera l’objet de cette étude, les interprétations les plus contraires et les moins
justifiables ont été proposées. Certains n’ont voulu voir chez les Présocratiques que les précurseurs tâtonnants et maladroits d’une pensée scientifique encore prisonnière de la « mentalité primitive » ou
« prélogique » : Burnet, Tannery, Renan, Robin font partie, à divers
titres, des exégètes qui ont minimisé ou ignoré l’aspect métaphysique
de ces premiers philosophes, et leur ont attribué, abusant de leurs
« projections », un genre de préoccupations et une tournure d’esprit
qui n’étaient point les leurs. D’autres, – ce qui est pour le moins étonnant –, se sont plu à en faire les disciples de penseurs contemporains
comme Hegel, Nietzsche, Heidegger ; et chacun tirant à soi, marxistes,
psychanalystes, surréalistes, en interprétant la pensée antique à l’aide
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de notions modernes ou de préjugés d’école, n’ont fait que se priver
de tout ce que les Présocratiques auraient pu leur apporter.
Semblables attitudes n’ont plus aucun sens pour nous, aujourd’hui.
Non seulement, en ce domaine comme en tant d’autres, la vérité
n’est plus connue ; mais elle n’est même plus soupçonnée. Ce qui
nous encourage à penser que la philosophie antique, au même titre
et tout autant que l’histoire, serait à refaire sur des bases totalement
différentes. Il faut bien reconnaître que, depuis quelques décennies,
un effort se fait jour dans le milieu universitaire pour mieux comprendre certaines réalités éloignées des « temps modernes », ainsi
qu’une curiosité moins timide pour les choses de l’Orient. Mais ce
ne sont encore là, dans la plupart des cas, que de furtives incursions
dans des régions quasiment interdites ou dans des cultures de mauvaise réputation ; jamais vraiment il ne s’agit d’une confrontation
totale. Sinon sans doute dans une école regroupant les recherches
de J. P. Vernant, J. Bollack, Vidal-Naquet, et quelques autres, plus ou
moins affiliés au structuralisme, au marxisme ou à la sociologie, mais
désireux de rompre avec la citadelle académique des maîtres toutpuissants et indiscutés des études classiques, de « la Grèce à la française », et d’élargir les cadres en faisant se rencontrer en particulier
la civilisation hellénique et les autres, dont il n’avait jamais été parlé
jusque-là, sinon chez quelques précurseurs comme Franz Cumont,
Erwin Rohde ou E. R. Dodds.
Il nous souvient encore de l’étonnement et des réticences dont les
professeurs hellénistes de la Sorbonne accueillirent, en 1956, notre
projet de Diplôme d’Études Supérieures portant sur une étude comparative des idées d’Empédocle d’Agrigente et de la philosophie hindoue, faite à la lumière de ce que l’on a nommé la Philosophia perennis,
représentée par des auteurs comme René Guénon, Frithjof Schuon,
Ananda Coomaraswamy, Mircea Éliade. C’était, avec la maladresse
du jeune âge, vouloir déjà briser une conjuration du silence qui nous
semblait totalement injustifiée, et revivifier aux souffles de l’Orient
tout un domaine de connaissances passionnantes mais endormies.
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Années et maturité aidant, des matériaux d’abord inconnus viendraient nous conforter dans nos intuitions et nous inciteraient à
reprendre, compléter et améliorer autant que possible notre sujet
pour donner le livre que voici.
Notre méthode, d’une part, recourt à ce que nous appellerons avec
les tenants de la Philosophia perennis l’« esprit traditionnel » (à ne pas
confondre avec traditionaliste), en partant de la constatation que le
Présocratisme procède justement de cet esprit ; elle se veut, d’autre
part, « comparative » en considérant que les enseignements qui y
figurent sont indissociables de ceux qui leur sont ailleurs contemporains, en particulier les enseignements orientaux, et peuvent même
par ces derniers se trouver éclaircis, voire éclairés.
« Traditionnelle », cette méthode ne saurait tenir pour négligeable la distinction inhérente à toute sagesse supra-rationnelle et supra-humaine
entre ce que l’on peut appeler sans aucune idée restrictive ou péjorative, mais dans le sens premier de ces termes, – ta exoterika et ta esoterika,
principalement appliqués ici aux enseignements de Pythagore et d’Empédocle – : d’une part, l’exotérisme : l’« écorce », l’aspect extérieur d’une
doctrine, interprétée selon un esprit subjectif et dans un sens littéral, à
l’intention de tous les hommes : ainsi, de la religion populaire chez les
Grecs ; – d’autre part, l’ésotérisme : le « noyau », l’aspect secret ou discret
de la doctrine, révélée dans ses acceptions symboliques et réservée aux
postulants spirituellement les plus qualifiés ; ainsi, des Mystères et de
l’enseignement des maîtres de sagesse. Ce second aspect, qui a été soit
nié, soit négligé par les attitudes que nous dénoncions plus haut, sera
bien entendu pour nous le plus digne d’intérêt, et c’est sur lui tout spécialement que nous porterons notre attention.
« Comparative », cette méthode considère également l’ensemble des
doctrines initiatiques, d’une richesse et, en l’occurrence, d’une utilité
insoupçonnées, dérivées ensemble d’un Orient dont l’étude, assure
Guénon, « si on voulait l’entreprendre d’une façon vraiment directe,
serait susceptible d’aider dans une large mesure à comprendre l’antiquité », et particulièrement, « l’antiquité grecque, pour laquelle nous
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n’avons pas la ressource d’un témoignage immédiat »1.
Une telle méthode prétend, en d’autres termes, étudier et interpréter
de l’intérieur l’atmosphère, la mentalité des mondes anciens, le sens
réel de leurs messages. Sans doute, les notions auxquelles elle nous
fait nous reporter devront-elles toujours être manipulées avec tact et
discernement ; sans doute, conviendra-t-il de se garder de conclusions plus séduisantes pour l’intelligence que fidèles à la vérité : entre
l’Orient et l’antiquité classique, certaines similitudes peuvent n’être
que des coïncidences. Nous estimons cependant que les principes
que nous venons d’énoncer offrent plus que tout autre les chances d’une droite interprétation de cette même Antiquité, en nous y
faisant entrer plus avant et nous rapprocher de son centre. Il serait
paradoxal, non point faux, de dire que la démarche traditionnelle et
comparative, dévidant son fil d’or à travers les différents ésotérismes
et les reliant à l’ésotérisme de l’Hellade, permet paradoxalement – en
dépit de vingt-cinq siècles qui nous en séparent, – de nous rendre
plus proches des philosophes présocratiques que ne le furent leurs
contemporains et compatriotes exotériques.
Les pages qui suivent ne se veulent rien d’autre que l’illustration de
cette méthode ; encore nous sommes-nous borné à y traiter un seul
des sujets qui s’offraient à nous, lui-même susceptible de nombreux
autres développements. Il va de soi qu’elle pourrait tout aussi bien
être utilisée dans l’interprétation des légendes mythologiques et des
œuvres homériques, comme dans celle des philosophies platonicienne et aristotélicienne, et de la gnose alexandrine ; elle permettrait
en outre de corriger plusieurs erreurs commises à propos de la littérature, et de résoudre plusieurs des énigmes auxquelles se sont heurtés
historiens et savants.
Mais ce n’est point tout. Cette méthode n’attend pas seulement du
chercheur qu’il étudie avec soin les manifestations de l’ésotérisme
1. Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, p. 17. Voir dans le même
ouvrage ce que l’auteur pense du « préjugé classique », de ses erreurs et de ses
limitations, p. 21 à 27.
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antique, après en avoir reconnu l’existence et la primauté ; elle exige
encore de lui qu’il cesse d’aborder ses sujets comme de froides réalités dissécables et consignables dans les cadres d’une recherche stérilisante, dans l’indéfinie dispersion des détails et arguties de l’hypercritique moderne ; elle exige de lui qu’il se dépouille des habitudes confortables, des réflexes faciles, comme autant d’enveloppes
lui voilant le réel, ou ne lui en montrant que le dos ; en outre, que,
pour étudier dans sa vraie nature l’esprit traditionnel, il travaille luimême à l’acquisition de cet esprit et le vive ; et pour comprendre la
pensée des hommes différenciés, se fasse, autant que faire se peut,
l’un d’entre eux ; qu’il procède en quelque sorte à une conversion
de soi-même jusqu’en ses profondeurs mentales et psychiques, à une
metanoïa dont, plus encore que son œuvre, il sera le premier bénéficiaire ; et qu’il s’applique enfin, au long d’une ascèse sollicitant le
tout de son être, et supprimant les séparations de l’appris et du vécu,
à obtenir quelque chose de cette faculté qui seule lui octroiera une
connaissance directe et totalisante de son sujet. Le mieux, pour commencer, pourrait bien être que le chercheur se laisse imprégner de
la lumière dont la Philosophia perennis alimente toujours les foyers :
en allant s’asseoir, par exemple, aux pieds des derniers sages encore
vivants, frères proches ou cousins éloignés de ceux qui peuplèrent la
Grèce. N’est-ce pas l’exemple que proposa cet « helléniste distingué »
dont parle Roger Godel, qui confia à ce dernier quelle fut pour son
évolution intime l’importance de sa rencontre avec un djivan-mukta,
un « délivré vivant » de l’Inde1 ?
C’est dans cette direction et à ce niveau que résident les authentiques
possibilités de renouvellement et d’approfondissement de nos connaissances ; le seul moyen capable, en l’élargissant et enrichissant d’une
façon radicale, de revivifier l’humanisme. (Est-il besoin d’indiquer que
nous ne prenons pas ce mot dans le sens de culture profane et relati1. « Les éclaircissements qu’il avait reçus de lui concernant les problèmes métaphysiques projetaient une lumière entièrement nouvelle sur les dialogues platoniciens. Des passages d’une obscurité impénétrable s’ouvraient désormais devant
son regard ; il découvrait avec surprise leur lumineuse simplicité. » (Essai sur l’expérience libératrice, p. 138.)
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viste, qui est celui où l’entendent ceux qui veulent tout ramener à la
mesure de l’humain, mais qu’à défaut d’autres termes, celui-là nous
sert ici à traduire l’idée d’une discipline intellectuelle et spirituelle,
d’une sadhana orientée vers l’amour de la sagesse, vers la réalisation
de la vraie vocation de l’homme ?) De telles perspectives constituent
assurément une manière de révolution par le haut de la démarche universitaire ; et nous ne sommes pas loin de penser que, s’il doit s’opérer,
ce salut de l’humanisme ne pourra que contribuer, dans une certaine
mesure du moins, au salut de l’humanité. Qui sait, en effet, s’il ne
faudrait point voir là comme l’amorce d’un mouvement de remontée, l’occasion d’une première tentative de retour, en cette fin de l’âge
Kali, celui des dissolutions et destructions ultimes, vers des voies de
connaissances, vers une harmonie et une perfection nouvelles ?
Nous voudrions enfin répondre aux deux questions suivantes : pourquoi nous sommes-nous référé plus particulièrement, au cours de
cette étude, à l’enseignement de l’Inde ? et pourquoi avons-nous
arrêté notre choix sur les Présocratiques ?
Nous remarquerons d’abord qu’il a été établi que le monde grec –
et romain – se rapproche plus sensiblement du monde indien que
de tout autre, non seulement du point de vue linguistique, celui de
l’indo-européen, non seulement quant à l’art, depuis les conquêtes
d’Alexandre, mais aussi quant à la pensée. C’est ce qu’a clairement
montré Franz Cumont, qui conclut à l’existence d’antiques rapports
spirituels entre l’Inde et les civilisations méditerranéennes1. Un autre
point est que la tradition hindoue, restant à la fois la plus explicite et
la plus complète, se prêtait ainsi davantage au genre d’investigations
que nous avons tentées. Jean Herbert rappelle fort à propos cette
intuition de Burnouf disant qu’« un tableau complet et explicatif des
symboles védiques, fait sans arrière-pensée et sans opinion préconçue, serait la meilleure préparation à la symbolique des Grecs et un
guide presque toujours sûr pour ceux qui en voudraient faire l’exé-
1. Lux perpetua, p. 339 et 418.
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gèse et en donner l’interprétation »1. Ce qui est vrai sous ce rapport
l’est tout autant, sinon plus, sous le rapport des philosophies. Enfin,
il était normal que nous attachions une plus grande attention à l’hindouisme, puisqu’il représente la plus ancienne forme traditionnelle
vivante, et que cela implique qu’il possède une certaine « centralité »
par rapport aux autres formes, centralité qui leur vaut d’avoir sur
elles une certaine priorité.
Cela ne signifie nullement que l’on puisse poser une équation absolue entre l’Hellade et l’Inde. Dans une étude magistrale consacrée à
leurs relations, François Chenet, tout en montrant les convergences
qu’il était légitime d’établir, a également analysé leurs divergences,
considérant que les différences restent toujours plus enrichissantes
que des rapprochements trop souvent factices dans leur « concordisme »2.
François Chenet relève chez les Grecs le goût du combat, le sens du
tragique, et par compensation, la recherche de la juste mesure, l’attachement patriotique à la Cité, à quoi répondent inversement chez les
hindous la pratique de la non-violence, la recherche de la paix intérieure menant au dépassement des polarités contraires, l’arrachement
à la condition humaine en vue de la délivrance : l’homme n’est point
un « animal politique » ; le Dharma maintient tout dans son ordre et à
sa place. De même, les Grecs séparent nettement l’homme des autres
espèces animales en ce qu’il est « raisonnable », alors que pour les
hindous, l’homme se fond aisément dans l’univers et diffère des autres
animaux en ce qu’il est le seul à pouvoir sacrifier ou se sacrifier.
Le polythéisme grec présente des dieux individualisés et ne met pas les
hommes en face d’un absolu radicalement transcendant, alors que le
« monothéisme à facettes » de l’Inde fait de chaque dieu un aspect d’un
Divin à la fois immanent et transcendant. Les Grecs ont toujours eu,
d’autre part, l’« angoisse du sans-limites » : pour eux, l’infini est syno1. La Mythologie hindoue, p. 21.
2. Voir F. Chenet : « La Grèce et l’Inde », Encyclopédie philosophique universelle, IV, Le
Discours philosophique, II, 2, 74.
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nyme d’inachevé ; ils lui substituent l’« indéfini », ils s’en contentent,
s’y rassurent. L’Inde s’est, au contraire, vouée à l’Infini indifférencié,
qu’on ne peut – par définition – définir ; d’où l’importance de l’apophatisme qui énonce ce que l’Absolu n’est pas : neti… neti…, « ni ceci,
ni cela ». Il faudra attendre le néoplatonisme, puis la théologie d’un
Denys l’Aréopagite pour trouver semblable démarche en Occident.
Enfin, les Grecs développeront la sophistique, qui menace de ruiner
l’ontologie, alors que les hindous sacralisent la Parole et en tire la
science des mantra. La pensée grecque a lentement substitué le logos
au mythos, tendant ainsi à l’abstraction et, pire, à la dichotomie entre
les « Idées » platoniciennes et le monde des « phénomènes », s’opposant ainsi aux hindous pour lesquels il y a continuité tendant, des
différences, à faire des complémentaires, et facilitant le pluralisme des
« points de vue », des angles d’approche sur le même sujet. « L’Inde
n’est pas platonicienne », écrit François Chenet : pas d’absolue séparation entre le sensible et l’intelligible.
Faut-il dès lors conclure que tout oppose la Grèce et l’Inde : anthropologie, philosophie, métaphysique, et reconnaître l’inanité d’une
quelconque tentative de rapprochement comparatiste ?… Bien au
contraire. Le même auteur ne manque pas de dresser un tableau
des véritables convergences, que nous serons d’ailleurs nous-même
conduit à retrouver tout au long de notre étude.
François Chenet évoque en particulier, chez les Grecs et les hindous,
une semblable recherche d’un Principe qui soit l’origine de la « substance » matérielle. Les uns et les autres dénombrent les mêmes éléments constitutifs de cette matière première. Ils témoignent ensemble de la même croyance en la métempsycose, avec les variations
qu’elle implique selon les auteurs, les Grecs insistant plutôt sur la
chute des âmes s’exilant de la divinité, les hindous, plutôt sur la loi
de la rétribution des actes, – le karma. Les uns et les autres expriment
une conception cyclique du temps, liée à celle d’une décadence, et se
séparent du créationisme judéo-chrétien. Cette cyclologie exclut tout
autant l’idée de l’éternel retour pour favoriser en revanche celle d’un
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éternel renouvellement, à partir de dissolutions et redistributions cosmiques successives.
Dans le domaine spirituel, se retrouvent de part et d’autre la priorité
d’une vie intérieure, même si les techniques de yoga ne semblent pas
avoir été connues des Grecs. Des hommes comme Pythagore, Parménide, Empédocle n’en passaient pas moins cependant pour détenteurs
de « pouvoirs » qui ne sont pas sans rappeler les siddhi de l’hindouisme.
Mais c’est probablement Plotin qui s’est le plus rapproché de l’indianité, lui qui eut l’expérience de l’union avec l’Un, fondée sur l’identité
du centre spirituel de chacun et du centre universel ; suivi par des disciples aussi importants que Porphyre, Jamblique, Proclos et Damascius.
Le « Connais-toi toi-même » delphique est en parfaite connexion
avec la question fondamentale hindoue : « Qui suis-je ? » Dans les
deux cas, l’ignorance que l’on a de soi projette une ombre sur toute
notre existence, multiplie nos errances, nous condamne au malheur.
Car ce « soi » n’est nullement le « moi », voué à dispersion, de nature
éphémère et illusoire, il est le principe unificateur, notre essence la
plus intime, une parcelle du Soi transtemporel en nous. C’est en le
découvrant par un complet retournement de l’inconscience en lucidité qu’il est possible de connaître alors « l’univers et les dieux »,
c’est-à-dire la totalité du Réel. Le néoplatonisme abonde en assertions qui rejoignent celles des Upanishad ou du Yoga-Vâsishta, qui toutes traitent en des termes voisins des voyages de l’âme, des dépouillements successifs et nécessaires, de l’encombrante inutilité des raisonnements intellectuels, de l’Illumination finale où le sujet connaissant
et l’Objet connu sont un dans la Connaissance.
Cela posé, il reste évident que les liens existant entre la Grèce et l’Inde
se révèlent dès l’aurore de la philosophie grecque, c’est-à-dire dès
le Présocratisme. Là où se trouve conservé en son originelle pureté
l’esprit de nos « premiers pères », dont la méconnaissance constitue
une des graves faiblesses de la pensée moderne1. Cette raison aurait
1. René Guénon : « Les rapprochements qu’on peut faire avec les doctrines de
l’Inde sont beaucoup plus nombreux et plus frappants dans la période antéso15
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suffi pour justifier la raison d’être de notre étude. Il en est cependant une autre, directement reliée à la période durant laquelle s’est
développé le Présocratisme. Cette période correspond en effet à une
crise affectant tout un ensemble de civilisations traditionnelles, où
se manifestèrent tantôt les processus d’une désagrégation spirituelle,
tantôt des réformes et des adaptations particulières, telles que les doctrines de Lao-tseu et Kong-tseu en Chine, du Bouddha en Inde, de
Zarathoustra en Iran, et de Pythagore en Grèce. Il était intéressant
de voir comment, en cette période de bouleversements qui n’est pas
sans rappeler la nôtre, avaient été opérées, selon des modes appropriés, cette explication et cette réadaptation de la Vérité à tel moment
cyclique ; et c’est ce dont témoignent tout naturellement les systèmes
présocratiques, ainsi d’ailleurs que leurs « désaccords ».
Quant à notre choix plus spécifique d’Empédocle d’Agrigente, il n’a
rien en soi d’arbitraire. Empédocle est l’exact contemporain de ce ve
siècle, où se firent jour les changements les plus profonds dont nous
venons de parler, et qui ouvre la phase historique du Kali-Yuga. Situation d’autant plus originale qu’elle correspond au début de la dernière
phase de cet Âge, dont nous-mêmes occupons la fin ; – ce qui ne peut
manquer d’établir entre Empédocle et nous une sorte de complicité
et de parenté métaphysique. Il est curieux de constater qu’une des
fonctions de notre époque étant de récapituler ou de remanifester
ce qui se trouve inclus dans le cycle final de l’actuelle humanité, en
vertu de l’adage qui veut que « les extrêmes se rejoignent », Empédocle nous semble tout désigné pour servir à cette désoccultation de
certaines vérités, ce qui le rend plus utile et actuel qu’on ne serait
d’abord tenté de le croire.
cratique que dans les périodes postérieures » ; op. cit., p. 32-33. Ananda Coomaraswamy écrivait de son côté : « La philosophie grecque, spécialement pythagoricienne, est pratiquement la même que le Védânta (Selected Letters, avril 1947). Mais
dix ans plus tôt, il avait également et tout naturellement écrit dans une autre lettre
que « les traditions du Rig-Vêda, des Upanishad et des Brâhmana avaient les mêmes
significations que le néoplatonisme ».
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Il est un autre motif de notre choix. Outre que l’œuvre de ce sage
nous soit parvenue sous une forme relativement moins mutilée que
celle des autres Présocratiques, l’intérêt de l’empédocléisme ne peut
échapper à quiconque l’aborde objectivement. La finesse de cette
pensée, l’ampleur de cette doctrine semblent bien nous conduire à
des hauteurs souveraines, en des royaumes réservés, et contribuer
elles-mêmes à déterminer des orientations fondamentales et à susciter cette ascèse salvatrice, évoquée précédemment, chez qui les étudie. Ce sont elles plus que tout autre, dont la longue fréquentation
nous a permis de vérifier et de partager l’opinion de Nietzsche écrivant dans la Naissance de la philosophie : « La cime de la philosophie :
chez les Éléates et chez Empédocle ».
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