On ne saurait donc dire que l’erreur est propre à l’homme. Les scolastiques
aristotéliciens, qui définissaient l’homme avant tout – génériquement – comme un
animal, et tenaient moins que les modernes à opposer les deux, dénommaient esti-
mative cette capacité qu’ils observaient chez des bêtes d’apprécier le sens de certai-
nes situations, telle « la brebis qui voit le loup » et reconnaît en lui son « ennemi de
nature »8. Comme il s’agit ici d’un discernement qui va au-delà de la seule discrimi-
nation de certaines couleurs, objets propres de la vision, saint Thomas n’hésite pas à
dire que la brebis « juge (judicat) qu’il faut fuir, par un jugement naturel (...) fruit d’un
instinct naturel »9. L’usage du terme de jugement (judicium) peut surprendre, étant
donnée sa connotation logique, mais il indique que l’acte de discerner (en grec : kri-
neïn) est tenu pour plus essentiel au jugement que le fait qu’il soit signifié dans un
discours, et non pas seulement dans un comportement. Dans la mesure où l’homme
appartient au genre animal, il n’est pas étonnant que l’on trouve chez lui la même
faculté de discernement que chez les bêtes : les scolastiques le dénommaient cogita-
tive seulement du fait d’une certaine « affinité et proximité », chez l’homme, à la pen-
sée rationnelle, celle-ci exerçant sur celle-là une « influence en retour (refluentia) »10.
Monter ou descendre un escalier, ou une gamme sur un clavier, sont des activités
qui deviennent comme instinctives à l’homme après avoir été réfléchies, mais il lui
arrive de trébucher en croyant une marche moins haute qu’elle n’est, tout de même
qu’à un prédateur de manquer sa proie.
Si donc il n’est pas vrai qu’il n’y ait pas d’erreur en dehors de l’espèce hu-
maine, ils semble en revanche qu’il n’y en ait pas en dehors d’un acte de jugement,
fasse-t-il ou non l’objet d’un énoncé. C'est pourquoi, alors même que l’on rencontre
de nombreux cas d’illusion sensible, on peut se refuser à parler d’une erreur des
sens. La vue ne peut manquer de donner l’impression qu’une règle droite est coudée
lorsqu'elle est partiellement plongée dans de l’eau. Et il y a assurément erreur à af-
firmer que la règle est coudée, mais l’erreur est ici dans le jugement et non pas dans
la perception, dont une bonne théorie optique nous expliquera pourquoi elle est
conforme à ce qu’elle doit être, moyennant les lois de la réfraction des rayons lumi-
neux. La même théorie nous expliquera pourquoi la vue ne permet pas de discerner
de loin si une tour est ronde ou carrée. C'est pourquoi l’on peut bien dire que « les
sens [sont] trompeurs »11, puisqu’ils nous induisent à porter des jugements faux. On
ne peut pour autant dire qu’ils « se trompent » – soit qu’ils sont dans l’erreur, ou que
nous soyons dans l’erreur en sentant comme nous sentons –, « non pas parce qu'ils
jugent toujours juste, mais parce qu'ils ne jugent pas du tout »12. Aussi bien l’erreur
de jugement pourra-t-elle être rectifiée alors même que l’illusion sensible demeurera.
Et ici encore, il faut noter qu’une telle rectification se produit en dehors de l’espèce
humaine, par exemple lorsque des étourneaux d’abord dispersés, pour des raisons
d’hygiène, par le son d’un haut-parleur émettant le cri d’un rapace, cessent de s’y
laisser prendre, une fois constatée l’inexistence de celui-ci : ils reviennent alors en-
vahir les places, souillant les bancs et les automobiles.
C'est pourquoi l’on peut penser que Kant conclut trop vite en écrivant que « la
vérité aussi bien que l’erreur (Irrtum), et par suite aussi l’apparence (Schein) en tant
qu’elle induit en erreur, ne se trouvent que dans le jugement, c'est-à-dire dans le
8 Thomas d'Aquin, Somme de Théologie, Ia, q.78, a.4.
9 Op.cit., Ia, q.83, a.1.
10 Op.cit., Ia, q.78, a.4, ad 5m.
11 Descartes, 1ère Méditation, § 3.
12 Kant, Critique de la Raison pure, Dialectique transcendantale, Introduction, § I.
3