Messages publicitaires, religion et débats d’intérêt public : une voie d’accès à la tribune médiatique ? Pierre-François DOCQUIR – L’interdiction de diffuser des publicités de nature religieuse sur les ondes des radios et télévisions irlandaises ne constitue pas une violation du droit à la liberté d’expression, a jugé la Cour européenne des droits de l’homme. En revanche, dans une affaire où il s’agissait de permettre à différents courants d’opinion de s’exprimer sur un débat d’intérêt général, la même Cour a considéré que le refus de diffuser une publicité télévisée était contraire à l’article 10 de la CEDH. Un pasteur irlandais souhaitait diffuser, sur les ondes d’une radio locale, une publicité pour la projection d’un film au sujet religieux, alors que la loi interdisait toute annonce de caractère religieux ou politique. Le pasteur s’est donc adressé à la Cour européenne des droits de l’homme, dénonçant une atteinte au droit à la liberté d’expression, protégé par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme. Une large marge d’appréciation dans les questions religieuses Dans son arrêt1, la Cour rappelle que l’exercice de la liberté d’expression comporte des devoirs et des responsabilités qui, dans le contexte des convictions religieuses, englobent un devoir d’éviter autant que possible les propos gratuitement offensants pour autrui. Le requérant arguait cependant que son message publicitaire n’était pas de nature à choquer et que, par ailleurs, la liberté de parole s’étend, dans une société démocratique, aux idées qui « heurtent, choquent ou inquiètent » selon la jurisprudence classique de la Cour. La haute juridiction réaffirme que les autorités nationales disposent, dans les questions touchant à la morale ou à la religion, d’une très large marge d’appréciation pour décider de la nécessité d’imposer une restriction à la liberté de parole : dans ces domaines où les conceptions varient fortement d’un Etat à l’autre, il n’y a pas d’uniformité au niveau européen, et il convient de respecter les contextes nationaux. Dès lors, l’Irlande ayant été fortement marquée par les divisions religieuses, le gouvernement défendeur pouvait édicter l’interdiction contestée par le pasteur sans violer l’article 10 de la CEDH. C’est en vain que le requérant a invoqué un arrêt antérieur2 dans lequel la Cour avait jugé que le refus de la télévision nationale suisse de diffuser le spot publicitaire d’une association de défense des animaux constituait une violation du droit à la liberté d’expression. Préserver la vigueur du débat public Dans ce précédent cas, l’association de protection des animaux entendait réagir à une vaste campagne promotionnelle menée par l’industrie de la viande, par un message télévisé au ton provocateur (les conditions d’élevage étaient notamment comparées à des camps de concentration). Le refus de diffuser le spot était justifié par l’interdiction légale de la publicité politique. Or, la Cour a considéré qu’il s’agissait d’un débat d’intérêt général, présentant une réelle importance pour l’ensemble de la société : dans une société démocratique, l’article 10 de la CEDH « ne laisse guère de place pour des restrictions au discours politique ou au débat sur des questions d’intérêt public », les Etats ne possédant ici qu’une marge d’appréciation restreinte. Telle est la différence essentielle entre les deux affaires. La télévision perçue comme un forum public L’arrêt suisse est cependant étonnant, car il touche à l’autonomie éditoriale et commerciale d’une entreprise de presse, qui se voit reprocher d’avoir refusé un annonceur publicitaire. Il peut s’expliquer par l’analyse qu’a fait la Cour du paysage médiatique national à l’époque des faits : la télévision nationale constituait le seul et unique moyen d’atteindre l’ensemble du public suisse, les autres possibilités de diffuser un message (presse écrite, chaînes étrangères) n’étant pas satisfaisantes à cet égard. Dans cette affaire, la chaîne nationale – plus précisément, ses espaces publicitaires – a été perçue comme le seul forum où pouvait se dérouler le débat public : la violation de l’article 10 résultait de ce que l’association militante avait été privée de la possibilité de défendre ses opinions de la même façon que son « concurrent ». Révélant une heureuse volonté de garantir la vigueur du débat public sur les questions d’intérêt général, cet arrêt ouvre en soi un vaste débat, ne faisant en somme pas autre chose que nous inviter à évaluer le rôle des médias dans nos sociétés. (1) Cour eur. d. h., arrêt Murphy c. Irlande, du 10 juillet 2003. (2) Cour eur. d. h., VgT Verein Gegen Tiergrabriken c. Suisse, du 28 juin 2001, commenté par l’auteur dans la rev. trim. dr. h., n° 52, oct. 2002, pp. 1045-1053 (disponible sur http://www.philodroit.be) [email protected] Centre de Philosophie du Droit (U.L.B.) Avocat