entretien avec Declan Donnellan
Pourquoi vingt ans plus tard recréer
Mesure pour Mesure
?
Declan Donnellan : A mes yeux, cette comédie citadine de l’époque inclut des scènes
qui sont sans doute parmi les meilleures que Shakespeare ait jamais écrites. C’est un
grand thriller. Ni pure comédie, ni pure tragédie. Outre ces changements de tonalité, la
pièce pose de profondes et troublantes questions sur notre façon de vivre. Étant
influencé par tout ce qui transpire dans l’air autour de moi, je pars sans idée préconçue.
Cette reprise créée à Moscou m’a été, en quelque sorte, inspirée par ces comédiens
russes avec lesquels je travaille régulièrement. Son actualité m’a sauté aux yeux quand
il a fallu, à partir d’eux, trouver la pièce sur laquelle nous allions collaborer.
En quoi
Mesure pour Mesure
est-elle d’actualité ?
D.-D : La justice, Dieu, le sexe, la mort, sont les thèmes universels qui sont brassés en
un mélange étonnant jusqu’à la fin extraordinaire. Un gouvernement corrompu, une
nonne plongée dans un dilemme effroyable, une ville étouffante et imprévisible,
comprenant police, couvents, prisons et bordels… Au premier regard la pièce n’a rien à
voir avec nous et plus on l’examine plus elle est incroyablement symbolique de nous
tous ; elle met en scène des hommes et des femmes perdus qui ne se retrouvent que
partiellement en descendant en eux-mêmes ; une descente aux enfers dont personne ne
remonte indemne. En travaillant avec ces comédiens extraordinaires qui ont collaboré
avec moi pour
La Tempête
,
Boris Godounov, La Nuit des Rois,
et d’autres pièces, j’ai
découvert que l’un des principaux ressorts de la pièce est le sujet de la honte. Là est le
miracle de la vie : après avoir choisi une pièce, elle se découvre sous un jour nouveau
que les répétitions mettent en lumière. C’est ce que je recherche avant tout : rester libre
et ouvert à ce qui se présente. Et la honte est ce qui s’est présenté.
« L’un des principaux ressorts de la pièce est le sujet de la honte. »
Pourquoi la honte vous paraît-elle être au cœur du sujet ?
D.-D : La manière dont je lis la pièce aujourd’hui grâce au travail effectué avec les
comédiens m’invite à penser qu’elle examine notre besoin de punir. Et tout à coup cela
devient très actuel. Ne rendons-nous pas aujourd’hui les autres honteux parce que nous
nous sentons honteux nous-mêmes ? A la mesure de la punition que nous infligeons,
nous serons nous-mêmes punis. C’est très simple. La loi du talion en somme… Pourtant
la pièce, en elle-même, est très compliquée. Confortablement exotique, de cet exotisme
propre au comique baroque, flirtant avec le tragique – pour une fois, il n’y a pas
d’assassinat -, elle se tient dans une ambiguïté de genre inhérente au thème qui, en
profondeur, est le sien. Ne faut-il pas commencer à s’aimer un peu soi-même pour
pouvoir aimer les autres ? Et comment s’aimer soi-même – ne pas avoir honte de soi –
dans une société qui, sans cesse, culpabilise ? De quelle honte s’agit-il ? A-t-elle une
raison d’être ? Voilà les questions que pose à chacun de nous
Mesure pour Mesure.
Propos recueillis par Marie-Emmanuelle Galfré
(La Terrasse n°224,octobre 2014)