CONFÉRENCE DU FORUM DES SAVOIRS
“Plus l’être humain sera éclairé, plus il sera libre.”
Voltaire
ROUSSEAU
ET L’ÉCRITURE DE SOI
CONFÉRENCE PAR GENEVIÈVE CAMMAGRE
Portait de Jean-Jacques Rousseau en 1766, par Allan Ramsay.
Association ALDÉRAN Toulouse
pour la promotion de la Philosophie
MAISON DE LA PHILOSOPHIE
29 rue de la digue, 31300 Toulouse
Tél : 05.61.42.14.40
Site : www.alderan-philo.org conférence N°1000-285
ROUSSEAU ET L’ÉCRITURE DE SOI
conférence de Geneviève Cammagre donnée le 10/12/2010
à la Maison de la philosophie à Toulouse
Les Confessions, les Dialogues, les Rêveries du promeneur solitaire, les derniers ouvrages
de Rousseau relèvent de l'écriture de l'intime. Ils ne sont pas pour autant coupés d'une
pensée philosophique solide. Ainsi la première partie des Confessions invente ou réinvente
l'autobiographie en adoptant un modèle génétique qui est fortement marqué par le
sensualisme. On y retrouve, appliquée au schéma personnel, une conception de l'Histoire
qui, dans les Dialogues, sert de substrat à l'obsession du divorce entre image sociale et
réalité de soi. Enfin la tentative de renonciation à autrui des Rêveries permet une méditation
métaphysique sur le sentiment de l'existence. C'est donc un certain nombre de relations entre
philosopher et écrire de soi, chez Rousseau, que l'on mettra en relief.
Association ALDÉRAN © - Conférence 1000-285 : “Rousseau et lʼécriture de soi“ - 10/12/2010 - page 2
Document 1 :
[…] Parmi mes contemporains, il est peu d'hommes dont le nom soit plus connu dans
l'Europe et dont l'individu soit plus ignoré. Mes livres couraient les villes tandis que leur
auteur ne courait que les forêts. Tout me lisait, tout me critiquait, tout parlait de moi, mais
dans mon absence ; j'étais aussi loin des discours que des hommes ; je ne savais rien de
ce qu'on disait. Chacun me figurait à sa fantaisie, sans crainte que l'original vint le
démentir. Il y avait un Rousseau dans le grand monde, et un autre dans la retraite qui ne
lui ressemblait en rien.
Ce n'est pas qu'à tout prendre j'aie à me plaindre des discours publics sur mon compte ;
s'ils m'ont quelquefois déchiré sans ménagement, souvent ils m'ont honoré de même.
Cela dépendait des diverses dispositions le public était sur mon compte, et selon ses
préventions favorables ou contraires, il ne gardait pas plus de mesure dans le bien que
dans le mal. Tant qu'on ne m'a jugé que par mes livres, selon l'intérêt et le goût des
lecteurs, on n'a fait de moi qu'un être imaginaire et fantastique qui changeait de face à
chaque écrit que je publiais. Mais quand une fois j'ai eu des ennemis personnels, ils se
sont formés des systèmes selon leurs vues, sur lesquels ils ont de concert établi ma
réputation qu'ils ne pouvaient tout à fait détruire. […]
De l'air le plus débonnaire on me noircissait avec bonté ; par effusion d'amitié l'on me
rendait haïssable, en me plaignant on me déchirait. C'est ainsi qu'épargné dans les faits
je fus cruellement traité dans le caractère et qu'on parvint à me rendre odieux en me
louant. Rien n'était plus différent de moi que cette peinture : je n'étais pas meilleur si l'on
veut, mais j'étais autre. On ne me rendait justice ni dans le bien ni dans le mal.[…]
Voilà non seulement les motifs qui m'ont fait faire cette entreprise, mais les garants de
ma fidélité à l'exécuter. Puisque mon nom doit durer parmi les hommes, je ne veux point
qu'on me donne des vertus ou des vices que je n'avais pas, ni qu'on me peigne sous des
traits qui ne furent pas les miens. Si j'ai quelque plaisir à penser que je vivrai dans la
postérité, c'est par des choses qui me tiennent de plus près que les lettres de mon nom ;
j'aime mieux qu'on me connaisse avec tous mes défauts et que ce soit moi-même
qu'avec des qualités controuvées, sous un personnage qui m'est étranger.
Rousseau, Ébauches des Confessions
OC, t. I, p. 1151-1153
Document 2 :
Je n'ai pas promis d'offrir au public un grand personnage ; j'ai promis de me peindre tel
que je suis et pour me connaître dans mon âge avancé, il faut m'avoir bien connu dans
ma jeunesse. Comme en général les objets font moins d'impression sur moi que leurs
souvenirs et que toutes mes idées sont en images, les premiers traits qui se sont gravés
dans ma tête y sont demeurés, et ceux qui s'y sont empreints dans la suite se sont plutôt
combinés avec eux qu'ils ne les ont effacés. Il y a une certaine succession d'affections et
d'idées qui modifient celles qui les suivent et qu'il faut connaître pour en bien juger. Je
m'applique à bien développer partout les premières causes pour faire sentir
l'enchaînement des effets. Je voudrais pouvoir en quelque sorte rendre mon âme
transparente aux yeux du lecteur, et pour cela je cherche à la lui montrer sous tous les
points de vue, à l'éclairer par tous les jours, à faire en sorte qu'il ne s'y passe pas un
moment qu'il n'aperçoive afin qu'il puisse juger par lui-même du principe qui les produit.
Rousseau, Les Confessions, L. IV
OC, t. I, p. 174-175
Association ALDÉRAN © - Conférence 1000-285 : “Rousseau et lʼécriture de soi“ - 10/12/2010 - page 3
Document 3 :
Non seulement donc c'est ainsi qu'avec un tempérament très ardent, très lascif, très
précoce, je passai toutefois l'âge de la puberté sans désirer, sans connaître d'autres
plaisirs des sens que ceux dont Mlle Lambercier m'avait très innocemment donné l'idée ;
mais quand enfin le progrès des ans m'eut fait homme, c'est encore ainsi que ce qui
devait me perdre me conserva. Mon ancien goût d'enfant, au lieu de s'évanouir, s'associa
tellement à l'autre que je ne pus jamais l'écarter des désirs allumés par mes sens ; et
cette folie, jointe à ma timidité naturelle m'a toujours rendu très peu entreprenant près
des femmes, faute d'oser tout dire ou de pouvoir tout faire ; l'espèce de jouissance dont
l'autre n'était pour moi que le dernier terme ne pouvant être usurpée par celui qui la
désire, ni devinée par celle qui peut l'accorder. […]
J'ai fait le premier pas et le plus pénible dans le labyrinthe obscur et fangeux de mes
confessions. Ce n'est pas le plus criminel qui coûte le plus à dire, c'est ce qui est ridicule
et honteux. Rousseau, Les Confessions, L. I
OC, t. I, p. 17-18
Document 4 :
Quand le lac agité ne me permettait pas la navigation je passais mon après-midi à
parcourir l'île en herborisant à droite et à gauche, m'asseyant tantôt dans les réduits les
plus riants et les plus solitaires pour y rêver à mon aise, tantôt sur les terrasses et les
tertres pour parcourir des yeux le superbe et ravissant coup d'œil du lac et de ses rivages
couronnés d'un côté par des montagnes prochaines, et de l'autre élargis en riches et
fertiles plaines dans lesquelles la vue s'étendait jusqu'aux montagnes bleuâtres plus
éloignées qui la bornaient.
Quand le soir approchait je descendais des cimes de l'île et j'allais volontiers m'asseoir
au bord du lac, sur la grève, dans quelque asile caché ; le bruit des vagues et
l'agitation de l'eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation la
plongeaient dans une rêverie délicieuse la nuit me surprenait souvent sans que je
m'en fusse aperçu. Le flux et reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par
intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes yeux suppléaient aux mouvements
internes que la rêverie éteignait en moi et suffisait pour me faire sentir avec plaisir mon
existence sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissait quelque faible et
courte réflexion sur l'instabilité des choses de ce monde dont la surface des eaux
m'offrait l'image ; mais bientôt ces impressions légères s'effaçaient dans l'uniformité du
mouvement continu qui me berçait, et qui sans aucun concours actif de mon âme ne
laissait pas de m'attacher au point qu'appelé par l'heure et par le signal convenu je ne
pouvais m'arracher de là sans effort.
Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, cinquième promenade
OC, t. I, p. 1044-1045
Document 5 :
Nous ne savons rien, ma chère Sophie, nous ne savons rien ; nous sommes une troupe
d'aveugles, jetés à l'aventure dans ce vaste univers. Chacun de nous n'apercevant aucun
objet se fait de tout une image fantastique qu'il prend ensuite pour la règle du vrai, et
cette idée ne ressemblant à celle d'aucun autre, de cette épouvantable multitude de
philosophes dont le babil nous confond il ne s'en trouve pas deux seuls qui s'accordent
sur le système de cet univers que tous prétendent connaître, ni sur la nature des choses
que tous ont soin d'expliquer. Rousseau, Lettres morales
OE, IV, 1092
J'existe, et j'ai des sens par lesquels je suis affecté. Voilà la première vérité qui me frappe
et à laquelle je suis forcé d'acquiescer . […]
Vous me demandez encore comment je sais qu'il y a des mouvements spontanés ; je
vous dirai que je le sais parce que je le sens. […] C'est en vain qu'on voudrait raisonner
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pour détruire en moi ce sentiment, il est plus fort que toute évidence ; autant vaudrait me
prouver que je n'existe pas . […]
Qu'on donne tel ou tel nom à cette force de mon esprit qui rapproche et compare les
sensations ; […] toujours est-il vrai qu'elle est en moi et non dans les choses. Rousseau, Émile
OE IV, p. 570, 574, 573Document 6 :
J'avais fait un grand pas vers le repos. Délivré de l'inquiétude de l'espérance, et sûr de
perdre ainsi peu à peu celle du désir, en voyant que le passé ne m'était plus rien, je
tâchais de me mettre tout à fait dans l'état de celui qui commence à vivre. Je me disais
qu'en effet nous ne faisons que commencer, et qu'il n'y a point d'autre liaison dans notre
existence qu'une succession de moments présents, dont le premier est toujours celui qui
est en acte. Nous mourrons et nous naissons chaque instant de notre vie, et quel intérêt
la mort peut-elle nous laisser ? […] Émile, sois un homme nouveau, tu n'auras plus à te
plaindre du sort que de la nature. Tes malheurs sont nuls, l'abîme du néant les a
engloutis. Rousseau, Émile et Sophie
OE, IV, 905-906
Document 7 :
L'état naturel d'un être paisible et mortel tel que l'homme est de se complaire dans le
sentiment de son existence, de sentir avec plaisir ce qui tend à le conserver et avec
douleur ce qui tend à le détruire, c'est dans cet état naturel et simple qu'il faut chercher la
source de nos passions. Rousseau
OC II, 1324
Le premier sentiment de l'homme fut celui de son existence, son premier soin, celui de sa
conservation . Rousseau, Second Discours
OC III, 164
Les affections sociales, ne se développent en nous qu'avec nos lumières. La pitié, bien
que naturelle au cœur de l'homme resterait éternellement inactive sans l'imagination qui
la met en jeu. Comment nous laissons-nous émouvoir à la pitié ? En nous transportant
hors de nous-mêmes ; en nous identifiant avec l'être souffrant. Nous ne souffrons
qu'autant que nous jugeons qu'il souffre ; ce n'est pas dans nous, c'est dans lui que nous
souffrons. Qu'on songe combien ce transport suppose de connaissances acquises !
Comment imaginerais-je des maux dont je n'ai nulle idée ? comment souffrirais-je en
voyant souffrir un autre si je ne sais pas même qu'il souffre, si j'ignore ce qu'il y a de
commun entre lui et moi ? Celui qui n'a jamais réfléchi ne peut-être ni clément, ni juste, ni
pitoyable ; il ne peut pas non plus être méchant et vindicatif. Celui qui n'imagine rien ne
sent rien que lui-même ; il est seul au milieu du genre humain.
Rousseau, Essai sur l'origine des langues
OC V, 395-396
La bonté, la commisération, la générosité, ces premières inclinations de son cœur ne
sont que des émanations de l'amour de soi, des besoins de son cœur qu'il [l'homme
naturel] satisfera plus pour son propre bonheur que par un principe d'humanité qu'il ne
songera guère à réduire en règle. Rousseau, Dialogues
OC I, 864
L'homme sociable toujours hors de lui ne sait vivre que dans l'opinion des autres, et c'est
pour dire de leur seul jugement qu'il tire le sentiment de sa propre existence.
Rousseau, Second Discours
OC III, 193
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