Document 3 :
Non seulement donc c'est ainsi qu'avec un tempérament très ardent, très lascif, très
précoce, je passai toutefois l'âge de la puberté sans désirer, sans connaître d'autres
plaisirs des sens que ceux dont Mlle Lambercier m'avait très innocemment donné l'idée ;
mais quand enfin le progrès des ans m'eut fait homme, c'est encore ainsi que ce qui
devait me perdre me conserva. Mon ancien goût d'enfant, au lieu de s'évanouir, s'associa
tellement à l'autre que je ne pus jamais l'écarter des désirs allumés par mes sens ; et
cette folie, jointe à ma timidité naturelle m'a toujours rendu très peu entreprenant près
des femmes, faute d'oser tout dire ou de pouvoir tout faire ; l'espèce de jouissance dont
l'autre n'était pour moi que le dernier terme ne pouvant être usurpée par celui qui la
désire, ni devinée par celle qui peut l'accorder. […]
J'ai fait le premier pas et le plus pénible dans le labyrinthe obscur et fangeux de mes
confessions. Ce n'est pas le plus criminel qui coûte le plus à dire, c'est ce qui est ridicule
et honteux. Rousseau, Les Confessions, L. I
OC, t. I, p. 17-18
Document 4 :
Quand le lac agité ne me permettait pas la navigation je passais mon après-midi à
parcourir l'île en herborisant à droite et à gauche, m'asseyant tantôt dans les réduits les
plus riants et les plus solitaires pour y rêver à mon aise, tantôt sur les terrasses et les
tertres pour parcourir des yeux le superbe et ravissant coup d'œil du lac et de ses rivages
couronnés d'un côté par des montagnes prochaines, et de l'autre élargis en riches et
fertiles plaines dans lesquelles la vue s'étendait jusqu'aux montagnes bleuâtres plus
éloignées qui la bornaient.
Quand le soir approchait je descendais des cimes de l'île et j'allais volontiers m'asseoir
au bord du lac, sur la grève, dans quelque asile caché ; là le bruit des vagues et
l'agitation de l'eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation la
plongeaient dans une rêverie délicieuse où la nuit me surprenait souvent sans que je
m'en fusse aperçu. Le flux et reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par
intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes yeux suppléaient aux mouvements
internes que la rêverie éteignait en moi et suffisait pour me faire sentir avec plaisir mon
existence sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissait quelque faible et
courte réflexion sur l'instabilité des choses de ce monde dont la surface des eaux
m'offrait l'image ; mais bientôt ces impressions légères s'effaçaient dans l'uniformité du
mouvement continu qui me berçait, et qui sans aucun concours actif de mon âme ne
laissait pas de m'attacher au point qu'appelé par l'heure et par le signal convenu je ne
pouvais m'arracher de là sans effort.
Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, cinquième promenade
OC, t. I, p. 1044-1045
Document 5 :
Nous ne savons rien, ma chère Sophie, nous ne savons rien ; nous sommes une troupe
d'aveugles, jetés à l'aventure dans ce vaste univers. Chacun de nous n'apercevant aucun
objet se fait de tout une image fantastique qu'il prend ensuite pour la règle du vrai, et
cette idée ne ressemblant à celle d'aucun autre, de cette épouvantable multitude de
philosophes dont le babil nous confond il ne s'en trouve pas deux seuls qui s'accordent
sur le système de cet univers que tous prétendent connaître, ni sur la nature des choses
que tous ont soin d'expliquer. Rousseau, Lettres morales
OE, IV, 1092
J'existe, et j'ai des sens par lesquels je suis affecté. Voilà la première vérité qui me frappe
et à laquelle je suis forcé d'acquiescer . […]
Vous me demandez encore comment je sais qu'il y a des mouvements spontanés ; je
vous dirai que je le sais parce que je le sens. […] C'est en vain qu'on voudrait raisonner
Association ALDÉRAN © - Conférence 1000-285 : “Rousseau et lʼécriture de soi“ - 10/12/2010 - page 4