deuxième section décision en fait

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DEUXIÈME SECTION
DÉCISION
Requête no 648/10
Y
contre la Turquie
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant
le 17 février 2015 en une chambre composée de :
András Sajó, président,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 15 décembre 2009,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles
présentées en réponse par le requérant,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
1. Le requérant, M.Y., est un ressortissant turc né en 1971. Le président
de la section a accédé à la demande de non-divulgation de son identité
formulée par le requérant (article 47 § 4 du règlement de la Cour).
Le requérant a été représenté devant la Cour par Me H. Yılmaz Kayar,
avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été
représenté par son agent.
2. M.Y. est décédé le 19 décembre 2011. Par une lettre du 17 juin 2013,
sa sœur, M.Ö., a informé la Cour de son intention de maintenir la requête en
sa qualité d’héritière. Le 4 mars 2014, la Cour lui a reconnu qualité pour
poursuivre la requête. Pour des raisons d’ordre pratique, la présente décision
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DÉCISION Y c. TURQUIE
continuera d’utiliser le terme « requérant » pour désigner M.Y. bien qu’il
faille aujourd’hui attribuer cette qualité à sa sœur.
A. Les circonstances de l’espèce
3. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties,
peuvent se résumer comme suit.
4. Le soir du 22 février 2008, le requérant fut retrouvé sans connaissance
à son domicile par ses proches, qui appelèrent une ambulance. Il fut conduit
à l’hôpital d’enseignement et de recherches d’Istanbul (« l’hôpital ») vers
21 heures. Lors de son transfert, ses proches informèrent le personnel de
l’ambulance de sa séropositivité.
5. Selon le requérant, une fois arrivé à l’hôpital, le personnel
ambulancier avait transmis ce renseignement au personnel de l’hôpital sans
en informer quiconque – ni lui ni ses proches – au préalable.
6. À l’hôpital, le requérant fut d’abord pris en charge au service des
urgences. À 21 h 24, le laboratoire de microbiologie de l’hôpital établit une
fiche de résultats de tests, effectués à la demande du service de chirurgie
d’urgence. À 22 h 01, le laboratoire de biochimie de l’hôpital établit
également une fiche de résultats de tests effectués à la demande du même
service.
7. Le 23 février 2008, le service des urgences de l’hôpital établit une
fiche d’observation, laquelle comportait la mention « HIV +, suicide » au
titre du premier diagnostic posé. À 1 h 10, le médecin-chef du service ajouta
une mention manuscrite sur cette fiche, laquelle comportait également une
note manuscrite de l’interniste A.K.Ü. Il ressortait de cette dernière que le
requérant avait 38o de fièvre, qu’il était séropositif, qu’il avait été retrouvé
sans connaissance, qu’il n’était entré en contact avec personne depuis la nuit
précédente, qu’il était inconscient, qu’il ne répondait pas aux sollicitations
verbales et douloureuses et qu’il présentait un gonflement sur la zone
frontale. Cette note mentionnait que le patient avait pu tenter de se suicider.
8. Le même jour, une fiche d’admission du requérant à la clinique
d’anesthésiologie et de réanimation fut établie. Sur cette fiche était inscrite
la mention manuscrite « suicide ? » au titre du premier diagnostic posé.
L’anamnèse retracée dans cette fiche indiquait notamment que le requérant
avait eu des nausées et qu’il avait été retrouvé chez lui sans connaissance
puis conduit aux urgences de l’hôpital. La séropositivité du requérant et la
liste des premiers soins effectués étaient également inscrites sur cette fiche.
9. À cette même date, des médecins de la clinique d’anesthésiologie et
de réanimation de l’hôpital établirent un rapport sur la situation médicale du
requérant. Ce rapport mentionnait que ce dernier avait été retrouvé sans
connaissance à son domicile avant d’être conduit au service des urgences de
l’hôpital, puis transféré pour une surveillance accrue à l’unité des soins
intensifs. Il indiquait également que le requérant présentait un gonflement
DÉCISION Y c. TURQUIE
3
au niveau de la zone frontale et un « gonflement neurologique », qu’il était
inconscient et qu’il ne répondait pas aux stimulations verbales et
douloureuses. Il mentionnait également que le requérant était atteint du sida.
10. La sœur du requérant signa un formulaire stipulant qu’elle était
informée de la situation de son frère et qu’elle donnait son autorisation pour
qu’il fût procédé à l’ensemble des traitements requis par son état.
11. Selon le descriptif des faits présenté dans le formulaire de requête
par l’avocat du requérant, les proches de ce dernier avaient été entendus par
les forces de l’ordre, alors qu’ils attendaient à l’hôpital, afin d’établir ce qui
lui était arrivé, puis ils avaient été invités au commissariat. Tout ceci aurait
duré jusqu’à 1 h 30 du matin.
12. Toujours le 23 février 2008, vers 5 heures du matin, après avoir
repris connaissance, le requérant quitta l’hôpital.
13. Le 28 mars 2008, le médecin-chef de l’hôpital transmit au requérant,
à sa demande, la liste du personnel médical intervenu dans les soins
prodigués lors de son passage à l’hôpital. Cette liste comportait le nom de
vingt personnes, à savoir un chirurgien, un spécialiste des maladies internes,
un assistant en chirurgie, un anesthésiste, sept assistants-anesthésistes, six
infirmières en soins intensifs et trois autres membres du personnel en soins
intensifs.
14. Le 8 mai 2008, le requérant déposa une plainte auprès du procureur
de la République de Fatih contre le personnel médical de l’hôpital
travaillant au service des urgences et au service des soins intensifs. Il soutint
que, une fois informé de sa séropositivité, le personnel médical de l’hôpital
ne lui avait pas accordé les soins et l’attention que requérait son état, et il
allégua un manquement aux devoirs professionnels contraire selon lui à
l’article 271 §§ 1 et 2 du code pénal portant répression de l’abus de
fonction. Il allégua également avoir fait l’objet d’un traitement humiliant et
tellement insupportable qu’il avait, à ses dires, décidé de quitter l’hôpital
contre avis médical. Il soutint que trois de ses proches avaient été témoins
de la situation qu’il avait vécue. Il argüa que le partage des informations
concernant son état de santé était contraire aux articles 134 et 136 du code
pénal, car il aurait porté atteinte au secret de sa vie privée et aurait constitué
une divulgation illégale de données médicales. Il allégua en outre avoir fait
l’objet d’un traitement dégradant et discriminatoire en raison de sa
séropositivité, contraire à ses yeux aux articles 94 et 122 du code pénal.
15. Le 2 juin 2008, S.K.S., assistant à la clinique d’anesthésiologie et de
réanimation de l’hôpital écrivit au médecin-chef ce qui suit :
« Le 23 février 2008, j’étais de garde en tant que médecin-assistant à la clinique
d’anesthésiologie et de réanimation. Vers 1 heure, une consultation pour le patient (...)
fut demandée par le service de chirurgie d’urgence (...) Les proches du patient dirent
qu’il était séropositif et qu’il était soigné dans une clinique pour maladies infectieuses.
Le patient fut examiné (...) Eu égard à la contradiction entre les éléments de
l’auscultation physique et l’état de conscience [du malade], et pour prévenir un
éventuel empoisonnement (...), il fut décidé que le patient serait soigné au service des
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DÉCISION Y c. TURQUIE
soins intensifs. Seuls les lits en isolement étaient disponibles au service des soins
intensifs. Comme ils étaient réservés pour le 24.02.2008 au premier ministre et aux
hommes d’État, le patient [fut placé] sous surveillance au service de chirurgie
d’urgence et l’assistant-anesthésiste appela d’autres hôpitaux pour lui trouver une
place. Faute d’avoir pu [obtenir] une place [dans un autre établissement], le patient fut
admis vers 2 h 30 dans l’espace isolé réservé au premier ministre, composé de deux
lits (...) Au bout d’un moment, le patient eut des mouvements agités et enleva sa
sonde nasogastrique, sa sonde urinaire et l’intraveineuse. Le patient fut informé que
nous devions le suivre pendant un certain temps à l’unité des soins intensifs mais il
refusa tous les soins (...) Ses proches furent joints et informés que [leur parent] ne
souhaitait pas rester. Sur demande du patient et de ses proches, [l’intéressé] quitta
l’unité des soins intensifs vers 5 heures le 23.02.2008. »
16. À une date non précisée, Ş.V., médecin spécialiste au sein de la
clinique d’anesthésiologie et de réanimation, écrivit au médecin-chef de
l’hôpital. Les passages pertinents en l’espèce de cette correspondance
peuvent se lire comme suit :
« (...) J’étais de garde en tant que médecin-assistant à la clinique d’anesthésiologie
et de réanimation le 23.02.2008. Le service d’observation chirurgicale demanda une
consultation pour le patient (...) vers 1 heure (...) Seuls les lits en isolement étaient
disponibles à l’unité des soins intensifs. En raison de la visite du premier ministre et
d’hommes d’État à Istanbul, nous avions été informés oralement que [notre
établissement avait] été choisi comme "hôpital de garde" et, en prévision de toute
éventualité, il nous avait été demandé de laisser libres au moins nos lits en isolement
pour qu’ils soient attribués au premier ministre et aux hommes d’État. C’est pourquoi,
tout en cherchant une place dans un autre hôpital, nous avons gardé le patient sous
surveillance. Faute [de] place [ailleurs] (...), le patient fut admis à 1 h 45 à l’unité des
soins intensifs. Les formalités d’admission se terminèrent vers 2 heures. Vers 2 h 20
(...), le patient montra des signes d’agitation et déclara vouloir sortir. S’opposant à
notre volonté de le garder 24 heures sous surveillance pour prévenir tout risque
d’empoisonnement, il partit de sa propre volonté vers 5 heures.
1. Les proches du patient (...) ont déclaré sans gêne, à voix haute, et en assemblée
qu’il était porteur du VIH.
2. Notre unité de soins intensifs compte seize lits en tout. Une infirmière est en
charge de trois patients (...) Pour protéger la santé des autres patients et pour prendre
des mesures contre les maladies transmissibles, les médecins, le personnel et les
infirmières travaillant à l’unité des soins intensifs doivent être informés des patients
qui présentent une infection pouvant être transmise par voie sanguine, respiratoire ou
tactile.
3. En principe, notre chambre en isolement n’est utilisée que pour isoler les malades
porteurs d’une infection pouvant être transmise par contact et par l’air. Les patients
porteurs d’une maladie infectieuse transmissible par voie sanguine telle que le VIH ne
sont pas placés en lit d’isolement. C’est parce que le suivi du patient sur une civière
n’a pas été estimé convenable et parce qu’aucune place n’a été trouvée dans un autre
centre que le malade a été admis dans notre unité. Les lits réservés [au] premier
ministre et aux hommes d’État ont été [mis à disposition] pour le patient (...)
4. (...) En raison de la gravité de leurs maladies, les patients de notre unité (...) ne
sont pas au courant des autres malades. Les patients ayant repris connaissance,
capables de communiquer et qui se sont rétablis (...) partent. C’est pourquoi il est
DÉCISION Y c. TURQUIE
5
impossible que les patients de notre unité aient pu apprendre que le patient [dont il est
question] était porteur du VIH.
5. Dans la mesure où le patient a été admis dans notre unité de soins intensifs alors
qu’il était inconscient (...) et qu’il ne répondait pas aux sollicitations orales (...), il n’a
pas été envisagé qu’il puisse être "gêné" par les propos échangés en sa présence. [Le
fait que,] au cours de leurs échanges, les médecins, les infirmières et le personnel [ont
pu] mentionner qu’il était porteur du VIH n’a dès lors pas été considéré comme
gênant.
6. Il n’a été dit devant aucun [autre] patient conscient ou devant les proches du
patient [dont il est question] que ce dernier était porteur du VIH. Une attention
particulière a été portée sur ce point.
7. N’est pas en cause une négligence vis-à-vis du patient (...) »
17. Le 2 juin 2008, A.K.Ü., spécialiste des maladies internes, écrivit
notamment ce qui suit à la direction des droits des patients :
« Le 22.02.2008, sur demande de consultation en médecine interne d’urgence pour
le patient, émanant de l’assistant en chirurgie de garde (...), je me suis immédiatement
rendue à la polyclinique de chirurgie d’urgence (...) Le médecin de garde en chirurgie
d’urgence, H.M., m’a accompagnée au cours de la consultation et m’a transmis les
informations médicales qu’elle avait pu obtenir. Lorsque le médecin H.M. m’a
transmis les antécédents médicaux du patient, elle m’a informée, sur un ton de voix
tout à fait raisonnable, que [ce dernier] était porteur du VIH, en utilisant les lettres
[désignant la maladie] en anglais. En outre il était important pour le diagnostic qu’elle
me transmette cette information. Il n’y avait aucun proche du requérant auquel
j’aurais pu demander une anamnèse (comme il est mentionné dans la requête de
l’avocat du patient, il a été indiqué que les proches du patient étaient au
commissariat). Contrairement aux allégations de l’avocat du patient, je n’ai pas été
irrespectueuse [eu égard au] secret de la vie privée [de son client] et je n’ai pas agi de
manière contraire à la déontologie.
Le patient était inconscient lorsque je l’ai ausculté. Il ne répondait pas aux
stimulations (...) Une enflure dans la région frontale et une lésion dans la région
pariéto-occipitale (...) ont été constatées. J’ai remarqué que [le patient] avait de la
fièvre (...) [Le patient] présentait une rigidité suspecte de la nuque. Toutes ces
informations sont également inscrites dans le formulaire d’examen du service
d’urgence (...) Le patient a été transféré à la polyclinique de chirurgie d’urgence, plus
équipée (...) Le patient étant inconscient au moment de mon premier examen et ses
proches n’étant pas présents, une anamnèse détaillée n’a pu être obtenue. À cette fin,
nous avons recherché dans le système Medin si le patient avait un dossier à son nom
(...) Nous avons appris qu’il avait été hospitalisé dans notre hôpital à la clinique pour
maladies infectieuses du 11.02.2008 au 15.02.2008 pour une " pneumonie atypique ".
Pour connaître l’état du patient [au] moment [de l’auscultation] et apprécier la rigidité
de sa nuque au regard de son état fiévreux, le médecin en chirurgie d’urgence a
demandé une consultation [au service des] maladies infectieuses (...) Le patient a été
examiné sous un angle pluridisciplinaire par [les services] de neurologie, des maladies
infectieuses, de chirurgie générale, des maladies internes (...) Une consultation au
service d’anesthésiologie et de réanimation a été demandée pour qu’il [puisse être]
suivi au service des soins intensifs (...) Le médecin consultant de l’unité de
réanimation a également estimé qu’il convenait qu’il soit suivi en soins intensifs. Le
fait qu’il y ait ou non des lits [disponibles] à l’unité de soins intensifs de notre hôpital
n’est pas [porté] à la connaissance des spécialistes en médecine interne et en chirurgie.
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DÉCISION Y c. TURQUIE
Seuls les spécialistes de garde de la branche concernée et le chef de garde ont la liste
des lits disponibles dans les services (...) Tout ce qui devait être fait pour le patient
ayant trait à la médecine interne a été fait sans retard. De plus, ce même jour, le
patient a également été examiné par des spécialistes en anesthésiologie, neurologie,
maladies infectieuses et chirurgie cérébrale (...) »
18. Du 11 juin au 11 juillet 2008, une enquête préliminaire fut menée
par la direction départementale de la santé près la préfecture d’Istanbul. Le
rapport établi au terme de cette enquête faisait état des éléments exposés
ci-après.
Au cours de l’enquête, S.Ş., médecin spécialiste de garde le soir du
22 février 2008, fut entendue. Elle déclara ce qui suit : l’assistant de garde
en chirurgie générale qui avait ausculté le patient avant elle lui avait dit,
selon elle d’une façon ne pouvant être comprise par tous et sans qu’il fût
porté atteinte au secret de la vie privée, que le malade était séropositif,
précisant qu’il était tenu de le signaler pour protéger et assurer la sécurité du
personnel ; S.Ş. déclara également que les proches du patient avaient fait
part de son état aux membres de l’équipe des secours d’urgence et les
avaient avertis.
Au cours de l’enquête fut également recueilli le témoignage de A.K.Ü.,
interniste. Celle-ci déclara qu’elle s’était rendue lors de sa garde du
22 février 2008 au service de chirurgie d’urgence parce qu’elle avait reçu
une demande de consultation concernant le patient, qu’au cours de la
consultation elle était accompagnée de l’assistant de garde, que celui-ci
avait cherché à l’aider en lui transmettant les informations médicales dont il
disposait concernant le patient et que cet assistant avait pris un ton de voix
posé lorsqu’il l’avait informée de la séropositivité du patient. A.K.Ü.
déclara aussi que cette information avait été nécessaire pour l’appréciation
de l’état du patient, qu’à ce moment les proches de ce dernier n’étaient pas à
ses côtés, qu’elle n’avait manqué de respect ni à la vie privée du patient ni à
la déontologie et que les soins avaient été prodigués à temps.
Au cours de l’enquête, l’infirmière E.U., de garde le soir du 22 février
2008, fut également entendue. Elle déclara que, à compter de l’admission du
patient en soins intensifs, tous les soins d’infirmerie avaient été prodigués
avec l’attention requise et que le personnel infirmier avait été informé par
les médecins que le requérant était porteur du VIH pour que les mesures de
précaution requises fussent prises.
Le rapport d’enquête concluait que le patient avait rapidement été pris en
charge, qu’il n’y avait eu aucun manquement à cet égard et que l’intéressé
avait été admis en soins intensifs sans perte de temps. Il concluait également
que le fait pour le personnel hospitalier de parler de l’état de santé du
requérant au cours des consultations et auscultations avait uniquement pour
but l’adoption de mesures de précaution et que cela ne pouvait s’entendre
comme portant atteinte au secret de la vie privée. Le rapport mentionnait par
ailleurs que le requérant était sans connaissance à son arrivée à l’hôpital,
DÉCISION Y c. TURQUIE
7
que les personnes qui avaient informé les ambulanciers de sa pathologie
étaient ses proches et que ces derniers n’étaient pas présents au moment des
consultations et auscultations, de sorte qu’il était douteux que le patient eût
pu avoir connaissance des propos échangés par le personnel de l’hôpital. Le
rapport indiquait enfin que le défaut d’information quant à la séropositivité
du patient aurait présenté des risques : aussi, dans les circonstances
litigieuses de l’affaire, la déontologie et l’éthique médicales auraient été
respectées et aucun comportement négligent n’aurait été en cause.
19. Le 15 juillet 2008, la direction des affaires sanitaires près la
préfecture d’Istanbul, statuant à la lumière des informations et documents
contenus dans un rapport préliminaire élaboré par un médecin du centre
hospitalier d’enseignement et de recherches d’Okmeydanı (Istanbul),
constata l’absence de retards, de négligences et de discrimination dans la
façon dont les soins avaient été prodigués au requérant. Elle releva que, à
son arrivée à l’hôpital, l’intéressé avait été transféré sans attendre en soins
intensifs et que l’information reçue par le personnel quant à sa séropositivité
s’expliquait pour des raisons de sécurité et ne pouvait s’entendre comme
une violation du secret de la vie privée. Ladite direction conclut que le
personnel avait agi conformément aux règles d’éthique et de déontologie
médicales, de sorte qu’elle refusa d’autoriser les poursuites.
20. Le requérant forma opposition contre cette décision devant le
tribunal administratif d’Istanbul. Dans son mémoire en opposition, il
demandait la confidentialité du dossier eu égard aux particularités des
données personnelles et médicales en cause. Il affirmait que l’institution
d’un examen préliminaire avant toute poursuite contre des fonctionnaires
créait une sorte d’immunité à leur avantage, contraire à ses yeux au droit à
un procès équitable, au droit à une voie de recours effective et à
l’interdiction de la discrimination. Il estimait que la situation ainsi créée,
représentant selon lui un empêchement aux poursuites pénales, constituait
en outre un obstacle à l’établissement des responsabilités en cause dans le
cadre d’une éventuelle procédure en indemnisation. Le requérant contestait
également la qualité de la personne choisie – un chirurgien n’ayant selon lui
aucune connaissance concernant le VIH – pour procéder à l’enquête
préliminaire alors qu’il aurait fallu, à son avis, désigner un expert en
maladies infectieuses ou un expert en éthique médicale, déontologie et
droits des patients. Il se plaignait en outre que le rapport d’enquête
préliminaire ne lui ait pas été remis et que les juges du tribunal saisi ne
soient pas tous juristes de formation.
21. Par une décision du 11 septembre 2008, mentionnant l’identité du
requérant à titre de partie plaignante, le tribunal administratif d’Istanbul
adopta une décision d’incompétence et renvoya l’affaire devant le tribunal
administratif régional d’Istanbul, juridiction qu’il estimait compétente pour
en connaître. Le jugement du tribunal mentionnait la séropositivité du
requérant dans le passage suivant :
8
DÉCISION Y c. TURQUIE
« (...) la personne plaignante a engagé la présente procédure pour s’opposer à la
décision de l’administration intimée (...) portant refus d’autorisation des poursuites
contre les agents de l’hôpital d’enseignement et de recherches d’Istanbul où elle
s’était rendue blessée pour être soignée, [alors que], parce qu’elle était porteuse du
VIH, il y [aurait] eu des manquements dans l’établissement du diagnostic et les soins
à lui prodiguer, que les agents [auraient] dit et diffusé qu’elle était porteuse du VIH
(...) ».
22. Par une décision du 1er avril 2009, le tribunal administratif régional
d’Istanbul saisi sur renvoi rejeta le recours du requérant après avoir relevé
que le dossier ne contenait pas suffisamment d’informations et de
documents à même de permettre l’ouverture d’une enquête préliminaire
contre le personnel médical de l’hôpital. Cette décision mentionnait le nom
du requérant en tant que personne auteur de l’opposition examinée, mais
aucune mention n’était faite quant à la séropositivité de l’intéressé.
23. Le 12 mai 2009, la direction des affaires sanitaires près la préfecture
d’Istanbul écrivit à l’avocat du requérant pour l’informer de cette décision et
la lui notifier. La lettre ainsi envoyée portait la mention « confidentiel ».
24. Le 21 mai 2009, le procureur de la République prononça un non-lieu
à poursuivre après avoir relevé que l’autorisation de poursuites contre les
médecins mis en cause avait été refusée par une décision de la préfecture
d’Istanbul datée du 15 juillet 2008, devenue définitive à la suite de la
décision rendue le 1er avril 2009 par le tribunal administratif régional
d’Istanbul.
25. Le requérant forma opposition contre ce non-lieu argüant que
celui-ci était contraire au principe d’équité de la procédure et au droit à un
recours effectif garantis par les articles 6 et 13 de la Convention. Il alléguait
notamment que le procureur n’avait mené aucune investigation quant aux
circonstances litigieuses des évènements, que le dossier de l’affaire avait
d’abord été confié à un enquêteur qui n’était pas un professionnel de la
branche médicale concernée, que l’engagement de poursuites pénales contre
les fonctionnaires était subordonné à une autorisation préalable émanant
d’une entité non judiciaire – à savoir la préfecture – et que le rapport
d’enquête préliminaire ne lui avait pas été communiqué. Il affirmait en outre
que le tribunal administratif ne s’était pas prononcé sur sa demande de
confidentialité quant à ses données médicales et personnelles. Il argüait à cet
égard que, du 15 juillet 2008 au 1er avril 2009, le dossier de l’affaire était
resté accessible à la consultation à quiconque en aurait fait la demande. Il
soutenait en ce sens que la mention de son identité et de sa séropositivité
lors de la procédure devant le tribunal administratif avait porté atteinte aux
articles 6, 8, 13 et 14 de la Convention.
26. Le 23 septembre 2009, la cour d’assises de Beyoğlu rejeta
l’opposition du requérant eu égard à l’absence de contrariété à la procédure
et à la loi de la décision contestée.
DÉCISION Y c. TURQUIE
9
B. Le droit interne pertinent
27. Les dispositions pertinentes en l’espèce de la loi pénale turque
5237 du 26 septembre 2004, publiée au Journal officiel le 12 octobre
2004, telles qu’en vigueur à l’époque des faits, pouvaient se lire comme
suit :
no
« Violation du secret de la vie privée
Article 134. (1) Quiconque porte atteinte au secret de la vie privée est puni d’une
peine allant de six mois à deux ans d’emprisonnement ou d’une amende judiciaire.
Lorsque l’atteinte au secret résulte de l’enregistrement d’images ou de sons, le
quantum de la peine ne peut être inférieur à un an.
(2) Quiconque divulgue des images ou des sons relatifs à la vie privée des personnes
est puni d’une peine allant d’un an à trois ans d’emprisonnement (...)
(...)
Transmission ou obtention de données de manière contraire au droit
Article 136. (1) Quiconque transmet à autrui, diffuse ou obtient de manière contraire
au droit des données personnelles est puni d’une peine allant d’un an à quatre ans
d’emprisonnement. »
L’article 134 de la loi pénale turque no 5237 a été modifié par l’article 81
de la loi no 6352 du 2 juillet 2012 relative à la modification de certaines lois
aux fins de renforcer l’efficacité de la justice, au sursis à la procédure et aux
peines des infractions commises par voie de presse et de publication.
Dans sa nouvelle rédaction, cet article dispose :
« Violation du secret de la vie privée
Article 134. (1) Quiconque porte atteinte au secret de la vie privée est puni d’une
peine allant d’un an à trois ans d’emprisonnement (...)
(2) Quiconque divulgue de manière contraire au droit des images ou des sons relatifs
à la vie privée des personnes est puni d’une peine allant de deux ans à cinq ans
d’emprisonnement. Lorsque la divulgation de ces données se fait par voie de presse et
de publication, la même peine est encourue.
(...) »
L’article 136 de la loi pénale turque no 5237 a été modifié par l’article 4
de la loi no 6526 du 21 février 2014 portant modification de la loi relative à
la lutte contre le terrorisme, de la loi relative à la procédure pénale et de
certaines autres lois. Dans sa nouvelle rédaction, cet article dispose :
« Transmission ou obtention de données de manière contraire au droit
Article 136. (1) Quiconque transmet à autrui, diffuse ou obtient de manière contraire
au droit des données personnelles est puni d’une peine allant de deux ans à quatre ans
d’emprisonnement. »
28. L’article 4 du règlement relatif à la déontologie médicale du
23 janvier 1953 publié au journal officiel le 31 janvier 1953 dispose qu’un
médecin ou un dentiste ne peut divulguer, sauf obligation légale, les secrets
10
DÉCISION Y c. TURQUIE
dont il se trouve informé en raison de l’exercice de sa profession ou de son
art. Cet article énonce en outre que l’identité d’un patient dont le cas est
discuté au cours d’une réunion médicale ou dans une publication ne peut
être divulguée.
29. Le règlement no 23420 relatif aux droits des personnes malades,
publié au Journal officiel le 1er août 1998, dispose, en ses passages
pertinents en l’espèce :
« Principes
Article 5. Il est obligatoire de respecter les principes ci-dessous dans l’offre de
services médicaux :
a) à toutes les étapes de la [délivrance] du service [médical], est prise en
considération [la circonstance] que le droit de vivre dans un bien-être physique,
mental et social intégral est un droit fondamental de l’homme ;
b) le patient est traité avec humanité, sachant que chacun a le droit à la vie, à la
protection et au développement de son existence matérielle et morale, et aucune
instance ni quiconque n’a autorité pour supprimer ce droit ;
c) les différences de race, de langue, de religion et de confession, de sexe, de
convictions politiques, de croyances philosophiques, de situation sociale et
économique et autres ne peuvent être prises en compte lorsque les services médicaux
sont dispensés (...) ;
d) en dehors des situations de nécessités médicales et des situations inscrites dans la
loi, il ne peut être porté atteinte à l’intégrité physique et aux autres droits de la
personnalité de la personne sans son autorisation ;
e) nul ne peut faire l’objet de recherches médicales sans son autorisation et sans
celle du ministère ;
f) en dehors des situations autorisées par la loi et [des cas] de nécessités médicales,
il ne peut être porté atteinte à la vie privée et familiale de la personne.
(...)
Protection des droits des personnes malades
Respect de la confidentialité
Article 21. Le principe est le respect de la confidentialité pour le patient. Le patient
peut également demander explicitement la protection de la confidentialité. Toute
intervention médicale doit être faite dans le respect de la confidentialité [due] au
patient.
Le respect de la confidentialité et le droit de le demander comprennent :
a) la conduite des appréciations médicales relatives à l’état de santé du patient dans
la confidentialité ;
b) la réalisation de l’auscultation, du diagnostic, du traitement et de tout autre acte
requérant un contact direct avec le patient dans un cadre de confidentialité
raisonnable ;
c) l’autorisation de la présence d’un proche lorsqu’il n’y a pas d’empêchement
médical ;
DÉCISION Y c. TURQUIE
11
d) [l’impossibilité pour] les personnes qui [sont sans rapport] avec le traitement
[d’être] présentes lors de l’intervention médicale ;
e) [l’interdiction de] s’ingérer dans la vie personnelle et familiale du patient tant que
la nature de la maladie ne le requiert pas ;
f) le secret de l’origine des frais médicaux ;
La mort n’autorise pas la levée de la confidentialité.
(...)
Confidentialité des informations
Article 23. Les informations obtenues en raison de la dispense du service médical, à
l’exclusion des cas autorisés par la loi, ne peuvent être dévoilées d’aucune manière.
La divulgation d’une information, même lorsqu’elle s’appuie sur l’accord de la
personne [concernée], dans des situations aboutissant à la renonciation [de cette
dernière] à l’ensemble de ses droits de la personnalité, au transfert de ses droits à
d’autres ou à leurs limitations excessives, ne suspend pas la responsabilité de la
personne [à l’origine de la divulgation].
La divulgation d’une information qui peut présenter le risque de causer un préjudice
au malade sans reposer sur un [motif] juridiquement et moralement valable requiert la
mise en jeu de la responsabilité civile et pénale du personnel et des autres personnes.
Dans les activités menées à des fins de recherches et d’enseignement, les
informations sur l’identité du patient ne peuvent être divulguées sans son accord. »
30. L’article 9 de la loi no 4483 relative aux poursuites contre les
fonctionnaires et autres agents publics du 2 décembre 1999, publiée au
Journal officiel le 4 décembre 1999, dispose notamment :
« L’instance compétente communique sa décision d’autoriser ou de ne pas autoriser
les poursuites au procureur de la République, au fonctionnaire ou à l’agent public (...)
faisant l’objet d’un examen et au plaignant s’il en existe un.
Peuvent former opposition contre la décision d’autoriser les poursuites le
fonctionnaire ou l’agent public (...) et contre la décision de ne pas autoriser les
poursuites le procureur de la République ou le plaignant. Le délai d’opposition est de
dix jours à compter de la notification de la décision de l’instance compétente.
(...) »
31. Selon l’article 1er de la loi no 2577 sur la procédure administrative du
6 janvier 1982, publiée au Journal officiel le 20 janvier 1982, la procédure
devant le Conseil d’État, les tribunaux administratifs régionaux, les
tribunaux administratifs et les tribunaux fiscaux est écrite et se fait sur
pièces. L’article 17 de cette même loi énonce les conditions dans lesquelles
une audience peut être tenue à la demande d’une des parties à la procédure.
12
DÉCISION Y c. TURQUIE
GRIEFS
32. Invoquant l’article 2 de la Convention, le requérant se plaignait
d’avoir dû attendre approximativement six heures avant de concrètement
recevoir des soins. Il affirmait à ce titre avoir subi un traitement
discriminatoire en raison de sa séropositivité, lequel aurait représenté un
risque pour sa vie. Il soutenait qu’il aurait pu de nouveau être confronté à ce
risque.
33. Sur le terrain de l’article 3 de la Convention, le requérant dénonçait
le traitement qu’il disait avoir subi à l’hôpital en ce qu’il aurait été inhumain
et dégradant. Il soutenait à cet égard qu’était en cause une pratique
administrative systématique à l’endroit des personnes séropositives qu’il
qualifiait de contraire à l’interdiction de la torture.
34. Sur le fondement de l’article 6 de la Convention, le requérant
dénonçait un défaut d’équité de la procédure devant les juridictions internes.
À ce titre, il se plaignait : du statut à son sens privilégié des fonctionnaires
d’État à l’endroit desquels l’engagement de poursuites pénales était soumis
à une autorisation préalable ; de la circonstance que le dossier de l’affaire
avait d’abord été confié à un enquêteur qui n’aurait pas été un professionnel
de la branche médicale pertinente ; de la non-transmission des éléments sur
lesquels les instances nationales s’étaient fondées ; de l’absence de mention
dans le jugement de la possibilité de former un recours ; du mode de
désignation des juges du tribunal administratif qui n’auraient pas tous eu
une formation juridique ; et de l’absence de réponse du tribunal
administratif à sa demande tendant à l’obtention du secret de la procédure.
35. Sous l’angle de l’article 8 de la Convention, le requérant se plaignait
de ce que les données médicales le concernant n’avaient pas été protégées et
de ce que tout le personnel de l’hôpital en avait été informé. Il se plaignait
également de la publicité qui aurait été donnée à son affaire et au diagnostic
médical le concernant, et ce malgré sa demande de confidentialité. À cet
égard, il argüait que les autorités n’avaient pris aucune mesure pour assurer
la protection des données médicales confidentielles, lesquelles auraient été
collectées et diffusées sans le consentement des personnes concernées : il en
aurait été ainsi de la caisse de sécurité sociale qui aurait permis à différentes
personnes, telles que des employeurs ou divers organes, d’avoir accès à ces
données.
36. Invoquant l’article 13 de la Convention, le requérant dénonçait
l’absence d’une voie de recours effective.
37. Sur le terrain de l’article 14 de la Convention, il reprochait aux
autorités de l’avoir soumis à un traitement discriminatoire en raison de sa
séropositivité.
38. Enfin, se fondant sur les mêmes faits, il invoquait l’article 1 et
l’article 7 de la Convention.
DÉCISION Y c. TURQUIE
13
EN DROIT
A. Sur la demande de radiation du Gouvernement
39. Le Gouvernement argüe que la requête doit être rayée du rôle en
raison du décès du requérant, soutenant que la sœur de ce dernier n’a pas
d’intérêt au maintien de la requête. À cet égard, il soutient également que la
requête devrait être rejetée pour absence de qualité de victime.
40. Dans ses observations en réponse à celles du Gouvernement,
l’avocat du requérant expose que la sœur de celui-ci a bien qualité pour
poursuivre la requête et réfute les arguments en sens contraire du
Gouvernement.
41. La Cour rappelle s’être déjà prononcée, en vertu de l’article 38 A du
règlement, sur la qualité de la sœur du requérant pour poursuivre la requête
et lui avoir reconnu celle-ci (paragraphe 2 ci-dessus et, pour un exposé de la
jurisprudence pertinente en la matière, voir Ergezen c. Turquie,
no 73359/10, §§ 27-29, 8 avril 2014).
B. Sur le délai de six mois
42. Le Gouvernement argüe que la décision du tribunal administratif
régional a été notifiée au représentant du requérant le 29 mai 2009 et que
cette date correspond au point de départ du délai de six mois pour saisir la
Cour. À ce titre, il expose que, d’après la loi no 4483, requérir une
autorisation préalable de poursuites est, pour le procureur de la République,
une condition préalable à l’engagement des poursuites lorsqu’est en cause,
comme en l’espèce, une infraction prétendument commise par un
fonctionnaire dans l’exercice de ses fonctions. Selon le Gouvernement, dans
la présente affaire, dès lors que la décision refusant l’autorisation
susmentionnée était devenue définitive, le procureur de la République
n’avait d’autre choix que d’adopter une décision de non-lieu à poursuivre
sur le fondement de l’article 172 du code de procédure pénale. À cet égard,
le Gouvernement expose que le procureur n’a aucun pouvoir pour
poursuivre les investigations ou pour entamer une procédure pénale de sa
propre initiative. Partant, il estime que le requérant n’aurait pas dû attendre
que le procureur de la République rende sa décision de non-lieu avant
d’introduire sa requête, un recours contre pareille décision n’offrant pas
selon lui de chances raisonnables de succès. Ainsi, le Gouvernement
soutient que la requête, introduite le 15 décembre 2009, est tardive.
43. L’avocat du requérant soutient que la requête a bien été introduite
dans le respect du délai de six mois, exposant à cet égard que la décision de
non-lieu du procureur de la République était susceptible de faire l’objet d’un
recours et que la requête a été introduite dans les six mois suivants la
décision rendue au terme de ce recours.
14
DÉCISION Y c. TURQUIE
44. La Cour rappelle que pour être compatible avec l’article 35, une
requête doit être introduite dans un délai de six mois à compter de la date de
la décision interne définitive, cette dernière étant comprise comme la date
ayant épuisé les voies de recours internes offertes dans l’ordre juridique
interne. Par ailleurs, le délai de six mois constitue une règle autonome qui
doit être interprétée et appliquée dans une affaire donnée de manière à
assurer l’exercice efficace du droit de recours individuel (Sabri Güneş
c. Turquie [GC], no 27396/06, § 55, 29 juin 2012 et Zakrzewska c. Pologne,
no 49927/06, § 55, 16 décembre 2008).
45. En l’espèce, la Cour observe que la procédure devant le tribunal
administratif régional a pris fin le 1er avril 2009 et que le requérant en a été
informé le 12 mai 2009, soit plus de six mois avant l’introduction de la
requête. Cela étant, la Cour ne saurait ignorer que la procédure
d’autorisation administrative des poursuites est partie intégrante de la
procédure pénale à laquelle elle est étroitement liée. Elle note ainsi que cette
procédure a pris fin le 23 septembre 2009, de sorte que le délai de six mois à
partir de cette date a été respecté. Elle estime à ce titre qu’il serait artificiel
et d’un formalisme excessif de vouloir dissocier les deux procédures
susmentionnées pour le calcul du délai de six mois, d’autant plus que le
requérant a fait un essai loyal des voies de recours disponibles. En effet, la
Cour observe qu’il relevait de la seule compétence du procureur de la
République de prononcer un non-lieu à poursuivre, pareille décision étant
par ailleurs soumise au contrôle de la cour d’assises. Par conséquent, elle
rejette l’exception du Gouvernement tiré d’une prétendue tardiveté de la
requête.
C. Sur la violation alléguée de l’article 8 de la Convention
46. Le requérant se plaignait de la divulgation d’informations relatives à
sa séropositivité. Il invoquait l’article 8 de la Convention, lequel dispose, en
ses passages pertinents en l’espèce :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée (...)
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit
que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une
mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire (...) à la protection de la
santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
1) Observations du Gouvernement
47. Le Gouvernement expose que seul le personnel médical concerné
savait que le requérant était porteur du VIH. À cet égard, il soutient que le
requérant n’a soumis aucun témoignage ni aucune preuve établissant que
son état de santé ait pu être porté à la connaissance d’autres personnes, de
sorte que son grief devrait être considéré comme manifestement mal fondé
et être rejeté en conséquence.
DÉCISION Y c. TURQUIE
15
48. Le Gouvernement expose en outre que, sous l’angle de l’article 8 de
la Convention, là où existe un conflit d’intérêts se pose la question du juste
équilibre à ménager et de la proportionnalité. Il indique qu’il est de règle
que le personnel de santé se protège : selon lui, les médecins ou le personnel
de santé informés qu’un patient est porteur du VIH doivent transmettre cette
information, en privé ou de manière codée, au reste du personnel soignant
travaillant dans le domaine concerné.
49. À cet égard, le Gouvernement précise que, d’après l’article 4 de la
réglementation relative à la déontologie médicale, les médecins ne doivent
pas divulguer les secrets qu’ils détiennent de par l’exercice de leur
profession, sauf lorsqu’est en cause une obligation légale.
50. D’après le Gouvernement, le personnel médical dispose de différents
moyens pour accéder aux informations relatives à un patient mais, à
l’exception du médecin en charge de ce dernier, il n’est pas possible pour ce
personnel d’avoir accès à l’ensemble des informations concernant ledit
patient. Le Gouvernement expose en outre que, conformément à la
législation en vigueur et aux règles d’éthique, les informations relatives aux
patients qui ne souhaitent pas que d’autres personnes accèdent aux données
relatives à leur traitement médical ne peuvent être utilisées dans le cadre
d’une étude. Il ajoute que cette règle figurait par ailleurs dans le formulaire
de consentement signé par un des parents du requérant au moment de
l’admission de ce dernier en soins intensifs.
51. Le Gouvernement indique de plus que ce formulaire comporte la
phrase suivante : « je consens à ce que les données telles que les résultats de
laboratoire, les fiches médicales et les résultats de rayons X soient utilisées
dans des études scientifiques sans que mon nom et mon identité ne soient
cités, conformément aux lois générales sur la santé et aux règles d’éthique ».
Il considère que la recherche d’une telle autorisation prouve le respect, par
l’hôpital concerné, des droits et de l’intimité des patients.
52. Par ailleurs, relatant sa version des faits, le Gouvernement fait part
des éléments exposés ci-après. Le requérant a été transporté à l’hôpital alors
qu’il était sans connaissance, et ses proches ont informé le personnel de
santé de sa séropositivité pour la première fois dans l’ambulance le
conduisant à l’hôpital. Là, le requérant a été examiné par des spécialistes de
différents départements. Dans l’intervalle, les médecins et le personnel de
santé au courant de la séropositivité du requérant auraient averti les autres
médecins et le personnel impliqué dans le traitement à fournir à l’intéressé.
Ils auraient toutefois traité cette information avec tact et auraient exprimé
que le requérant était porteur du VIH uniquement en utilisant les initiales
désignant la maladie en anglais pour s’y référer. Le personnel de l’hôpital
aurait ainsi agi dans la ligne de l’article 5 alinéa f) de la réglementation sur
les droits des patients et de l’article 4 de la réglementation relative à la
déontologie médicale.
16
DÉCISION Y c. TURQUIE
53. Selon le Gouvernement, il était de la plus haute importance pour les
médecins et le personnel médical d’avoir connaissance de la maladie du
requérant pour éviter et prévenir tout risque potentiel. À cet égard, le
Gouvernement fait référence aux résultats d’une étude menée par le
ministère de la Santé en coopération avec les hôpitaux universitaires et les
hôpitaux d’enseignement et de recherches, datée de 2005, prenant en
compte les publications de l’Organisation mondiale de la santé comme
sources. Au terme de cette étude, cinquante et une maladies auraient été
identifiées comme devant faire l’objet d’une notification obligatoire, parmi
lesquelles le sida.
54. Le Gouvernement soutient que l’information du personnel médical
quant à la maladie du requérant tendait à la protection des droits d’autrui au
regard de l’article 8 § 2 de la Convention et qu’elle poursuivait donc, en
conséquence, un but légitime.
55. Il déclare qu’une intervention médicale qui aurait été menée sans que
le personnel médical ait eu connaissance de la séropositivité du requérant
aurait pu causer des torts irréparables au personnel médical intervenant.
Selon le Gouvernement, cette notification était donc nécessaire dans une
société démocratique pour un juste équilibre au regard des intérêts en conflit
du requérant et du personnel médical. En outre, toujours selon lui, dès lors
que seul le personnel médical aurait eu connaissance des informations
relatives au requérant, l’ingérence avait été proportionnée au but légitime
poursuivi.
56. Quant à la procédure administrative litigieuse, le Gouvernement
affirme qu’il n’y a pas eu ingérence dans la vie privée du requérant de la
part du tribunal administratif ou du tribunal administratif régional. À cet
égard, il indique que, au demeurant, le nom du requérant était mentionné
dans sa requête introductive d’instance. Il argüe qu’aucun témoin n’a été
entendu et que la décision judiciaire rendue a été notifiée au représentant du
requérant, de sorte que les personnes non concernées n’auraient aucunement
eu connaissance des informations personnelles relatives au requérant. Le
Gouvernement soutient donc qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la
Convention.
2) Observations du requérant
57. L’avocat du requérant soutient que les déclarations du personnel
hospitalier selon lesquelles les proches de ce dernier n’étaient pas présents à
toutes les étapes de sa prise en charge médicale sont fallacieuses. Il argüe
que les proches du requérant ont été témoins de la divulgation de
l’information relative à sa séropositivité aussi bien à l’ensemble du
personnel hospitalier, y compris celui n’intervenant pas dans le traitement,
qu’à des proches qui n’en avaient pas connaissance.
58. Il argüe en outre que, si l’information relative à la séropositivité du
requérant pouvait être diffusée pour des raisons médicales, la transmission
DÉCISION Y c. TURQUIE
17
de cette information qui aurait été faite au personnel en charge du ménage et
à d’autres personnes aucunement impliquées dans le traitement du requérant
n’était pas nécessaire et était disproportionnée. Il reproche aux instances
nationales de ne pas avoir recueilli les témoignages des proches du
requérant, alors que ceux-ci se seraient trouvés présents à l’hôpital au
moment des faits. Enfin, il affirme que le Gouvernement est mal fondé à
prétendre qu’il n’y aurait pas eu de témoins.
59. Il allègue de plus que les documents afférents à la prise en charge
médicale du requérant sont des faux : en effet, selon ses proches, le
requérant a été admis à l’hôpital à 3 h 30, et non à 1 h 45 comme cela
ressortirait des documents hospitaliers. L’avocat du requérant soutient à ce
titre que le personnel hospitalier a intentionnellement établi des faux pour
dissimuler le retard dans sa prise en charge médicale.
60. En outre, il indique que les instances nationales n’ont fourni aucun
document établissant que des lits avaient été réservés, sur ordre du
ministère, dans le cadre d’une visite du premier ministre dans la ville. Il
considère que le personnel hospitalier n’a pas sérieusement pris en compte
l’état du requérant.
61. De surcroît, il expose que la Turquie est l’un des premiers pays à
avoir signé la Convention sur la protection des personnes à l’égard du
traitement automatisé des données à caractère personnel du Conseil de
l’Europe, mais également le seul pays signataire à ne pas l’avoir ratifiée. Il
soutient à cet égard que des pratiques contraires à cette convention relatives
à l’enregistrement de données personnelles et sensibles perdurent, de sorte
que les patients et les informations les concernant ne seraient pas protégés.
Il ajoute qu’il n’y a pas non plus de réglementation prévenant la
discrimination que pourrait occasionner le partage d’informations sensibles.
À ce titre, il affirme que toutes les informations relatives aux patients sont
enregistrées électroniquement ou par écrit, sans autorisation de ces derniers.
Il argüe que le patient qui refuserait l’enregistrement des données le
concernant perdrait le bénéfice des avantages des services de santé.
62. Par ailleurs, en référence à une étude menée auprès de
19 226 pharmacies dans 81 villes de Turquie, l’avocat du requérant expose
que, lorsque le numéro d’identification d’un patient est renseigné dans une
base informatique spécifique, chaque pharmacie peut avoir accès au
diagnostic dont un patient fait l’objet et au traitement préconisé. Il en déduit
que, à supposer qu’a minima une seule personne travaille dans chacune des
pharmacies en question, les données médicales de son client auraient été
accessibles au moins à 19 226 personnes.
63. Selon lui, les données informatisées peuvent également être
accessibles à tout le personnel hospitalier : eu égard au nombre
d’ordinateurs disponibles dans l’hôpital et de personnes y travaillant, autant
de personnes, dont certaines sans aucun rapport avec le traitement médical
des patients, pourraient avoir accès à ces données quand elles le voudraient.
18
DÉCISION Y c. TURQUIE
La réglementation relative à la protection des données personnelles servant
de fondement aux arguments du Gouvernement n’offrirait donc pas de
sécurité aux patients.
64. L’avocat du requérant se réfère en outre à une recommandation du
Conseil de surveillance turc qui serait incluse dans la section finale d’un
rapport intitulé « Évaluation de la situation internationale et nationale
relative aux données personnelles » et qui préconiserait de recourir à un
cadre juridique pour assurer la sécurité des données personnelles. À cet
égard, il allègue qu’il n’y a toujours pas de normes applicables en matière
de contentieux portant sur la protection des données personnelles, tous les
jugements étant à ses dires divulgués au public sans restriction. Il ajoute que
les patients aux données sensibles ne pourraient donc saisir les juridictions
de quelconques recours en raison de leur crainte de voir divulguer leurs
données.
65. De plus, l’avocat du requérant soutient que seul un patient devrait
pouvoir accepter l’enregistrement et l’utilisation de ses informations
personnelles. Il argüe que l’hôpital n’a pas fait montre de prudence dans la
communication du diagnostic médical concernant le requérant,
l’information relative à sa séropositivité ayant été à ses dires partagée avec
de nombreuses personnes qui n’étaient pas concernées par son traitement.
De plus, il allègue que les données personnelles du requérant ont été
enregistrées sans base légale, ce qui illustrerait le peu de respect des
autorités au regard de la protection des données personnelles. Il estime aussi
qu’il conviendrait de se référer au sida par les initiales VIH. Il considère
également qu’une obligation de notification informative en cas de VIH ne
devrait pas s’entendre comme conférant aux autorités le droit de transmettre
et de divulguer cette information à tout le monde.
66. En outre, il argüe que la protection de la confidentialité d’un
diagnostic médical a pour buts de faciliter l’accès du patient au système de
protection de la santé, de s’assurer que ledit patient est bien traité et de
veiller à la protection des autres personnes. À ce titre, il allègue que le
personnel médical devant procéder à des soins médicaux sur les patients est
censé prendre des mesures de protection standard, et il estime qu’un
diagnostic de VIH ne devrait pas modifier la nature de ces mesures. Il
affirme que les membres du personnel médical nourrissent des préjugés visà-vis du VIH et pensent que le virus pourrait être contracté par contact
physique ou en côtoyant le même environnement que le malade qui en est
atteint. Il indique que de nombreux malades du sida souffrent ou ont ainsi
souffert d’un traitement injuste. Il soutient qu’il suffirait, pour chaque
intervention médicale, que le personnel médical prenne les mesures de
précaution standard, sans pour autant avoir connaissance de la séropositivité
d’un patient. Il réitère sa position selon laquelle la divulgation du diagnostic
d’un patient ne saurait être acceptée.
DÉCISION Y c. TURQUIE
19
67. Quant à la procédure devant les juridictions administratives, l’avocat
du requérant soutient qu’il n’est pas possible d’introduire une requête
lorsque le nom et l’identité d’un plaignant ne sont pas mentionnés. De
surcroît, il affirme qu’il n’existe pas de législation prévoyant la
confidentialité de l’identité dans le cadre des procédures civiles et pénales.
Il allègue en outre que son client n’a pas eu la possibilité de faire entendre
des témoins durant la procédure, et il argüe que la juridiction administrative
n’a pas justifié sa décision.
3) Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
68. La Cour rappelle le rôle fondamental que joue la protection des
données à caractère personnel – et notamment des informations relatives à
l’état de santé – pour l’exercice du droit au respect de la vie privée (M.S.
c. Suède, 27 août 1997, § 41, Recueil des arrêts et décisions 1997-IV). Le
respect du caractère confidentiel de ces informations est capital non
seulement pour protéger la vie privée des malades, mais également pour
préserver leur confiance dans le corps médical et les services de santé en
général. La législation interne doit donc ménager des garanties appropriées
pour empêcher toute communication ou divulgation de données à caractère
personnel relatives à la santé qui ne seraient pas conformes aux garanties
prévues à l’article 8 de la Convention (Z c. Finlande, 25 février 1997, § 95,
Recueil des arrêts et décisions 1997-I). Ces considérations valent
particulièrement lorsqu’il s’agit de protéger la confidentialité des
informations relatives à la séropositivité d’une personne. En effet, on ne
saurait exclure que la divulgation de tels renseignements puisse avoir des
conséquences dévastatrices sur la vie privée et familiale de la personne
concernée et sur sa situation sociale et professionnelle, l’exposant à
l’opprobre et à un risque d’exclusion. L’intérêt qu’il y a à protéger la
confidentialité de telles informations pèsera donc lourdement dans la
balance lorsqu’il s’agira de déterminer si l’ingérence était proportionnée au
but légitime poursuivi, sachant qu’une telle ingérence ne peut se concilier
avec l’article 8 de la Convention que si elle vise à défendre un aspect
primordial de l’intérêt public. Compte tenu du caractère extrêmement intime
et sensible des informations se rapportant à la séropositivité, toute mesure
prise par un État pour contraindre à communiquer ou à divulguer pareil
renseignement, sans le consentement de la personne concernée, appelle un
examen des plus rigoureux de la part de la Cour, qui doit apprécier avec un
soin égal les garanties visant à assurer une protection efficace (ibidem,
§ 96).
69. En ce qui concerne les questions relatives à l’accessibilité au public
de données à caractère personnel dans des décisions judiciaires, la Cour
rappelle avoir déjà reconnu qu’il convient d’accorder aux autorités
20
DÉCISION Y c. TURQUIE
nationales compétentes une certaine latitude pour établir un juste équilibre
entre, d’une part, la protection de la publicité des procédures judiciaires,
nécessaire pour préserver la confiance dans les cours et tribunaux (Pretto et
autres c. Italie, 8 décembre 1983, § 21, série A no 71) et, d’autre part, celle
des intérêts d’une partie ou d’une tierce personne à voir de telles données
rester confidentielles. L’ampleur de la marge d’appréciation en la matière
est fonction de facteurs tels que la nature et l’importance des intérêts en jeu
et la gravité de l’ingérence (C.C. c. Espagne, no 1425/06, § 35, 6 octobre
2009).
b) Application en l’espèce
70. À titre liminaire, la Cour observe que le requérant se plaignait tout à
la fois de la divulgation de l’information concernant sa séropositivité,
survenue au sein de l’hôpital où il avait été admis et lors de la procédure
devant les juridictions nationales, et d’une pratique de la caisse de sécurité
sociale consistant à rendre accessibles des informations médicales
confidentielles.
71. À cet égard, elle constate tout d’abord qu’il ne prête pas à
controverse entre les parties que l’information relative à la séropositivité du
requérant relevait de sa vie privée, étant donné qu’il s’agissait d’une donnée
de nature personnelle et sensible, concernant directement sa santé.
72. Elle relève ensuite, quant à la divulgation de cette information au
sein de l’hôpital, qu’il n’est pas contesté que le requérant était inconscient
lors de son admission au sein dudit hôpital et qu’il n’a pas lui-même révélé
sa séropositivité. De même, il n’est pas contesté que ce sont les proches du
requérant qui ont transmis cette information aux secours ambulanciers qu’ils
avaient appelés. Ce dont le requérant se plaignait en l’occurrence, c’est que
le personnel ambulancier ait pris l’initiative de transmettre cette information
au personnel de l’hôpital où il avait été conduit et que la diffusion de cette
information ait eu lieu non seulement auprès du personnel médical mais
également auprès du personnel non médical de cet hôpital.
73. À cet égard, la Cour réaffirme que la protection des données à
caractère personnel, et spécialement des données médicales, revêt une
importance fondamentale pour l’exercice du droit au respect de la vie privée
et familiale garanti par l’article 8 de la Convention (M.S. c. Suède précité,
§ 41). De même rappelle-t-elle l’importance d’une protection concrète et
effective contre l’accès non autorisé à des données médicales
(I. c. Finlande, no 20511/03, § 38, 17 juillet 2008). À cet égard, la Cour
rappelle avoir déjà constaté que les personnes vivant avec le VIH
constituent un groupe vulnérable, depuis longtemps victime de préjugés et
de stigmatisation (Kiyutin c. Russie, no 2700/10, § 64, CEDH 2011). Elle
réaffirme en ce sens l’importance de la confidentialité des informations
médicales les concernant afin de réduire les risques de stigmatisation liés à
DÉCISION Y c. TURQUIE
21
cette maladie et de permettre à ces personnes d’accéder, sans discrimination,
aux soins de santé.
74. Pour autant, la Cour souligne également que le droit au respect du
secret médical n’est pas absolu (Eternit c. France (déc.), no 20041/10,
27 mars 2012, § 37). En particulier, lorsqu’est en cause le traitement des
patients au sein des hôpitaux et du système de santé, y compris s’agissant de
patients porteurs du VIH, la transmission de l’information relative à la
condition d’un patient peut s’avérer, dans certaines circonstances, pertinente
et nécessaire, aux fins d’assurer non seulement un traitement médical
approprié au patient mais aussi, de veiller à la protection des droits et des
intérêts du personnel soignant impliqué dans son traitement et des autres
patients, en permettant que les mesures de précaution requises puissent être
adoptées. Il convient alors de veiller à ce que le destinataire de l’information
soit soumis aux règles de confidentialité propres aux professionnels de la
santé ou à des règles de confidentialité comparables.
75. En l’espèce, la Cour observe que le droit interne garantit le respect
de la vie privée, ainsi que la confidentialité des informations médicales et la
répression de toute atteinte à ce principe. En effet, le secret de la vie privée
est inscrit dans la législation pénale turque, laquelle réprime l’infraction de
révélation d’informations à caractère secret (paragraphe 27 ci-dessus). De
plus, le règlement relatif à la déontologie médicale et le règlement relatif
aux droits des personnes malades garantissent le respect de la confidentialité
des informations médicales (paragraphes 28-29 ci-dessus). La Cour observe
par ailleurs, à la lecture des dispositions législatives et réglementaires en
question, que le secret médical ne s’impose pas aux seuls médecins mais
plus généralement à toute personne dépositaire d’informations relatives à la
santé d’un patient de par sa situation ou sa profession (paragraphes 27-29
ci-dessus).
76. En outre, la Cour relève que l’information relative à la séropositivité
du requérant a été transmise au personnel ambulancier par ses proches. Elle
considère qu’on ne saurait reprocher au personnel ambulancier d’avoir
communiqué ladite information au personnel hospitalier. À cet égard, la
Cour estime que la nécessité de permettre une prise en charge médicale
efficace et le suivi d’un patient peuvent justifier la transmission
d’informations entre les différents intervenants médicaux impliqués dans les
soins à prodiguer. Au demeurant, rien dans le dossier ne permet d’établir
que cette transmission d’informations entre le personnel ambulancier et le
personnel hospitalier n’était pas fondée sur le strict intérêt du requérant en
terme de prise en charge médicale et du personnel hospitalier en terme de
sécurité dans l’accomplissement des actes médicaux le concernant.
77. Quant à l’allégation selon laquelle cette information a été diffusée au
sein de l’hôpital où le requérant se trouvait, la Cour observe, au vu des
pièces du dossier et des informations dont elle dispose, que l’information
relative à la séropositivité du requérant a été inscrite sur les fiches de prise
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DÉCISION Y c. TURQUIE
en charge médicale de ce dernier et a bien été transmise aux différents
personnels médicaux intervenus à ce titre. Cela étant, pour la Cour, la
nécessité d’assurer la continuité des soins et la pluralité des intervenants
médicaux dans l’établissement d’un diagnostic et/ou dans les soins à donner
à un patient pouvaient, dans la présente affaire, justifier le partage de
l’information litigieuse entre les différents professionnels impliqués dans la
prise en charge du requérant.
78. De même, la Cour ne saurait ignorer que les personnels de santé
courent eux-mêmes un risque d’infection par le VIH en raison de leur
exposition dans le cadre de leur travail et que leur information concourt à la
réduction de ce risque. À cet égard, elle estime que la sécurité du personnel
hospitalier et la protection de la santé publique peuvent justifier, comme le
soutient le Gouvernement, la transmission de l’information relative à la
séropositivité d’un patient entre les différents intervenants médicaux
impliqués dans sa prise en charge afin d’éviter tout risque de transmission
intrahospitalière de la maladie.
79. Pour autant, la Cour estime que les modalités de transmission d’une
information aussi sensible que celle en cause dans la présente affaire
doivent se faire dans le souci d’éviter toute forme de stigmatisation du
patient et offrir des garanties suffisantes à cet égard. En l’occurrence, elle
constate que le secret médical et la confidentialité des données médicales
sont garantis par le droit interne de sorte que, lorsque les informations
couvertes par ce secret sont partagées entre différents intervenants
médicaux, tous sont tenus en principe de respecter la confidentialité des
données qui leur sont ainsi transmises, sous peine de s’exposer à des
poursuites disciplinaires ou pénales.
80. Dans les circonstances de la présente affaire, au vu des pièces du
dossier et de l’état d’inconscience du requérant lors de son admission à
l’hôpital, la Cour estime qu’aucun élément ne permet de penser que la
diffusion de l’information litigieuse n’était pas fondée sur le strict intérêt du
requérant en termes de diagnostic à poser et de soins à donner ou sur les
nécessités liées à la sécurité du personnel hospitalier. Dès lors, le partage de
l’information relative à la séropositivité du requérant entre les différents
intervenants médicaux ne saurait être considéré comme ayant méconnu son
droit au respect de la vie privée. En outre, rien ne vient établir que des
personnes non impliquées dans sa prise en charge médicale ont été
informées de sa séropositivité.
81. Par ailleurs, en ce qui concerne l’allégation du requérant selon
laquelle son identité a été divulguée lors de la procédure devant les
juridictions nationales, la Cour observe, au vu des pièces du dossier et des
informations qui y ont été versées, que le requérant avait demandé aux
juridictions administratives la confidentialité de la procédure. Or, il ressort
des décisions de ces instances que celles-ci ne se sont pas prononcées sur
cette demande. À la lecture des décisions rendues par les juridictions
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nationales dans le cadre de la procédure engagée par le requérant, la Cour
constate que chacune desdites décisions fait mention du nom de l’intéressé
dans la procédure, mais que seule la décision d’incompétence rendue par le
tribunal administratif d’Istanbul fait mention de sa séropositivité : selon les
éléments du dossier, aucune autre décision juridique interne rendue dans le
cadre de ladite procédure ne fait état de la séropositivité du requérant ou
d’autres renseignements d’ordre médical le concernant. L’acte de
notification du jugement du tribunal administratif régional d’Istanbul ayant
statué sur le fond du recours du requérant et adressé à son avocat stipule par
ailleurs être confidentiel.
82. À cet égard, la Cour souligne qu’en principe la procédure devant les
juridictions administratives est écrite et se fait sur pièces, sans tenue
d’audience, sauf demande en ce sens des parties à la procédure. Certes, en
l’espèce, le jugement d’incompétence rendu par le tribunal administratif
d’Istanbul mentionnait le nom du requérant tout en faisant état de sa
séropositivité. Rien n’indique cependant que la décision d’incompétence en
question ait fait l’objet d’une quelconque publication ou publicité ou qu’elle
ait pu être accessible au public. Partant, la Cour estime que la mention de la
séropositivité du requérant dans cette seule décision ne saurait être
considérée en soi comme de nature à avoir porté atteinte au respect de la vie
privée de celui-ci (comparer à cet égard avec les circonstances des affaires Z
c. Finlande et C.C. c. Espagne, précitées).
83. Enfin, s’agissant de l’allégation du requérant selon laquelle les
données médicales collectées par la caisse de sécurité sociale seraient
aisément accessibles à toute une catégorie de personnes, la Cour observe
qu’elle est formulée de façon générale et qu’elle n’apparaît, dans les
circonstances de la présente affaire, aucunement étayée.
84. Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal
fondée et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de
la Convention.
D. Sur les autres violations alléguées
85. La Cour observe tout d’abord, au vu des pièces du dossier et des
informations dont elle dispose, que le requérant a été examiné par plusieurs
médecins lorsqu’il était à l’hôpital et que divers examens biologiques ont
été effectués peu de temps après son admission à l’hôpital (paragraphes 6-9
ci-dessus). À cet égard, elle estime qu’aucun élément ne vient étayer les
allégations du requérant selon lesquelles il a été soumis à un défaut de soins
de nature à représenter un risque pour son intégrité physique ou sa vie et/ou
à un traitement dégradant ou discriminatoire en raison de sa séropositivité
lors de son admission à l’hôpital. Dès lors, elle estime que les griefs du
requérant à cet égard sont manifestement mal fondés et qu’ils doivent être
rejetés, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
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86. La Cour rappelle ensuite que ni les articles 6 et 13 ni aucune autre
disposition de la Convention ne garantissent à un requérant le droit de faire
poursuivre et condamner des tiers ou le droit à une « vengeance privée »
(Perez c. France [GC], no 47287/99, § 70, CEDH 2004-I). Il s’ensuit que les
griefs du requérant à cet égard sont incompatibles ratione materiae avec les
dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 et qu’ils doivent
être rejetés, en application de l’article 35 § 4.
87. Enfin, la Cour observe que les griefs du requérant tirés des articles 1
et 7 de la Convention ne sont aucunement étayés et qu’ils doivent être
rejetés comme étant manifestement mal fondés, en application de
l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à la majorité,
Déclare la requête irrecevable.
Fait en français puis communiqué par écrit le 19 mars 2015.
Stanley Naismith
Greffier
András Sajó
Président
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