DEUXIÈME SECTION
DÉCISION
Requête no 648/10
Y
contre la Turquie
La Cour européenne des droits de lhomme (deuxième section), siégeant
le 17 février 2015 en une chambre composée de :
András Sajó, président,
Işıl Karakaş,
Nebojša Vučinić,
Helen Keller,
Paul Lemmens,
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 15 décembre 2009,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles
présentées en réponse par le requérant,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
1. Le requérant, M.Y., est un ressortissant turc en 1971. Le président
de la section a accédé à la demande de non-divulgation de son identité
formulée par le requérant (article 47 § 4 du règlement de la Cour).
Le requérant a été représenté devant la Cour par Me H. Yılmaz Kayar,
avocat à Istanbul. Le gouvernement turc le Gouvernement ») a été
représenté par son agent.
2. M.Y. est décédé le 19 décembre 2011. Par une lettre du 17 juin 2013,
sa sœur, M.Ö., a informé la Cour de son intention de maintenir la requête en
sa qualité dhéritière. Le 4 mars 2014, la Cour lui a reconnu qualité pour
poursuivre la requête. Pour des raisons dordre pratique, la présente décision
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continuera dutiliser le terme « requérant » pour désigner M.Y. bien quil
faille aujourdhui attribuer cette qualité à sa sœur.
A. Les circonstances de lespèce
3. Les faits de la cause, tels quils ont été exposés par les parties,
peuvent se résumer comme suit.
4. Le soir du 22 février 2008, le requérant fut retrouvé sans connaissance
à son domicile par ses proches, qui appelèrent une ambulance. Il fut conduit
à lhôpital denseignement et de recherches dIstanbul (« lhôpital ») vers
21 heures. Lors de son transfert, ses proches informèrent le personnel de
lambulance de sa séropositivité.
5. Selon le requérant, une fois arrivé à lhôpital, le personnel
ambulancier avait transmis ce renseignement au personnel de lhôpital sans
en informer quiconque ni lui ni ses proches au préalable.
6. À lhôpital, le requérant fut dabord pris en charge au service des
urgences. À 21 h 24, le laboratoire de microbiologie de lhôpital établit une
fiche de résultats de tests, effectués à la demande du service de chirurgie
durgence. À 22 h 01, le laboratoire de biochimie de lhôpital établit
également une fiche de résultats de tests effectués à la demande du même
service.
7. Le 23 février 2008, le service des urgences de lhôpital établit une
fiche dobservation, laquelle comportait la mention « HIV +, suicide » au
titre du premier diagnostic posé. À 1 h 10, le médecin-chef du service ajouta
une mention manuscrite sur cette fiche, laquelle comportait également une
note manuscrite de linterniste A.K.Ü. Il ressortait de cette dernière que le
requérant avait 38o de fièvre, quil était séropositif, quil avait été retrouvé
sans connaissance, quil nétait entré en contact avec personne depuis la nuit
précédente, quil était inconscient, quil ne répondait pas aux sollicitations
verbales et douloureuses et quil présentait un gonflement sur la zone
frontale. Cette note mentionnait que le patient avait pu tenter de se suicider.
8. Le même jour, une fiche dadmission du requérant à la clinique
danesthésiologie et de réanimation fut établie. Sur cette fiche était inscrite
la mention manuscrite « suicide ? » au titre du premier diagnostic posé.
Lanamnèse retracée dans cette fiche indiquait notamment que le requérant
avait eu des nausées et quil avait été retrouvé chez lui sans connaissance
puis conduit aux urgences de lhôpital. La séropositivité du requérant et la
liste des premiers soins effectués étaient également inscrites sur cette fiche.
9. À cette même date, des médecins de la clinique danesthésiologie et
de réanimation de lhôpital établirent un rapport sur la situation médicale du
requérant. Ce rapport mentionnait que ce dernier avait été retrouvé sans
connaissance à son domicile avant dêtre conduit au service des urgences de
lhôpital, puis transféré pour une surveillance accrue à lunité des soins
intensifs. Il indiquait également que le requérant présentait un gonflement
DÉCISION Y c. TURQUIE 3
au niveau de la zone frontale et un « gonflement neurologique », quil était
inconscient et quil ne répondait pas aux stimulations verbales et
douloureuses. Il mentionnait également que le requérant était atteint du sida.
10. La sœur du requérant signa un formulaire stipulant quelle était
informée de la situation de son frère et quelle donnait son autorisation pour
quil fût procédé à lensemble des traitements requis par son état.
11. Selon le descriptif des faits présenté dans le formulaire de requête
par lavocat du requérant, les proches de ce dernier avaient été entendus par
les forces de lordre, alors quils attendaient à lhôpital, afin détablir ce qui
lui était arrivé, puis ils avaient été invités au commissariat. Tout ceci aurait
duré jusquà 1 h 30 du matin.
12. Toujours le 23 février 2008, vers 5 heures du matin, après avoir
repris connaissance, le requérant quitta lhôpital.
13. Le 28 mars 2008, le médecin-chef de lhôpital transmit au requérant,
à sa demande, la liste du personnel médical intervenu dans les soins
prodigués lors de son passage à lhôpital. Cette liste comportait le nom de
vingt personnes, à savoir un chirurgien, un spécialiste des maladies internes,
un assistant en chirurgie, un anesthésiste, sept assistants-anesthésistes, six
infirmières en soins intensifs et trois autres membres du personnel en soins
intensifs.
14. Le 8 mai 2008, le requérant déposa une plainte auprès du procureur
de la République de Fatih contre le personnel médical de lhôpital
travaillant au service des urgences et au service des soins intensifs. Il soutint
que, une fois informé de sa séropositivité, le personnel médical de lhôpital
ne lui avait pas accordé les soins et lattention que requérait son état, et il
allégua un manquement aux devoirs professionnels contraire selon lui à
larticle 271 §§ 1 et 2 du code pénal portant répression de labus de
fonction. Il allégua également avoir fait lobjet dun traitement humiliant et
tellement insupportable quil avait, à ses dires, décidé de quitter lhôpital
contre avis médical. Il soutint que trois de ses proches avaient été témoins
de la situation quil avait vécue. Il argüa que le partage des informations
concernant son état de santé était contraire aux articles 134 et 136 du code
pénal, car il aurait porté atteinte au secret de sa vie privée et aurait constitué
une divulgation illégale de données dicales. Il allégua en outre avoir fait
lobjet dun traitement gradant et discriminatoire en raison de sa
séropositivité, contraire à ses yeux aux articles 94 et 122 du code pénal.
15. Le 2 juin 2008, S.K.S., assistant à la clinique danesthésiologie et de
réanimation de lhôpital écrivit au médecin-chef ce qui suit :
« Le 23 février 2008, jétais de garde en tant que médecin-assistant à la clinique
danesthésiologie et de réanimation. Vers 1 heure, une consultation pour le patient (...)
fut demandée par le service de chirurgie durgence (...) Les proches du patient dirent
quil était séropositif et quil était soigné dans une clinique pour maladies infectieuses.
Le patient fut examiné (...) Eu égard à la contradiction entre les éléments de
lauscultation physique et létat de conscience [du malade], et pour prévenir un
éventuel empoisonnement (...), il fut décidé que le patient serait soigné au service des
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soins intensifs. Seuls les lits en isolement étaient disponibles au service des soins
intensifs. Comme ils étaient réservés pour le 24.02.2008 au premier ministre et aux
hommes dÉtat, le patient [fut placé] sous surveillance au service de chirurgie
durgence et lassistant-anesthésiste appela dautres hôpitaux pour lui trouver une
place. Faute davoir pu [obtenir] une place [dans un autre établissement], le patient fut
admis vers 2 h 30 dans lespace isolé réserau premier ministre, composé de deux
lits (...) Au bout dun moment, le patient eut des mouvements agités et enleva sa
sonde nasogastrique, sa sonde urinaire et lintraveineuse. Le patient fut informé que
nous devions le suivre pendant un certain temps à lunité des soins intensifs mais il
refusa tous les soins (...) Ses proches furent joints et informés que [leur parent] ne
souhaitait pas rester. Sur demande du patient et de ses proches, [lintéressé] quitta
lunité des soins intensifs vers 5 heures le 23.02.2008. »
16. À une date non précisée, Ş.V., médecin spécialiste au sein de la
clinique danesthésiologie et de réanimation, écrivit au médecin-chef de
lhôpital. Les passages pertinents en lespèce de cette correspondance
peuvent se lire comme suit :
« (...) Jétais de garde en tant que médecin-assistant à la clinique danesthésiologie
et de réanimation le 23.02.2008. Le service dobservation chirurgicale demanda une
consultation pour le patient (...) vers 1 heure (...) Seuls les lits en isolement étaient
disponibles à lunité des soins intensifs. En raison de la visite du premier ministre et
dhommes dÉtat à Istanbul, nous avions été informés oralement que [notre
établissement avait] été choisi comme "hôpital de garde" et, en prévision de toute
éventualité, il nous avait été demandé de laisser libres au moins nos lits en isolement
pour quils soient attribués au premier ministre et aux hommes dÉtat. Cest pourquoi,
tout en cherchant une place dans un autre hôpital, nous avons gardé le patient sous
surveillance. Faute [de] place [ailleurs] (...), le patient fut admis à 1 h 45 à lunité des
soins intensifs. Les formalités dadmission se terminèrent vers 2 heures. Vers 2 h 20
(...), le patient montra des signes dagitation et déclara vouloir sortir. Sopposant à
notre volonté de le garder 24 heures sous surveillance pour prévenir tout risque
dempoisonnement, il partit de sa propre volonté vers 5 heures.
1. Les proches du patient (...) ont déclaré sans gêne, à voix haute, et en assemblée
quil était porteur du VIH.
2. Notre unité de soins intensifs compte seize lits en tout. Une infirmière est en
charge de trois patients (...) Pour protéger la santé des autres patients et pour prendre
des mesures contre les maladies transmissibles, les médecins, le personnel et les
infirmières travaillant à lunité des soins intensifs doivent être informés des patients
qui présentent une infection pouvant être transmise par voie sanguine, respiratoire ou
tactile.
3. En principe, notre chambre en isolement nest utilisée que pour isoler les malades
porteurs dune infection pouvant être transmise par contact et par lair. Les patients
porteurs dune maladie infectieuse transmissible par voie sanguine telle que le VIH ne
sont pas placés en lit disolement. Cest parce que le suivi du patient sur une civière
na pas éestimé convenable et parce quaucune place na étrouvée dans un autre
centre que le malade a été admis dans notre unité. Les lits réservés [au] premier
ministre et aux hommes dÉtat ont été [mis à disposition] pour le patient (...)
4. (...) En raison de la gravité de leurs maladies, les patients de notre unité (...) ne
sont pas au courant des autres malades. Les patients ayant repris connaissance,
capables de communiquer et qui se sont rétablis (...) partent. Cest pourquoi il est
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impossible que les patients de notre unité aient pu apprendre que le patient [dont il est
question] était porteur du VIH.
5. Dans la mesure le patient a éadmis dans notre unité de soins intensifs alors
quil était inconscient (...) et quil ne répondait pas aux sollicitations orales (...), il na
pas été envisagé quil puisse être "gêné" par les propos échangés en sa présence. [Le
fait que,] au cours de leurs échanges, les médecins, les infirmières et le personnel [ont
pu] mentionner quil était porteur du VIH na dès lors pas été considéré comme
gênant.
6. Il na été dit devant aucun [autre] patient conscient ou devant les proches du
patient [dont il est question] que ce dernier était porteur du VIH. Une attention
particulière a été portée sur ce point.
7. Nest pas en cause une négligence vis-à-vis du patient (...) »
17. Le 2 juin 2008, A.K.Ü., spécialiste des maladies internes, écrivit
notamment ce qui suit à la direction des droits des patients :
« Le 22.02.2008, sur demande de consultation en médecine interne durgence pour
le patient, émanant de lassistant en chirurgie de garde (...), je me suis immédiatement
rendue à la polyclinique de chirurgie durgence (...) Le médecin de garde en chirurgie
durgence, H.M., ma accompagnée au cours de la consultation et ma transmis les
informations médicales quelle avait pu obtenir. Lorsque le médecin H.M. ma
transmis les antécédents médicaux du patient, elle ma informée, sur un ton de voix
tout à fait raisonnable, que [ce dernier] était porteur du VIH, en utilisant les lettres
[désignant la maladie] en anglais. En outre il était important pour le diagnostic quelle
me transmette cette information. Il ny avait aucun proche du requérant auquel
jaurais pu demander une anamnèse (comme il est mentionné dans la requête de
lavocat du patient, il a été indiqué que les proches du patient étaient au
commissariat). Contrairement aux allégations de lavocat du patient, je nai pas été
irrespectueuse [eu égard au] secret de la vie privée [de son client] et je nai pas agi de
manière contraire à la déontologie.
Le patient était inconscient lorsque je lai ausculté. Il ne répondait pas aux
stimulations (...) Une enflure dans la région frontale et une lésion dans la région
pariéto-occipitale (...) ont été constatées. Jai remarqué que [le patient] avait de la
fièvre (...) [Le patient] présentait une rigidité suspecte de la nuque. Toutes ces
informations sont également inscrites dans le formulaire dexamen du service
durgence (...) Le patient a été transféré à la polyclinique de chirurgie durgence, plus
équipée (...) Le patient étant inconscient au moment de mon premier examen et ses
proches nétant pas présents, une anamnèse détaillée na pu être obtenue. À cette fin,
nous avons recherché dans le système Medin si le patient avait un dossier à son nom
(...) Nous avons appris quil avait été hospitalisé dans notre hôpital à la clinique pour
maladies infectieuses du 11.02.2008 au 15.02.2008 pour une " pneumonie atypique ".
Pour connaître létat du patient [au] moment [de lauscultation] et apprécier la rigidité
de sa nuque au regard de son état fiévreux, le médecin en chirurgie durgence a
demandé une consultation [au service des] maladies infectieuses (...) Le patient a é
examiné sous un angle pluridisciplinaire par [les services] de neurologie, des maladies
infectieuses, de chirurgie générale, des maladies internes (...) Une consultation au
service danesthésiologie et de réanimation a été demandée pour quil [puisse être]
suivi au service des soins intensifs (...) Le médecin consultant de lunité de
réanimation a également estimé quil convenait quil soit suivi en soins intensifs. Le
fait quil y ait ou non des lits [disponibles] à lunité de soins intensifs de notre hôpital
nest pas [porté] à la connaissance des spécialistes en médecine interne et en chirurgie.
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