Mensuel N° 287 - décembre 2016 La manipulation - Pourquoi sommes-nous tous influençables ? Déclassement : affronter la réalité Rencontre avec Louis Chauvel Les Français sont hantés par la peur du déclassement. Et s’ils avaient raison ? C’est la thèse du sociologue Louis Chauvel, qui tire la sonnette d’alarme : les inégalités socioéconomiques seraient en train de se radicaliser en France, au détriment des jeunes et de la classe moyenne. Dans votre dernier livre, vous prenez le contre-pied de ceux qui disent que les transformations économiques actuelles conduisent à un accroissement des richesses dans notre société. Pourquoi ? Il s’agit en effet d’une réponse à Angus Deaton, le prix Nobel d’économie 2015, qui soutient que les sociétés, notamment occidentales, ne se sont jamais mieux portées qu’aujourd’hui. Le diagnostic est vrai si l’on mesure la croissance du revenu et du patrimoine en moyenne. Mais ici plus qu’ailleurs, les moyennes sont trompeuses car elles dissimulent des évolutions bien plus complexes, comme l’enrichissement sélectif des milliardaires et la stagnation des autres, qui peuvent avoir l’impression d’un recul. Ces chiffres peuvent être tirés vers le haut pour désigner l’amélioration considérable du sort des seniors et dissimuler la régression sociale vécue par leurs enfants, certes plus riches en téléphones portables, mais bien plus pauvres en termes de pouvoir d’achat immobilier. Mon livre consiste ainsi à étudier ce contraste entre une France qui va bien – celle des jeunes seniors des classes moyennes salariées, protégées, propriétaires – et une autre France, celle des jeunes actifs et des classes moyennes salariées. Qui sont les classes moyennes aujourd’hui ? Définir ces classes moyennes n’est pas aisé, puisqu’elles correspondent à une diversité de positions d’emploi, de niveaux de revenus et de sentiment d’appartenance. Henri Mendras, dans les années 1980, a dépeint l’apogée de ce groupe en ascension. Il le définissait comme un archipel, comme une constellation de catégories professionnelles centrales, pas nécessairement homogènes mais néanmoins connexes et proches par leurs niveaux de revenus moyens, comme une forme sociale construite autour des acquis de l’État providence (stabilité, visibilité de l’avenir, accès à la santé, aux services sociaux et à l’éducation pour les enfants), et plus encore comme une culture et une identité collective en opposition à la culture populaire et à celle de la bourgeoisie. Selon le caractère plus ou moins large du spectre retenu, une bonne moitié, voire deux tiers de la population peuvent s’assimiler aux classes moyennes inférieures, intermédiaires ou supérieures. En 2006, dans mon livre Les Classes moyennes à la dérive, je montrais comment le mouvement d’ascension perpétuelle décrit par H. Mendras s’est interrompu. À l’époque, il était encore possible de croire que les classes moyennes étaient protégées contre la crise, qu’elles vivaient à l’écart du chômage et de la précarité. C’est de moins en moins vrai aujourd’hui. Beaucoup de ses ressortissants ont l’impression d’un recul. Mon travail consiste à aller au-delà de l’hypothèse de « peur du déclassement » pour comprendre la réalité du déclin vécu par beaucoup. Vos précédents ouvrages évoquaient déjà la menace du déclassement social. D’où vous vient cet intérêt pour ce sujet ? En 1995, dans les semaines qui ont suivi la grande vague de chaleur de Chicago, j’ai visité les immenses friches industrielles à l’orée de la ville. C’était une impression de fin du monde. La classe ouvrière n’était pas la seule à s’effondrer : le « white trash » issu des classes moyennes – les parents avaient connu l’emploi salarié stable et la société de consommation – était touché à son tour par la crise, dans le déni des réalités. De cette visite derrière le décor, j’ai conservé un intérêt pour les « sociétés Potemkine », qui dissimulent derrière le carton-pâte repeint en bleu layette et rose bonbon leurs sombres réalités. Vous contrastez en France le sort extrêmement favorable des jeunes seniors et celui de leurs enfants. Comment expliquer ce décalage de morale entre ce que pensent les retraités et ce que pensent les actuels salariés ? On ne peut comprendre le recul social en cours dans les classes moyennes françaises si on ne s’interroge pas sur la place très particulière des retraités : avec ces derniers, les moyennes (de niveau de vie, de départs en vacances, de taux de propriété, etc.) sont toujours en croissance vive ; sans eux, elles stagnent ou se renversent. Ces analyses révèlent le passage d’une dynamique sociale propre aux Trente Glorieuses, celle qu’ont connue les jeunes retraités au temps de leur jeunesse, et le monde nouveau des quarantenaires. C’est particulièrement vrai pour le logement. En 1984, dans Paris, une année de salaire de professeur de lycée permettait d’acheter 9 m², et aujourd’hui, trente-deux ans après, de l’ordre de 3 m². Ce n’est pas propre à Paris, les salaires des jeunes générations ne permettent plus de se loger correctement sans sacrifier autre chose : les vacances, les loisirs, une partie du niveau de vie, etc. L’analyse montre comme l’existence d’une pente dévalante, une « spirale », c’est-à-dire une glissade régulière vers le bas des nouvelles générations dès lors qu’on étudie leur patrimoine. Le mot-clé ici est celui de « repatrimonialisation » : jusque dans les années 1980, la société salariale permettait de se passer d’acquisition patrimoniale. Loyers bon marché, retraite et santé garantis, loin des tickets modérateurs et des déremboursements d’aujourd’hui, tout cela signifiait la dépatrimonialisation privée, dans une dynamique de constitution de ce que Robert Castel appelait le « patrimoine social ». Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, il était possible d’envisager ses vieux jours sans épargne, sans être issu d’une famille possédante. Par un paradoxe étonnant, la génération de classes moyennes qui aurait pu vivre sans patrimoine est justement celle qui a pu épargner pour se constituer un bas de laine significatif aujourd’hui. La génération de leurs enfants, au contraire, aurait intérêt à épargner (si l’on suit les réformes récentes des retraites qui frappent ceux qui partiront en retraite dans les prochaines décennies) ; or le faible niveau des salaires et l’explosion des prix de l’immobilier, notamment, rendent la chose impossible, sauf si vos parents sont riches et généreux. Faut-il déduire qu’il existe aujourd’hui une rupture générationnelle en termes d’égalité des chances ? Le meilleur indicateur de progrès social consiste à suivre ce que la nouvelle génération peut obtenir par son effort, son propre mérite, en dehors de l’apport de ses parents. De ce point de vue, les nouvelles générations sont assez mal loties ! Un aspect important de ce déclassement relève du diplôme : il faut aux jeunes générations trois années d’études de plus que leurs propres parents pour parvenir au même emploi. C’est ce qu’avec Emmanuelle Nauze-Fichet et Magda Tomasini, j’appelle le « déclassement scolaire » et que la sociologue Marie Duru-Bellat appelle « inflation des diplômes » : les diplômes sont de plus en plus répandus et en viennent à perdre de leur valeur. Une façon d’échapper à cette fatalité du déclassement, c’est de s’expatrier. Certains pays comme le Québec offrent de meilleurs débouchés pour les diplômés français. Pour ceux qui restent en France, les ressources parentales deviennent vitales, surtout pour celles et ceux qui s’engagent dans des emplois vocationnels, c’est-à-dire dont le prestige élevé a pour contrepartie des niveaux de rémunération plus faibles et aléatoires (artiste, journaliste, etc.) : Cyprien Tasset, Thomas Amossé et Mathieu Grégoire dans leur étude sur les travailleurs intellectuels précaires montrent que ces jeunes sans enfants survivent grâce au soutien de leurs propres parents. S’il fléchit, ou si les enfants naissent, il faudra donner une autre orientation à sa vie, pour trouver un vrai gagne-pain. C’est alors l’entrée dans la vraie vie où il n’est plus possible d’euphémiser le déclassement. Cette situation est-elle spécifique à la France ? Mes collègues qui travaillent sur la question des retraites, comme Bernhard Ebbinghaus à Oxford, classent maintenant la France dans le même groupe que l’Italie et l’Espagne, et non plus comme l’Allemagne. Ces pays dits familialistes préfèrent le maintien des droits maximaux pour les seniors – qui peuvent ainsi soutenir leurs enfants dans le besoin –, à la défaveur des salariés actuels qui paient les retraites. Le souci de ces pays se pose en termes de soutenabilité. En Italie et en Espagne, les adultes ont moitié moins d’enfants que dans les années 1970, avec en outre une émigration massive des diplômés : c’est le familialisme sans famille. La prospective sociale à l’horizon de 2050 est effrayante. En France, l’enjeu se pose davantage en termes d’appauvrissement, avec l’inversion de la courbe de l’ascension sociale après les générations nées en 1950. Selon vous, il s’agit d’un déclassement systémique de l’ensemble de la société. Mais ne peuton pas y voir plutôt l’effet d’une mobilité accrue des individus par rapport à leurs parents ? Je pense plutôt que nous rebattons des ambitions de notre modèle socio-économique. Nous nous orientions naguère vers l’Europe du Nord et nous nous alignons de plus en plus sur les modèles du Sud de l’Europe : une société de classes postmoyennes déstabilisées, précarisées, où les salaires ne permettent plus de se constituer un patrimoine. Dans le privé comme dans le public, les catégories les plus solides (techniciens et même ouvriers qualifiés de l’automobile, de l’industrie de pointe, des grandes entreprises), toute cette société de classes moyennes qui s’est imposée en France dans les années 1980 s’est fissurée, fracturée. C’est encore plus évident quand on regarde les moins de 40 ans aujourd’hui. Cette société s’est déstabilisée. Les catégories connaissant un confort protégé sont en nombre déclinant. Cette situation engendre une frustration de masse. Vous dénoncez dans votre ouvrage une « société des illusions ». Qu’entendez-vous exactement par là ? Depuis les années 1990, les sciences sociales se sont mises à préférer l’analyse des représentations à celle des réalités, particulièrement lorsqu’elles sont gênantes. La notion même de « faits sociaux » est renvoyée au cabinet des antiques. Cette attitude a fait perdre un temps précieux dans la compréhension de ce qui nous arrive. J’en appelle donc à une démarche néoréaliste ou néomatérialiste ultralucide. Elle consiste en un retour aux faits sociaux comme des choses, comme le recommandait Durkheim. Notre utilité sociale en tant que sociologues, c’est de mettre au jour des réalités nouvelles, problématiques, souvent dissimulées. La psychosociologue viennoise Marie Jahoda soulignait comment les pires dominations sociales sont possibles dès lors qu’elles se dissimulent sous les idéologies, les hallucinations et les fascinations collectives, et les illusions. En France, il existe un profond refus de voir les choses et de les appeler par leur nom. Ce processus alimente une partie du cercle vicieux des problèmes que l’on ne peut résoudre faute de les avoir caractérisés à temps. Certains ont clamé que le déclassement n’était qu’une peur, et non pas une réalité. Ce diagnostic inexact a fait beaucoup de mal en nous détournant d’une confrontation aux réalités. Votre bilan, celui d’un déclassement global des jeunes générations, n’est-il pas exagérément pessimiste ? Les statistiques soutiennent mes conclusions. Par exemple, alors que le bac de 1970 représentait pour les trentenaires le ticket d’entrée dans les professions intermédiaires dans 60 % des cas, seuls 30 % des bacheliers y ont accès aujourd’hui, les autres étant employés, ouvriers ou chômeurs. Le bac aujourd’hui vaut ce que le certificat d’études représentait dans les années 1950. Il faudrait en réalité 20 % de cadres et professions intermédiaires pour absorber le surcroît de diplômés : la croissance a été nettement insuffisante. Le salaire à temps plein des professions intermédiaires n’a pas simplement fléchi relativement à celui des ouvriers (l’écart s’est réduit de 20 points depuis 1980), il a aussi baissé en termes réels, en perdant 2 000 euros de 1980 à 2010. Il est intéressant de regarder l’écart entre les faits que vivent les gens et la réalité seconde, mouvante et friable, qu’ils en expriment. Ce sont là deux mondes différents, qui restent sans rapport tant que le réel ne fait son retour avec son cortège d’illusions perdues. Par exemple, les jeunes de 25 ans ne sont pas forcément les plus critiques envers leurs conditions de vie : c’est avec les factures qui s’accumulent, les traites, le coût de l’école et toutes les réalités triviales que la vie amène, que les jeunes commencent à compter. La génération est-elle homogène ? Tous les jeunes se trouvent-ils dans la même situation, audelà des clivages générés par les patrimoines familiaux inégaux ? Le premier sociologue à s’être intéressé à ces questions est Karl Mannheim. Le Problème des générations (écrit à Francfort en 1928) est un classique que l’on doit mettre à la même hauteur que Le Suicide de Durkheim ou L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme de Max Weber. Mannheim s’intéresse au Zeitgeist, à l’esprit du temps, en particulier celui des nouvelles générations. Il savait bien que celles-là sont diverses : l’extrême gauche s’opposait alors dans la rue avec l’extrême droite ; la jeunesse était fragmentée en classes sociales et en fractions idéologiques conflictuelles. Malgré cette fragmentation, la jeunesse était une unité par l’« entéléchie », le point d’orgue d’une scène historique commune, produite par l’esprit du temps, dans un destin d’effondrement et de suicide collectif de l’Allemagne. Il faut voir ici aussi l’erreur qu’il y aurait à ne considérer que les diversités des jeunesses sans voir l’unité d’une jeune génération, au singulier, orpheline d’un destin social. Ce qui est commun à la jeunesse d’aujourd’hui, c’est l’amplification des difficultés sociales. Le but de mon travail, à l’horizon de mon espérance de vie, est de mieux comprendre comment les effets de classe et de génération se combinent pour produire des inégalités aujourd’hui en cours de radicalisation. Louis Chauvel Né en 1967, sociologue, professeur à l’université du Luxembourg. Ses analyses portent sur le changement social, les inégalités entre générations, en particulier dans les classes moyennes. Il a notamment publié Le Destin des générations (2e éd, Puf, 2010), Les Classes moyennes à la dérive (Seuil, 2006) et La Spirale du déclassement. Essai sur la société des illusions (Seuil, 2016).