les classes moyennes étaient protégées contre la crise, qu’elles vivaient à l’écart du chômage et de la
précarité. C’est de moins en moins vrai aujourd’hui. Beaucoup de ses ressortissants ont l’impression
d’un recul. Mon travail consiste à aller au-delà de l’hypothèse de « peur du déclassement » pour
comprendre la réalité du déclin vécu par beaucoup.
Vos précédents ouvrages évoquaient déjà la menace du déclassement social. D’où vous vient
cet intérêt pour ce sujet ?
En 1995, dans les semaines qui ont suivi la grande vague de chaleur de Chicago, j’ai visité les
immenses friches industrielles à l’orée de la ville. C’était une impression de fin du monde. La classe
ouvrière n’était pas la seule à s’effondrer : le « white trash » issu des classes moyennes – les parents
avaient connu l’emploi salarié stable et la société de consommation – était touché à son tour par la
crise, dans le déni des réalités. De cette visite derrière le décor, j’ai conservé un intérêt pour les «
sociétés Potemkine », qui dissimulent derrière le carton-pâte repeint en bleu layette et rose bonbon
leurs sombres réalités.
Vous contrastez en France le sort extrêmement favorable des jeunes seniors et celui de leurs
enfants. Comment expliquer ce décalage de morale entre ce que pensent les retraités et ce que
pensent les actuels salariés ?
On ne peut comprendre le recul social en cours dans les classes moyennes françaises si on ne
s’interroge pas sur la place très particulière des retraités : avec ces derniers, les moyennes (de niveau
de vie, de départs en vacances, de taux de propriété, etc.) sont toujours en croissance vive ; sans eux,
elles stagnent ou se renversent. Ces analyses révèlent le passage d’une dynamique sociale propre
aux Trente Glorieuses, celle qu’ont connue les jeunes retraités au temps de leur jeunesse, et le monde
nouveau des quarantenaires. C’est particulièrement vrai pour le logement. En 1984, dans Paris, une
année de salaire de professeur de lycée permettait d’acheter 9 m², et aujourd’hui, trente-deux ans
après, de l’ordre de 3 m². Ce n’est pas propre à Paris, les salaires des jeunes générations ne
permettent plus de se loger correctement sans sacrifier autre chose : les vacances, les loisirs, une
partie du niveau de vie, etc. L’analyse montre comme l’existence d’une pente dévalante, une « spirale
», c’est-à-dire une glissade régulière vers le bas des nouvelles générations dès lors qu’on étudie leur
patrimoine. Le mot-clé ici est celui de « repatrimonialisation » : jusque dans les années 1980, la
société salariale permettait de se passer d’acquisition patrimoniale. Loyers bon marché, retraite et
santé garantis, loin des tickets modérateurs et des déremboursements d’aujourd’hui, tout cela signifiait
la dépatrimonialisation privée, dans une dynamique de constitution de ce que Robert Castel appelait le
« patrimoine social ». Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, il était possible d’envisager
ses vieux jours sans épargne, sans être issu d’une famille possédante. Par un paradoxe étonnant, la
génération de classes moyennes qui aurait pu vivre sans patrimoine est justement celle qui a pu
épargner pour se constituer un bas de laine significatif aujourd’hui. La génération de leurs enfants, au
contraire, aurait intérêt à épargner (si l’on suit les réformes récentes des retraites qui frappent ceux qui
partiront en retraite dans les prochaines décennies) ; or le faible niveau des salaires et l’explosion des
prix de l’immobilier, notamment, rendent la chose impossible, sauf si vos parents sont riches et
généreux.