Evolution dEs états liMitEs à l`adolEscEncE “Au-delà de

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Psychiatrie
Evolution des états limites
à l’adolescence
“Au-delà de cette limite,
votre ticket est-il encore valable ?”
La frontière qui délimite la notion d’état limite est bien difficile à définir et plus
encore à l’adolescence alors que le psychisme est en constante évolution.
Pourtant, l’usage courant de cette acception laisse supposer qu’il repose sur
Dr Jean-Pierre Benoit
Psychiatre, Maison de Solenn,
Maison des Adolescents, Paris
une certaine pertinence clinique. Le diagnostic d’état limite s’accompagne souvent de l’idée d’un pronostic péjoratif,
mais celui-ci ne procède-t-il pas plus des difficultés de prise en charge que de la réalité de l’évolution clinique ?
Genèse du concept
Historiquement, deux grandes catégories ont dominé la nosologie psychiatrique du début du XXe : les névroses
d’un côté qualifiant les patients qui
conservaient une bonne adaptation
à la réalité, et les psychoses de l’autre
rassemblant les grandes inadaptations délirantes. Mais, dès 1936, Stern
repère un groupe de patients qu’il qualifie de “borderline”, littéralement sur
une “ligne de frontière” entre névrose
et psychose et qui se caractérisent
par une hyperesthésie affective, une
défaillance de l’estime de soi, et une
carence narcissique fondamentale.
Knight en 1950 observe que certains
patients non psychotiques posent de
très grandes difficultés aux équipes
soignantes et souffrent en institution
en se laissant aller à des mouvements
régressifs. C’est Otto Kernberg qui fera
date en les authentifiant et en décrivant des psychothérapies spécifiques.
Il s’agit donc de fonctionnements psychiques intermédiaires pouvant emprunter à la névrose ou à la psychose.
Etat limite ou
personnalité
borderline ?
Ces deux concepts sont utilisés parfois indifféremment, l’un comme la
traduction anglo-saxonne de l’autre,
Encadré 1
Trouble de le personnalité borderline
selon le DSM IV.
Mode général d’instabilité des relations interpersonnelles, de l’image de soi et des
affects avec une impulsivité marquée, qui apparaît au début de l’âge adulte, comme
en témoignent au moins 5 des manifestations suivantes :
1.Efforts effrénés pour éviter les abandons réels ou imaginés.
2.Mode de relations interpersonnelles instables et intenses caractérisées par l’alternance entre des positions extrêmes d’idéalisation excessive et de dévalorisation.
3.Perturbation de l’identité : instabilité marquée et persistante de l’image ou de la
notion de soi.
4.Impulsivité dans au moins deux domaines potentiellement dommageables pour le
sujet : dépenses, sexualité, toxicomanie, conduite automobile dangereuse, crises
de boulimie.
5.Répétition de comportements, de gestes ou de menaces suicidaires ou d’automutilations.
6.Instabilité affective due à une réactivité marquée de l’humeur.
7.Sentiment chronique de vide.
8.Colères intenses et inappropriées ou difficulté à contrôler sa colère.
9.Survenue transitoire dans des situations de stress d’une idéation persécutoire ou
de symptômes dissociatifs sévères (dépersonnalisation).
alors qu’ils qualifient des niveaux différents du fonctionnement du sujet.
Si le concept d’“état limite” se réfère à
un fonctionnement intra-psychique,
à une psychopathologie singulière,
le diagnostic de “personnalité borderline” appartient aux groupe des
troubles de la personnalité, ensemble
de comportements et d’émotions spé-
cifiques directement observables par
le clinicien. On pourrait dire qu’“état
limite” qualifie l’interne du sujet
quand “personnalité borderline” décrit
le fonctionnement externe apparent.
Les critères cliniques de la personnalité borderline sont précisés dans la
classification du DSM IV (Encadré 1) :
Adolescence & Médecine • Avril 2013 • numéro 525
Psychiatrie
“impulsivité dans deux domaines,
efforts pour éviter l’abandon, colères
inappropriées…”, autant d’items diagnostiques que possèdent un grand
nombre d’adolescents rencontrés
en clinique, ce qui explique l’emploi
déplacé du terme borderline pour les
qualifier. Emploi déplacé car, en effet,
l’adolescence étant par essence une
période de remaniements psychiques,
les diagnostics de trouble de la personnalité ne peuvent être posés qu’au
delà de 18 ans. Il est donc incorrect de
parler de trouble de la personnalité
borderline pour un adolescent. Dans
le meilleur des cas, ces manifestations
d’impulsivité et de colère ne correspondront qu’à l’expression d’une
“crise d’adolescence” et s’effaceront
à l’âge adulte. Au contraire, leur persistance au-delà de 18 ans autorisera
alors à parler de personnalité borderline. L’évolutivité propre à l’adolescence fait préférer aux auteurs français
le concept de “fonctionnement limite”
à l’adolescence, état renvoyant à une
situation stable.
Expressions cliniques
des fonctionnements
limites de l’adolescence
Les personnalités borderline adulte
seront toujours la traduction externe
comportementale et émotionnelle
d’un fonctionnement psychique limite, alors qu’inversement, une organisation psychopathologique limite
pourra donner lieux à de multiples tableaux cliniques (Fig. 1).
Psychopathologie des
états limites
Le fonctionnement limite est une organisation psychique qui ne permet
pas d’acquérir une autonomie satisfaisante, rendant nécessaire la présence
d’une personne infaillible sur laquelle
s’appuyer. En cas de séparation, les
sujets sont soumis à des angoisses
d’abandon très difficilement supportables. Certains symptômes, l’anorexie par exemple, permettent d’éviter
de s’y confronter. A contrario, le sujet
peut se sentir envahi par celui ou celle
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Figure 1 - Expressions symptomatiques des états limites.
dont il a besoin et se retrouver alors
confronté à des angoisses inverses
dites d’intrusion. On retrouve là le paradoxe de l’adolescence décrit par Philippe Jeammet dans les relations des
adolescents à leurs parents : “ce dont
j’ai besoin est ce qui me menace.” Les
angoisses sont telles qu’elles peuvent
s’exprimer de façon paroxystique au
travers d’expériences de déréalisation,
de sensation de perte du sens de la vie.
Le sujet évolue alors dans une appréhension manichéenne du monde, en
tout ou rien, sans nuances possibles,
entraînant une instabilité émotionnelle où l’idéalisation est toujours immédiatement suivie de déception, où
la personne aimée peut devenir haïe.
Les actes se succèdent en lieu et place
de pensées, sous forme de réactions
immédiates, sans filtrage, sans élaboration, entraînant l’impulsivité caractéristique.
L’adolescence est un facteur de déstabilisation du fonctionnement limite.
Devant la tâche d’individuation, l’adolescent limite se retrouve face à une
séparation indépassable qu’il refuse
de franchir en supportant les affects
dépressifs. L’aire transitionnelle au
sens de Winnicott, permettant d’affronter l’absence par le support de
l’imaginaire, n’est pas fonctionnelle.
L’absence n’est pas vécue comme le
retour possible de la présence mais
comme une disparition définitive. Les
séparations sont des arrachements vécus comme des déchirures dans la réalité du corps, le psychisme ne pouvant
pas prendre le relais.
Etiologie, Causalité
Les défauts précoces des fonctions
d’étayage du nourrisson et du très
jeune enfant, les distorsions des relations précoces de contenance et de
pare-excitation sont les facteurs favorisant la constitution des états limites.
Les antécédents périnataux ont une
place prépondérante. S’ils sont apparents en cas de dislocation familiale,
de placement ou de maltraitance,
ils peuvent être parfois plus subtils.
Le rôle des dépressions de l’entourage est également reconnu. Mais les
auteurs s’écartent aujourd’hui d’un
déterminisme univoque au bénéfice
d’influences s’exerçant à différents
niveaux, sous forme circulaire, agissant toujours contre le processus de
séparation individuation. Les facteurs
s’additionnent : environnement, ter-
Adolescence & Médecine • Avril 2013 • numéro 5
Evolution des états limites à l’adolescence
rain génétique, évènements de vie,
comorbidités…
Des potentialités
évolutives préservées
L’évolution et le pronostic d’un état limite n’est pas toujours péjoratif, mais
ces patients sont redoutés au sein des
institutions pour leur difficulté de
prise en charge. Ils ne s’adaptent pas
au cadre hospitalier et le transgressent
en poussant les soignants au-delà des
limites habituelles.
L’évolution se fait dans le sens d’une
névrotisation. Le fonctionnement
devient moins projectif (attribution
à l’autre) et une dynamique réflexive
avec des affects de culpabilité se précise. L’évolution tend vers un apaisement progressif des angoisses, un
moindre recours aux mécanismes de
défense entraînant une diminution de
l’impulsivité et des mises en acte, un
apaisement des modalités de relation.
C’est le cas de nombre d’adolescents
dont la symptomatologie va s’amender progressivement.
s’estompent, la dépendance vis-à-vis
d’autrui, et les réponses émotionnelles
à la solitude seraient les signes les plus
persistants. L’évolution s’étalerait sur
environ 20 ans. Le pronostic serait bon
dans 2/3 des cas avec 20 % de sujets
asymptomatiques et normalement insérés sur le plan affectif et professionnel. Il serait comparable au pronostic
des autres troubles de la personnalité
en l’absence de tentative de suicide. Le
suicide est la complication principale,
évaluée à 8,5 % après 16 ans d’évolution.
Traitement
Certaines situations externes ou évènements de vie peuvent cependant
entraîner une régression vers des
fonctionnements plus psychotiques
ou simplement accentués : les deuils,
séparation, changements brusques de
l’environnement, emploi-migration,
hospitalisations…
C’est probablement de la grande difficulté que représente le soin des états
limites que ceux-ci tirent leur mauvaise réputation auprès des soignants
en institution. Dans les services hospitaliers, les patients sont rencontrés
en situation critique, à l’acmé de leurs
angoisses et de leur impulsivité. Les
limites du fonctionnement du service
les déstabilisent, comme si l’on mettait “de l’huile sur le feu” de leur émotionalité. Leurs angoisses d’abandon
et d’intrusion font le lit de relations
complexes avec les soignants qui sont
idéalisés dans une demande d’aide
massive puis jugés insatisfaisants et
aussitôt rejetés. Seule la gravité du
symptôme devrait décider d’une hospitalisation et non celle de la psychopathologie qui ne sera jamais amendée par une simple hospitalisation.
C’est ce que confirment les études
pronostiques. Moins de la moitié
des patients maintiennent dans le
temps un diagnostic d’état limite. Les
manifestations
comportementales
L’état limite justifie en premier lieu
d’une relation thérapeutique de type
psychothérapeutique inscrite dans la
continuité et capable de s’adapter aux
fluctuations relationnelles. Différentes
modalités peuvent être utilisées : thérapies individuelles, de groupe, artthérapie, et bien sûr psychodrame à
l’adolescence. Dans les cas les plus
graves, les thérapies bi-focales associant un médecin référent et un psychothérapeute sont particulièrement
indiquées.
Les psychotropes sont utilisés à titre
symptomatique, même si les métaanalyses ne concluent pas à leur efficacité. Les antidépresseurs pourraient
agir sur la colère, la labilité émotionnelle, et la susceptibilité. Les antipsychotiques sont prescrits contre l’impulsivité, la colère et les symptômes
psychotiques transitoires. Les thymorégulateurs atténueraient les fluctuations de l’humeur et l’impulsivité.
Pour conclure
Le concept d’état limite à l’adolescence est pertinent pour qualifier
le fonctionnement psychique sousjacent d’un grand nombre de tableaux
cliniques à cet âge. Mais il mérite d’être
apprécié comme un état provisoire
de déséquilibre, susceptible d’évolution et de guérison. Ce diagnostic,
lorsqu’il est retenu doit conduire à
l’instauration d’une prise en charge
dans la continuité. L’évolution de ces
troubles peut être de bonne qualité,
malgré des présentations symptomatiques bruyantes lors des moments de
décompensation.
Mots-clés :
Psychologie, Etats limites, Clinique,
Evolution, Prise en charge
bibliographie
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• Corcos M. La terreur d’exister, fonctionnements limites à l’adolescence,
• Guelfi JD, Rouillon F. Manuel de psychiatrie, 2e édition. Paris : Elsevier
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