Document 1 : L’endormissement est un repli sur soi, ce qui amène souvent un aveuglement face aux
événements extérieurs. Le texte suivant de George Orwell illustre cette attitude face à la montée du nazisme
en Europe dans les année 30.
Et une étrange pensée me vint. Il est mort. C'est un fantôme. Tous les gens de son
espèce sont morts.
Et cette pensée me poursuivait : peut-être bien que la plupart des gens que nous voyons
marcher sont morts. Nous disons qu'un homme est mort quand son cœur cesse de
battre, pas avant. Ça semble un peu arbitraire. Après tout, il y a des parties de votre
corps qui continuent à fonctionner - le poil, par exemple, pousse encore pendant des
années. Peut-être un homme meurt-il vraiment quand son cerveau s'arrête - quand il a
perdu l'aptitude à enregistrer une idée neuve. Ce cher Porteous est comme ça. Une
merveille d'érudition, une merveille de bon goût - mais incapable de changer. Dit les
mêmes choses, remâche les mêmes pensées, jour après jour, année après année. Il y a
des tas de gens comme ça. Morts dans leur tête, bloqués de l'intérieur. Avançant et
reculant sur la même voie exiguë, et perdant sans cesse de leur consistance, comme des
spectres.
Le cerveau de Porteous, je me disais, a dû cesser de fonctionner à peu près au moment
de la guerre russo-japonaise. Et c'est une chose horrible que la quasi-totalité des gens
bien, ceux qui ne veulent pas casser la gueule aux autres, soient comme ça. Des gens
bien, mais leur esprit est arrêté. Ils ne pourront pas se défendre contre ce qui les attend,
parce qu'ils sont incapables de le voir, même en l'ayant sous le nez. Ils se disent que
l'Angleterre ne changera jamais, et que l'Angleterre est le monde entier. Ne se rendent
pas compte que l'Angleterre n'est qu'une survivance, un tout petit bout de terre encore
négligé par les bombes. Et pendant ce temps, la nouvelle espèce d'hommes de l'Europe
là-bas, les hommes mécanisés, qui pensent par slogans et parlent par balles, arrivent sur
nous. Des hommes qui ignorent totalement les règles du noble art. Avant longtemps ils
nous auront rattrapés. Tous les honnêtes gens sont paralysés. Des hommes morts et des
brutes bien en vie. À croire qu'il n'y a rien entre les deux. George Orwell (1903-1950)
Un peu d'air frais, 1939
Document 2 :
LA TERRE NOUS EN APPREND
La terre nous en apprend plus long sur nous que tous les livres. Parce qu’elle nous
résiste. L’homme se découvre quand il se mesure avec l’obstacle. mais pour l’atteindre, il
lui faut un outil. Il lui faut un rabot, ou une charrue. Le paysan, dans son labour, arrache
peu à peu quelques secrets à la nature, et la vérité qu’il dégage est universelle. De
même, l’avion, l’outil des lignes aériennes, mêle l’homme à tous les vieux problèmes.
J’ai toujours, devant les yeux, l’image de ma première nuit de vol en Argentine, une nuit
sombre où scintillaient seules, comme des étoiles, les rares lumières éparses dans la
plaine.
Chacune signalait, dans cet océan de ténèbres, le miracle d’une conscience. Dans ce
foyer, on lisait, on réfléchissait, on poursuivait des confidences. Dans cet autre, peut-être,
on cherchait à sonder l’espace, on s’usait en calculs sur la nébuleuse d’Andromède. Là
on aimait. De loin en loin luisaient ces feux dans la campagne qui réclamaient leur
nourriture. Jusqu’aux plus discrets, celui du poète, de l’instituteur, du charpentier. Mais
parmi ces étoiles vivantes, combien de fenêtres fermées, combien d’étoiles éteintes,
combien d’hommes endormis...
Il faut bien tenter de se rejoindre. Il faut bien essayer de communiquer avec quelques-uns
de ces feux qui brûlent de loin en loin dans la campagne.
Saint-Exupéry (1900-1944)
texte liminaire de “Terre des hommes”
Association ALDÉRAN © - Conférence 1600-093 : “La voie de l’éveil, de l’endormissement à l’éveil” - 19/01/2000 - page 4