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des sciences de la vie et des sciences humaines, ces essais récapitulatifs jouent a fortiori un grand
rôle dans la constitution même des pratiques techniques puisqu’ils servent notamment à
argumenter le choix de certains formalismes par opposition à d’autres, jugés dépassés parce que
censés appartenir à l’histoire.
Dans le même ordre d’idées, on pourrait nous objecter également que de tels historiques
sont par principe aisés à balayer de la main pour le philosophe et l’historien, du fait qu’ils
témoignent le plus souvent d’une philosophie des sciences rudimentaire et donc d’une
incompréhension fondamentale des raisons et des processus qui animent véritablement la science
dans son histoire1. C’est là encore se rendre coupable d’un procès d’intention qui nous paraît
désormais injuste : à la différence peut-être de l’époque de Bachelard ou de celle de ses disciples,
on ne peut plus aujourd’hui partir du principe que la philosophie spontanée des savants est
prévisible, donc inutile à lire, car univoque ou trivialement bipolarisée2. Avec le développement de
la modélisation, le polyphilosophisme que Bachelard voulait voir à l’œuvre mais de façon cachée
(aux yeux des philosophes comme des scientifiques réfléchissant en philosophes sur leur
discipline) dans les travaux des physiciens contemporains3, est devenu monnaie courante en
physique et dans diverses autres sciences. Ce polyphilosophisme se présente de façon souvent
consciente, ouverte et sous la forme soit de micro-épistémologies locales et orientées, soit d’une
polyméthodologie de principe assumée, quoique peut-être encore naïvement, par nombre de
scientifiques4. Il règne en effet un relatif accord au sujet d’un des apports de la modélisation dans
les sciences : le recours à des formalismes divers, dispersés, de moins en moins préférés par
tradition interne au champ considéré mais de plus en plus par translation entre champs naguère
hétérogènes5. La dispersion technique comme épistémologique de la méthode des modèles nous
semble reconnue de manière assez large, dans le troisième quart du 20ème siècle. Ces travaux
historiques ou récapitulatifs ne doivent donc pas être méprisés par principe, car c’est aussi en eux
qu’une épistémologie, certes peut-être seulement inchoative, peut se laisser lire qui nous rendrait
plus compréhensibles les évolutions rapides du monde scientifique contemporain.
Toutes ces raisons font qu’on ne peut se dispenser d’avoir recours à ces sources
précieuses. Mais il faut bien garder à l’esprit que leur statut est à la frontière entre ce que
l’historien nomme « source primaire » et « source secondaire » (voir les arguments de notre
introduction générale). Ce serait une erreur selon nous de faire entrer de force ces essais
d’histoire des sciences dans l’une ou l’autre seulement de ces deux catégories de sources. C’est
récents menés par Claude Rosenthal [Rosenthal, C., 1998]. Par ailleurs, la notion sociologique de « recrutement » est
longuement thématisée dans [Latour, B., 1989, 1995].
1 Michel Fichant indique ainsi que, dans une perspective bachelardienne, la philosophie des sciences propre aux
scientifiques – philosophie tiraillée entre un empirisme grossier et un souci éthique hors de propos – ne les autorise pas
à produire une épistémologie historique valable, [Fichant, M., 1973, 2000], p. 143.
2 Selon l’interprétation unilinéaire d’Althusser (1967) par exemple, qui, dans la dynamique de la science, ne veut voir à
l’œuvre que deux tendances antagonistes : le matérialisme et l’idéalisme.
3 Voir [Bachelard, G., 1949, 1962], pp. 5-7.
4 Voir, par exemple, les réflexions épistémologiques de valeur menées par Pierre Delattre sur un cas scientifique précis
à partir du problème de la pluralité des modèles. Parlant de deux modèles d’interprétation de certaines maladies, il
précise : « La difficulté [à conjoindre les deux modèles concurrents] vient essentiellement, à mon avis, d’une part des
contextes épistémologiques différents dans lesquels nous nous sommes placés respectivement […], d’autre part des
objectifs différents que nous avions. Pour des raisons pratiques – thérapeutiques – précises. E. Bernard-Weil devait
élaborer un modèle qui ‘colle’ au plus près des données cliniques nombreuses qu’il avait relevées, avec toutes les
contraintes que cela suppose. De mon côté, je n’avais pour objectif que de montrer la possibilité théorique du
phénomène de régulation inverse, en me plaçant dans le cadre d’un formalisme cohérent et d’applicabilité assez large -
celui des systèmes de transformations », [Delattre, P. et Thellier, M., 1979], Tome 1, p. 369.
5 C’est par exemple en ces termes que le mathématicien et historien de la modélisation mathématique, Giorgio Israel
décrit une des deux propriétés qui, selon lui, caractérisent la modélisation mathématique : « le renoncement à toute
tentative d’aboutir à une image unifiée de la nature : un modèle mathématique est un fragment de mathématique
appliqué à un fragment de réalité », [Israel, G., 1996], p. 11.