abécédaire de la cruauté

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Mercredi 19 janvier
CONFERENCE 40
ABECEDAIRE DE LA CRUAUTE
ANTIGONE
S’il existe un mensonge antigonéen que ne calme ni l’amour pour Polynice,
ni l’accomplissement de la loi divine, ni non plus l’envie de la simple rivalité
avec Créon, il peut devenir nécessaire d’appeler ce mensonge amour du
mensonge en général.
Une jeune fille folle et joueuse doit peut-être produire une image forte du
mensonge, la colère et la conviction de cette folie doivent peut-être, depuis
le début, être impliqué dans l’allégorie de l’amour démesuré. Aimer ne
signifie peut-être pas plus que le fait de mentir, aimer le mensonge
d’amour. Il n’existe peut-être pas d’au-delà à cette idéologie originelle. Une
infinité d’incertitude se rassemble devant l’autel du mensonge aimé. Le
mensonge d’amour n’est pensable qu’en tant que surcharge. Il épuise toute
vérité concevable, est irréductible à une éthique quelconque, comme Lacan
l’a montré,1 et se refuse à l’apaisement de la saine raison (la doxa). Elle
coûte plus qu’on ne peut payer. On vit par ce mensonge une vie sans
réserve et sans assurance. Une vie d’amour aux frontières de l’interdit. Seul
et impatient jusqu’à la mortelle fin.
1
Jacques Lacan, L'éthique de la psychanalyse, Le séminaire livre VII, Paris 1986.
Antigone cajole ce mensonge, elle le prend avec elle. Elle embrasse et
dorlote son mensonge, qui est à la fois enfant et amant solidaire. Qui a
remarqué la nudité de la jeune fille qui se raccroche, dans son deuil, à son
mensonge comme à son seul bien? Antigone survole son destin. Elle
considère le fait qu’elle doit mourir. Il lui en coûte moins de vivre sans avoir
aimé avec cette sorte de passion, qui est aussi bien folie et crime.
Emportée complètement par elle et son mensonge, elle se donne à
l’imprévisibilité de l’acte charnel. On devra suivre les traces d’un désir qui
dirige sa violence contre elle-même, pour expérimenter son soi comme un
inconnu qui n’est plus capable de différencier le mensonge de l’amour. On
ne pourra pas se fermer au témoignage cruel de cet anéantissement de soi
sans précédent. On répondra à la question de l’objet de l’amour par le
“mensonge” et inversement. On reconnaît Antigone comme son propre
mensonge d’amour et il en résulte sa démesure qui nous fait trembler.
Le mensonge est un tumulte autant que l’est l’amour. On se précipite sans
savoir pour combien de temps encore et dans quelle direction. Cependant,
Antigone n’est pas sans certitude. Sa mort est revêtue d’une évidence. Elle
la trompe sur son mensonge et le réalise en même temps. La mort d’
Antigone a une évidence mensongère. Que signifie l’évidence quand on
parle de mort ?
Aimer Antigone veut dire aimer ce mensonge d’amour pour lequel son nom
figure dans l’histoire de la littérature et la théorie. Cet amour est lui-même
littéraire. Elle produit sa propre loi singulière, sans aucun rapport selon
l’opinion. Aimer le mensonge d’amour est un acte de stylisation de soi.
L’enjeu vaut pour l’effort de fondation et la conservation d’une fiction qui ne
rapporterait qu’à elle-même.
On a combattu cette forme de production de sens parce qu’elle est
idéologique. Mais Antigone pouvait représenter un problème aussi
préoccupant. On doit comprendre qu’Antigone est nue. Sa NUDITE décide
de la question d’une nouvelle acception de L'UNIVERSALITE, de la
SUBJECTIVITE, de la politique et de l’éthique et de leur rapport à la
VIOLENCE.2 L’intensité de l’amour antigonéen peut être vu comme un
indice de son abandon relativement à la liberté, qui est liberté absolue,
plutôt imprécation qu’élément heureux.
Le tumulte du mensonge se saisit de la jeune fille sur la crête de l’abîme,
qui est l’abîme de sa LIBERTE et de sa nudité. Posé sur lui, Antigone se
décide en faveur d’un mensonge qui consiste en l’amour de la décision. En
faveur de quoi se décide Antigone? Pour la décision. Qu’aime Antigone?
L’amour. C’est comme l’enfant du grand jeu (Weltspiel) duquel parle
Heidegger dans sa confrontation avec le 52ème fragment de Héraclite.
Pourquoi l’enfant joueur joue sur l’abîme? “il joue car il joue,”3 – Il n’a pas
de raison.
2
Alenka Zupancic insiste, en accord avec Lacan et Zizek, sur la violence de l’acte
antigonién, qui n’est pour nous que l’acte d’amour en tant que tel. Zupancic, Lacan's
Heroines: Antigone and Synge de Coufontaine, in: Renata Salecl (Hg.), The Ethics of
Violence, New Formations, no 35 (autumn 1998), p. 108-121.
3
Martin Heidegger, Der Satz vom Grund, Pfullingen, 1957, p. 188.
Antigone est “omos”, dit le chœur sophocléen. Ce que Lacan traduit par
inflexible et ce qui d’abord est cru, non cuit, mais veut aussi dire sauvage et
cruel, sans ménagements, insoumis, entêté, abrupte et barbare.
Qu’elle se refuse à ne pas agir, à n’être pas sujet, la rend protagoniste
d’une CRUAUTE BOULEVERSANTE. Au côté de cette cruauté et de sa
relation à la SOUVERAINETE et au DEVENIR, à la grâce et à la beauté,
questionner la responsabilité du SUJET ANTIGONEEN appartient à
l’essentiel de l’exigence antigonéenne de la philosophie.
BIPOLARITE
On doit quitter la bipolarité, la MACHINE BINAIRE, pour penser les
bipolarités. La singularité, comme sujet de la ligne, qui n’est ni pure lignée
ni pure ligne de fuite, n’est ni un sujet européen de la profondeur, de
l’origine, des racines (du logos), n’est ni la singularité américaine de
l’étendue, de l’horizon nu, de l’avenir des individus ou de la communauté
d’un pur être d’avenir. Elle n’enterre pas non plus dans la tombe d’une
origine qui se retire (dans la tombe de l’intériorité), ni encore se rend en tant
qu’instance de décisions rapides dans l’austérité d’un extérieur simple. La
singularité, qui cependant est un sujet, se refuse au narcissisme européen
de l’expérience de soi, à sa larmoyance, à son embarras introspectif,
comme également au pathos de la détermination américaine pour prendre
sa propre forme de mouvement et d’action dans l’en-dehors réel de la zone
d’interférence ou de contact Amérique-Europe.
COURBE DU DEVENIR
Les singularités sont des sujets de la ligne. Elles s’arrêtent sur la courbe de
l’indétermination la plus grande. C’est la courbe du devenir, la courbe de la
déterritorialisation, de la ligne des mutations, des mouvements incontrôlés.
Ligne d’une déviation originaire, d’un courant, d’un clinamen , qui laisse
ouvert l’espace d’événement et de mouvement d’une singularité concrète
(même si elle est indéterminée). C’est la ligne vitale d’un sujet sans
subjectivité. Sans identité, les singularités dansent sur cette ligne
d’indétermination, ne se laissant mesurer ni en leur point le plus haut ni au
plus bas. Les singularités ne sont pas mesurables, on ne peut les mesurer,
elles sont incommensurables.
DOXA
La DOXA est le mot pour une OPINION, qui n’est pas une vérité. Il fait
partie de la doxa le fait qu’elle se donne pour vérité. La doxa semble être
une vérité. Elle est illusion réelle, une illusion fonctionnant dans la réalité,
qui recouvre le contact avec le réel. Elle est VERITE DE FAITS, afin de ne
pas être VERITE DU REEL. La doxa est aussi le nom du simple intérêt.
EXPERIENCE
Être sujet signifie s’expérimenter comme sujet d’une expérience. Le sujet
est la scène d’une expérience de soi durant laquelle il transporte ses
limites, les conditions de possibilités de son soi, afin de se constituer
comme une sorte de courbe fébrile, comme sujet d’une certaine fièvre, de
l’intranquillité absolue du devenir.
Dans son entretien avec Ducio Trombadori (1978), Michel Foucault dit
qu’écrire un livre signifie faire une expérience: une expérience4. Une
“expérience individuelle”, comme il dit également. Qu’est-ce qu’une
expérience, surtout dans le sens français (expérience peut être traduit en
allemand par “Erfahrung” et par “Experiment” )? Elle “est quelque chose
dont on sort changé.” C’est pourquoi le sujet de cette expérience est sujet
du CHANGEMENT, du devenir, d’un incident, d’un événement, d’une
mutation toujours troublante.
Le sujet de l’expérience est un sujet-mutant, sujet de mutations qui
semblent faire de lui quelque chose de nouveau en le rendant objet d’une
certaine “dé-subjectivation”. Foucault le voit chez Maurice Blanchot.
L’expérience “chez Nietzsche, Blanchot, Bataille” servirait à ce que “le
sujet s’arrache à lui-même de telle façon qu’il ne soit plus lui-même ou qu’il
soit porté vers sa destruction, vers sa dissolution”. C’est le sujet – si l’on
veut continuer à l’appeler sujet – d’une “expérience limite” consistant “à
4
En Français dans le texte (NDT).
parvenir à un certain point de la vie, duquel le non-viable est aussi proche
que possible.”5
FAITS
S’appuyer sur des faits signifie prendre des précautions contre la possibilité
de vérité en insistant sur son impossibilité. Les faits sont des NIN-VERITES
que l’on invente pour handicaper les vérités. Des sujets, qui ne veulent pas
être sujets, s’appuient sur des faits. Les sujets-faits sont sujets d’une
continuelle désubjectivation de soi. Le sujet-fait se rapporte à lui-même
comme à une chose, à un objet, un factum immuable. C’est le sujet d’une
impuissance volontaire. C’est le sujet de la PEUR. Il fuit la nécessité de se
décider en faveur d’une vérité, donc contre les “faits”.
INDIENS
Le sujet a fait du DEVENIR-INDIEN une exigence absolue. Deleuze et
Guattari ont décrit comme déterritorialisation la LIGNE DE FUITE, sur
laquelle il chevauche à la vitesse infinie de son avenir indéterminé. En tant
que mouvement qui touche au rien, l’infini chaotique de ce qui, sans
pouvoir devenir jamais objet de communication ou quelque lien intime,
déploie l’autorité d’une absence intensive et de sa présence problématique.
5
Michel Foucault, Der Mensch ist ein Erfahrungstier, (L’homme est un cobaye), p. 23 et
suivantes.
On pourrait dire de ce mouvement qu’il délivre le sujet métamorphosable (le
sujet du dépassement de soi et de l’auto-transformation) des contraintes de
sa subjectivité anamorphique, pour l’abandonner “à la vacuité profonde de
ces“frontières”, “ce qui ne commence jamais et ne finit jamais ”6: l’abîme
des cœurs de la raison universelle.
“Devenir nègre, devenir indien, en écriture, signifie parler comme un peau
rouge ou comme un nègre, donc employer un jargon. Devenir un animal, en
écriture, ne signifie pas imiter l’animal, le “singer”. [...] En écrivant, on
donne toujours chaque texte, à ceux qui n’en ont pas, comme ceux-ci
donnent un devenir à l’écriture, sans que cela ne soit rien ou la pure
redondance au service des forces établies.”7
JEUNE FILLE
Blanchot a décrit l’acte de ce CONTACT souverain de L'INTOUCHABLE en
tant qu’insistance de toutes jeunes filles dont la décidabilité est
indubitablement au moment d’un “mouvement qui la porte au milieu de la
nuit vers un inconnu et délivre sa pitié.” Un “geste précautionneux” qu’elle
réussit à exécuter de la manière “la plus vraie et la plus juste ”8. La grâce
d’une traduction valable, qui veut valoir comme exigence immense ou
exigence de l’extérieur. Moment, auquel une JEUNE FILLE se perd dans
6
7
8
Maurice Blanchot, Das Unzerstörbare, (L’indestructible) p. 16.
Gilles Deleuze/Claire Parnet, Dialoge,(Dialogue), p. 52.
Maurice Blanchot, Das Todesurteil (L'arrêt de mort), Frankfurt 1990, p. 15.
les nécessités de la nuit afin de s’ouvrir à son propre désir, qui lui permet
de pénétrer une zone au-delà de l’ordre établi. Touchant à la limite du sens,
L'ART EN TANT QUE JEUNE FILLE suspend la logique des lois et la
dictature des interdits. Le dépassement doit se dépasser soi-même afin
d’ouvrir l’espace d'une subjectivité libérée. Le sujet de cette liberté est le
SUJET DE L'ART.
LUMIERE
C’est l’obscurantisme de la lumière, un trop de lumière qui enchaîne le
logos à un principe d’évidence qui lui procure l’illusion d’une identité
raisonnable. Comme si le logos n’était pas en même temps, et n’avait pas
toujours été, le principe du manque de principes. Comme s’il ne “savait”
pas dès le départ qu’il est né d’un non-savoir radical qui échappe à sa
souveraineté. Comme si la clarté proprement dite, l’autre évidence, de la
raison occidentalen’était pas justement le fait qu’elle se précipite vers un
soir, un crépuscule et une nuit, sans pouvoir encore comprendre la raison
ou l’abîme de cette accélération. La raison occidentale surgit de la nuit de
ce non-savoir élémentaire pour se plonger dans la nuit d’un avenir aussi
obscur et aussi imprévisible que sa propre origine.
Dans la mesure où elle est considérée comme un événement européen, –
l’événement d’une CULTURE DU LOGOS vieille de 2500 ans - la
philosophie s’est toujours associée à la lumière, au soleil platonicien, au
lumen chrétien, à la Aufklärung , aux Lumières ou à l’Enlightenment , à
l’évidence husserlienne et à la clairière (Lichtung) heideggerienne.9 La
philosophie a été dès le départ la métaphysique de la lumière.
MONDE
Les singularités sont des guerriers, disent Deleuze et Guattari. Elles
enfourchent une MACHINE DE GUERRE. Elles constituent la communauté
des singularités-guerrières, qui combat la guerre camouflée en paix. Elle
combat au nom d’une paix qui n’existe pas encore. Cependant, son combat
au nom de l’impossible paix n’est pas lui-même impossible. Se battre pour
l’impossible peut être nécessaire et justifié. Afin d’entrer en contact avec
l’impossible paix pour s’en faire une image, la communauté des guerriers
doit traverser, analyser et depasser toutes les illusions et trompe-l’œil de la
paix. Elle doit montrer à quel point la paix est peu pacifique dans un
MONDE SANS DEHORS. Les guerriers sont guerriers de ce monde-là. Ils
sont sujets de l’immanence, sujets du chaos et de dehors irréductible dont
parle Blanchot. Leur guerre a lieu ICI ET MAINTENANT. Elle traverse le
corps de chaque guerrier, elle le transperce avec des affects. Car cette
guerre n’est pas une guerre entre autres guerres. Elle plonge au cœur des
systèmes des raisons ontologiques. C’est une guerre qui “habite le logos
philosophique”.10
9
Bien que Heidegger nie parfois tout lien entre lumière et Lichtung, la pensée de la
clairière (Lichtung), de la vérité de l’être ou de l’événement reste connotée à un
vocabulaire lumineux.
10
Jacques Derrida, ”Gewalt und Metaphysik” (Violence et métaphysique), in Die Schrift
und die Differenz (L’écriture et la différence), Frankfurt 1972, p. 177.
OSCILLATION
L’ INDIVIDUALISME est, comme chacun le sait, le conformisme du monde
capitaliste. La communauté-pathos (tout comme la communauté-logos) n’a
rien à voir avec l’accomplissement ésotérique de soi et avec une
sentimentalité sans fond. Elle se projette comme contre-modèle d’un sujetlogos nostalgique. Dans la perspective du sujet de l’héroïsme des
singularités, la singularité est mensongère aussi longtemps qu’elle se
donne comme contre-modèle strict du modèle-identité. La communauté des
nomades se meut au sein de ces alternatives qui résultent d’une
simplification stratégique. C’est pourquoi elle se donne la peine, comme le
dit Richard Rorty, “de maintenir le pendule en mouvement.” Car “Hegel
souligne avec raison le fait que les oscillations de ce pendule sont les
mouvements mêmes de l’esprit.”11
PEUR
Le nihilisme est la religion du négatif, “religion des faibles”12, des mauvais
sentiments, de la dépression et de la peur. Combattre le nihilisme signifie
donc être moins religieux, moins peureux, plus athée et anti-chrétien que le
11
Richard Rorty, Die Schönheit, die Erhabenheit und die Gemeinschaft der Philosophen
(La beauté, le sublime et la communauté des philosophes), Frankfurt 2000, p. 41.
12
F. Nietzsche, Nachgelassene Fragmente 1887-1889, KSA 13, p. 366. (Fragments
posthumes 1887-1889)
nihilisme. Car la peur religieuse fuit la peur de la liberté, la peur du sujet
responsable d’être complètement responsable de soi relativement à la
neutralité de l’étant. L’existentialisme athée de Sartre, qui reprend des
thèmes centraux de Kierkegaard, de Jaspers et de Heidegger (peur, liberté,
choix, séparation, solitude ou confiance etc.), a désigné cette peur de la
peur comme la caractéristique du nihilisme de l’irresponsabilité :“La
plupart du temps, nous fuyons la peur dans l’insincérité”13, c’est-à-dire que
nous fuyons la peur ou le vertige de la liberté dans la peur (insupportable)
de cette peur.
REEL
Le réel est plus réel que la réalité. C’est ce qui inscrit une
INCONSISTANCE ESSENTIELLE dans le calcul “réaliste”, dans
l’économie de la doxa. Le contact avec le réel est contact avec cette
inconsistance, le point faible de ce système de faits. L’art se refuse de
participer à ce recouvrement dans l’espace de recouvrement du réel, en
cherchant le réel pour le toucher. L’art résiste à l’imaginaire du monde des
faits tandis qu’elle tente de donner forme à ce contact. En ce sens, l’art est
la tentative de l’impossible. Car le réel, la verité, est L’INTOUCHABLE. Il
marque la frontière de toute compétence.
13
Jean-Paul Sartre, Das Sein und das Nichts, Reinbeck 1994, p. 955. (L’Être et le
néant)
SURVIE
La démocratie se survit à elle-même, à sa propre impossibilité. Il y a là
quelque chose au cœur de la démocratie, qui à la fois la rend possible et
l’entrave. La démocratie n’est peut-être rien d’autre que cette possibilité de
soi par l’entrave à soi. Elle est processualité d’auto-référence subversive à
soi. Ce devenir, l’événementialité et l’histoire de cette AUTO-ELEVATION
NON-IDENTITAIRE, n’est rien qui la relierait avec un idéal, une utopie ou
une idée régulatrice. La permanence de l’affirmation de soi auto-aggressive
est la VERITE de la DEMOCRATIE.
UTOPISME DE LA VERITE
La VERITE n’est pas fondée par l’art et par la philosophie. La vérité se
laisse seulement affirmer. La vérité ne peut être fondée. La vérité se
manifeste lorsque le sujet se détache de L'ORDRE SYMBOLIQUE, de son
intégrité socioculturelle aussi bien que des fantasmagories de l’imaginaire.
Il y a vérité au moment où la philosophie et l’art (au côté d’autres formes
d’affirmation, la science par exemple) touchent à L'IMPOSSIBLE (la
virtualité pure ou le chaos) prenant ainsi le risque du dépassement
d’horizon. La philosophie et l’art doivent affirmer ce contact, qui est le
contact même à la vérité. Elles accomplissent ce mouvement et le
défendent. La philosophie et l’art sont des formes de réalisation de vérités
qui ne préexistent pas. Il ne s’agit pas de trouver, dévoiler et décoder des
vérités. Il s’agit de les découvrir: produire des vérités ! Une telle vérité,
dans la mesure où elle est le produit d’un sujet de l’affirmation, n’est donc
pas relative au sens strict. La philosophie et l’art affirment la vérité – par
l’affirmation de la forme, l’art affirme la vérité – en se retirant du relativisme
des vérités de faits et du régime de la preuve et de la garantie
argumentative, qui sont sous-jacents aux faits.
La philosophie et l’art n’affirment aucun fait. Elles constituent les vérités qui
corrompent l’ordre des faits. Le lieu de la vérité ne peut être celui de
L'UNIVERS DES FAITS. C’est l’utopisme de la vérité, vérité folle en tant
que telle. Elle fait exploser le REGISTRE DES FAITS. Elle insiste sur un
lieu non répertorié dans ce registre et dans la topologie qu’elle représente.
Car la vérité est le nom de l’effondrement des systèmes de vérité, des
institutions de vérité et des archives de vérité, prises en charge par
l’administration des vérités de faits. La vérité est un excès. Elle marque le
point d’une intranquillité démesurée. Et le contact de la vérité, faisant le
désir de vérité de l’art et de la philosophie, est le toucher sans repos de
l’intouchable. Il n’y a philosophie et art qu’en tant que ces excès.
VISAGE
Le sujet détériore sa subjectivité et provient d’elle. Il revient à lui-même
sans se reconnaître car il est devenu anonyme, il n’a plus de visage.
Comme une sorte de fantôme, il varie les modalités de son apparence, il en
change les routes, chevauche la ligne de sa virtualité de haut en bas.
“Galopant dans l’air”, le sujet est accroché au dos d’un cheval qui n’existe
même pas. Il se crée un niveau comme un océan impossible, qui n’existe
pas. Et il reste ainsi en mouvement, comme s’il trouvait dans l’absence de
quiétude son être.
ZONE DE L'ACTION
La communauté des actifs est la communauté de sujets de puissance
singuliers qui, à la recherche de motifs inconnus pour la communauté,
s’associent en collectivité, la vérité de chaque singularité dépendant de la
vérité d’autres singularités.
Et pourtant cette vérité n’est pas un principe de communauté supérieur
comme l’est la subjectivité transcendantale de l’idéalisme universel du
nous. Le nous de la MULTITUDE est un nous quelconque. Quelconque au
sens de AGAMBEN: le quelconque comme “symbole de la pure
singularité”.14 Car le nous des singularités, la multitude, est lui-même une
singularité au lieu d’en être la contradiction. La communauté des
singularités d’action est un vide absolu, une indétermination totale. Elle est
le rapport avec ce DEHORS (implicite), le “rapport avec une totalité vide et
indéterminée”, ce que Deleuze appelle l’ “immense et terrible vide” des
âmes océaniques15: le corps des sujets de l’instinct, dépourvus de qualités,
qui colonisent la zone hyperboréenne du devenir, la ZONE DE L'ACTION,
du changement et de la découverte. La communauté des actifs est la
14
15
Giorgio Agamben, Die kommende Gemeinschaft, La communauté qui vient, p. 63.
Gilles Deleuze, Bartleby, ou la formule, p. 40.
communauté d’activité de natures singulières qui se définissent par rapport
à l’abîme du possible.
La communauté d’action des singularités se constitue en communauté
active de sujets du changement. Changement signifie déstabilisation,
remise en question, destruction. Ce que BENJAMIN appelle le
CARACTERE DESTRUCTIF est le SUJET DE L'ACTION sous sa forme
pure.
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